J'ai rendu compte,
dans les livres précédents de la marche des Grecs et de Cyrus vers la haute
Asie, de ce qui s'était passé jusqu'à la bataille ; des événements qui suivirent
la mort de ce prince ; du traité conclu entre les Grecs et Tissapherne, et du
commencement de leur retraite avec ce satrape. Quand on eut arrêté leurs
généraux et mis à mort tout ce qui les avait suivis de chefs et de soldats, les
Grecs se trouvèrent dans un grand embarras. Ils, songèrent qu'ils étaient au
centre de l'empire d'Artaxerxès, entourés de tous côtés de beaucoup de villes et
de nations, leurs ennemies. Personne ne devait plus fournir un marché garni de
vivres. Ils se trouvaient à plus de dix mille stades de la Grèce, n'avaient plus
de guide, et la route qui les eût ramenés dans leur patrie, leur était barrée
par des fleuves qu'ils ne pouvaient traverser. Les Barbares que Cyrus avait
conduits dans la haute Asie les avaient trahis : seuls et abandonnés ils
n'avaient pas un homme de cavalerie. Il était évident que désormais vainqueurs,
ils ne tueraient pas un fuyard ; vaincus, ils perdraient jusqu'au dernier
soldat. Ces réflexions et leur découragement furent cause que peu d'entre eux
purent manger ce soir‑là. Peu allumèrent des feux, et il n'y en eut pas beaucoup
qui dans la nuit vinssent jusqu'aux armes : chacun se reposa où il se trouva ;
aucun ne goûta les douceurs du sommeil. Tourmentés par leurs chagrins, ils
regrettaient leur patrie, leurs parents, leurs femmes, leurs enfants, qu'ils
n'espéraient plus revoir, et affectés de ces idées, tous restaient dans un morne
repos.
Il y avait dans l'année un Athénien nommé Xénophon. Il ne l'avait suivie ni
comme général, ni comme chef de lochos, ni comme soldat. Proxène, qui était un
des anciens hôtes de sa famille, l'avait tiré de la maison paternelle, en lui
promettant, s'il venait, de le mettre bien avec Cyrus, "de l'amitié duquel,
disait ce général, je crois avoir plus à espérer que de ma patrie." Xénophon
ayant lu la lettre de Proxène, consulta sur son départ Socrate l'Athénien.
Socrate, craignant que Xénophon ne se rendît suspect aux Athéniens, en se liant
avec Cyrus qui avait paru aider de toute sa puissance les Lacédémoniens dans
leur guerre contre Athènes, Socrate, dis‑je, lui conseilla d'aller à Delphes et
d'y consulter sur son dessein le dieu qui y rend des oracles. Xénophon y étant
allé, demanda à Apollon à quel dieu il devait offrir des sacrifices et faire des
vœux, afin que le voyage qu'il projetait tournât le plus avantageusement pour
lui, et qu'il revînt sain et sauf, après un heureux succès. La réponse d'Apollon
lui désigna à quels dieux il convenait de faire des sacrifices. Xénophon, de
retour à Athènes, apprend à Socrate l'oracle qui lui a été rendu. Ce philosophe
l'ayant entendu, reproche à son disciple de n'avoir pas demandé d'abord lequel
valait mieux pour lui de partir ou de rester ; mais de s'être déterminé lui‑même
à partir, et de n'avoir consulté l'oracle que sur les moyens les plus propres à
rendre son voyage heureux. "Cependant, puisque vous vous êtes borné à cette
question, ajouta Socrate, il faut faire ce que le Dieu a prescrit." Ainsi
Xénophon ayant sacrifié aux dieux indiqués par Apollon, mit à la voile. Il
rejoignit à Sardes Proxène et Cyrus prêts à marcher vers la haute Asie. On le
présenta à Cyrus. D'après le désir de Proxène, ce prince témoigna aussi qu'il
souhaitait que Xénophon restât à son armée, et lui dit que dès que l'expédition
serait finie il le renverrait. On prétendait que l'armement se faisait contre
les Pisidiens.
Xénophon commença la campagne, ayant été ainsi trompé sur l'objet de
l'entreprise, mais n'étant pas joué pal Proxène ; car ni ce général, ni aucun
autre des Grecs, si ce n'est Cléarque ne se doutaient qu'on marchât contre le
roi. Lorsqu'on fut arrivé en Cilicie, il parut évident que c'était contre
Artaxerxès que se faisait cette expédition. La plupart des Grecs, effrayés de la
longueur de la route, ne suivirent que contre leur gré Cyrus. La honte de
reculer aux yeux de leurs camarades et du prince les retint à son armée.
Xénophon fut de ce nombre. Dans l'extrémité où l'on était réduit pour lors, il
s'affligeait comme les autres, et ne pouvait dormir. Le sommeil cependant ayant
un instant fermé sa paupière, il eut un songe. Il lui sembla entendre gronder le
tonnerre, et voir tomber sur la maison de son père la foudre, qui la mit toute
en feu. Il s'éveilla aussitôt saisi de terreur. D'une part, il jugea que ce
songe ne lui présageait rien que d'heureux ; car au milieu des fatigues et des
dangers, il lui avait apparu une grande lumière venant du ciel ; d'autre part,
il craignit qu'il ne pût sortir de l'empire du roi, et que de tous côtés il n'y
fût retenu par des obstacles, jugeant que ce songe venait de Jupiter roi, et
s'étant vu de toutes parts environné de flammes.
Par les événements qui suivirent ce songe, on pourra reconnaître de quelle
nature il était ; car voici ce qui arrive aussitôt : Xénophon s'éveille, et
telles sont les premières idées qui le frappent : "Pourquoi suis‑je couché ? La
nuit s'avance. Avec le jour nous aurons probablement l'ennemi sur les bras ; si
nous tombons au pouvoir du roi, qui l'empêchera, après que nous aurons été
témoins du plus affreux spectacle, après qu'il nous aura fait souffrir toutes
les horreurs des supplices, de nous condamner à la mort la plus ignominieuse ?
