On a vu, dans le
livre précédent, comment Cyrus leva des troupes grecques lorsqu'il entreprit son
expédition contre Artaxerxès. On y a lu tout ce qui se passa pendant la marche,
les détails de la bataille, comment Cyrus fut tué, et comment les Grecs revenus
à leur camp y passèrent la nuit, persuadés qu'ils avaient battu toutes les
troupes du roi, et que Cyrus était en vie. À la pointe du jour, les généraux
s'assemblèrent. Ils s'étonnaient que Cyrus n'envoyât personne leur porter des
ordres ou ne parût pas lui‑même. Ils résolurent de faire charger les équipages
qui leur restaient, de prendre les armes, et de marcher en avant pour se réunir
au prince. Ils s'ébranlaient déjà, lorsque au lever du soleil Proclès,
gouverneur de Teuthranie, qui descendait de Damarate le Lacédémonien, et Glous,
fils de Tamos, arrivèrent. Ils apprirent aux Grecs que Cyrus avait été tué ; qu'Ariée
ayant fui avec ses Barbares, occupait le camp d'où l'on était parti la veille ;
qu'il leur promettait de les y attendre tout le jour, s'ils voulaient s'y rendre
; mais que dès le lendemain, à ce qu'il annonçait, il se mettrait en marche pour
retourner en Ionie. Les généraux et tous les Grecs ayant entendu ce discours,
s'affligeaient. Cléarque dit : « Plût au ciel que Cyrus vécût encore ! Mais
puisqu'il est mort, annoncez à Ariée que nous avons battu le roi ; qu'il n'y a
plus de troupes devant nous, comme vous le voyez vous‑mêmes, et que nous allions
marcher contre Artaxerxès si vous ne fussiez survenus. Qu'Ariée nous joigne.
Nous lui promettons de le placer sur le trône ; car c'est aux vainqueurs à
disposer des empires. » Ayant dit ces mots, il renvoya les députés, et les fit
accompagner par Chirisophe Lacédémonien, et par Ménon de Thessalie. Ménon brigua
lui‑même cet emploi ; car il était ami d'Ariée et lié à ce barbare par les nœuds
de l'hospitalité. Les députés partirent. Cléarque attendit leur retour. L'armée
se procura des vivres comme elle put. On prit aux équipages des bœufs et des
ânes qu'on tua. Le soldat, pour avoir du bois, s'avançant un peu hors de la
ligne jusqu'au lieu où s'était donnée la bataille, ramassa les flèches qu'on
avait fait mettre bas aux déserteurs de l'armée du roi. Il y en avait une grande
quantité. On trouva aussi des boucliers à la perse, des boucliers de bois des
Égyptiens, beaucoup de boucliers d'armés à la légère, et des caissons vides. On
se servit de ces bois pour faire bouillir les viandes, et l'on vécut ainsi ce
jour‑là.
Vers l'heure où la multitude abonde dans les places publiques, il arrive des
hérauts, de la part du roi et de Tissapherne. Ils étaient tous Barbares, à
Phalinus près, Grec qui était à la suite de ce satrape, et qui en était
considéré ; car il se donnait pour avoir des connaissances sur la tactique et
sur le maniement des armes. Les hérauts s'étant approchés et ayant appelé les
généraux, leur annoncent que le roi se regardant comme vainqueur, par la mort de
Cyrus, ordonne aux Grecs de rendre les armes, de venir aux portes de son palais
implorer sa clémence, et tâcher d'obtenir de lui un traitement favorable. Voilà
ce que déclarèrent les hérauts. Les Grecs s'indignèrent de leur discours :
Cléarque se contenta de dire que ce n'était point aux vainqueurs à mettre bas
les armes. « Vous autres, ajouta‑t‑il, généraux, mes compagnons, répondez ce que
vous croirez de meilleur et de plus honnête. Je reviens à vous dans un moment. »
Un de ses domestiques était venu le chercher pour qu'il vît les entrailles de la
victime, car il sacrifiait lors de l'arrivée des Perses. Cléanor d'Arcadie, le
plus âgé des chefs, répondit qu'on mourrait avant de rendre les armes. Proxène
dé Thèbes prit la parole et dit : « Tout ceci m'étonne, Phalinus. Est‑ce à titre
de vainqueur, est‑ce à titre d'ami et, comme un présent que le roi nous demande
nos armes : Si c'est comme vainqueur, qu'est‑il besoin de les demander? Que ne
vient‑il les prendre ? S'il veut les obtenir par la voie de la persuasion, qu'il
déclare donc quel sera le traitement des Grecs, lorsqu'ils auront eu pour lui
cette déférence. » Phalinus répondit : « Le roi croit avoir remporté la
victoire, puisque Cyrus a été tué ; car qui peut désormais lui disputer son
empire ? Il vous regarde comme étant en son pouvoir, parce qu'il vous tient au
milieu de ses états, entre des fleuves que vous ne pouvez repasser, et qu'il
peut vous accabler sous une telle multitude d'hommes, que vous ne suffiriez pas
à les égorger s'il vous les livrait désarmés. »
Xénophon Athénien prit ensuite la parole : « Vous le voyez vous‑même, Phalinus,
dit‑il, nous n'avons plus d'autre ressource que nos armes et notre courage. Tant
que nous garderons nos armes, il nous reste l'espoir que notre courage nous
servira. Si nous les avions livrées, nous craindrions de perdre jusqu'à la vie.
Ne pensez donc pas que nous nous dépouillions pour vous du seul bien qui nous
reste. Croyez que nous nous en servirons plutôt pour vous disputer les biens
dont vous jouissez. » Phalinus sourit à ce discours, et répondit : « Jeune
homme, vous avez l'air d'un philosophe, et vous parlez avec agrément. Mais
sachez que vous êtes un insensé si vous présumez que votre valeur l'emportera
sur les forces du roi. » On prétend qu'il y eut alors des Grecs qui montrèrent
quelque faiblesse, et qui dirent que comme ils avaient été fidèles à Cyrus, ils
le seraient au roi s'il voulait se réconcilier avec eux, et qu'ils lui
deviendraient infiniment utiles ; qu'Artaxerxès pourrait les employer à toute
autre entreprise de son goût ; mais que s'il voulait les faire passer en Égypte,
ils l'aideraient à soumettre ce royaume. Sur ces entrefaites, Cléarque revint et
demanda si l'on avait répondu aux hérauts. Phalinus reprit la parole et lui dit
: « L'un répond d'une façon, Cléarque, l'autre d'une autre. Parlez vous‑même, et
dites‑nous ce que vous pensez. ‑ Je vous ai vu, Phalinus, avec plaisir, répondit
Cléarque, et tout le camp, à ce que je présume, vous en dirait autant ; car vous
êtes Grec, et vous ne voyez ici que des Grecs. Dans la position où nous nous
trouvons, nous allons vous demander avis sur ce qu'il y a à faire, d'après les
propositions que vous nous apportez. Conseillez‑nous donc, je vous en conjure
par les dieux, ce que vous croirez le plus honnête, le plus courageux, et ce qui
doit vous couvrir de gloire chez la postérité ; car on y dira, tel fut le
conseil que donna aux Grecs Phalinus que le roi envoyait pour leur ordonner de
rendre les armes. Quel qu'il soit, ce conseil, vous sentez que de toute
nécessité on en parlera en Grèce. » Par ces insinuations, Cléarque voulait
engager le député même du roi à conseiller qu'on ne lui rendît pas les armes, et
relever ainsi l'espoir et le courage des Grecs. Phalinus l'éluda par ses
détours, et contre l'attente de Cléarque, il parla ainsi : « Si entre mille
chances il en est une seule pour que vous échappiez au courroux du roi, en lui
faisant la guerre, je vous conseille de ne point livrer vos armes. Mais, si en
résistant à ce prince il ne vous reste aucun espoir de salut, embrassez,
croyez‑moi, le seul parti qui puisse sauver vos jours. » Cléarque répliqua : «
Tel est donc votre avis, Phalinus. Portez de notre part au roi cette réponse :
s'il veut être de nos amis, nous lui serons plus utiles, et s'il est de nos
ennemis, nous le combattrons mieux, les armes à la main qu'après nous en être
dépouillés. » Plalinus dit : « Nous lui ferons part de cette résolution. Il nous
a chargés de plus de vous annoncer qu'il vous accordait une trêve tant que vous
resteriez dans ce camp, mais qu'elle serait rompue dès que vous vous ébranleriez
pour marcher en avant ou en arrière. Répondez donc sur ce point. Restez‑vous
ici, préférant la trêve, ou dirai-je au roi que vous recommencez les hostilités
? ‑ Annoncez-lui, reprit Cléarque, que nous acceptons les conditions qu'il
propose. ‑ Qu'entendez‑vous par là, dit Phalinus ? ‑ Que tant que nous resterons
ici, dit Cléarque, la trêve aura lieu ; que, dès que nous marcherons en avant ou
en arrière, les hostilités recommenceront. ‑ Mais, insista Phalinus,
qu'annoncerai‑je au roi définitivement, la trêve ou la guerre ? » Cléarque
répéta encore : « La trêve tant que nous resterons ici, la guerre dès que nous
nous porterons en avant ou en arrière », et il ne voulut pas s'expliquer
davantage sur ce qu'il projetait. Phalinus et les hérauts qui l'accompagnaient
se retirèrent.
