La mort de César
|
Personnages
César,
Dictateur.
Marc Antoine,
Consul.
Junius Brutus,
Préteur.
Cassius,
Cimber, Décimus, Cinna, Dolabella, Casca : sénateurs.
Les Romains.
Licteurs.
La scène est à
Rome, au Capitole.
_________________________________________________________________________
ACTE I.
SCENE I.
CESAR, ANTOINE.
ANTOINE.
Cesar, tu vas régner; voici
le jour auguste,
Où le peuple Romain, pour toi
toujours injuste
Changé par tes vertus, va
reconnaître en toi
Son vainqueur, son appui, son
vengeur, & son Roi.
Antoine, tu le fais, ne
connaît point l'envie.
J'ai chéri plus que toi la
gloire de ta vie;
J'ai préparé la chaîne où tu
mets les Romains,
Content d'être sous toi le
second des humains,
Plus fier de t'attacher ce
nouveau Diadème,
Plus grand de te servir que
de régner moi-même.
Quoi! tu ne me répons que par
de longs soupirs!
Ta grandeur fait ma joie, &
fait tes déplaisirs!
Roi de Rome & du Monde,
est-ce à toi de te plaindre?
Cesar peut-il gémir, ou Cesar
peut-il craindre?
Qui peut à ta grande âme
inspirer la terreur?
CESAR.
L'amitié, cher Antoine; il
faut t'ouvrir mon coeur.
Tu sais que je te quitte, &
le destin m'ordonne
De porter nos drapeaux aux
champs de Babylone.
Je pars, & vai venger sur le
Parthe inhumain
La honte de Crassus & du
peuple Romain.
L'aigle des légions, que je
retiens encore,
Demande à s'envoler vers les
mers du Bosphore;
Et mes braves soldats
n'attendent pour signal,
Que de revoir mon front ceint
du bandeau royal.
Peut-être avec raison Cesar
peut entreprendre
D'attaquer un pays qu'a
soumis Alexandre.
Peut-être les Gaulois, Pompée
& les Romains,
Valent bien les Persans
subjugués par ses mains.
J'ose au moins le penser; &
ton ami se flate
Que le vainqueur du Rhin peut
l'être de l'Euphrate.
Mais cet espoir m'anime, & ne
m'aveugle pas.
Le sort peut se lasser de
marcher sur mes pas:
La plus haute sagesse en est
souvent trompée;
Il peut quitter Cesar, ayant
trahi Pompée;
Et dans les factions, comme
dans les combats,
Du triomphe à la chute il
n'est souvent qu'un pas.
J'ai servi, commandé, vaincu,
quarante années;
Du Monde entre mes mains j'ai
vu les destinées;
Et j'ai toujours connu qu'en
chaque évenement
le destin des Etats dépendait
d'un moment.
Quoi qu'il puisse arriver,
mon coeur n'a rien à craindre;
Je vaincrai sans orgueuil, ou
mourrai sans me plaindre.
Mais j'exige en partant, de
ta tendre amitié,
Qu'Antoine à mes enfans soit
pour jamais lié;
Que Rome par mes mains
défenduë & conquise,
que la Terre à mes fils,
comme à toi, soit soumise;
Et qu'emportant d'ici le
grand titre de Roi,
Mon sang & mon ami le
prennent après moi.
Je te laisse aujourdhui ma
volonté dernière.
Antoine, à mes enfans il faut
servir de père.
Je ne veux point de toi
demander des sermens,
De la foi des humains sacrés
& vains garans;
Ta promesse suffit, & je la
crois plus pure
Que les autels des Dieux
entourés du parjure.
ANTOINE.
C'est déjà pour Antoine une
assez dure loi,
Que tu cherches la guerre &
le trépas sans moi,
Et que ton intérêt m'attache
à l'Italie,
Quand la gloire t'appelle aux
bornes de l'Asie.
Je m'afflige encor plus de
voir que ton grand coeur
Doute de sa fortune, &
présage un malheur:
Mais je ne comprens point ta
bonté qui m'outrage,
Cesar, que me dis-tu, de tes
fils, de partage?
Tu n'as de fils qu'Octave, &
nulle adoption
N'a d'un autre Cesar appuyé
ta maison.
CESAR.
Il n'est plus tems, ami, de
cacher l'amertume,
Dont mon coeur paternel en
secret se consume.
Octave n'est mon sang qu'à la
faveur des lois:
Je l'ai nommé Cesar, il est
fils de mon choix,
Le destin, (dois je dire, ou
propice, ou sévère?)
D'un véritable fils en effet
m'a fait père,
D'un fils que je chéris, mais
qui pour mon malheur,
A ma tendre amitié répond
avec horreur.
ANTOINE.
Et quel est cet enfant: Quel
ingrat peut-il être,
Si peu digne du sang dont les
Dieux l'ont fait naître?
CESAR.
Ecoute: Tu connais ce
malheureux Brutus,
Dont Caton cultiva les
farouches vertus,
De nos antiques lois ce
défenseur austère,
Ce rigide ennemi du pouvoir
arbitraire,
Qui toujours contre moi, les
armes à la main,
De tous mes ennemis a suivi
le destin;
Qui fut mon prisonnier aux
champs de Thessalie;
A qui j'ai malgré lui sauvé
deux fois la vie,
Né, nourri loin de moi chez
mes fiers ennemis.
ANTOINE.
Brutus! il se pourrait...
CESAR
Ne m'en crois
pas. Tien, lis.
ANTOINE.
Dieux! la soeur de Caton, la
fière Servilie!
CESAR.
Par un hymen secret elle me
fut unie.
Ce farouche Caton, dans nos
premiers débats,
La fit presqu'à mes yeux
passer en d'autres bras:
Mais le jour qui forma ce
second hyménée,
De son nouvel époux trancha
la destinée.
Sous le nom de Brutus mon
fils fut élevé.
Pour me haïr, ô Ciel!
était-il reservé?
Mais lis: tu sauras tout par
cet écrit funeste.
ANTOINE. (Il lit)
Cesar, je vais mourir. La
colère céleste
Va finir à la fois ma vie
& mon amour.
Souvien-toi qu'à Brutus
Cesar donna le jour.
Adieu. Puisse ce fils
éprouver pour son père
L'amitié qu'en mourant te
conservait sa mère!
(Servilie)
Quoi! faut il que du sort la
tyrannique loi,
Cesar, te donne un fils si
peu semblable à toi?
CESAR.
Il a d'autres vertus; son
superbe courage
Flate en secret le mien, même
alors qu'il l'outrage.
Il m'irrite, il me plaît. Son
coeur indépendant
Sur mes sens étonnés prend un
fier ascendant.
Sa fermeté m'impose, & je
l'excuse même,
De condamner en moi
l'autorité suprême.
Soit qu'étant homme & père,
un charme séducteur,
L'excusant à mes yeux, me
trompe en sa faveur;
Soit qu'étant né Romain, la
voix de ma patrie
Me parle malgré moi contre ma
tyrannie;
Et que la liberté que je
viens d'opprimer,
Plus forte encor que moi, me
condamne à l'aimer.
Te dirai-j encor plus? Si
Brutus me doit l'être,
S'il est fils de Cesar, il
doit haïr un Maître.
J'ai pensé comme lui, dès mes
plus jeunes ans;
J'ai détesté Sylla, j'ai haï
les Tyrans.
J'eusse été Citoyen, si
l'orgueilleux Pompée
N'eut voulu m'opprimer sous
sa gloire usurpée.
Né fier, ambitieux, mais né
pour les vertus,
Si je n'étais Cesar, j'aurais
été Brutus.
Tout homme à son état doit
plier son courage.
Brutus tiendra bientôt un
différent langage,
Quand il aura connu de quel
sang il est né.
Croi-moi, le Diadème à son
front destiné,
Adoucira dans lui sa rudesse
importune;
Il changera de moeurs, en
changeant de fortune.
La nature, le sang, mes
bienfaits, tes avis,
Le devoir, l'intérêt, tout me
rendra mon fils.
ANTOINE.
J'en doute. Je connais sa
fermeté farouche:
La secte dont il est n'admet
rien qui la touche.