Personne ne se prépare, personne ne songe même à prendre les moyens de repousser
l'ennemi. Nous restons tous couchés comme si nous avions le loisir de nous
livrer au repos. Que fais‑je moi‑même ? D'où attends‑je un général qui prenne le
parti qu'exigent les circonstances, et jusqu'à quel âge dois‑je différer de
veiller moi‑même à mon salut ? Car je n'ai pas l'air de vieillir beaucoup si je
me rends aujourd'hui à l'ennemi." D'après ces réflexions, il se lève et appelle
d'abord les chefs de loches de la section de Proxène Quand ils furent assemblés,
il leur dit : "Braves chefs, je ne puis ni dormir (et sans doute, vous ne
dormiez pas plus que moi), ni rester plus longtemps couché, ayant devant les
yeux la triste situation où nous sommes réduits ; car il est évident que nos
ennemis n'ont voulu être en guerre ouverte avec nous qu'après avoir cru s'y être
bien préparés, et personne de nous ne s'occupe des moyens de les repousser
vigoureusement. Quel sort pensons‑nous qui nous attende, si nous perdons courage
et tombons dans les mains du roi, de ce prince inhumain qui, ne trouvant pas sa
cruauté assouvie par la mort de son propre a frère, en a mutilé le cadavre, a
fait couper la tête et la main de Cyrus, et les a exposées en spectacle au haut
d'une pique ? Quels supplices réserve‑t‑il, croyez‑vous, pour nous, dont
personne n'épouse ici les intérêts, et qui avons pris les armes pour le faire
tomber du trône dans l'esclavage ou même pour lui ôter, si nous pouvions, la vie
? Ne nous fera‑t‑il pas subir les plus honteuses tortures ? Ne cherchera‑t‑il
pas tous les moyens d'inspirer au reste des mortels une terreur qui les détourne
de porter la guerre au sein de ses états ? Il faut donc tout tenter pour ne pas
tomber en son pouvoir. Tant qu'a duré le traité, je n'ai cessé de plaindre les
Grecs et d'envier le bonheur d'Artaxerxès et des Perses. Je considérais
l'immensité et la fertilité du pays que possédaient nos ennemis, l'abondance
dans laquelle ils nageaient. Que d'esclaves ! Que de bétail ! Que d'or et
d'habits magnifiques ! Tournant ensuite mes regards sur notre armée, je voyais
qu'aucun de ces biens n'était à nous sans l'acheter. Je savais qu'il ne restait
plus de quoi payer qu'à peu de nos soldats, et que nos serments nous empêchaient
tous de nous fournir du nécessaire, autrement que l'argent à la main. Souvent,
d'après ces considérations, notre traité m'effrayait plus que ne m'effraie
aujourd'hui la guerre. Puisque la convention est rompue par le fait des Perses,
il me semble qu'ils ont mis fin en même temps, et aux outrages qu'il nous
fallait essuyer d'eux, et aux soupçons continuels dans lesquels il nous fallait
vivre. Tous les biens dont ils jouissaient ne sont pas plus à eux, désormais
qu'ils ne sont à nous. Comme les prix des jeux de la Grèce déposés entre les
prétendants, ils appartiendront aux plus courageux. Les dieux sont les arbitres
de ce combat, et sans doute, car ils sont justes, ils se déclareront pour nous.
Les Barbares les ont offensés par leurs parjures, et nous, lorsque nous nous
sommes vus entourés de tant d'objets de tentation, nous nous sommes sévèrement
abstenus de rien prendre par respect pour nos serments et pour les Immortels. Je
crois donc que nous pouvons marcher au combat avec plus d'assurance que nos
ennemis. Nous avons d'ailleurs plus qu'eux l'habitude et la force de supporter
le froid, le chaud, la fatigue, et grâces au ciel, nos âmes sont d'une meilleure
trempe. Les Barbares seront plus faciles que nous à blesser et à tuer si les
dieux nous accordent comme ci‑devant la victoire. Mais peut‑être d'autres Grecs
que nous ont‑ils en ce moment la même pensée ? N'attendons pas, je vous en
conjure par les Immortels, qu'ils viennent nous trouver, et que ce soient eux
qui nous exhortent à une défense honorable ; commençons les premiers à marcher
dans le chemin de l'honneur et entraînons‑y les autres. Montrez ‑vous les plus
braves des chefs grecs ; montrez-vous plus dignes d'être généraux que nos
généraux eux‑mêmes. Si vous voulez courir à cette gloire, j'ai dessein de vous
suivre ; si vous m'ordonnez de vous y conduire, je ne prétexte point mon âge
pour m'en dispenser. Je crois au contraire que la vigueur de la jeunesse ne me
rend que plus capable de repousser les maux qui me menacent." Ainsi parla
Xénophon. Les chefs ayant entendu son discours, lui dirent tous de se mettre à
leur tête. Il n'y eut qu'un certain Apollonide, qui affectait de parler le
dialecte béotien, qui soutint que c'était déraisonner que de prétendre, qu'il y
eût d'autre espoir de salut, que de fléchir le roi, s'il était possible ; et il
commençait à exposer les difficultés qu'il trouvait à se tirer autrement
d'affaire. Xénophon l'interrompit par ces mots : "Ô le plus étonnant des hommes,
qui ne concevez pas ce que vous voyez, qui ne vous souvenez pas de ce qui a
frappé vos oreilles l Vous étiez avec nous lorsqu'après la mort de Cyrus, le roi
enorgueilli de sa bonne fortune, nous fit ordonner de rendre les armes ; mais
dès qu'il vit qu'au lieu de les rendre nous nous en étions couverts, que nous
avions marché à lui et campé à peu de distance de son armée, que ne fit‑il pas
pour obtenir la paix ? Il envoya des députés, mendia notre alliance et fournit
des vivres d'avance. Nos généraux et nos autres chefs ensuite se fiant sur le
traité et ayant été, sans armes, comme vous voudriez que nous y allassions
encore, s'aboucher avec les Barbares, où en sont‑ils maintenant ? Accablés de
coups, de blessures, d'outrages, les malheureux ne peuvent obtenir la mort
qu'ils implorent sans doute. Vous avez vu tout ce que je dis là ; et traitez de
vains discoureurs ceux qui parlent de résistance. Vous nous exhorterez à aller
encore faire d'inutiles efforts pour fléchir nos ennemis. Mon avis, braves
chefs, est de ne plus laisser cet homme prendre rang avec nous, de lui ôter son
grade, de lui mettre des bagages sur le dos, et de nous en servir à cette vile
fonction ; car il est Grec, mais par ses sentiments il déshonore et sa patrie et
toute la Grèce." Agasias de Stymphale reprit : " Cet homme n'a rien de commun ni
avec la Béotie ni avec la Grèce ; car je lui ai vu les deux oreilles percées
comme à un Lydien, et ce fait était vrai." On le chassa donc, et les autres
chefs de lochos marchant le long de la ligne, appelaient le général, s'il était
en vie ou, si le général était mort, ceux qui commandaient sous ses ordres. Tous
s'étant assemblés, s'assirent en avant des armes. Les généraux et les autres
chefs qui s'y trouvèrent montaient au nombre de cent à peu près. Il était alors
environ minuit. Hiéronyme Éléen, le plus âgé parmi ceux de la section de
Proxène, prit le premier la parole et tint ce discours :"Généraux et chefs de
loches, en jetant les yeux sur notre situation, il nous a paru convenable de
nous assembler et de vous appeler pour délibérer ensemble et trouver, si nous le
pouvons, quelque expédient avantageux. Redites donc ici, Xénophon, ajouta‑t‑il,
ce que vous nous avez communiqué." Xénophon parla alors en ces termes :"Nous
savons tous que le roi et Tissapherne ont fait arrêter autant de Grecs qu'ils
ont pu. On ne peut douter qu'ils ne tendent des pièges au reste et ne nous
fassent périr s'ils en ont les moyens ; je pense donc qu'il nous faut faire les
derniers efforts pour ne point tomber au pouvoir des Barbares, mais pour qu'ils
tombent plutôt au nôtre s'il se peut. Soyez bien convaincus qu'il s'en présente,
à tous tant que nous sommes ici, la plus belle occasion. Il n'est point de
soldats qui n'aient les yeux tournés sur vous ; s'ils vous voient consternés,
ils se conduiront tous en lâches ; mais si vous paraissez vous disposer à
marcher à l'ennemi et y exhortez le reste de l'armée, sachez et qu'elle vous
suivra et qu'elle tâchera de vous imiter. Il est juste que vous différiez un peu
du simple soldat : vous êtes les uns ses généraux, les autres commandent les
subdivisions des sections placées sous leurs ordres.