Proclès et Chirisophe revinrent du camp d'Ariée. (Ménon y était resté auprès de
ce chef des barbares.) Ils rapportèrent qu'Ariée disait qu'il y avait beaucoup
de Perses plus distingués que lui, qui ne souffriraient pas qu'il s'assît sur le
trône et leur donnât des lois. « Mais si vous voulez faire votre retraite avec
lui, il vous fait dire de le joindre cette nuit, sinon il vous annonce qu'il
décampera demain au point du jour. ‑ Il faut faire ce que vous proposez, reprit
Cléarque, si nous allons joindre Ariée, sinon prenez le parti que vous croirez
le plus avantageux pour vous. » Par ces mots vagues il ne s'ouvrait pas même à
eux de son dessein. Ensuite, au coucher du soleil, ayant assemblé les généraux
et les chefs de lochos, il leur tint ce discours : « Compagnons, j’ai consulté
les dieux par des sacrifices pour savoir si nous marcherions contre le roi. Les
entrailles n'ont pas été favorables et avec raison. Car, à ce que j'entends
dire, le roi a mis entre nous et lui le Tigre, fleuve navigable que nous ne
pouvons passer sans bateaux, et nous n'en avons point. Rester ici, c’est
impraticable, car les vivres nous manquent. Mais quant à rejoindre l'armée
barbare de Cyrus, les dieux nous y invitent par des signes très favorables.
Voici donc ce qu'il faut faire : séparons‑nous, et que chacun soupe avec ce
qu'il a. Dès qu'on sonnera la retraite, pliez vos bagages ; chargez‑les au
second signal ; au troisième, suivez‑moi ; je vous conduirai. La colonne des
équipages longera le fleuve, et sera couverte par celle de l'infanterie. » Les
généraux et les chefs de loches se retirèrent après ce discours, et firent ce
qui était prescrit. De ce moment Cléarque commanda en chef et ils lui obéirent,
non qu'ils l'eussent élu, mais on sentait que lui seul avait la capacité
qu'exige le commandement d'une armée, et que l'expérience manquait aux autres.
Voici le calcul du chemin qu'avait parcouru l'armée depuis Éphèse, ville
d'Ionie, jusqu'au champ de bataille. En quatre‑vingt‑treize marches, elle avait
fait cinq cent trente‑cinq parasanges ou seize mille cinquante stades ; et l'on
dit que du champ de bataille à Babylone, il y avait trois cent soixante stades.
La nuit étant survenue, Miltocythès, Thrace, déserta et passa à l'armée du roi
avec quarante cavaliers thraces qu'il commandait et trois cents soldats à peu
près de la même nation. Cléarque conduisit le reste de l'armée comme il avait
annoncé. On le suivit et l'on arriva vers minuit au camp d'avant la bataille
qu'occupaient Ariée et ses troupes. Les Grecs ayant pris leurs rangs, et posé
ainsi les armes à terre, leurs généraux et leurs chefs de loches allèrent
trouver Ariée. Les Grecs, Ariée et les principaux de son armée se jurèrent de ne
point se trahir les uns les autres mais de se secourir loyalement en toute
occasion. Les Barbares jurèrent de plus qu'ils conduiraient les Grecs sans
fraude ni embûches. Ces sermons furent proférés après qu'on eut immolé un
sanglier, un taureau, un loup et un bélier ; les Grecs trempant leurs épées, et
les Barbares leurs lances, dans un bouclier plein du sang des victimes. Après
s'être donné réciproquement ces assurances de fidélité, Cléarque parla ainsi : «
Puisque nous entreprenons ensemble la même retraite, dites‑nous, Ariée ce que
vous pensez sur la route qu'il nous faut suivre ? Choisirons‑nous celle que nous
prîmes en venant, ou en imaginez‑vous une meilleure ? ‑ Nous mourrions de faim,
répondit Ariée, si nous revenions par le même chemin : il ne nous reste plus de
vivres. Dans les dix-sept dernières marches que nous avons faites pour arriver
ici, nous n'avons rien trouvé dans le pays ou nous avons consommé en passant le
peu qui y était. Mon projet est de me retirer par un chemin plus long, mais
mieux approvisionné. Il nous faut faire, les premiers jours, des marches aussi
longues qu'il sera possible, pour nous éloigner de l'armée du roi ; si nous
gagnons une fois sur lui, deux ou trois marches, il ne pourra plus nous joindre.
Car nous suivre avec peu de troupes, c'est ce qu'il n'osera pas. Avec un grand
nombre il ne pourra avancer autant, et peut‑être l'embarras des vivres le
retardera‑t‑il encore. Tel est, dit Ariée, mon avis. »
Ce projet des généraux ne tendait qu'à échapper au roi ou à le fuir. La fortune
conduisit mieux les troupes. Dès que le jour parut elles se mirent en marche, le
soleil luisant à leur droite. On comptait qu'au coucher de cet astre on
arriverait à des villages de Babylonie, et en cela on ne se trompa pas. Vers le
soir on crut voir de la cavalerie ennemie. Ceux des Grecs qui n'étaient pas dans
leurs rangs coururent les reprendre. Ariée, qui était monté sur un chariot,
parce qu'il était blessé, mit pied à terre, prit sa cuirasse, et ceux qui
l'entouraient en firent autant. Pendant qu'ils s'armaient revinrent les gens
envoyés à la découverte. Ils rapportèrent qu'il n'y avait point de cavalerie, et
que ce qu'on voyait était des bêtes de somme qui pâturaient. Tout le monde
conclut aussitôt que le roi campait près de là, d'autant qu'il paraissait
s'élever de la fumée de quelques villages peu éloignés. Cléarque ne marcha point
à l'ennemi. Il voyait que ses troupes étaient lasses, à jeun, et qu'il se
faisait tard. Il ne se détourna point non plus de peur d'avoir l'air de fuir.