Cette secte intraitable, &
qui fait vanité,
D'endurcir les esprits contre
l'humanité,
Qui dompte & foule aux pieds
la Nature irritée,
Parle seule à Brutus, & seule
est écoutée.
Ces préjugés affreux, qu'ils
appellent devoir,
Ont sur ces coeurs de bronze
un absolu pouvoir.
Caton même, Caton, ce
malheureux Stoïque,
Ce Héros forcené, la victime
d'Utique,
Qui fuyant un pardon qui
l'eût humilié,
Préféra la mort même à ta
tendre amitié;
Caton fut moins altier, moins
dur, & moins à craindre,
Que l'ingrat qu'à t'aimer ta
bonté veut contraindre.
CESAR
Cher ami, de quels coups tu
viens de me frapper!
Que m'as-tu dit?
ANTOINE.
Je t'aime, & ne
te puis tromper.
CESAR.
ANTOINE.
CESAR.
ANTOINE.
CESAR.
N'importe; je
suis père.
J'ai chéri, j'ai sauvé mes
plus grands ennemis:
Je veux me faire aimer de
Rome & de mon fils;
Et conquérant des coeurs
vaincus par ma clémence,
Voir la Terre & Brutus adorer
ma puissance.
C'eft à toi de m'aider dans
de si grands desseins:
Tu m'a prêté ton bras, pour
dompter les humains;
Dompte aujourdhui Brutus,
adouci son courage!
Prépare par degrés cette
vertu sauvage
Au secret important qu'il lui
faut révéler,
Et dont mon coeur encor
hésite à lui parler.
ANTOINE.
Je ferai tout pour toi; mais
j'ai peu d'espérance.
SCENE II.
CESAR, ANTOINE, DOLABELLA.
DOLABELLA.
Cesar, les Sénateurs
attendent audience;
A ton ordre suprême il se
rendent ici.
CESAR.
Ils ont tardé long-tems,...
Qu'ils entrent.
ANTOINE.
Les voici.
Que je lis sur leur front de
dépit & de haine!
SCENE III.
CESAR, ANTOINE, BRUTUS,
CASSIUS, CIMBER, DECIMUS
CINNA, CASCA, &c. Licteurs.
CESAR assis.
Venez, dignes soutiens de la
grandeur Romaine,
Compagnons de Cesar.
Approchez, Cassius
Cimber, Cinna, Décime, & toi
mon cher Brutus.
Enfin voici le tems, si le
Ciel me seconde,
Où je vais achever la
conquête du Monde,
Et voir dans l'Orient le
Trône de Cyrus
Satisfaire, en tombant, aux
mânes de Crassus.
Il est tems d'ajoûter, par le
droit de la guerre,
Ce qui manque aux Romains des
trois parts de la Terre.
Tout est prêt, tout prévû
pour ce vaste dessein:
L'Euphrate attend Cesar, & je
pars dès demain.
Brutus & Cassius me suivront
en Asie:
Antoine retiendra la Gaule &
l'Italie.
De la Mer Atlantique, & des
bords du Bétis,
Cimber gouvernera les Rois
assujettis.
Je donne à Décimus la Grèce &
la Lycie,
A Marcellus le Pont, à Casca
la Syrie.
Ayant ainsi réglé le sort des
Nations,
Et laissant Rome heureuse &
sans divisions,
Il ne reste au Sénat, qu'à
juger sous quel titre
De Rome & des humains je dois
être l'arbitre.
Sylla fut honoré du nom de
Dictateur,
Marius fut Consul, & Pompée
Empereur.
J'ai vaincu le dernier; &
c'est assez vous dire,
Qu'il faut un nouveau nom
pour un nouvel Empire;
Un nom plus grand, plus
saint, moins sujet aux revers,
Autrefois craint dans Rome, &
cher à l'Univers.
Un bruit trop confirmé se
répand sur la Terre,
Qu'en vain Rome aux Persans
ose faire la guerre;
Qu'un Roi seul peut les
vaincre & leur donner la loi:
Cesar va l'entreprendre, &
Cesar n'est pas Roi.
Il n'est qu'un Citoyen fameux
pour ses services,
Qui peut du peuple encor
essuyer les caprices...
Romains, vous m'entendez,
vous savez mon espoir,
Songez à mes bienfaits,
songez à mon pouvoir.
CIMBER.
Cesar, il faut parler. Ces
Sceptres, ces Couronnes,
Ce fruit de nos travaux,
l'Univers que tu donnes,
Seraient aux yeux du Peuple,
& du Sénat jaloux,
Un outrage à l'Etat, plus
qu'un bienfait pour nous.
Marius, ni Sylla, ni Carbon
ni Pompée,
dans leur autorité sur le
peuple usurpée,
N'ont jamais prétendu
disposer à leur choix
Des conquêtes de Rome, & nous
parler en Rois.
Cesar, nous attendions de ta
clémence auguste
Un don plus précieux, une
faveur plus juste,
Au-dessus des Etats donnés
pas ta bonté...
CESAR.
Qu'oses-tu demander, Cimber?
CIMBER.
CASSIUS.
Tu nous l'avais promise; & tu
juras toi-même
D'abolir pour jamais
l'autorité suprême.
Et je croyais toucher à ce
moment heureux,
Où le vainqueur du Monde
allait combler nos voeux.
Fumante de son sang, captive,
désolée,
Rome dans cet espoir
renaissoit consolée.
Avant que d'être à toi nous
sommes ses enfans;
Je songe à ton pouvoir; mais
songe à tes sermens.
BRUTUS.
Oui, que Cesar soit grand:
mais que Rome soit libre
Dieux! maîtresse de l'Inde,
esclave au bord du Tibre!
Qu'importe que son nom
commande à l'Univers?
Et qu'on l'appelle Reine,
alors qu'elle est aux fers?
Qu'importe à ma patrie, aux
Romains que tu braves,
D'apprendre que Cesar a de
nouveaux esclaves?
Les Persans ne sont pas nos
plus fiers ennemis;
Il en est de plus grands. Je
n'ai point d'autre avis.
CESAR.
ANTOINE à Cesar.
Tu connais leur
audace:
Voi si ces coeurs ingrats
sont dignes de leur grace.
CESAR.
Ainsi vous voulez donc, dans
vos témérités,
Tenter ma patience, & lasser
mes bontés?
Vous qui m'appartenez par le
droit de l'épée,
Rampans sous Marius, esclaves
de Pompée;
Vous qui ne respirez
qu'autant que mon courroux
Retenu trop long-tems s'est
arrêté sur vous:
Républicains ingrats,
qu'enhardit ma clémence,
Vous qui devant Sylla,
garderiez le silence;
Vous que ma bonté seule
invite à m'outrager,
Sans craindre que Cesar
s'abaisse à se venger.
Voilà ce qui vous donne une
âme assez hardie,
Pour oser me parler de Rome &
de patrie,
Pour affecter ici cette
illustre hauteur,
Et ces grands sentimens
devant votre vainqueur.
Il les fallait avoir aux
plaines de Pharsale.
La fortune entre nous devient
trop inégale.
Si vous n'avez sû vaincre,
apprenez à servir.
BRUTUS.
Cesar, aucun de nous
n'apprendra qu'à mourir.
Nul ne m'en désavouë, & nul
en Thessalie
N'abaissa son courage à
demander la vie.
Tu nous laissas le jour, mais
pour nous avilir:
Et nous le détestons, s'il te
faut obéïr,
Cesar, qu'à ta colère aucun
de nous n'échappe:
Commence ici par moi; si tu
veux régner, frappe.
CESAR.
Ecoute... vous sortez.
(Les Sénateurs
sortent.)
Brutus m'ose
offenser!
Mais sais-tu de quels traits
tu viens de me percer?
Va, Cesar est bien loin d'en
vouloir à ta vie.
Laisse-là du Sénat
l'indiscrète furie.
Demeure. C'est toi seul qui
peux me désarmer.
Demeure. C'est toi seul que
Cesar veut aimer.
BRUTUS.
Tout mon sang est à toi, si
tu tiens ta promesse.
Si tu n'es qu'un Tyran,
j'abhorre ta tendresse;
Et je ne peux rester avec
Antoine & toi,
Puisqu'il n'est plus Romain,
& qu'il demande un Roi.
SCENE IV.
CESAR, ANTOINE.