Pendant la paix on vous considérait plus que le soldat, vous jouissiez d'une
plus grande opulence : vous devez donc maintenant, que nous sommes en guerre,
vous estimer encore vous‑mêmes plus que la multitude qui vous suit. Vous devez
prévoir, vous devez travailler pour elle, s'il est nécessaire, et je pense
d'abord que vous rendrez un grand service à l'armée de vous occuper à remplacer
au plus tôt les généraux et les autres chefs qu'elle a perdus ; car, pour
m'expliquer en deux mots, sans eux, rien de glorieux, rien de vigoureux à
espérer nulle part, mais surtout à la guerre. La discipline est, à mon avis, le
salut des armées : l'indiscipline en a perdu beaucoup.
Après avoir élu autant de nouveaux chefs qu'il nous en manque, je pense qu'il
sera très à propos que vous rassembliez et encouragiez le reste des Grecs ; car
vous avez sans doute remarqué dans quelle consternation étaient plongés les
détachements, et quand ils ont été prendre leurs armes, et quand ils ont marché
aux postes avancés. Tant qu'elle durera, je ne sais à quoi sera bon le soldat,
soit qu'on ait à l'employer de jour ou de nuit. Mais si l'on détourne ses
pensées vers d'autres objets, si on lui fait envisager, non pas seulement le mal
qu'il peut souffrir, mais encore celui qu'il peut faire, on relèvera son courage
car vous savez sans doute qu'à la guerre ce n'est ni la multitude des hommes ni
leur force corporelle qui donnent les victoires ; mais ceux qui, avec les âmes
les plus vigoureuses et la protection des dieux, marchent droit à l'ennemi
trouvent rarement des adversaires qui les attendent, et j'ai fait l'observation
suivante : quiconque dans le métier des armes tâche, à quelque prix que ce soit,
de prolonger ses jours, meurt presque toujours honteusement et comme un lâche ;
mais tous ceux qui regardent la mort comme un mal commun à tous les hommes, et
qu'il faut nécessairement subir, qui ne combattent que pour obtenir une fin
glorieuse, ce sont ceux‑là, dis-je, que je vois surtout parvenir à une longue
vieillesse et passer jusqu'à leur trépas les jours les plus heureux. D'après ces
réflexions, voici le moment où il faut montrer notre courage et réveiller celui
des autres." Xénophon cessa alors de parler. Chirisophe prit ensuite la parole,
et dit : "Je ne vous connaissais point jusqu'ici, Xénophon ; j'avais seulement
entendu dire que vous étiez Athénien. Je loue maintenant et vos discours et vos
actions : je voudrais pour le bien de tous les Grecs, que la plupart d'entre eux
vous ressemblassent. Ne tardons point, ajouta-t‑il. Séparons‑nous, compagnons.
Que ceux d'entre vous qui manquent de chefs en choisissent. Revenez ensuite au
centre du camp avec ceux que vous aurez élus ; puis nous y convoquerons toute
l'armée. Que le héraut Tolmidès ne manque pas de s'y trouver aussi avec nous." À
ces mots il se leva pour qu'on ne différât plus et que l'on fît ce qui était
urgent. On élut ensuite pour généraux Timasion Dardanien, à la place de Cléarque
; Xanticle Achéen, à la place de Socrate ; Cléanor d'Orchomène, au lieu d'Agias
d'Arcadie ; Philésius Achéen, au lieu de Ménon ; et Xénophon d'Athènes succéda à
Proxène.
Après qu'on eut fait l'élection, le jour étant prêt à paraître, les chefs
vinrent au centre du camp. Ils jugèrent à propos de placer les gardes en avant
et de convoquer ensuite tous les soldats. Quand ils furent réunis, Chirisophe
Lacédémonien se leva d'abord et parla en ces termes :" Soldats, notre situation
présente est fâcheuse. Nous avons perdu des généraux, des chefs de lochos, des
soldats dignes de nos regrets. D'ailleurs les troupes d'Ariée qui ont été
jusqu'ici nos alliées ont fini par nous trahir. Il faut cependant vous montrer
maintenant courageux et ne vous point laisser abattre. Il faut tâcher de nous
sauver, si nous le pouvons, par des victoires éclatantes, sinon de trouver une
mort honorable. Mais tant que nous vivrons, ne nous livrons jamais aux mains de
nos ennemis ; car nous aurions, je crois, à souffrir des maux, que puisse le
ciel faire retomber sur leurs têtes !"