Mais s'avançant droit devant lui, il fit camper la tête de la colonne sur le
terrain des villages les plus voisins. L'armée du roi en avait tout enlevé
jusqu'aux bois dont les maisons étaient construites, Les premiers venus
rangèrent leurs tentes avec assez d'ordre les autres n'arrivant qu'à la nuit
noire, campèrent au hasard et jetèrent de grands cris, s'appelant les uns les
autres. Ces cris furent entendus même des ennemis, et les effrayèrent au point
que ceux qui campaient le plus près des Grecs s'enfuirent de leurs tentes. On
s'en aperçut le lendemain, car il ne paraissait plus dans les environs ni bête
de somme, ni camp, ni fumée. Le roi lui‑même, à ce qu'il parut, fut effrayé de
la marche des Grecs. Il le prouva par ce qu'il fit le jour suivant. La nuit
s'avançant, une terreur panique saisit tous les Grecs. Il survint un tumulte et
un bruit tels qu'il s'en élève ordinairement dans ces sortes d'alertes. Cléarque
avait par hasard sous sa main l'Éléen Tolmidès, le meilleur des hérauts de ce
temps. Il lui dit d'ordonner qu'on fît silence et de proclamer ensuite, de la
part des chefs, qu'une récompense d'un talent d'argent était promise à quiconque
dénoncerait celui qui avait lâché un âne dans le camp. Quand on l'eut publié,
les soldats sentirent que leur terreur était frivole et qu'il n'était rien
arrivé à leurs généraux. Dès le point du jour, Cléarque ordonna aux Grecs de se
former dans le même ordre où ils étaient le jour de la bataille, et de poser
ainsi leurs armes à terre.
On eut alors une preuve évidente de ce que j'ai avancé tout à l'heure, que
l'arrivée des Grecs avait frappé le roi de terreur. Ce prince qui leur avait
fait ordonner la veille de rendre leurs armes, envoya, dès le lever du soleil,
des hérauts proposer un traité. Arrivés aux postes avancés, ils demandèrent les
généraux. Les grandes gardes le leur firent savoir ; et Cléarque, qui dans ce
moment inspectait les rangs des Grecs ordonna qu'on dît aux hérauts d'attendre
jusqu'à ce qu'il eût le temps de leur donner audience. Puis ayant tellement
disposé l'armée, que la phalange fût serrée, eût bonne apparence, et qu'aucun
des soldats qui manquaient d'armes ne fût en évidence ; il fit appeler les
députés du roi et alla lui‑même au devant d'eux, escorté des soldats les plus
beaux et les mieux armés. Il recommanda aux autres généraux d'en user de même.
Quand on fut près des députés, Cléarque leur demanda ce qu'ils voulaient. Les
députés dirent qu'ils venaient pour un traité ; qu'ils étaient chargés de
rapporter au roi les intentions des Grecs, et autorisés à faire connaître aux
Grecs celles du roi. Cléarque répondit : « Rapportez donc à votre monarque qu'il
faut d'abord combattre ; car nous n'avons pas au camp de quoi dîner, et à moins
d'en fournir aux Grecs, personne n'osera leur parler de traité. » Après avoir
entendu ces mots, les députés repartirent au galop et revinrent bientôt après,
ce qui prouva que le roi n'était pas loin ou qu'il y avait au moins près de là
quelqu'un chargé de ses pouvoirs pour la négociation. « Le roi, dirent les
députés, trouve votre demande raisonnable, et nous revenons avec des guides qui,
si la trêve se conclut, vous conduiront où vous trouverez des vivres. - Le roi,
demanda Cléarque, offre‑t‑il dès ce moment sûreté aux négociateurs seulement qui
iront le trouver et en reviendront, ou à toute l'armée ? ‑ À toute l'armée,
dirent les députés, jusqu'à ce que le roi ait reçu vos propositions. » Après
cette réponse, Cléarque les fit éloigner et délibéra avec les généraux. On
résolut de conclure promptement ces préliminaires pour marcher aux vivres et
s'en fournir sans hostilités. « C'est bien mon avis, dit Cléarque. Je différerai
cependant de répondre. Je laisserai aux députés du roi le temps de craindre que
nous ne refusions le traité. Je pense que nos soldats n'en auront pas moins
d'inquiétude. » Ensuite lorsqu'il crut le moment convenable arrivé, il annonça
aux députés qu'il accédait aux préliminaires offerts, et leur dit de le mener
aussitôt où étaient les vivres. Ces Perses y conduisirent l'armée.
Cléarque allant conclure le traité, faisait marcher les troupes en bataille, et
commandait lui‑même l'arrière‑garde. On rencontra des fossés et des canaux si
pleins d'eau, qu'on ne pouvait les passer sans ponts. Mais on en fit à la hâte,
soit avec les palmiers tombés d'eux‑mêmes, soit avec ceux qu'on coupa. C'était
alors qu'on pouvait voir quel général était Cléarque. De sa main gauche il
tenait une pique, dans la droite il avait une canne : Si quelqu'un des Grecs
commandés pour ouvrir la route lui paraissait montrer de la paresse, il le
tirait de sa place et y substituait un travailleur plus actif. Lui‑même, entrant
dans la boue, mettait la main à l'ouvrage, en sorte que tous les pionniers
auraient rougi d'y montrer moins d'ardeur que lui. Il n'avait commandé pour
cette corvée que les Grecs au‑dessous de trente ans. Des soldats plus âgés y
concoururent volontairement dès qu'ils virent le zèle de Cléarque. Ce général se
hâtait d'autant plus, qu'il soupçonnait, qu'en cette saison les fossés n'étaient
pas toujours aussi pleins d'eau, car ce n'était pas le temps d'arroser la
plaine. Il présumait que le roi y avait fait lâcher des eaux pour montrer aux
Grecs que beaucoup d'obstacles s'opposeraient à leur marche.
On arriva aux villages où les guides avaient indiqué qu'on pourrait prendre des
vivres. On y trouva beaucoup de blé, du vin de palmier et une boisson acide
tirée de ces arbres, qui avait fermenté et bouilli. On servait aux domestiques
des dattes pareilles à celles que nous voyons en Grèce, et il n'en paraissait à
la table des maîtres que de choisies et d'étonnantes pour leur beauté et leur
grosseur. Leur couleur ne différait point de celle de l'ambre jaune. On en
mettait quelques‑unes à part pour les faire sécher, et on les servait au
dessert. C'était un mets délicieux pour la fin du repas ; mais il occasionnait
des maux de tête. Ce fut là encore que pour la première fois nos soldats
mangèrent du chou palmiste. La plupart admiraient sa forme et le goût agréable
qui lui est particulier, mais il causait aussi des maux de tête violents. Le
palmier séchait en entier dès qu'on avait enlevé le sommet de sa tige. On
séjourna trois jours en cet endroit. Tissapherne et le frère de la reine, avec
trois autres Perses, vinrent de la part du roi, suivis d'un grand nombre
d'esclaves. Les généraux grecs étant allés au devant d'eux. Tissapherne leur dit
l'abord, par la bouche de son interprète : « Grecs, j’habite dans le voisinage
de la Grèce, et depuis que je vous ai vus tomber dans un abîme de malheurs dont
vous ne pouvez vous retirer, j'ai regardé comme un honneur pour moi d'obtenir du
roi, si je le pouvais, qu'il me permît de vous ramener dans votre patrie. Car je
pense m'assurer par là des droits, non seulement à votre reconnaissance, mais à
celle de toute la Grèce. D'après cette opinion, j'ai supplié le roi, je lui ai
représenté qu'il était juste qu'il m'accordât une grâce. Je lui ai rappelé que
c'était moi qui lui avais donné le premier avis de la marche de Cyrus, qu'en lui
apportant cette nouvelle, je lui avais amené du secours, que de tout ce qu'on
vous avait opposé le jour de la bataille, j'étais le seul qui n'eusse pas pris
la fuite ; que j'avais percé et l'avais rejoint à votre camp lorsqu'il s'y porta
après la mort de son frère ; qu'enfin avec ces troupes qui m'escortent et qui
lui sont le plus affectionnées j'avais poursuivi l'armée barbare de Cyrus.