ANTOINE.
Eh bien, t'ai-je trompé?
Crois-tu que la nature
Puisse amolir une âme, & si
fière, & si dure?
Laisse, laisse à jamais dans
son obscurité
Ce secret malheureux qui pése
à ta bonté.
Que de Rome, s'il veut, il
déplore la chute;
Mais qu'il ignore au moins
quel sang il persécute.
Il ne mérite pas de te devoir
le jour.
Ingrat à tes bontés, ingrat à
ton amour,
Renonce-le pour fils.
CESAR.
Je ne le puis: je
l'aime.
ANTOINE.
Ah! cesse donc d'aimer
l'orgueil du Diadème:
Descen donc de ce rang, où je
te vois monté;
La bonté convient mal à ton
autorité;
De ta grandeur naissante elle
détruit l'ouvrage.
Quoi! Rome est sous tes loix,
& Cassius t'outrage!
Quoi Cimber! quoi Cinna! ces
obscurs Sénateurs,
Aux yeux du Roi du Monde
affectent ces hauteurs!
Ils bravent ta puissance, &
ces vaincus respirent!
CESAR
Ils sont nés mes égaux; mes
armes les vainquirent;
Et trop au-dessus d'eux, je
leur puis pardonner
De frémir sous le joug que je
veux leur donner.
ANTOINE.
Marius de leur sang eût été
moins avare.
Sylla les eût punis.
CESAR.
Sylla fut un
barbare,
Il n'a su qu'opprimer. Le
meurtre & la fureur
Faisaient sa politique, ainsi
que sa grandeur.
Il a gouverné Rome au milieu
des supplices;
Il en était l'effroi, j'en
serai les délices.
Je sai quel est le peuple, on
le change en un jour;
Il prodigue aisément sa haine
& son amour;
Si ma grandeur l'aigrit, ma
clémence l'attire.
Un pardon politique à qui ne
peut me nuire,
Dans mes chaînes qu'il porte,
un air de liberté
A ramené vers moi sa faible
volonté.
Il faut couvrir de fleurs
l'abîme où je l'entraîne,
Flater encor ce tigre à
l'instant qu'on l'enchaîne,
Lui plaire en l'accablant,
l'asservir, le charmer,
Et punir mes rivaux en me
faisant aimer.
ANTOINE.
Il faudrait être craint:
c'est ainsi que l'on règne.
CESAR.
Va, ce n'est qu'aux combats
que je veux qu'on me craigne.
ANTOINE.
Le Peuple abusera de ta
facilité.
CESAR.
Le Peuple a jusqu'ici
consacré ma bonté.
Voi ce Temple que Rome élève
à ma clémence!
ANTOINE.
Crain qu'elle n'en élève un
autre à la vengeance.
Crain des coeurs ulcérés,
nourris de désespoir,
Idolâtres de Rome, & cruels
par devoir.
Cassius allarmé prévoit qu'en
ce jour même
Ma main doit sur ton front
mettre le Diadème.
Déjà même à tes yeux on ose
en murmurer.
Des plus impétueux tu devrais
t'assurer.
A prévenir leurs coups daigne
au moins te contraindre.
CESAR.
Je les aurais punis, si je
les pouvais craindre.
Ne me conseille point de me
faire haïr.
Je sai combattre, vaincre, &
ne sai point punir.
Allons, & n'écoutant ni
soupçon, ni vengeance,
Sur l'Univers soumis régnons
sans violence.
Fin du premier
Acte.
ACTE II.
SCENE I.
BRUTUS, ANTOINE, DOLABELLA.
ANTOINE.
Ce superbe refus, cette
animosité,
Marquent moins de vertu que
de férocité.
Les bontés de Cesar, &
surtout sa puissance,
Méritaient plus d'égards &
plus de complaisance:
A lui parler du moins vous
pourriez consentir.
Vous ne connaissez pas qui
vous osez haïr:
Et vous en frémiriez, si vous
pouviez apprendre...
BRUTUS.
Ah! je frémis déjà; mais
c'est de vous entendre.
Ennemi des Romains, que vous
avez vendus,
Pensez-vous ou tromper, ou
corrompre Brutus?
Allez ramper sans moi sous la
main qui vous brave;
Je sai tous vos desseins,
vous brûlez d'être esclave.
Vous voulez un Monarque! &
vous êtes Romain!
ANTOINE.
Je suis ami, Brutus, & porte
un coeur humain.
Je ne recherche point une
vertu plus rare:
Tu veux être un Héros, mais
tu n'est qu'un Barbare:
Et ton farouche orgueil, que
rien ne peut fléchir,
Embrassa la vertu, pour la
faire haïr.
SCENE II
BRUTUS seul.
Quelle bassesse, ô Ciel! &
quelle ignominie!
Voilà donc les soutiens de ma
triste patrie!
Voilà vos successeurs,
Horace, Decius,
Et toi, vengeur des Loix, toi
mon sang, toi Brutus!
Quels restes, justes Dieux!
de la grandeur Romaine!
Chacun baise en tremblant la
main qui nous enchaîne.
Cesar nous a ravi jusques à
nos vertus,
Et je cherche ici Rome, & ne
la trouve plus.
Vous que j'ai vu périr, vous
immortels courages,
Héros, dont en pleurant j'apperçois
les images,
Famille de Pompée, & toi,
divin Caton,
Toi dernier des Héros du sang
de Scipion,
Vous ranimez en moi ces vives
étincelles
Des vertus dont brillaient
vos ames immortelles.
Vous vivez dans Brutus, vous
mettez dans mon sein
Tout l'honneur qu'un Tyran
ravit au nom Romain.
Que vois-je, grand Pompée, au
pied de ta statuë?
Quel billet, sous mon nom, se
présente à ma vuë?
Lisons: (Il prend le
billet.)
Tu dors,
Brutus, & Rome est dans les fers!
Rome, mes yeux sur toi seront
toujours ouverts;
Ne me reproche point des
chaînes que j'abhorre.
Mais quel autre billet à mes
yeux s'offre encore?
Non, tu n'es pas Brutus.
Ah! reproche cruel!
Cesar! tremble, Tyran, voilà
ton coup mortel.
Non, tu n'es pas Brutus.
Je le suis, je veux l'être.
Je périrai, Romains; ou vous
serez sans Maître.
Je vois que Rome encor a des
coeurs vertueux.
On demande un vengeur, on a
sur moi les yeux:
On excite cette ame, & cette
main trop lente:
On demande du Sang... Rome
sera contente.
SCENE III.
BRUTUS, CASSIUS, CINNA, CASCA,
DECIMUS, Suite.
CASSIUS.
Je t'embrasse, Brutus, pour
la dernière fois.
Amis, il faut tomber sous les
débris des Loix.
De Cesar désormais je n'attens
plus de grace;
Il sait mes sentimens, il
connaît notre audace.
Notre ame incorruptible
étonne ses desseins;
Il va perdre dans nous les
derniers des Romains.
C'en est fait, mes amis, il
n'est plus de patrie,
Plus d'honneur, plus de loix,
Rome est anéantie;
De l'Univers & d'elle il
triomphe aujourdhui.
Nos imprudens ayeux n'ont
vaincu que pour lui.
Ces dépouilles des Rois, ce
Sceptre de la Terre,
Six cent ans de vertus, de
travaux & de guerre:
Cesar jouit de tout, & dévore
le fruit
Que six siécles de gloire à
peine avaient produit.
Ah Brutus! es-tu né pour
servir sous un Maître?
La liberté n'est plus.
BRUTUS.
Elle est prête à
renaître.
CASSIUS.
Que dis-tu? Mais quel bruit
vient frapper mes esprits?
BRUTUS.
Laisse-là ce vil peuple, &
ses indignes cris.
CASSIUS.
La liberté, dis-tu?... Mais
quoi... le bruit redouble.
SCENE IV.
BRUTUS, CASSIUS, CIMBER,
DECIMUS.
CASSIUS.
Ah! Cimber, est-ce toi?
parle, quel est ce trouble?
DECIMUS.
Trame-t-on contre Rome un
nouvel attentat?
Qu'a-t-on fait? qu'as-tu vû?
CIMBER.
La honte de
l'Etat.