Cléanor d'Orchomène se leva ensuite et tint ce discours :" Vous voyez, soldats,
les parjures du roi et son impiété. Vous voyez l'infidélité de Tissapherne. Il
nous a dit qu'étant voisin de la Grèce, il mettait la plus grande importance à
nous sauver ; il y a ajouté des serments, nous a présenté la main en signe
d'alliance, et tout cela pour tromper et pour arrêter ensuite nos généraux. Il
n'a pas même craint Jupiter, vengeur des droits de l'hospitalité ; mais après
avoir fait asseoir Cléarque à sa table, il a mis à mort des Grecs trompés par de
telles perfidies. Ariée, que nous avons voulu élever au trône, qui avait reçu
notre foi, qui nous avait donné la sienne lorsque nous nous promîmes
réciproquement de ne nous point trahir, Ariée n'a pas craint davantage les
Immortels, et n'a pas respecté les mânes de Cyrus. Ariée, que Cyrus a, pendant
sa vie, comblé d'honneurs passe maintenant dans le parti des plus cruels ennemis
de ce prince, et tâche de nuire aux Grecs, aux défenseurs de Cyrus. Puissent les
Dieux punir ces scélérats ! C'est à nous, qui sommes témoins de leurs crimes, à
ne nous plus laisser tromper par eux, mais à les combattre le plus
courageusement que nous pourrons, et à subir ce que le ciel ordonnera de nous."
Xénophon se leva alors, revêtu des habits et des armes les plus magnifiques
qu'il avait pu se procurer. Il avait pensé que, si les dieux lui donnaient la
victoire, la plus superbe parure siérait au vainqueur, et que s'il fallait
succomber, il était convenable de mourir dans les plus beaux vêtements, qui
déposeraient qu'il s'était jugé digne de les porter. Il commença à parler en ces
termes :" Cléanor vous expose les parjures et l'infidélité des Barbares ; je
présume que vous ne les ignorez pas. Si l'armée veut faire une nouvelle paix
avec eux, elle ne peut manquer d'être fort découragée, en considérant ce qu'ils
ont fait souffrir à nos généraux, qui, sur la foi des traités, se sont remis en
leurs mains. Mais si nous résolvons de punir, les armes à la main, ces traîtres
de crime qu'ils ont commis, et de leur faire la guerre par toutes sortes de
moyens, nous avons, si les dieux nous aident, l'espoir le mieux fondé de nous
sauver avec gloire." Pendant que Xénophon parlait ainsi, un Grec éternue. Les
soldats l'ayant entendu se prosternent tous en même temps, et adorent le dieu
qui leur donne ce présage. Xénophon leur dit : "puisque au moment où nous
délibérons sur notre salut, nous recevons un présage que nous envoie Jupiter
sauveur, je suis d'avis que nous fassions vœu de sacrifier à ce dieu, en actions
de grâces de notre délivrance, dès que nous serons en pays ami, et que nous
adressions en même temps aux autres dieux la promesse de leur immoler alors des
victimes, selon notre pouvoir. Que ceux qui sont de mon opinion, ajouta
Xénophon, lèsent la main. + Tous les Grecs la levèrent. On prononça alors les
vœux, et l'on chanta le péan ; puis les hommages dus aux dieux leur ayant été
rendus, Xénophon continua ainsi :"Je vous disais que nous avons beaucoup de
puissants motifs d'espérer que nous nous sauverons avec gloire. D'abord nous
observons les serments dont nous avons appelé les cieux à témoins ; et nos
ennemis se sont parjurés : traité, serments, ils ont tout violé. Il est donc
probable que les dieux combattront avec nous contre nos adversaires ; les dieux
qui, aussitôt qu'il leur plaît, peuvent rendre en un moment les grands bien
petits, et sauvent avec facilité les faibles des périls les plus imminents. Je
vais même vous rappeler les dangers qu'ont courus vos ancêtres, pour vous
convaincre qu'il est de votre intérêt de vous conduire avec courage, et,
qu'aidés par les Immortels, de braves gens se tirent d'affaire à quelques
extrémités qu'ils soient réduits. Quand les Perses et leurs alliés vinrent avec
une année nombreuse pour détruire Athènes, les Athéniens osèrent leur résister
et les vainquirent. Ils avaient fait vœu à Diane de lui immoler autant de
chèvres qu'ils tueraient d'ennemis, et n'en trouvant pas assez pour accomplir
leur promesse, ils prirent le parti d'en sacrifier cinq cents tous les ans,
usage qui dure encore. Lorsqu'ensuite Xerxès, qui avait rassemblé des troupes
innombrables, marcha contre la Grèce, vos ancêtres battirent sur terre et sur
mer les aïeuls de vos ennemis. Vous en voyez des monuments dans les trophées qui
existent encore ; mais la plus grande preuve que vous en ayez est la liberté des
villes où vous êtes nés, et où vous avez, reçu votre éducation, car vous ne
connaissez point de maître parmi les hommes, et vous ne vous prosternez que
devant les dieux. Tels furent les aïeux dont vous sortez : je ne dirai point
qu'ils aient à rougir de leurs neveux. Il y a peu de jours qu'opposés en ligne
aux descendants de l'armée de Xerxès, vous avez avec l'aide des dieux, vaincu
des troupes beaucoup plus nombreuses que les vôtres ; vous vous êtes conduits
alors avec distinction ; quoiqu'il ne s'agît que de mettre Cyrus sur le trône.