Artaxerxès m'a promis de peser ces raisons. Il m'a ordonné de venir vous trouver
et de vous demander pourquoi vous lui aviez fait la guerre. Je vous conseille de
rendre une réponse modérée afin qu'il me soit plus aisé d'obtenir pour vous du
roi un traitement favorable, si cependant j'y puis réussir. »
Les Grecs s'étant éloignés ensuite, délibérèrent. Puis ils répondirent, Cléarque
portant la parole : « Nous ne nous sommes point assemblés pour faire la guerre
au roi. Nous n'avons pas cru marcher contre lui. Cyrus (vous le savez
vous‑mêmes) a inventé mille prétextes pour nous prendre au dépourvu, et pour
nous amener jusqu'ici. Cependant lorsque nous l'avons vu au milieu des dangers,
nous avons rougi de le trahir à la face des dieux et des hommes, nous étant
laissés précédemment combler de ses faveurs. Depuis que ce prince a été tué,
nous ne disputons plus au roi sa couronne, nous n'avons point de raisons pour
vouloir ravager ses états, nous ne souhaitons point de mal à sa personne, et
nous nous retirerions dans notre patrie si personne ne nous inquiétait. Mais si
l'on nous fait une injure, nous tâcherons, avec l'aide des dieux, de la
repousser. Qui que ce soit, au contraire, qui nous prévienne par des bienfaits,
nous les lui rendrons, si nous le pouvons, avec usure. » Ainsi parla Cléarque.
Tissapherne l'ayant entendu, répliqua : « Je rendrai au roi ce discours, et
viendrai vous redire ses intentions. Que jusqu'à mon retour la trêve subsiste.
Nous vous fournirons pendant ce temps des vivres à acheter. » Le satrape ne
revint point le lendemain, ce qui causa de l'inquiétude aux Grecs. Il arriva le
jour d'après, et annonça qu'il avait obtenu du roi avec peine et comme une grâce
le salut des Grecs, quoique beaucoup de Perses fussent d'un avis contraire et
objectassent qu'il était indigne de la grandeur du roi, de laisser échapper des
troupes qui avaient porté les armes contre lui. « Enfin, dit‑il, vous pouvez
recevoir notre serment : nous vous promettrons de vous faire traiter en amis
dans tous les états du roi, et de vous ramener fidèlement en Grèce ; vous
faisant trouver des marchés garnis de vivres sur toute votre route. Où vous n'en
trouverez pas, il vous sera permis de prendre dans le pays ce qui vous sera
nécessaire. Il faudra que vous nous juriez de votre côté de traverser cet empire
comme pays ami, sans rien endommager, achetant les vivres à prix d'argent,
lorsqu'il y aura un marché où l'on vous en vendra, et n'en prenant au pays qu'à
défaut de marchés. » Cela fut arrêté. Tissapherne et le beau‑frère du roi, d'un
côté, les généraux et les chefs de loches grecs de l'autre, jurèrent
l'observation de ces articles, et se donnèrent réciproquement la main en signe
d'alliance. Tissapherne dit ensuite : « Je vais retrouver le roi : lorsque
j'aurai terminé les affaires qui me restent, je reviendrai avec mes équipages
pour vous ramener en Grèce, et retourner moi‑même dans mon gouvernement. »
Les Grecs, et Ariée qui campait près d'eux, attendirent ensuite Tissapherne plus
de vingt jours. Pendant ce temps les frères d'Ariée et d'autres de ses parents
viennent le trouver. Des Perses passent aussi à son camp et parlent à ses
troupes pour les rassurer. Quelques‑uns même leur promettent avec serment, de la
part du roi, qu'il ne les punira pas d'avoir porté les armes pour Cyrus, et
qu'il oubliera tout ce qui s'est passé. Dès ce moment il parut qu'Ariée, et les
chefs de son armée avaient moins d'égards pour les Grecs. Plusieurs de ceux‑ci
en furent mécontents, et allant trouver Cléarque et les autres généraux, ils
leur dirent : « Pourquoi rester ici ? Ne savons‑nous pas que le roi met la plus
grande importance à nous exterminer afin que les autres Grecs tremblent de
porter la guerre dans ses états ? Maintenant il nous engage à séjourner ici,
parce que ses troupes sont dispersées. Dès qu'il les aura rassemblées, il ne
manquera pas de tomber sur nous. Peut‑être creuse‑t‑il des fossés, élève‑t‑il
des murs pour rendre notre retour impossible. Il ne consentira jamais que,
revenus en Grèce, nous racontions qu'avec aussi peu de troupes, ayant défait les
siennes à la porte de sa capitale, nous nous sommes retirés en le narguant. »
Cléarque répondit à ceux qui lui paraient ainsi : « Toutes ces pensées se sont
présentées à mon esprit comme au vôtre. Mais je réfléchis que si nous partons
maintenant, nous aurons l'air de nous retirer en guerre, et de transgresser le
traité. De là, nous ne trouverons nulle part ni à acheter ni à prendre des
vivres. De plus, personne ne voudra nous servir de guide : dès que nous aurons
pris ce parti, Ariée nous abandonnera ; il ne nous restera plus un seul ami, et
ceux mêmes qui l'étaient auparavant deviendront nos ennemis. J'ignore si nous
avons d'autres fleuves à passer ; mais nous savons que l'Euphrate seul nous
arrêtera, et qu'il est impossible de le traverser quand des ennemis nous en
disputeront le passage. S'il faut combattre, nous n'avons point de cavalerie.
Les Perses en ont beaucoup et d'excellente, en sorte que l'ennemi, s'il est
repoussé, ne perdra rien, et que s'il nous bat, il n'est pas possible qu'il leur
échappe un seul de nous. Je ne conçois pas d'ailleurs ce qui aurait pu obliger
le roi, qui a tant de moyens de nous exterminer, s'il veut le faire, à jurer la
paix, à nous tendre la main en signe d'alliance, à prendre les dieux à témoin de
ses serments, uniquement pour se parjurer, et rendre désormais sa foi suspecte
aux Grecs et aux Barbares. » Cléarque tint beaucoup de semblables discours.