Cesar était au Temple, &
cette fière idole
Semblait être le Dieu qui
tonne au Capitole.
C'est là qu'il annonçait son
superbe dessein,
D'aller joindre la Perse à
l'Empire Romain.
On lui donnait les noms de
foudre de la guerre,
De vengeur des Romains, de
vainqueur de la Terre;
Mais parmi tant d'éclat, son
orgueil imprudent
Voulait un autre titre &
n'était pas content.
Enfin parmi ces cris, & ces
chants d'allégresse,
Du peuple qui l'entoure
Antoine fend la presse,
Il entre: ô honte! ô crime
indigne d'un Romain!
Il entre, la Couronne, & le
Sceptre à la main.
On se tait: on frémit: lui,
sans que rien l'étonne,
Sur le front de Cesar attache
la Couronne;
Et soudain devant lui se
mettant à genoux,
Cesar, règne, dit-il, sur la
Terre & sur nous;
Des Romains à ces mots les
visages pâlissent;
De leurs cris douloureux les
voûtes retentissent.
J'ai vu des Citoyens s'enfuir
avec horreur,
D'autres rougir de honte &
pleurer de douleur.
Cesar, qui cependant lisait
sur son visage
De l'indignation l'éclatant
témoignage,
Feignant des sentimens
long-tems étudiés,
Jette & Sceptre & Couronne, &
les foule à ses pieds.
Alors tout se croit libre,
alors tout est en proie
Au fol enyvrement d'une
indiscrète joie.
Antoine est allarmé: Cesar
feint, & rougit;
Plus il cèle son trouble, &
plus on l'applaudit.
La modération sert de voile à
son crime:
Il affecte à regret un refus
magnanime.
Mais malgré ses efforts, il
frémissait tout bas,
Qu'on applaudit en lui les
vertus qu'il n'a pas.
Enfin ne pouvant plus retenir
sa colère,
Il sort du Capitole avec un
front sévère.
Il veut que dans une heure on
s'assemble au Sénat,
Dans une heure, Brutus, Cesar
change l'Etat.
De ce Sénat sacré la moitié
corrompuë,
Ayant acheté Rome, à Cesar
l'a venduë;
Plus lâche que ce peuple, à
qui dans son malheur,
Le nom de Roi du moins fait
toujours quelque horreur.
Cesar, déjà trop Roi, veut
encor la Couronne:
Le peuple la réfuse, & le
Sénat la donne;
Que faut-il faire enfin,
Héros qui m'écoutez?
CASSIUS.
Mourir, finir des jours dans
l'opprobre comptés.
J'ai traîné les liens de mon
indigne vie,
Tant qu'un peu d'espérance a
flaté ma patrie.
Voici son dernier jour, & du
moins Cassius
Ne doit plus respirer,
lorsque l'Etat n'est plus.
Pleure qui voudra Rome, & lui
reste fidelle;
Je ne peux la venger, mais
j'expire avec elle.
Je vais où sont nos Dieux...
Pompée & Scipion,
(En regardant
leurs statues.)
Il est tems de vous suivre, &
d'imiter Caton.
BRUTUS.
Non, n'imitons personne, &
servons tous d'exemple:
C'est nous, braves amis, que
l'Univers contemple;
C'est à nous de répondre à
l'admiration
Que Rome en expirant conserve
à notre nom.
Si Caton m'avait crû, plus
juste en sa furie,
Sur Cesar expirant il eût
perdu la vie;
Mais il tourna sur soi ses
innocentes mains;
Sa mort fut inutile au
bonheur des humains.
Faisant tout pour la gloire,
il ne fit rien pour Rome,
Et c'est la seule faute où
tomba ce grand homme.
CASSIUS.
Que veux-tu donc qu'on fasse
en un tel désespoir?
BRUTUS, montrant le billet.
Voilà ce qu'on m'écrit, voilà
notre devoir.
CASSIUS.
On m'en écrit autant, j'ai
reçu ce reproche.
BRUTUS.
CIMBER.
L'heure fatale
approche.
Dans une heure un Tyran
détruit le nom Romain.
BRUTUS.
Dans une heure à Cesar il
faut percer le sein.
CASSIUS.
Ah! je te reconnais à cette
noble audace.
DECIMUS.
Ennemi des Tyrans, & digne de
ta race,
Voilà les sentimens que
j'avais dans mon coeur.
CASSIUS.
Tu me rens à moi-même, & je
t'en dois l'honneur;
C'est-là ce qu'attendaient ma
haine & ma colère
De la mâle vertu qui fait ton
caractère.
C'est Rome qui t'inspire en
des desseins si grands:
Ton nom seul est l'arrêt de
la mort des Tyrans.
Lavons mon cher Brutus,
l'opprobre de la Terre;
Vengeons ce Capitole, au
défaut du tonnerre.
Toi Cimber, toi Cinna, vous
Romains indomptés,
Avez-vous une autre ame &
d'autres volontés?
CIMBER.
Nous pensons comme toi, nous
méprisons la vie.
Nous détestons Cesar, nous
aimons la patrie;
Nous la vengerons tous;
Brutus & Cassius
De quiconque est Romain
raniment les vertus.
DECIMUS.
Nés Juges de l'Etat, nés les
vengeurs du crime,
C'est souffrir trop long-tems
la main qui nous opprime;
Et quand sur un Tyran nous
suspendons nos coups,
Chaque instant qu'il respire
est un crime pour nous.
CIMBER.
Admettrons-nous quelqu'autre
à ces honneurs suprêmes?
BRUTUS.
Pour venger la patrie il
suffit de nous-mêmes.
Dolabella, Lépide, Emile,
Bibulus,
Ou tremblent sous Cesar, ou
bien lui sont vendus;
Ciceron qui d'un traître a
puni l'insolence,
Ne sert la liberté que par
son éloquence,
Hardi dans le Sénat, faible
dans le danger,
Fait pour haranguer Rome, &
non pour la venger.
Laissons à l'Orateur, qui
charme sa patrie,
Le soin de nous louer, quand
nous l'aurons servie.
Non, ce n'est qu'avec vous
que je veux partager
Cet immortel honneur, & ce
pressant danger.
Dans une heure au Sénat le
Tyran doit se rendre:
Là, je le punirai; là, je le
veux surprendre;
Là, je veux que ce fer,
enfoncé dans son sein,
Venge Caton, Pompée, & le
peuple Romain.
C'est hazarder beaucoup. Ses
ardens satellites
Partout du Capitole occupent
les limites;
Ce peuple mou, volage, &
facile à fléchir,
Ne sait s'il doit encor
l'aimer ou le haïr.
Notre mort, mes amis, paraît
inévitable.
Mais qu'une telle mort est
noble & désirable!
Qu'il est beau de périr dans
des desseins si grands,
De voir couler son sang dans
le sang des Tyrans!
Qu'avec plaisir alors on voit
sa dernière heure!
Mourons, braves amis, pourvû
que Cesar meure,
Et que la liberté,
qu'oppriment ses forfaits,
Renaisse de sa cendre, &
revive à jamais.
CASSIUS.
Ne balançons donc plus,
courons au Capitole:
C'est-là qu'il nous opprime,
& qu'il faut qu'on l'immole.
Ne craignons rien du peuple
il semble encor douter;
Mais si l'idole tombe, il va
la détester.
BRUTUS.
Jurez donc avec moi, jurez
sur cette épée,
Par le sang de Caton, par
celui de Pompée,
Par les manes sacrés de tous
ces vrais Romains,
Qui dans les champs d'Afrique
ont fini leurs destins,
Jurez par tous les Dieux,
vengeurs de la patrie,
Que Cesar sous vos coups va
terminer sa vie.
CASSIUS.
Faisons plus, mes amis,
jurons d'exterminer
Quiconque ainsi que lui
prétendra gouverner:
Fussent nos propres fils, nos
frères, ou nos pères:
S'ils sont Tyrans, Brutus,
ils sont nos adversaires.
Un vrai Républicain, n'a pour
père & pour fils
Que la vertu, les Dieux, les
Loix & son pays.
BRUTUS.
Oui, j'unis pour jamais mon
sang avec le vôtre.
Tous dès ce moment même
adoptés l'un par l'autre,
Le salut de l'Etat nous a
rendu parens.