Aujourd'hui qu'il y va de votre salut, il vous convient de montrer encore plus
d'ardeur et de courage ; vous devez même désormais attaquer l'ennemi avec plus
d'audace. Avant que vous eussiez éprouvé ce que sont les Perses, vous avez,
marché contre une multitude innombrable, et avez osé les charger avec ce courage
qui est héréditaire aux Grecs ; maintenant vous savez par expérience que les
Barbares, en quelque nombre qu'ils soient, se gardent bien de vous attendre :
comment les craindriez‑vous encore ? Ne regardez, pas non plus comme un
désavantage que l'armée barbare de Cyrus, qui a ci‑devant combattu en ligne avec
nous, nous ait abandonnés. Ces troupes sont encore plus lâches que celles que
nous avons battues ; elles nous ont donc quittés, et se sont réfugiées près de
celles de Tissapherne : ne vaut‑il pas beaucoup mieux voir, dans la ligne de
l'ennemi que dans la nôtre des gens qui veulent toujours être les premiers à
fuir ? Que si quelqu'un de vous est consterné de ce que nous n'avons point de
cavalerie, tandis que l'ennemi nous en oppose une nombreuse, songez que dix
mille cavaliers ne sont que dix mille hommes ; car personne n'a jamais été tué,
dans une affaire, d'une morsure ou d'un coup de pied de cheval. Ce sont les
hommes qui font le sort des batailles. Nous sommes portés plus solidement que le
cavalier, obligé de se tenir sur le dos de son cheval dans un exact équilibre,
il n'est pas seulement effrayé de nos coups, et la crainte de tomber l'inquiète
encore. Nous autres, appuyés sur un sol ferme, nous frappons plus fortement si
quelqu'un nous approche et nous atteignons le but où nous visons, avec plus de
certitude. Les cavaliers n'ont sur nous qu'un avantage, c'est de se mettre plus
tôt en sûreté par la fuite. Mais peut‑être, incapables de vous effrayer des
combats qu'il faudra livrer, vous affligez‑vous seulement de ce que Tissapherne
ne nous conduira plus, de ce que le roi ne nous fera plus trouver un marché et
des vivres. Considérez lequel vaut mieux d'avoir pour guide un satrape, qui
machine évidemment notre perte ou de faire conduire l'armée par des hommes qu'on
aura pris dans le pays, à qui on donnera des ordres, et qui sauront que leur
tête répond des fautes qu'ils pourraient commettre contre nous. Quant aux
vivres, serait‑il plus avantageux d'en payer fort cher une petite mesure au
marché que nous feraient trouver les Barbares, surtout devant être bientôt
réduits à n'avoir plus de quoi en acheter, qu'il ne le sera de prendre en
vainqueurs, si nous avons des succès, notre subsistance, à la mesure que chacun
de nous voudra ? Peut‑être reconnaissez‑vous que tout ce que je viens de vous
faire envisager est préférable ; mais craignez‑vous de ne pouvoir traverser les
fleuves, et vous plaignez‑vous d'avoir été cruellement trompés par les Barbares,
qui en ont mis de nouveaux entre la Grèce et vous ? Songez que c'est la plus
grande folie qu'ait pu faire votre ennemi ; car, tous les fleuves, quoique l'on
ne puisse pas les passer loin de leurs sources, si l'on remonte, deviennent
enfin guéables, et l'on n'y trouve pas de l'eau jusqu'au genou. Mais, quand même
le passage en serait impraticable, quand nous manquerions de guides, il ne
faudrait pas pour cela se désespérer. Nous connaissons les Mysiens, que je ne
regarde pas comme de meilleures troupes que nous, qui, dans l'empire du roi,
habitent malgré lui beaucoup de villes, grandes et florissantes. Nous savons que
les Pisidiens en font autant ; nous avons vu nous‑mêmes les Lycaoniens occuper
des lieux fortifiés au milieu de vastes plaines, et recueillir les fruits que
sèment pour eux les sujets d'Artaxerxès. Je vous dirais alors qu'il faut ne pas
paraître vouloir retourner en Grèce, mais feindre au contraire de nous préparer
à fixer quelque part ici notre séjour ; car je sais que le roi voudrait engager
les Mysiens à sortir de ses états, fallût‑il leur donner et tous les guides
qu'ils désireraient pour les conduire, et tous les otages qu'ils exigeraient
pour n'avoir aucun piège à craindre. Que dis‑je ? Il ferait aplanir les chemins
pour eux, et les renverrait tous, s'ils le demandaient, dans des chars attelés
de quatre chevaux. Artaxerxès, je n'en doute point, serait trop heureux d'en
user ainsi avec nous, s'il voyait que nous nous préparassions à rester ici ;
mais je craindrais que nous étant une fois habitués à vivre dans l'oisiveté et
dans l'abondance, à goûter les plaisirs de l'amour avec les femmes et les filles
des Perses et des Mèdes qui ont toutes la taille belle et la figure charmante,
je craindrais, dis‑je, que, comme ceux qui mangent du lotos, nous n'oubliassions
de retourner dans notre patrie. Il me paraît donc juste et convenable de tâcher
d'abord de revoir la Grèce et nos familles, d'y annoncer à nos compatriotes
qu'ils ne vivent dans la misère que parce qu'ils le veulent bien, de leur
apprendre qu'ils pourraient mener ici ceux de leurs concitoyens qui sont dénués
de fortune, et qu'ils les verraient bientôt nager dans l'opulence ; car tous ces
biens, amis, sont des prix qui attendent un vainqueur. J'ai maintenant à vous
exposer les moyens de marcher avec le plus de sécurité ; et de combattre, s'il
le faut, avec le plus de succès. D'abord, continua Xénophon, je suis d'avis de
brûler les caissons qui nous suivent, afin que les voitures ne décident pas les
mouvements de l'armée ; mais que nous nous portions où le bien commun l'exigera.
Brûlons ensuite nos tentes, elles sont embarrassantes à porter, et ne servent de
rien à des gens qui ne doivent plus songer qu'à combattre et à se fournir du
nécessaire ; débarrassons‑nous aussi de tout le superflu des bagages ; ne
gardons que les armes et les ustensiles nécessaires à la vie c'est le moyen
d'avoir le plus de soldats dans les rangs, et le moins aux équipages. Car vous
savez que tout ce qui appartient aux vaincus passe en des mains étrangères, et
si nous sommes vainqueurs, nous devons regarder de plus nos ennemis eux‑mêmes
comme des esclaves destinés à porter pour nous leurs propres dépouilles. Il me
reste à traiter le point que je regarde comme le plus important. Vous voyez que
les Perses n'ont osé se déclarer nos ennemis, qu'après avoir arrêté nos généraux
; ils ont cru que nous serions en état de les vaincre, tant que nous aurions des
chefs et que nous leur obéirions ; mais ils ont espéré que lorsqu'ils nous les
auraient enlevés, l'anarchie et l'indiscipline suffiraient pour nous perdre. Il
faut donc que les nouveaux commandants soient beaucoup plus vigilants que les
précédents, et que le soldat se montre beaucoup plus discipliné et obéisse aux
chefs avec une exactitude tout autre que par le passé. Si vous décidez que tout
homme qui se trouvera présent aidera le commandant à châtier quiconque aura
désobéi, l'espérance des Perses sera bien trompée : au lieu d'un seul Cléarque,
ils en verront renaître en un jour : dix mille, qui ne permettront à aucun Grec
de se conduire en lâche. Mais il est temps de finir : l'ennemi va peut‑être
déboucher sur nous tout à l'heure. Ce que vous approuvez de mon discours,
faites‑le passer en loi au plus vite pour qu'on l'exécute. Si quelqu'un a un
meilleur avis à ouvrir, qu'il parle avec hardiesse, ne fût‑il qu'un simple
soldat ; car il s'agit du salut commun, et tous les Grecs y ont intérêt."