Sur ces entrefaites, Tissapherne arriva avec ses troupes, et comme ayant dessein
de retourner dans son gouvernement. Orontas l'accompagnait et avait aussi son
armée. Ce dernier emmenait la fille du roi qu'il avait épousée. De là on partit
sous la conduite de Tissapherne qui faisait trouver des vivres à acheter. Ariée,
avec l'armée barbare de Cyrus, accompagnait Tissapherne et Orontas, et campait
avec eux. Les Grecs, se défiant de ces Barbares, prenaient des guides et
marchaient séparément. On campait séparément aussi, à une parasange au plus les
uns des autres. On se tenait de part et d'autre sur ses gardes, comme si l'on
eût été en guerre, et ces précautions engendrèrent aussitôt des soupçons.
Quelquefois les Grecs et les Barbares se rencontraient en allant an fourrage ou
au bois et se frappaient, ce qui fit naître une haine réciproque. On arriva en
trois marches au mur de la Médie et on le passa. Il est construit de briques
cuites au feu et liées par un ciment d'asphalte. Sa largeur est de vingt pieds,
sa hauteur de cent. On disait qu'il était long de vingt parasanges. Babylone
n'en était pas éloignée.
De là on fit en deux marches huit parasanges. On traversa deux canaux, l'un sur
un pont à demeure, l'autre sur un pont soutenu par sept bateaux. Ces canaux
recevaient leurs eaux du Tigre. On avait tiré de ces canaux des fossés qui
coupaient le pays. Les premiers étaient larges. Ils se subdivisaient en d'autres
moindres, et finissaient en petites rigoles telles qu'on en pratique en Grèce
pour arroser les champs de panis. On arriva enfin sur les bords du Tigre. À
quinze stades de ce fleuve était une ville grande et peuplée, nommée Sitace. Les
Grecs campèrent tout autour et à peu de distance d'un parc beau, vaste et planté
d'arbres de toutes espèces.
Les Barbares avaient passé le Tigre et ne paraissaient plus. Proxène et Xénophon
se promenaient par hasard après souper à la tête du camp en avant des armes.
Arrive un homme qui demande aux gardes avancées où il trouvera Proxène ou
Cléarque. Il ne demandait point Ménon, quoiqu'il vînt de la part d'Ariée, hôte
de ce Grec. Proxène ayant répondu qu'il était un de ceux qu'il cherchait, cet
homme lui dit : « Ariée et Artaèze, ci‑devant attachés à Cyrus et qui vous
veulent toujours du bien, m'ont envoyé vers vous. Ils vous recommandent de vous
tenir sur vos gardes, de peur que les Barbares ne vous attaquent cette nuit ;
car il y a beaucoup de troupes dans le parc voisin. Ils vous conseillent aussi
d'envoyer une garde au pont du Tigre, que Tissapherne a résolu de replier dans
la nuit, s'il lui est possible, pour empêcher que vous ne passiez le Tigre, et
pour vous tenir enfermés entre le fleuve et le canal. Proxène et Xénophon
entendant ce rapport, mènent l'homme à Cléarque et lui rendent compte de ce
qu'il a dit. Cléarque fut troublé et même très effrayé de ce récit. Parmi les
Grecs qui étaient là, un jeune homme ayant réfléchi, dit qu'il ne serait pas
conséquent aux ennemis d'attaquer et de rompre le pont. * S'ils attaquent, il
est évident qu'il faut qu'ils nous battent ou qu'ils soient battus. Supposons
qu'ils doivent remporter la victoire, qu'ont‑ils besoin de replier le pont ?
Quand il y en aurait plusieurs autres, où nous réfugierions-nous après une
défaite ? Que si l'avantage est à nous, le pont rompu, les Barbares n'ont plus
de retraite, et les forces nombreuses qui sont sur l'autre rive ne pourraient
leur donner le moindre secours. »
Cléarque demanda ensuite à l'homme qu'on lui avait amené, quelle était l'étendue
du pays contenu entre le Tigre et le canal. On apprit, par sa réponse, que ce
pays était vaste, qu'il y avait des villages et beaucoup de grandes villes. On
reconnut alors que les Barbares avaient insidieusement envoyé cet émissaire,
parce qu'ils craignaient que les Grecs, qui avaient passé le pont du canal, ne
se fixassent dans cette espèce d'île, où ils auraient eu pour rempart d'un côté
le Tigre, de l'autre le canal ; qu'ils ne tirassent des vivres de la contrée
même qui était vaste, féconde et peuplée de cultivateurs, et qu'il ne s'y formât
un asile sûr pour quiconque voudrait insulter le roi. On prit ensuite du repos.
On envoya cependant une garde au pont du Tigre. On ne fut attaqué d'aucun côté.
La garde même du pont assura depuis qu'il n'y était venu aucun Barbare. Dès le
point du jour, l'armée grecque passa avec le plus de précautions qu'elle put ce
pont soutenu par trente‑sept bateaux ; car quelques‑uns des Grecs qui étaient
près de Tissapherne avaient prévenu qu'on serait attaqué au passage. Mais tous
ces avis se trouvèrent dénués de fondement. Glous seulement et quelques autres
Barbares parurent pendant qu'on traversait le fleuve. Ils observèrent si les
Grecs passaient, et l'ayant vu, ils s'éloignèrent au galop.
Des bords du Tigre, on fit, en quatre jours de marche, vingt parasanges. On
arriva au fleuve Physcus, large d'un plèthre. Un pont le traversait. En cet
endroit était aussi une grande ville nommée Opis, près de laquelle les Grecs
rencontrèrent un frère bâtard de Cyrus et d'Artaxerxès, et une armée nombreuse
qu'il amenait de Suse et d'Ecbatane pour secourir le roi. Il fit faire halte à
ses troupes et regarda passer les Grecs. Cléarque était à leur tête et les fit
défiler deux à deux. De temps en temps il s'arrêtait. Tant que la tête de la
colonne faisait halte, le reste de l'armée le faisait nécessairement aussi, en
sorte que tes Grecs eux‑mêmes trouvaient leurs troupes plus nombreuses, et que
le Perse qui les considérait en fut frappé d'étonnement. De là en six marches on
fit trente parasanges à travers les déserts de la Médie, et l'on arriva dans le
domaine de Parysatis, mère du roi et de Cyrus. Tissapherne, pour insulter aux
mânes de ce prince, permit aux Grecs d'y piller les villages, et leur défendit
seulement de faire des esclaves. Il y avait beaucoup de blé, de menu bétail et
d'autres effets. Puis on fit en cinq marches vingt parasanges dans le désert,
l'armée ayant le Tigre à sa gauche. À la première de ces marches, on vit sur
l'autre rive du fleuve une ville grande et florissante nommée Caenes, d'où les
Barbares, sur des radeaux faits avec des peaux, apportèrent à l'armée des pains,
du fromage et du vin.