Scélons notre union du sang
de nos Tyrans.
Il s'avance vers la statuë
de Pompée.
Nous le jurons par vous,
Héros, dont les images
A ce pressant devoir excitent
nos courages;
Nous promettons, Pompée, à
tes sacrés genoux,
De faire tout pour Rome, &
jamais rien pour nous;
D'être unis pour l'Etat, qui
dans nous se rassemble,
De vivre, de combattre, & de
mourir ensemble.
Allons, préparons-nous: c'est
trop nous arrêter.
SCENE V.
CESAR, BRUTUS.
CESAR.
Demeure. C'est ici que tu
dois m'écouter;
Où vas-tu, malheureux?
BRUTUS.
CESAR.
Licteurs, qu'on le retienne.
BRUTUS.
CESAR.
Brutus, si ma colère en
voulait à tes jours,
Je n'aurais qu'à parler,
j'aurais finis leurs cours.
Tu l'as trop mérité. Ta fière
ingratitude
Se fait de m'offenser une
farouche étude.
Je te retrouve encor avec
ceux des Romains,
Dont j'ai plus soupçonné les
perfides desseins;
Avec ceux qui tantôt ont osé
me déplaire,
Ont blamé ma conduite, ont
bravé ma colère.
BRUTUS.
Ils parlaient en Romains,
Cesar; & leurs avis,
Si les Dieux t'inspiraient,
seraient encor suivis.
CESAR.
Je souffre ton audace, &
consens à t'entendre:
De mon rang avec toi je me
plais à descendre.
Que me reproches-tu?
BRUTUS.
Le monde ravagé,
Le sang des Nations, ton pays
saccagé:
Ton pouvoir, tes vertus, qui
font tes injustices,
Qui de tes attentats sont en
toi les complices;
Ta funeste bonté, qui fait
aimer tes fers,
Et qui n'est qu'un appas pour
tromper l'Univers.
CESAR.
Ah! c'est ce qu'il fallait
reprocher à Pompée.
Par sa feinte vertu la tienne
fut trompée.
Ce Citoyen superbe, à Rome
plus fatal,
N'a pas même voulu Cesar pour
son égal.
Crois-tu, s'il m'eût vaincu,
que cette ame hautaine,
Eût laissé respirer la
liberté Romaine;
Sous un joug despotique il
t'aurait accablé.
Qu'eût fait Brutus alors?
BRUTUS.
CESAR.
Voilà donc ce qu'enfin ton
grand coeur me destine?
Tu ne t'en défens point. Tu
vis pour ma ruine,
Brutus!
BRUTUS.
Si tu le crois,
prévien donc ma fureur.
Qui peut te retenir?
CESAR. Il lui présente la lettre
de Servilie.
La nature, & mon
coeur.
Lis, ingrat, lis, connais le
sang que tu m'opposes,
Voi qui tu peux haïr, &
poursui si tu l'oses.
BRUTUS.
Où suis-je? Qu'ai-je lû? me
trompez-vous, mes yeux?
CESAR.
Eh bien! Brutus, mon fils!
BRUTUS.
Lui, mon père!
grands Dieux!
CESAR.
Oui, je le suis, ingrat: Quel
silence farouche!
Que dis-je? Quels sanglots
échappent de ta bouche?
Mon fils... Quoi, je te tiens
muet entre mes bras!
La Nature t'étonne & ne
t'attendrit pas!
BRUTUS.
O sort épouvantable, & qui me
désespère!
O sermens! ô patrie! ô Rome
toujours chère!
Cesar!... Ah, malheureux;
j'ai trop long-tems vécu.
CESAR.
Parle. Quoi d'un remords ton
coeur est combattu!
Ne me déguise rien. Tu gardes
le silence?
Tu crains d'être mon fils, ce
nom sacré t'offense?
Tu crains de me chérir, de
partager mon rang;
C'est un malheur pour toi
d'être né de mon sang!
Ah! ce sceptre du monde, & ce
pouvoir suprême,
Ce Cesar, que tu hais, les
voulait pour toi-même.
Je voulais partager, avec
Octave & toi,
Le prix de cent combats, & le
titre de Roi.
BRUTUS.
CESAR.
Tu veux parler, &
te retiens à peine?
Ces transports sont-ils donc
de tendresse ou de haine?
Quel est donc le secret qui
semble t'accabler?
BRUTUS.
CESAR.
BRUTUS.
CESAR.
Tu n'oses me nommer du tendre
nom de père?
BRUTUS.
Si tu l'es, je te fais une
unique prière.
CESAR.
Parle. En te l'accordant, je
croirai tout gagner.
BRUTUS.
Fai-moi mourir sur l'heure,
ou cesse de regner.
CESAR.
Ah! barbare ennemi, tigre que
je caresse!
Ah! coeur dénaturé
qu'endurcit ma tendresse!
Va, tu n'es plus mon fils.
Va, cruel Citoyen,
Mon coeur désespéré prend
l'exemple du tien;
Ce coeur, à qui tu fais cette
effroyable injure,
Saura bien comme toi vaincre
enfin la Nature.
Va, Cesar n'est pas fait pour
te prier envain;
J'apprendrai de Brutus à
cesser d'être humain.
Je ne te connais plus. Libre
dans ma puissance,
Je n'écouterai plus une
injuste clémence.
Tranquille, à mon courroux je
vai m'abandonner;
Mon coeur trop indulgent est
las de pardonner.
J'imiterai Sylla, mais dans
ses violences;
Vous tremblerez, ingrats, au
bruit de mes vengeances.
Va, cruel, va trouver tes
indignes amis.
Tous m'ont osé déplaire, ils
seront tous punis.
On sait ce que je puis, on
verra ce que j'ose:
Je deviendrai barbare, & toi
seul en es cause.
BRUTUS.
Ah! ne le quittons point dans
ses cruels desseins,
Et sauvons, s'il se peut,
Cesar & les Romains.
Fin du second Acte.
ACTE III.
SCENE I.
CASSIUS, CIMBER, DECIME, CINNA,
CASCA, les Conjurés.
CASSIUS.
Enfin donc l'heure approche,
où Rome va renaître.
La Maîtresse du monde est
aujourdhui sans Maître.
L'honneur en est à vous,
Cimber, Casca, Probus,
Décime. Encore une heure, &
le Tyran n'est plus.
Ce que n'ont pû Caton, &
Pompée, & l'Asie,
Nous seuls l'exécutons, nous
vengeons la patrie;
Et je veux qu'en ce jour on
dise à l'Univers,
Mortels, respectez Rome,
elle n'est plus aux fers.
CIMBER.
Tu vois tous nos amis, ils
sont prêts à te suivre,
A frapper, à mourir, à vivre
s'il faut vivre,
A servir le Sénat dans l'un
ou l'autre sort,
En donnant à Cesar, ou
recevant la mort.
DECIME.
Mais d'où vient que Brutus ne
paraît point encore,
Lui, ce fier ennemi du Tyran
qu'il abhorre?
Lui qui prit nos sermens, qui
nous rassembla tous,
Lui qui doit sur Cesar porter
les premiers coups?
Le gendre de Caton tarde bien
à paraître.
Serait-il arrêté? Cesar
peut-il connaître?...
Mais le voici. Grands Dieux!
qu'il paraît abattu!
SCENE II
CASSIUS, BRUTUS, CIMBER, CASCA,
DECIME, les Conjurés.
CASSIUS.
Brutus quelle infortune
accable ta vertu?
Le Tyran sait-il tout? Rome
est-elle trahie?
BRUTUS.
Non, Cesar ne sait point
qu'on va trancher sa vie.
Il se confie à vous.
DECIME.
Qui peut donc te
troubler?
BRUTUS.
Un malheur, un secret, qui
vous fera trembler.
CASSIUS.
De nous ou du Tyran c'est la
mort qui s'apprête.
Nous pouvons tous périr; mais
trembler, nous!
BRUTUS.
Arrête;
Je vai t'épouvanter par ce
secret affreux.
Je dois sa mort à Rome, à
vous, à nos neveux,
Au bonheur des mortels; &
j'avais choisi l'heure,
Le lieu, le bras, l'instant,
où Rome veut qu'il meure:
L'honneur du premier coup à
mes mains est remis;
Tout est prêt. Apprenez que
Brutus est son fils.