Chirisophe parla ensuite :"S'il y a, dit‑il, quelque chose à ajouter à ce qu'a
dit Xénophon, on le peut, et c'en est le moment ; mais je suis d'avis
d'approuver sur‑le‑champ et d'arrêter ce qu'il propose : que ceux qui pensent
comme moi lèvent la main." Tous les Grecs la levèrent. Xénophon se releva et dit
encore :" Écoutez-moi, soldats, je vais vous exposer les événements qu'il
convient, à ce qu'il me semble, de prévoir. Il est évident qu'il nous faut aller
où nous pourrons avoir des vivres. J'entends dire qu'il y a de beaux villages à
vingt stades au plus de notre camp. Je ne serais pas étonné que les ennemis nous
suivissent pour nous harceler dans notre retraite, semblables à ces chiens
timides qui courent après les passants et les mordent, s'ils le peuvent, mais
qui fuient à leur tour dès qu'on les poursuit. L'ordre le plus sûr pour notre
marche est peut‑être de former avec l'infanterie pesamment armée une colonne à
centre vide, afin que les bagages et les esclaves, étant au milieu, n'aient rien
à craindre. Si nous désignions dès à présent qui dirigera la marche et
commandera le front, qui surveillera sur les deux flancs et qui sera à la queue
; lorsque les ennemis marcheront à nous, nous n'aurions point de délibération à
faire, nous nous trouverions formés et en état de combattre. Quelqu'un a‑t‑il de
meilleures dispositions à proposer, qu'on les adopte ; sinon qu'aujourd'hui
Chirisophe marche à notre tête, d'autant qu'il est Lacédémonien ; que les deux
plus anciens généraux s'occupent des deux flancs ; Timasion et moi, comme les
plus jeunes, nous resterons à l'arrière‑garde. Dans la suite, après avoir essayé
de cet ordre de marche, nous pourrons toujours agiter, suivant les
circonstances, ce qu'ils y aura de plus avantageux pour nous. Si quelqu'un a de
meilleures vues, qu'il parle." Personne ne s'opposant à celles de Xénophon, il
reprit :"Que ceux donc qui approuvent lèvent la main." Le décret passa. "
Maintenant, dit Xénophon, il faut faire exactement, en nous retirant, ce qui
vient d'être arrêté. Que celui d'entre vous qui veut revoir sa famille se
souvienne de se conduire avec courage, car c'en est le seul moyen ; que celui
qui veut vivre tache de vaincre ; car les vainqueurs donnent la mort et les
vaincus la reçoivent. J'en dis autant à qui désire des richesses : en remportant
la victoire, on sauve son bien et l'on s'empare de celui de l'ennemi." Ce
discours fini, toute l'armée se leva, et étant retournée au camp, brûla les
voitures et les tentes. On se distribuait ce qu'on avait de superflu et ce dont
un autre pouvait avoir besoin : on jeta le reste au feu, puis on dîna. Pendant
que les Grecs prenaient ce repas, Mithradate approche du camp avec environ
trente chevaux, fait appeler les généraux, et leur dit :"Grecs, j'étais, vous le
savez, attaché à Cyrus ; maintenant je me sens de l'affection pour vous, et je
passe ici ma vie dans les plus grandes frayeurs pour moi‑même. Si je voyais donc
que vous eussiez embrassé un parti salutaire, je vous rejoindrais avec toute ma
suite. Dites‑moi, ajouta‑t‑il, quel est votre projet. Vous parlez à votre ami, à
un homme bien intentionné pour vous, qui voudrait partager vos entreprises."0
Les généraux délibérèrent et résolurent de lui répondre ainsi (ce fut Chirisophe
qui porta les paroles) :"Notre dessein est de retourner en Grèce, et si l'on
nous laisse passer, de ménager le plus que nous pourrons le pays que nous avons
à traverser ; mais si l'on nous en barre le chemin, nous ferons tous nos efforts
pour nous frayer une route les armes à la main." Mithradate tacha alors de leur
prouver qu'il leur était impossible d'échapper malgré le roi. On reconnut qu'il
fallait se défier de ce Barbare, car un des parents de Tissapherne
l'accompagnait et en répondait. Dès ce moment les généraux jugèrent à propos de
faire publier un ban pour défendre tout colloque tant qu'on serait en pays
ennemi, car les Barbares qui venaient conférer débauchaient des soldats grecs.
Ils séduisirent même un chef (Nicarque d'Arcadie), qui déserta la nuit et emmena
environ vingt hommes.
Quand l'armée eut dîné et passé le fleuve Zabate, elle marcha en ordre. Les
bêtes de somme et les esclaves étaient au centre du bataillon carré. On n'avait
pas fait encore beaucoup de chemin lorsque Mithradate reparut avec un escadron
d'environ deux cents chevaux, et précédé de quatre cents archers ou frondeurs,
tous légers à la course et agiles. Il s'avançait vers les Grecs comme ami ; mais
dès qu'il fut près de leur corps, tout à coup sa cavalerie et son infanterie
tirèrent des flèches, ses frondeurs lancèrent des pierres. Il y eut des Grecs
blessés. Leur arrière‑garde souffrit sans pouvoir faire aucun mal à l'ennemi ;
car les archers crétois n'atteignaient pas d'aussi loin que les Perses, et
d'ailleurs, comme ils ne portaient point d'armes défensives, on les avait
renfermés dans le centre du bataillon carré. Ceux qui lançaient des javelots ne
pouvaient les faire porter jusqu'aux frondeurs ennemis : Xénophon crut en
conséquence qu'il fallait repousser ces Barbares. L'infanterie pesante et les
armés à la légère qui se trouvèrent sous ses ordres à l'arrière‑garde, firent
volte‑face et poursuivirent les Perses, mais n'en purent joindre aucun, car les
Grecs n'avaient point de cavalerie, et l'infanterie perse prenant la fuite de
loin, l'infanterie grecque ne pouvait la joindre à une petite distance du gros
de l'armée, et n'osait pas s'en écarter davantage. Les cavaliers barbares, même
lorsqu'ils fuyaient, lançaient des flèches derrière eux, et blessaient des Grecs
; tout le chemin que ceux‑ci faisaient à la poursuite de l'ennemi, ils l'avaient
à faire une seconde fois en retraite et en combattant, en sorte que dans toute
la journée l'armée n'avança que de vingt‑cinq stades, et n'arriva que le soir
aux villages. Le soldat retomba dans le découragement. Chirisophe et les plus
anciens généraux reprochaient à Xénophon de s'être détaché de l'armée pour
courir après l'ennemi, et de s'être exposé sans avoir pu faire le moindre mal
aux Perses.