On arriva ensuite sur les bords du fleuve Zabate, large de quatre plèthres. On y
séjourna trois jours. Les soupçons réciproques des Grecs et des Barbares s'y
accrurent. Il ne parut pas cependant qu'on se tendît aucune embûche. Cléarque
résolut de s'aboucher avec Tissapherne pour détruire, s'il le pouvait, ces
soupçons avant qu'ils dégénérassent en une guerre ouverte. Il envoya dire au
satrape qu'il désirait conférer avec lui. Tissapherne répondit qu'il était prêt
à le recevoir ; et quand ils se virent, Cléarque lui tint ce discours : « Je me
souviens, Tissapherne, des serments que nous nous sommes faits, et de la foi que
nous nous sommes donnée, de ne nous point attaquer. Vous n'en êtes pas moins en
garde contre nous, et vous nous considérez encore comme ennemis. Nous
l'apercevons tous, et par cette raison nous nous gardons de même. J'ai beau
chercher cependant, je ne puis découvrir que vous ayez tenté de nous nuire, et
je suis certain que les Grecs ne forment aucun projet contre vous. Voilà
pourquoi j'ai désiré que nous nous abouchassions, afin que, s'il est possible,
nous anéantissions cette défiance mutuelle. Car j'ai vu que souvent des hommes,
ou prêtant l'oreille à la calomnie, ou se livrant à des soupçons, ont conçu les
uns des autres une crainte mal fondée, et que ceux qui ont mieux aimé prévenir
l'injure que la souffrir ont causé des maux sans remède à ceux qui ne leur
voulaient, qui ne leur auraient jamais fait aucun mal. Je pense qu'une
explication est ce qui dissipe le mieux de tels malentendus, et je suis venu
dans le dessein de vous prouver que vous n'avez pas raison de vous défier de
nous. Nos serments, dont les dieux sont témoins (et c'est pour moi la première
et la plus importante considération), nos serments, dis‑je, nous interdisent
toute inimitié. Je ne pourrais regarder comme heureux un mortel à qui sa
conscience reprocherait de s'être joué des dieux ; car si l'on est en guerre
avec eux, quelle fuite rapide peut nous soustraire à leur poursuite ? Quelles
ténèbres peuvent nous cacher à leurs yeux ? Quel lieu fortifié est un rempart
contre leur vengeance ? Rien n'est indépendant de l'autorité suprême des dieux.
Ils ont dans tous les lieux, ils ont sur tout ce qui existe un pouvoir égal et
sans bornes. Telle est mont opinion sur les Immortels et sur les serments
garants de l'amitié que nous nous sommes mutuellement promise. Descendant à des
considérations humaines, je vous regarde, dans la conjoncture présente, comme le
plus grand bien et le plus précieux pour les Grecs. Avec vous quelle route nous
sera difficile ? Quel fleuve ne passerons‑nous pas ? Où manquerons‑nous de
vivres. Sans vous, nous voyagerons toujours dans les ténèbres, car nous ignorons
absolument notre chemin ; nous serons arrêtés par tous les fleuves. Une poignée
d'hommes nous sera redoutable. Les déserts nous le seront encore plus. C'est là
que nous attendent des difficultés sans nombre. Si donc la fureur nous aveuglait
jusqu'à vous faire périr, que résulterait‑il pour nous d'avoir immolé notre
bienfaiteur, si ce n'est de nous attirer une nouvelle guerre avec le roi, avec
le plus puissant de tous les vengeurs ? Je vais vous exposer de plus à quelles
espérances personnelles je renoncerais en entreprenant de vous faire la moindre
injure. J'ai désiré de me faire ami de Cyrus, parce que je croyais trouver en
lui l'homme le plus capable d'obliger qui il voudrait. Je vous vois maintenant
réunir à votre gouvernement celui de ce prince. Je vous vois héritier de sa
puissance et soutenu de celle du roi, contre laquelle luttait Cyrus. Dans ces
circonstances, quel homme serait assez insensé, pour ne pas désirer d'être de
vos amis ? Je me flatte que vous voudrez aussi être le nôtre, et je vous
indiquerai ce qui me le fait présumer. Je vois les Mysiens et les Pisidiens
inquiéter votre gouvernement. J'espère, avec les Grecs que je commande, les
humilier et vous les soumettre. J'en entends dire autant de beaucoup d'autres
peuples. Je me crois en état de les empêcher de troubler sans cesse votre
tranquillité. Les Égyptiens, je le sais, sont ceux contre lesquels vous êtes le
plus irrités, et je ne vois pas quelles troupes vous pourriez vous associer,
pour châtier ces rebelles, qui valussent celles dont je suis le chef. Aux
environs de votre gouvernement, vous deviendriez le protecteur le plus puissant
de quiconque vous voudriez favoriser ; vous ordonneriez en maître absolu la
destruction de qui oserait vous insulter, en nous ayant pour ministres de vos
vengeances, nous qui ne vous servirions pas seulement par l'espoir de la solde,
mais par des motifs de reconnaissance et par un juste souvenir de notre salut
que nous vous devrions. Après avoir fait toutes ces réflexions, il me paraît si
étonnant que vous ayez de nous quelque défiance, que je serais charmé de savoir
quel a été l'homme assez éloquent, pour vous persuader que nous avons de mauvais
desseins contre vous. » Cléarque ayant fini de parler, Tissapherne répondit : «
Je suis charmé, Cléarque, de vous entendre tenir ce discours sensé. Car, puisque
vous pensez ainsi, je croirai désormais que vous ne pouvez former de projets
nuisibles contre moi, sans en former contre vous-même. Mais à votre tour
apprenez que vous ne sauriez avec justice vous défier ni d'Artaxerxès ni de moi.
Si nous avions voulu vous perdre, vous semble‑t‑il que nous n'eussions pas assez
de cavalerie, d'infanterie, d'armes, pour vous nuire sans courir le moindre
risque. Présumez‑vous que nous ne trouvassions pas de lieu favorable pour vous
attaquer ? Mais combien dans le pays qui fait des vœux pour nous, de vastes
plaines que vous vous fatiguez à traverser ? Combien sur votre chemin de
montagnes dont nous pouvons vous boucher les passages en les occupant avant vous
? Combien de fleuves au‑delà desquels nous pouvons ne laisser défiler que la
quantité de vos troupes que nous voudrons combattre ? Que dis‑je ! Il en est que
vous ne passeriez même jamais sans notre secours. Supposons qu'aucun de ces
moyens ne nous réussisse, les fruits de la terre peuvent‑ils résister au feu ?
Nous brûlerons tout devant vous, et nous vous opposerons la famine pour
adversaire. Pouvez ‑vous, quelque braves que vous soyez, le combattre ? Comment,
ayant autant de moyens de vous faire la guerre sans courir le moindre danger,
choisirions‑nous entre tant de manières la seule qui soit impie envers les dieux
et qui nous couvrirait de honte devant les hommes, qui ne convient qu'à des gens
sans ressource, plongés dans l'embarras, pressés par la nécessité, qu'à des
scélérats qui veulent retirer quelque avantage de leur parjure envers les dieux,
et de leur infidélité envers les humains ? Nous ne sommes pas à ce point,
Cléarque, insensés et déraisonnables. Pourquoi donc, lorsqu'il nous était facile
de vous détruire, ne vous avons‑nous pas attaqués ? Sachez que vous le devez au
désir vif que j'ai eu de gagner l'amitié des Grecs, et de revenir dans mon
gouvernement, m'étant assuré, par mes bienfaits, l'attachement de ces troupes,
sur lesquelles Cyrus, en les menant dans la haute Asie, ne comptait que parce
qu'il les stipendiait. Vous m'avez désigné quelques‑uns des avantages que je
puis retirer de votre affection. Vous avez omis le plus important, et je le
sens. Il est permis au roi seul de porter la tiare droite sur sa tête ; mais
avec votre assistance, un autre a peut‑être droit de la porter ainsi dans son
coeur.»