CIMBER.
CASSIUS.
DECIME.
BRUTUS.
Servilie
Par un hymen secret à Cesar
fut unie;
Je suis de cet hymen le fruit
infortuné.
CIMBER.
CASSIUS.
Non, tu n'en es
pas né;
Ton coeur est trop Romain.
BRUTUS.
Ma honte est
véritable.
Vous, amis, qui voyez le
destin qui m'accable,
Soyez par mes sermens les
maîtres de mon sort.
Est-il quelqu'un de vous d'un
esprit assez fort,
Assez Stoïque, assez au
dessus du vulgaire,
Pour oser décider ce que
Brutus doit faire?
Je m'en remets à vous. Quoi!
vous baissez les yeux!
Toi, Cassius, aussi, tu te
tais avec eux!
Aucun ne me soutient au bord
de cet abîme!
Aucun ne m'encourage, ou ne
m'arrache au crime!
Tu frémis, Cassius! & prompt
à t'étonner...
CASSIUS.
Je frémis du conseil que je
vais te donner.
BRUTUS.
CASSIUS.
Si tu n'étais
qu'un Citoyen vulgaire,
Je te dirais, Va, sers, sois
Tyran sous ton père;
Ecrase cet Etat que tu dois
soutenir;
Rome aura désormais deux
traîtres à punir:
Mais je parle à Brutus, à ce
puissant génie,
A ce Héros armé contre la
tyrannie,
Dont le coeur inflexible, au
bien déterminé,
Epura tout le sang que Cesar
t'a donné.
Ecoute, tu connais avec
quelle furie
Jadis Catilina menaça sa
patrie?
BRUTUS.
CASSIUS.
Si le même jour,
que ce grand criminel
Dut à la liberté porter le
coup mortel;
Si lorsque le Sénat eut
condamné ce traître,
Catilina pour fils t'eût
voulu reconnaître,
Entre ce monstre & nous forcé
de décider,
Parle, qu'aurais-tu fait?
BRUTUS.
Peux-tu le
demander?
Penses-tu qu'un instant ma
vertu démentie,
Eût mis dans la balance un
homme & la patrie?
CASSIUS.
Brutus, par ce seul mot ton
devoir est dicté.
C'est l'arrêt du Sénat, Rome
est en sûreté.
Mais di, sens tu ce trouble,
& ce secret murmure,
Qu'un préjugé vulgaire impute
à la Nature;
Un seul mot de Cesar a-t-il
éteint dans toi
L'amour de ton pays, ton
devoir & ta foi?
En disant ce secret, ou faux
ou véritable,
Et t'avouant pour fils, en
est-il moins coupable?
En es-tu moins Brutus? En
es-tu moins Romain?
Nous dois-tu moins ta vie, &
ton coeur, & ta main?
Toi, son fils! Rome enfin
n'est elle plus ta mère?
Chacun des Conjurés n'est-il
donc plus ton frere?
Né dans nos murs sacrés,
nourri par Scipion,
Elève de Pompée, adopté par
Caton,
Ami de Cassius, que veux-tu
davantage?
Ces titres sont sacrés, tout
autre les outrage.
Qu'importe qu'un Tyran, vil
esclave d'amour,
Ait séduit Servilie, & t'ait
donné le jour?
Laisse-là les erreurs, &
l'hymen de ta mère;
Caton forma tes moeurs, Caton
seul est ton père:
Tu lui dois ta vertu, ton âme
est toute à lui:
Brise l'indigne noeud que
l'on t'offre aujourd'hui:
Qu'à nos sermens communs ta
fermeté réponde,
Et tu n'as de parens que les
vengeurs du monde.
BRUTUS.
Et vous, braves amis, parlez,
que pensez-vous?
CIMBER.
Jugez de nous par lui, jugez
de lui par nous.
D'un autre sentiment si nous
étions capables,
Rome n'auroit point eu des
enfans plus coupables.
Mais à d'autres qu'à toi
pourquoi t'en rapporter?
C'est ton coeur, c'est
Brutus, qu'il te faut consulter.
BRUTUS.
Eh bien, à vos regards mon
ame est dévoilée?
Lisez-y les horreurs dont
elle est accablée.
Je ne vous céle rien, ce
coeur s'est ébranlé,
De mes stoïques yeux des
larmes ont coulé.
Après l'affreux serment, que
vous m'avez vû faire,
Prêt à servir l'Etat, mais à
tuer mon père,
Pleurant d'être son fils,
honteux de ses bienfaits,
Admirant ses vertus,
condamnant ses forfaits,
Voyant en lui mon père, un
coupable, un grand homme,
Entrainé par Cesar, & retenu
par Rome,
D'horreur & de pitié mes
esprits déchirés,
Ont souhaité la mort que vous
lui préparez.
Je vous dirai bien plus,
sachez que je l'estime.
Son grand coeur me séduit, au
sein même du crime;
Et si sur les Romains
quelqu'un pouvait régner,
Il est le seul Tyran que l'on
dût épargner.
Ne vous allarmez point; ce
nom que je déteste,
Ce nom seul de Tyran
l'emporte sur le reste,
Le Sénat, Rome, & vous, vous
avez tous ma foi:
Le bien du Monde entier me
parle contre un Roi.
J'embrasse avec horreur une
vertu cruelle;
J'en frissonne à vos yeux;
mais je vous suis fidelle.
Cesar me va parler que ne
puis-je aujourd'hui
L'attendrir, le changer,
sauver l'Etat & lui!
Veuillent les Immortels,
s'expliquant par ma bouche,
Prêter à mon organe un
pouvoir qui le touche!
Mais si je n'obtiens rien de
cet ambitieux,
Levez le bras, frappez, je
détourne les yeux.
Je ne trahirai point mon pays
pour mon père:
Que l'on approuve, ou non, ma
fermeté sévère,
Qu'à l'Univers surpris cette
grande action
Soit un objet d'horreur ou
admiration:
Mon esprit peu jaloux de
vivre en la mémoire,
Ne considére point le
reproche ou la gloire;
Toujours indépendant, &
toujours Citoyen.
Mon devoir me suffit, tout le
reste n'est rien.
Allez, ne songez plus qu'à
sortir d'esclavage.
CASSIUS.
Du salut de l'Etat ta parole
est le gage.
Nous comptons tous sur toi,
Comme si dans ces lieux
Nous entendions Caton, Rome
même & nos Dieux.
SCENE III.
BRUTUS seul.
Voici donc le moment, où
Cesar va m'entendre;
Voici ce Capitole, où la mort
va l'attendre.
Epargnez-moi, grands Dieux,
l'horreur de le haïr.
Dieux, arrétez ces bras levés
pour le punir!
Rendez, s'il se peut, Rome à
son grand coeur plus chère,
Et faites qu'il soit juste,
afin qu'il soit mon père.
Le voici. Je demeure
immobile, éperdu.
O Mânes de Caton, soutenez ma
vertu.
SCENE IV.
CESAR, BRUTUS.
CESAR.
Eh bien, que veux-tu? Parle.
As tu le coeur d'un homme?
Es-tu fils de Cesar?
BRUTUS.
CESAR.
Républicain farouche, où
vas-tu t'emporter?
N'as-tu voulu me voir que
pour mieux m'insulter?
Quoi! tandis que sur toi mes
faveurs se répandent,
Que du monde soumis les
hommages t'attendent,
L'Empire, mes bontés, rien ne
fléchit ton coeur?
De quel oeil vois-tu donc le
Sceptre?
BRUTUS.
CESAR.
Je plains tes préjugés, je
les excuse même.
Mais peux-tu me haïr?
BRUTUS.
Non, Cesar, & je
t'aime.
Mon coeur par tes exploits
fut pour toi prévenu,
Avant que pour ton sang tu
m'eusses reconnu.
Je me suis plaint aux Dieux
de voir qu'un si grand homme
Fût à la fois la gloire & le
fléau de Rome.
Je déteste Cesar avec le nom
de Roi:
Mais Cesar Citoyen serait un
Dieu pour moi?
Je lui sacrifirais ma fortune
& ma vie.
CESAR.
Que peux-tu donc haïr en moi?
BRUTUS.
La Tyrannie.