Xénophon écouta ces généraux, et leur répondit qu'ils l'accusaient avec raison ;
et que le fait déposait en leur faveur. "Mais, ajouta-t-il, ce qui m'a obligé à
poursuivre l'ennemi, c'est que je voyais qu'il faisait impunément souffrir
beaucoup notre arrière‑garde quand nous restions collés à l'armée. En marchant
aux Barbares, nous avons constaté la vérité de ce que vous dites, car nous
n'avons pas pu faire plus de mal, et notre retraite a été très difficile. Grâces
soient donc rendues aux dieux de ce que les ennemis ne sont pas tombés sur nous
en force, et n'ont envoyé qu'un petit détachement ; ils ne nous ont pas nui
beaucoup, et ils nous indiquent nos besoins, car ni les flèches des archers
crétois, ni nos javelots ne peuvent atteindre aussi loin que les arcs et les
frondes des Barbares. Marchons‑nous à eux, nous ne pouvons les suivre loin de
notre armée, mais seulement jusqu'à une petite distance, et telle qu'un homme à
pied, quelque agile qu'il soit, n'en peut attraper un autre qui a sur lui une
avance de la portée de l'arc. Si nous voulons donc empêcher l'ennemi de nous
inquiéter dans notre marche, il faut au plus tôt nous pourvoir de cavalerie et
de frondeurs. J'entends dire qu'il est dans notre armée des Rhodiens dont la
plupart passent pour savoir se servir de la fronde et pour atteindre à une
portée double de celle des frondes ennemies ; car les Perses lancent des pierres
très grosses, et leurs frondes, par cette raison, ne percent pas loin, au lieu
que les Rhodiens savent aussi lancer des balles de plomb. Si nous examinons donc
quels sont les soldats qui ont des frondes, si nous leur en payons la valeur, si
l'on promet une autre gratification à ceux qui voudront en faire de nouvelles,
si l'on imagine quelque immunité pour les volontaires dont se formera notre
corps de frondeurs, il s'en présentera peut‑être d'assez bons pour être d'une
grande utilité à l'armée. Je vois des chevaux à notre camp ; j'en ai
quelques‑uns à mes équipages. Il en reste de ceux de Cléarque ; nous en avons
pris à l'ennemi beaucoup d'autres que nous employons à porter des bagages.
Choisissons dans le nombre total, rendons pour indemnité à ceux à qui ils
appartiennent d'autres bêtes de somme, équipons des chevaux de manière à porter
des cavaliers : peut‑être inquiéteront‑ils à leur tour l'ennemi dans sa fuite."
Cet avis passa. On forma dans la nuit un corps d'environ deux cents frondeurs.
Le lendemain on choisit environ cinquante chevaux et autant de cavaliers. On
leur fournit ensuite des habillements de peau et des cuirasses. Lycius Athénien,
fils de Polystrate, fut mis à la tête de ce petit escadron. On séjourna le reste
du jour, et le lendemain les Grecs se mirent en marche de meilleure heure ; car
ils avaient un ravin à traverser, et on craignait qu'au passage de ce défilé
l'ennemi n'attaquât. On était déjà au‑delà, lorsque Mithradate reparut avec
mille chevaux et environ quatre mille archers et frondeurs. Tissapherne lui
avait donné ce détachement qu'il avait demandé, et Mithradate avait promis au
satrape que s'il lui confiait ces forces, il viendrait à bout des Grecs, et les
lui livrerait. Il avait conçu du mépris pour eux, parce qu'à la dernière
escarmouche, quoiqu'il n'eût que peu de troupes, il n'avait rien perdu et leur
avait fait, à ce qu'il présumait, beaucoup de mal. Les Grecs avaient passé le
ravin et en étaient éloignés d'environ huit stades, quand Mithradate le traversa
avec son détachement. On avait, dans l'armée grecque, désigné de l'infanterie
pesante et des armés à la légère qui devaient poursuivre l'ennemi, et on avait
ordonné aux cinquante chevaux de s'abandonner hardiment aux trousses des
fuyards, les assurant qu'ils seraient suivis et bien soutenus. Mithradate avait
rejoint les Grecs, et était déjà à la portée de la fronde et du trait quand la
trompette donna le signal. L'infanterie commandée courut aussitôt sur l'ennemi,
et les cinquante chevaux s'y portèrent. Les Barbares ne les attendirent pas et
fuirent vers le ravin. Ils perdirent dans cette déroute beaucoup d'infanterie et
environ dix‑huit de leurs cavaliers furent faits prisonniers dans le ravin. Les
Grecs, sans qu'on l'eût ordonné, mutilèrent les cadavres de ceux qu'ils avaient
tués pour que la vue en inspirât plus de terreur aux ennemis.
Après cet échec, les Barbares s'éloignèrent. Les Grecs ayant marché le reste du
jour sans être inquiétés, arrivèrent sur les bords du Tigre. On y trouva une
ville grande, mais déserte, nommée Larisse ; elle avait été autrefois habitée
par les Mèdes ; ses murs avaient vingt‑cinq pieds d'épaisseur et cent de hauteur
; son enceinte était de deux parasanges : les murailles étaient bâties de
brique, mais elles étaient de pierre de taille depuis leurs fondements jusqu'à
la hauteur de vingt pieds. Lorsque les Perses enlevèrent aux Mèdes l'empire de
l'Asie, le roi de Perse assiégea cette place et ne pouvait d'aucune manière s'en
rendre maître ; mais le soleil ayant disparu, comme s'il se fût enveloppé d'un
nuage, les assiégés en furent consternés, et laissèrent prendre la ville. À peu
de distance de ses murs était une pyramide de pierre, haute de deux plèthres ;
chaque côté de sa base avait un plèthre de longueur. Beaucoup de Barbares, qui
avaient fui des villages voisins, s'y étaient retirés.
L'armée fit ensuite une marche de six parasanges, et arriva près d'une citadelle
grande et abandonnée, et d'une ville qui la joignait. La ville se nommait
Mespila : les Mèdes l'avaient jadis habitée. Sur un mur épais de cinquante
pieds, qui, depuis ses fondements jusqu'à cinquante pieds de haut, était
construit d'une pierre de taille, incrustée de coquilles, s'élevait un nouveau
mur de la même épaisseur et de cent pieds de haut, bâti de brique. Telle était
l'enceinte de cette ville, qui avait six parasanges de circuit ; on dit que
Médie, femme du roi des Mèdes, s'y réfugia lorsque leur empire fut envahi par
les Perses. Le roi de Perse assiégea cette place et ne pouvait la prendre ni par
force ni par blocus. Jupiter frappa de terreur les habitants, et la ville se
rendit.