Ce discours parut sincère à Cléarque : « Ceux donc, reprit‑il, qui, tandis que
nous avons des motifs aussi puissants d'être amis, tâchent par calomnies de
susciter la guerre entre nous, méritent les derniers supplices. ‑ Pour moi, dit
Tissapherne, je dénoncerai ceux qui me disent que vous tramez des complots
contre moi et contre mon armée. Je les nommerai à vos généraux et à vos chefs de
loches, s'ils veulent venir publiquement me trouver. ‑ Je vous les amènerai
tous, répliqua Cléarque, et je vous déclarerai quiconque me tient sur vous de
semblables discours. » Tissapherne, après cet entretien, fit beaucoup de caresse
à Cléarque, et le retint à souper. Ce général étant retourné le lendemain au
camp, parut persuadé des intentions pacifiques de Tissapherne, et publia ce que
le satrape lui avait dit. Il ajouta qu'il fallait que les chefs invités par
Tissapherne se rendissent chez ce Perse, et que ceux des Grecs qui seraient
convaincus de calomnie, fussent punis comme traîtres, et mal intentionnés pour
leurs compatriotes. Il soupçonnait Ménon de ce crime, sachant qu'Ariée et lui
avaient eu une conférence avec Tissapherne ; que Ménon, d'ailleurs, formait un
parti contre lui, et, par une conduite insidieuse, voulait lui débaucher toute
l'armée, et s'assurer par là l'amitié de Tissapherne. Cléarque, de son côté,
visait à s'attacher toutes les troupes, et à se défaire des rivaux qui
l'inquiétaient. Quelques soldats furent d'un avis contraire à celui de Cléarque,
et dirent qu'il ne fallait pas que tous les généraux et les chefs de lochos
allassent chez Tissapherne, ni qu'on se fiât aveuglement à lui. Cléarque insista
fortement jusqu'à ce qu'il eût fait décider qu'il irait cinq généraux et vingt
chefs de lochos. Environ deux cents soldats les suivirent, comme pour aller
acheter des vivres.
Quand ils furent arrivés à la tente du satrape, on fit entrer les cinq généraux,
Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias Arcadien, Cléarque Lacédémonien et
Socrate d'Achaïe. Les chefs de lochos restèrent à la porte. Peu de temps après,
au même signal, on arrêta les généraux qui étaient entrés, et on fit main basse
sur tout ce qui se trouvait de Grecs en dehors. Ensuite quelque cavalerie
barbare se dispersant dans la plaine, passa au fil de l'épée tout ce qu'elle
trouva de Grecs indistinctement hommes libres et esclaves. Les Grecs, qui
l'aperçurent de leur camp, s'étonnèrent de cette excursion, et ne concevaient
pas ce que ces cavaliers pourraient faire. Mais enfin Nicarque l’Arcadien
arriva. Il avait pris la fuite, quoique blessé au ventre et tenant ses
entrailles dans ses mains il raconta tout ce qui s'était passé. Aussitôt les
Grecs coururent aux armes, frappés de terreur, et présumant que leur camp allait
être à l'instant assailli par les Barbares ; mais l'armée entière de Tissapherne
n'y marcha pas. Il ne vint qu'Ariée, Artaèze et Mithradate qui avaient été les
plus intimes amis de Cyrus. L'interprète des Grecs dit qu'il voyait aussi parmi
ces Barbares le frère de Tissapherne , et qu'il le reconnaissait bien. Ils
étaient escortés d'environ trois cents Perses cuirassés. Quand ils furent près
du camp, ils demandèrent que quelque général ou un chef de lochos s'avançât pour
qu'ils lui annonçassent les intentions du roi. Cléanor d'Orchomène et Sophénète
de Stymphale sortirent du camp avec précaution. Xénophon Athénien les suivit
pour apprendre des nouvelles de Proxène. Chirisophe se trouvait absent pour
lors, ayant été avec d'autres Grecs chercher des vivres dans un village. Quand
on fut à portée de s'entendre, Ariée dit : « Grecs, Cléarque ayant été convaincu
de violer ses serments et de transgresser le traité, a reçu la peine qui lui
était due : il n'est plus. Proxène et Ménon, qui ont dénoncé sa perfidie,
reçoivent de grands honneurs. Quant à vous, le roi vous demande vos armes, et
prétend qu'elles lui appartiennent, puisque vous les portiez pour Cyrus son
esclave. »
Les Grecs lui répondirent, Cléanor d'Orchomène portant la parole : « O le plus
méchant des hommes, Ariée ! vous tous qui étiez dans l'intimité de Cyrus !
pouvez‑vous lever les yeux sans rougir vers les dieux ou sur les hommes ; vous
qui ayant juré d'avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis que nous, avez depuis
machiné notre perte avec Tissapherne, le plus impie et le plus scélérat des
mortels avez égorgé les généraux mêmes qui avaient reçu votre serment, et nous
ayant tous trahis, marchez contre nous avec nos ennemis ? » Ariée répliqua : «
Cléarque avait déjà été convaincu de tendre des embûches à Tissapherne, à
Orontas et à nous tous qui les accompagnons. ‑ Cléarque, donc, reprit Xénophon,
a été justement puni d'avoir violé le traité, malgré ses serments ; car il est
juste que les parjures périssent. Mais Proxène et Ménon, puisque vous avez à
vous louer d'eux et qu'ils sont nos généraux, renvoyez‑les nous. Également bien
intentionnés pour vous et pour nous, il est évident qu'ils ne tâcheront de nous
inspirer que les desseins les plus avantageux aux deux armées. » Les Barbares
ayant longtemps conféré ensemble sur cette réponse, se retirèrent sans en avoir
rendu aucune.
Les généraux qu'on avait ainsi arrêtés furent menés à Artaxerxès : ce roi leur
fit couper la tête. Telle fut leur fin. Cléarque, l'un d'eux, de l'avis de tous
ceux qui l'ont intimement connu, passait pour avoir au plus haut degré les
talents et le goût de son métier. Il resta chez les Lacédémoniens tant qu'ils
furent en guerre avec Athènes. La paix s'étant faite, il persuada à sa patrie
que les Thraces insultaient les Grecs ; et ayant gagné comme il put les Éphores,
il mit à la voile pour faire la guerre aux Thraces qui habitent au‑dessus de la
Chersonèse et de Périnthe. Après son départ, les Éphores changèrent d'avis et
tâchèrent de le faire revenir de l'Isthme. Il cessa alors de leur obéir et
continua sa navigation vers l'Hellespont. Cette désobéissance le fit condamner à
mort par les magistrats de Sparte. N'ayant plus de patrie, il vint trouver Cyrus
; et j'ai indiqué ailleurs de quelle manière il gagna la confiance de ce prince.
Cyrus lui donna dix mille dariques. Cléarque les ayant reçues ne s'abandonna
point à une vie voluptueuse et oisive ; mais avec cet argent il leva une armée,
et fit la guerre aux Thraces. Il les vainquit en bataille rangée, puis pilla et
ravagea leur pays. Cette guerre l'occupa jusqu'à ce que ses troupes devinssent
nécessaires à Cyrus. Il partit alors pour aller faire une nouvelle guerre avec
ce prince.