Daigne écouter les voeux, les
larmes, les avis
De tous les vrais Romains, du
Sénat, de ton fils.
Veux-tu vivre en effet le
premier de la Terre,
Jouïr d'un droit plus saint
que celui de la guerre,
Etre encor plus que Roi, plus
même que Cesar?
CESAR.
BRUTUS.
Tu vois la Terre
enchainée à ton char:
Romps nos fers, sois Romain,
renonce au Diadème.
CESAR.
BRUTUS.
Ce qu'a fait
Sylla même
Longtems dans notre sang
Sylla s'était noyé;
Il rendit Rome libre, & tout
fut oublié.
Cet assassin illustre,
entouré de victimes,
En descendant du Throne
effaça tous ses crimes.
Tu n'eus point ses fureurs,
ose avoir ses vertus.
Ton coeur sut pardonner;
Cesar, fais encor plus.
Que servent désormais les
graces que tu donnes?
C'est à Rome, à l'Etat qu'il
faut que tu pardonnes:
Alors plus qu'à ton rang nos
coeurs te sont soumis?
Alors tu sais régner, alors
je suis ton fils.
Quoi! je te parle en vain?
CESAR.
Rome demande un
Maître;
Un jour à tes dépens tu
l'apprendras peut-être.
Tu vois nos Citoyens plus
puissans que des Rois.
Nos moeurs changent, Brutus;
il faut changer nos Loix.
La liberté n'est plus que le
droit de se nuire:
Rome, qui détruit tout,
semble enfin se détruire.
Ce Colosse effrayant, dont le
monde est foulé,
En pressant l'Univers, est
lui-même ébranlé.
Il penche vers sa chute, &
contre la tempête
Il demande mon bras pour
soutenir sa tête.
Enfin depuis Sylla, nos
antiques vertus,
Les Loix, Rome, l'Etat, sont
des noms superflus.
Dans nos tems corrompus,
pleins de guerres civiles,
Tu parles comme au tems des
Dèces, des Emiles.
Caton t'a trop séduit, mon
cher fils, je prévoi
Que ta triste vertu perdra
l'Etat & toi.
Fai céder, si tu peux, ta
raison détrompée
Au vainqueur de Caton, au
vainqueur de Pompée,
A ton père qui t'aime, & qui
plaint ton erreur.
Sois mon fils en effet,
Brutus, ren-moi ton coeur;
Pren d'autres sentimens, ma
bonté t'en conjure;
Ne force point ton ame à
vaîncre la nature.
Tu ne me répons rien: tu
détournes les yeux?
BRUTUS.
Je ne me connais plus. Tonnez
sur moi grands Dieux!
Cesar...
CESAR.
Quoi! tu t'émeus?
ton ame est amollie?
Ah! mon fils...
BRUTUS.
Sais-tu bien
qu'il y va de ta vie?
Sais-tu que le Sénat n'a
point de vrai Romain,
Qui n'aspire en secret à te
percer le sein?
(Il se jette à
ses genoux.)
Que le salut de Rome, & que
le tien te touche.
Ton génie allarmé te parle
par ma bouche:
Il me pousse, il me presse,
il me jette à tes pieds.
Cesar, au nom des Dieux dans
ton coeur oubliés,
Au nom de tes vertus, de
Rome, & de toi-même,
Dirai-je au nom d'un fils qui
frémit & qui t'aime,
Qui te préfère au monde, &
Rome seule à toi,
Ne me rebutes pas.
CESAR.
Malheureux,
laisse-moi.
Que me veux-tu?
BRUTUS.
Croi-moi, ne sois
point insensible.
CESAR.
L'Univers peut changer; mon
ame est inflexible.
BRUTUS.
CESAR.
Oui, tout est
résolu.
Rome doit obéïr, quand Cesar
a voulu.
BRUTUS d'un air consterné.
CESAR.
Eh, quoi! d'où
viennent tes allarmes;
Demeure encor, mon fils.
Quoi, tu verses des larmes?
Quoi! Brutus peut pleurer!
Est-ce d'avoir un Roi?
Pleures-tu les Romains?
BRUTUS.
Je ne pleure que
toi.
Adieu, te dis-je.
CESAR.
O Rome! ô rigueur
héroïque;
Que ne puis-je à ce point
aimer ma République!
SCENE V.
CESAR, DOLABELLA, Romains.
DOLABELLA.
Le Sénat par ton ordre au
Temple est arrivé:
On n'attend plus que toi, le
Throne est élevé.
Tous ceux qui t'ont vendu
leur vie & leurs suffrages,
Vont prodiguer l'encens au
pied de tes images.
J'amène devant toi la foule
des Romains;
Le Sénat va fixer leurs
esprits incertains..
Mais si Cesar croyait un
vieux soldat qui l'aime
Nos présages affreux, nos
Devins, nos Dieux même,
Cesar différerait ce grand
événement.
CESAR.
Quoi! lorsqu'il faut régner,
différer d'un moment!
Qui pourrait m'arrêter, moi?
DOLABELLA.
Toute la Nature
Conspire à t'avertir, par un
sinistre augure.
Le Ciel qui fait les Rois
redoute ton trépas.
CESAR.
Va, Cesar n'est qu'un homme,
& je ne pense pas,
Que le Ciel de mon sort à ce
point s'inquiète,
Qu'il anime pour moi la
Nature muette,
Et que les élémens paraissent
confondus,
Pour qu'un mortel ici respire
un jour de plus.
Les Dieux du haut du Ciel ont
compté nos années;
Suivons sans reculer nos
hautes destinées.
Cesar n'a rien à craindre.
DOLABELLA.
Il a des ennemis,
Qui sous un joug nouveau sont
à peine asservis.
Qui sait s'ils n'auroient
point conspiré leur vengeance?
CESAR.
DOLABELLA.
Ton coeur a trop
de confiance.
CESAR.
Tant de précautions contre
mon jour fatal
Me rendraient méprisable, &
me défendraient mal.
DOLABELLA.
Pour le salut de Rome il faut
que Cesar vive;
Dans le Sénat au moins
permets que je te suive.
CESAR.
Non, pourquoi changer l'ordre
entré nous concerté?
N'avançons point, ami, le
moment arrêté;
Qui change les desseins
découvre sa faiblesse.
DOLABELLA.
Je te quitte à regret. Je
crains, je le confesse.
Ce nouveau mouvement dans mon
coeur est trop fort.
CESAR.
Va, j'aime mieux mourir que
de craindre la mort.
Allons.
SCENE VI.
DOLABELLA, Romains.
DOLABELLA.
Chers Citoyens,
quel Héros, quel courage,
De la Terre & de vous
méritait mieux l'hommage?
Joignez vos voeux aux miens,
Peuples, qui l'admirez,
Confirmez les honneurs qui
lui sont préparés.
Vivez pour le servir, mourez
pour le défendre...
Quelles clameurs! ô Ciel!
quels cris se font entendre!
LES CONJURÉS derrière le Théâtre.
Meurs, expire, Tyran.
Courage, Cassius.
DOLABELLA.
SCENE VII.
CASSIUS un poignard à la main,
DOLABELLA, Romains.
CASSIUS.
C'en est fait, il
n'est plus.
DOLABELLA.
Peuples, secondez-moi,
frappons, perçons ce traître.
CASSIUS.
Peuples, imitez-moi, vous
n'avez plus de Maître,
Nations de Héros, vainqueurs
de l'Univers,
Vive la liberté; ma main
brise vos fers.
DOLABELLA.
Vous trahissez, Romains, le
sang de ce Grand-homme?
CASSIUS.
J'ai tué mon ami, pour le
salut de Rome.
Il vous asservit tous, son
sang est répandu.
Est-il quelqu'un de vous de
si peu de vertu,
D'un esprit si rampant, d'un
si faible courage,
Qu'il puisse regretter Cesar
& l'esclavage?
Quel est ce vil Romain, qui
veut avoir un Roi?
S'il en est un, qu'il parle,
& qu'il se plaigne à moi.
Mais vous m'applaudissez,
vous aimiez tous la gloire.
ROMAINS.
Cesar fut un Tyran, périsse
sa mémoire.
CASSIUS.
Maîtres du monde entier, de
Rome heureux enfans,
Conservez à jamais ces nobles
sentimens.
Je sai que devant vous
Antoine va paraître;
Amis, souvenez-vous que Cesar
fut son Maître;
Qu'il a servi sous lui, dès
ses plus jeunes ans,
Dans l'école du crime & dans
l'art des Tyrans,
Il vient justifier son Maître
& son Empire;
Il vous méprise assez pour
penser vous séduire.
Sans doute il peut ici faire
entendre sa voix:
Telle est la loi de Rome; &
j'obéis aux Loix.
Le Peuple est désormais leur
organe suprême,
Le juge de Cesar, d'Antoine,
de moi-même.
Vous rentrez dans vos droits
indignement perdus;
Cesar vous les ravit, je vous
les ai rendus:
Je les veux affermir. Je
rentre au Capitole;
Brutus est au Sénat, il
m'attend, & j'y vole.
Je vais avec Brutus, en ces
murs désolés,
Rappeller la justice, & nos
Dieux exilés;
Etouffer des méchans les
fureurs intestines,
Et de la liberté réparer les
ruïnes.
Vous, Romains, seulement
consentez-d'être heureux,
Ne vous trahissez pas; c'est
tout ce que je veux;
Redoutez tout d'Antoine, &
surtout l'artifice.
ROMAINS.
S'il vous ose accuser, que
lui-même il périsse.
CASSIUS.
Souvenez-vous, Romains, de
ces sermens sacrés.
ROMAINS.
Aux vengeurs de l'Etat nos
coeurs sont assurés.
SCENE VIII
ANTOINE, ROMAINS, DOLABELLA.
UN ROMAIN.
AUTRE ROMAIN.
UN ROMAIN.
Ses yeux versent des pleurs,
il se trouble, il soupire.
UN AUTRE.
ANTOINE. Montant à la Tribune aux
harangues.
Oui, je l'aimais,
Romains;
Oui, j'aurais de mes jours
prolongé ses destins.
Hélas! vous avez tous pensé
comme moi-même;
Et lorsque de son front ôtant
le Diadème,
Ce Héros à vos lois
s'immolait aujourdhui,
Qui de vous en effet n'eût
expiré pour lui?
Hélas! je ne viens point
célébrer sa mémoire;
La voix du monde entier parle
assez de sa gloire;
Mais de mon désespoir ayez
quelque pitié,
Et pardonnez du moins dès
pleurs à l'amitié.
UN ROMAIN.
Il les fallait verser quand
Rome avait un Maître,
Cesar fut un Héros; mais
Cesar fut un traître.
AUTRE ROMAIN.
Puisqu'il était Tyran, il
n'eût point de vertus,
Et nous approuvons tous
Cassius & Brutus.
ANTOINE.
Contre ses meurtriers, je
n'ai, rien à vous dire;
C'est à servir l'Etat que
leur grand coeur aspire.
De votre Dictateur, ils ont
percé le flanc;
Comblés de ses bienfaits, ils
sont teints de son sang.
Pour forcer des Romains à ce
coup détestable,
Sans doute il fallait bien
que Cesar fût coupable;
Je le crois. Mais enfin Cesar
a-t'il jamais
De son pouvoir sur vous
appesanti le faix?
A-t'il gardé pour lui le
fruit de ses conquêtes?
Des dépouilles du Monde il
couronnait vos têtes.
Tout l'or des Nations, qui
tombaient sous ses coups
Tout le prix de son sang fut
prodigué pour vous.
De son char de triomphe il
voyait vos allarmes:
Cesar en descendait pour
essuyer vos larmes.
Du monde qu'il soumit vous
triomphez en paix,
Puissans par son courage,
heureux par ses bienfaits,
Il payait le service, il
pardonnait l'outrage.
Vous le savez, grands Dieux!
vous dont il fut l'image;
Vous, Dieux, qui lui laissiez
le Monde à gouverner,
Vous savez si son coeur
aimoit à pardonner.
ROMAINS.
Il est vrai que Cesar fit
aimer sa clémence.
ANTOINE.
Hélas! si sa grande ame eût
connu la vengeance,
Il vivrait, & sa vie eût
rempli nos souhaits.
Sur tous ses meurtriers il
versa ses bienfaits.
Deux fois à Cassius il
conserva la vie.
Brutus... où suis-je? ô Ciel!
ô crime! ô barbarie!
Chers amis, je succombe, &
mes sens interdits...
Brutus son assassin!... ce
monstre était son fils.
ROMAINS
ANTOINE.
Je vois frémir
vos généreux courages;
Amis, je vois les pleurs qui
mouillent vos visages.
Oui, Brutus est son fils,
mais vous qui m'écoutez,
Vous étiez ses enfans dans
son coeur adoptés.
Hélas! si vous saviez sa
volonté dernière!
ROMAINS.
ANTOINE.
Rome est son
héritière.
Ses trésors sont vos biens;
vous en allez jouir;
Au-delà du tombeau Cesar veut
vous servir.
C'est vous seuls qu'il
aimait, c'est pour vous qu'en Asie
Il allait prodiguer sa
fortune, sa vie.
O Romains, disait-it, peuple
Roi que je sers,
Commandez à Cesar, Cesar à
l'Univers.
Brutus ou Cassius eût-il fait
davantage?
ROMAINS.
Ah! nous les détestons. Ce
doute nous outrage.
UN ROMAIN.
Cesar fut en effet le père de
L'Etat.
ANTOINE.
Votre père n'est plus; un
lâche assassinat
Vient de trancher ici les
jours de ce Grand-Homme,
L'honneur de la Nature & la
gloire de Rome.
Romains, priverez-vous des
honneurs du bucher
Ce père, cet ami, qui vous
était si cher?
On l'apporte à vos yeux.
(Le fond du Théâtre s'ouvre; des
Licteurs apportent le corps de Cesar, couvert d'une robe sanglante, Antoine
descend de la Tribune, & se jette à genoux auprès du corps.)
ROMAINS.
ANTOINE.
Du plus grand des Romains
voilà ce qui vous reste;
Voilà ce Dieu vengeur,
idolâtré par vous,
Que ses assassins même
adoraient à genoux;
Qui toujours votre appui,
dans la paix, dans la guerre,
Une heure auparavant faisait
trembler la Terre,
Qui devait enchaîner Babylone
à son char;
Amis, en cet état
connaissez-vous Cesar?
Vous les voyez, Romains, vous
touchez ces blessures,
Ce sang qu'ont sous vos yeux
versé des mains parjures.
»Là, Cimber l'a frappé; là,
sur le grand Cesar
»Cassius & Décime enfonçaient
leur poignard.
»Là, Brutus éperdu, Brutus
l'âme égarée,
»A fouillé dans ses flancs sa
main dénaturée.
»Cesar le regardant d'un oeil
tranquille & doux,
»Lui pardonnait encor en
tombant sous ses coups.
»Il l'appellait son fils, &
ce nom cher & tendre
»Est le seul qu'en mourant
Cesar ait fait entendre;
»O mon fils! disait-il.
UN ROMAIN.
O monstre, que
les Dieux
Devaient exterminer avant ce
coup affreux!
AUTRES ROMAINS, en regardant le
corps
dont ils sont proche.
Dieux! son sang coule encor.
ANTOINE.
Il demande
vengeance,
Il l'attend de vos mains & de
votre vaillance.
Entendez-vous sa voix?
réveillez-vous, Romains;
Marchez, suivez-moi tous
contre ses assassins;
Ce sont-là les honneurs qu'à
Cesar on doit rendre.
Des brandons du bucher qui va
le mettre en cendre,
Embrasons les Palais de ces
fiers Conjurés:
Enfonçons dans leur sein nos
bras désespérés.
Venez, dignes amis; venez,
vengeurs des crimes,
Au Dieu de la patrie immoler
ces victimes.
ROMAINS.
Oui, nous les punirons; oui,
nous suivrons vos pas
Nous jurons par son sang de
venger son trépas.
Courons.
ANTOINE à Dolabella.
Ne laissons pas
leur fureur inutile;
Précipitons ce peuple
inconstant & facile;
Entraînons-le à la guerre, &
sans rien ménager,
Succédons à Cesar, en courant
le venger.
Fin du troisième &
dernier acte.
|
|
|