Tous ces traits me paraissent indiquer un homme passionné pour la guerre, qui la
préfère à la paix, dont, sans honte et sans dommage, il pourrait goûter les
douceurs, qui, lorsque l'oisiveté lui est permise, va chercher les fatigues de
la guerre, et lorsqu'il peut jouir sans péril de ses richesses, aime mieux les
dissiper en courant aux combats. Il dépensait pour la guerre comme un autre fait
pour ses amours ou pour quelque genre de volupté. Tel était le goût de Cléarque
pour le métier des armes. Quant à ses talents, voici d'après quoi l'on en peut
juger. Il aimait les dangers, conduisait, la nuit comme le jour, ses troupes à
l'ennemi, et, dans les occasions périlleuses, il était prudent et fécond en
expédients, comme l'ont avoué tous ceux qui l'y ont vu. Il passait pour avoir,
autant qu'il est possible, le don de commander, mais d'après son génie
particulier ; car nul ne fut plus capable que lui d'inventer les moyens de
fournir ou de faire préparer des vivres à ses troupes. Il savait aussi inculquer
à tout ce qui l'entourait qu'il ne fallait pas lui désobéir. Il retirait cet
avantage de sa dureté ; car il avait l'aspect sévère, la voix rude. Il punissait
toujours avec rigueur et quelquefois avec colère, en sorte qu'il s'en est plus
d'une fois repenti. C'était cependant aussi par principe qu'il châtiait ; car il
regardait des hommes indisciplinés comme n'étant bons à rien. On prétend même
lui avoir entendu dire qu'il fallait que le soldat craignît plus son général que
l'ennemi, soit qu'on lui prescrivit de garder un poste ou d'épargner le pays ami
ou de marcher avec résolution à l'ennemi. Aussi dans les dangers, les troupes le
désiraient ardemment pour chef, et le préféraient à tout autre. La sévérité de
ses traits se changeait alors, disait‑on, en sérénité, et sa dureté avait l'air
d'une mâle assurance qui ne devait plus faire trembler que l'ennemi, et où le
soldat lisait son salut ; mais le péril évanoui, dès qu'on pouvait passer sous
les drapeaux d'un autre chef, beaucoup de Grecs quittaient les siens ; car il
n'avait point d'aménité : il se montrait toujours dur et cruel, et ses soldats
le voyaient du même oeil que des enfants voient leur pédagogue. Aussi n'y eut‑il
jamais personne qui le suivît par amitié et par inclination. Mais ceux que leur
patrie, le besoin, ou quelque autre nécessité avaient mis et forçaient de rester
sous ses ordres, servaient avec une subordination sans égale. Dès que ses
troupes eurent commencé à vaincre sous lui, beaucoup de raisons les rendirent
excellentes. L'audace, en présence de l'ennemi leur était devenue une vertu
familière, et la crainte d'être punies par leur chef les avait singulièrement
disciplinées. Tel était Cléarque lorsqu'il commandait ; mais il passait pour ne
pas aimer à être commandé par un autre. Il avait environ cinquante ans quand il
mourut.
Proxène de Béotie, dès qu'il sortit de l'enfance, conçut l'ambition de devenir
capable des plus grandes choses. Pour satisfaire ce désir, il se mit à l'école
de Gorgias de Léontium. Quand il eut pris de ses leçons, se croyant en état de
commander, et s'il devenait ami des grands, de payer par ses services leurs
bienfaits, il joignit Cyrus, et s'associa à l'expédition de ce prince. Il
espérait y acquérir une grande réputation, un grand pouvoir, de grandes
richesses. Mais s'il conçut ces désirs, il prouva évidemment qu'il ne voulait
rien obtenir par des moyens bas et injustes. Il croyait que ce n'était que par
des voies droites et honnêtes qu'il fallait parvenir à son but, et que si elles
ne l'y menaient pas, il valait mieux n'y jamais atteindre. Il ne lui manquait
rien pour commander de braves et d'honnêtes gens ; mais il ne savait inspirer
aux subalternes ni respect ni crainte. Que dis‑je ? Il avait plus l'air de
respecter ses soldats que d'être respecté d'eux. On voyait qu'il craignait plus
de s'en faire haïr qu'ils ne craignaient de lui désobéir.
Il croyait que pour bien commander, et pour s'en faire la réputation, il
suffisait de donner des louanges à qui se conduisait avec bravoure, et d'en
refuser à qui tombait en faute. De là, parmi ceux qui étaient à ses ordres, tout
ce qui avait des sentiments de probité et d'honneur lui était affectionné, tous
les méchants complotaient contre lui, et tâchaient de tirer parti de sa
facilité. Il mourut âgé d'environ trente ans.
Ménon de Thessalie était possédé d'une soif insatiable de l'or, et ne la cachait
pas. Il désirait le commandement pour s'emparer de plus de trésors ; les
honneurs, pour gagner davantage. Il ne voulait être ami des gens les plus
puissants que pour commettre impunément des injustices. Il regardait le parjure,
le mensonge, la fourberie comme le chemin le plus court qui menât à l'objet de
ses désirs. Il traitait de bêtise la simplicité et la sincérité. On voyait
clairement qu'il n'aimait personne, et s'il se disait l'ami de quelqu'un, il
n'en cherchait pas moins ouvertement à lui nuire. Jamais sa raillerie ne tomba
sur un ennemi, et il ne parlait point des gens avec qui il vivait familièrement
sans se moquer d'eux. Ce n'était point à envahir le bien des ennemis, qu'il
dirigeait ses projets. Il jugeait difficile de prendre à qui se tenait sur ses
gardes. Il pensait avoir seul remarqué qu'il était plus aisé de dépouiller un
ami, et de s'approprier ce qu'on ne songeait point à défendre. Il redoutait tout
ce qu'il connaissait de parjures et de méchants, comme gens cuirassés contre son
attaque. Mais il tâchait de profiter de la faiblesse dont il taxait les gens
pieux et qui faisaient profession de sincérité. Comme il est des hommes qui
étalent avec complaisance leur piété, leur franchise, leur droiture, Ménon se
targuait de son art à tromper, à inventer des fourberies, à tourner en ridicule
ses amis. Il regardait comme n'ayant pas reçu d'éducation quiconque n'était pas
fin et rusé. Essayait‑il d'obtenir le premier rang dans l'amitié d'un homme, il
croyait qu'il ne manquerait pas de captiver son esprit en décriant près de lui
ses amis les plus intimes. C'était en se rendant complice des crimes de ses
soldats, qu'il travaillait à s'assurer leur soumission. Pour se faire considérer
et cultiver, il laissait apercevoir que personne n'avait plus que lui le pouvoir
et la volonté de nuire. Était‑il abandonné de quelqu'un, il croyait l'avoir bien
traité, de ne l'avoir pas perdu pendant qu'il s'en était servi. On pourrait
mentir sur son compte si l'on entrait dans des détails peu connus ; mais je n'en
rapporterai que ce qui est su de tout le monde. Étant dans la fleur de la
jeunesse, il obtint d'Aristippe le commandement des troupes étrangères de son
armée ; il passa le reste de sa jeunesse dans la plus grande faveur auprès
d'Ariée, barbare qui aimait les jeunes gens d'une jolie figure. Lui‑même, dans
un âge tendre, conçut une passion violente pour Tharypas, plus âgé que lui.
Quand les généraux grecs furent mis à mort pour avoir fait avec Cyrus la guerre
au roi, Ménon, à qui l'on avait le même reproche à faire, ne subit pas le même
sort. Il fut cependant ensuite condamné par le roi au supplice ; non pas à
avoir, comme Cléarque et les autres généraux, la tête tranchée, ce qui passait
pour le genre de mort le plus noble, mais on dit qu'il périt, après avoir
souffert pendant un an les tourments auxquels on condamne les scélérats.
Agias d'Arcadie et Socrate d'Achaïe furent mis à mort aussi. Ils n'eurent jamais
à essuyer de railleries sur leur conduite à la guerre, ni de reproche sur leurs
procédés envers leurs amis. Tous deux étaient âgés d'environ quarante ans.
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