L'armée fit ensuite une journée de quatre parasanges. Pendant la marche,
Tissapherne parut avec sa propre cavalerie, les forces d'Orontas, gendre du roi,
l'armée barbare de Cyrus, celle que le frère bâtard d'Artaxerxès avait amenée au
secours de ce monarque, et d'autres renforts que le roi avait donnés au satrape,
en sorte qu'il déploya un grand nombre de troupes. S'étant approché, il en
rangea partie en bataille contre l'arrière‑garde des Grecs, et en porta sur
leurs flancs. Il n'osa pas cependant faire charger et courir le risque d'une
affaire générale ; mais il ordonna, à ses archers et à ses frondeurs de tirer.
Les Rhodiens qu'on avait insérés çà et là, dans les rangs de l'infanterie,
s'étant servis de leurs frondes, et les archers des Grecs ayant tiré des flèches
à la manière des Scythes, aucun de leurs coups ne porta à faux ; car, vu la
multitude des ennemis, quand on l'aurait voulu, on aurait eu peine à ne les
point toucher. Tissapherne se retira légèrement hors de la portée du trait, et
fit replier ses troupes. Le reste du jour, les Grecs continuèrent leur marche,
et les Barbares les suivirent de loin ; mais ils n'osèrent renouveler ce genre
d'escarmouche, car ni les flèches des Perses, ni celles de presque aucun archer
ne portaient aussi loin que les frondes des Rhodiens. Les arcs des Perses sont
fort grands ; toutes leurs flèches qu'on ramassait étaient utiles aux Crétois,
qui continuèrent à s'en servir, et s'exerçaient à les décocher sous un angle
élevé, afin qu'elles portassent très loin. On trouva, dans des villages, du
plomb et des cordes de nerf dont on tira parti pour les frondes.
Ce même jour, les Grecs cantonnèrent dans les villages qu'ils trouvèrent, et les
Barbares, à qui leur escarmouche avait mal réussi, se retirèrent. L'armée
grecque séjourna un jour, et se fournit de vivres ; car ces villages
regorgeaient de blé. Le lendemain, on marcha. Le pays était uni. Tissapherne
suivit et harcela les Grecs. Ils reconnurent alors qu'un bataillon carré est un
mauvais ordre de marche quand on a l'ennemi sur ses talons, car lorsque les
ailes du bataillon se rapprochent forcément ou dans un chemin qui se rétrécit ou
dans des gorges de montagnes ou au passage d'un pont, il faut que les soldats se
resserrent. Marchant avec difficulté, ils s'écrasent, ils se mêlent, et l'on
tire difficilement un bon parti d'hommes qui n'observent plus leurs rangs.
Lorsque les ailes reprennent leurs distances, avant que les fantassins ainsi
confondus se reforment, il se fait un vide au centre, et le soldat qui se voit
séparé, perd courage s'il a l'ennemi sur les bras. Quand il fallait passer un
pont ou quelque autre défilé, tout le monde se hâtait ; c'était à qui serait le
premier au‑delà, et les ennemis avaient une belle occasion de charger. Les
généraux le sentirent, et formèrent six lochos, chacun de cent hommes. Ils
nommèrent des chefs à ces lochos, et sous eux des pentecontarques et des
énomotarques. Dans la marche, lorsque les ailes se rapprochaient, ils faisaient
halte, et restaient en arrière pour laisser passer le défilé, puis remarchaient
en dehors des autres troupes pour reprendre leur hauteur. Lorsque les flancs du
bataillon s'éloignaient, ce détachement remplissait le vide qui se formait au
centre du front, par lochos, pentecostys ou énomoties, selon que l'espace était
plus ou moins grand, et faisaient en sorte que le front présentait toujours une
ligne pleine. Fallait‑il passer un défilé plus étroit ou un pont, il n'y avait
pas de désordre ; mais les chefs faisaient marcher leurs lochos les uns après
les autres, et s'il était besoin de se reformer quelque part en bataille, s'y
rangeaient en un moment. L'armée fit ainsi quatre marches. Le cinquième jour,
pendant la marche, on aperçut un palais entouré de beaucoup de villages ; le
chemin qui y conduisait passait à travers une suite de collines élevées, qui
prenaient naissance d'une grande montagne, au pied de laquelle était un village.
Les Grecs virent avec plaisir ce terrain montueux : leur joie paraissait fondée,
l'ennemi qui les suivait ayant une nombreuse cavalerie. Lorsqu'au sortir de la
plaine ils furent montés au sommet du premier tertre, ils redescendirent pour
monter au second. Les Barbares surviennent. Leurs officiers, armés de fouets,
les contraignent à nous accabler, de haut en bas, de traits jetés à la main, de
pierres lancées avec leurs frondes, de flèches décochées de leurs arcs. Ils
blessèrent ainsi beaucoup de Grecs, vainquirent les troupes légères, et les
obligèrent de se réfugier au milieu des hoplites, en sorte que les Grecs ne
purent faire usage ce jour‑là de leurs archers et de leurs frondeurs, qui se
tinrent aux équipages. L'infanterie grecque, incommodée de ces décharges,
résolut de marcher aux Perses ; le poids de ses armes l'empêcha de regagner
promptement le sommet de la colline, et l'ennemi se retira fort légèrement.
Cette infanterie eut encore à souffrir pour rejoindre le corps d'armée. À la
seconde colline, même manœuvre à la troisième, les Grecs résolurent de ne plus
détacher d'infanterie pesante ; mais ils ouvrirent le flanc droit du bataillon
carré, et en firent sortir des armés à la légère, qui marchèrent vers la grande
montagne. Ces troupes prirent le dessus de l'ennemi, qui n'osa plus inquiéter
les Grecs lorsqu'ils redescendaient une colline ; car il craignait d'être coupé
et enveloppé de deux côtés. On marcha ainsi le reste du jour. L'armée grecque
suivit son chemin de colline en colline : les armés à la légère longèrent la
montagne qui dominait. On arriva à des villages, et l'on constitua huit médecins
pour panser les blessés ; car il y en avait beaucoup.
On y séjourna trois jours, et à cause des blessés, et parce qu'on y trouva
beaucoup de vivres, de la farine de froment, du vin, et un grand amas d'orge à
l'usage des chevaux. Toutes ces provisions avaient été rassemblées pour le
satrape de la province. Le quatrième jour les Grecs descendirent dans la plaine.
Tissapherne les ayant rejoints avec son armée, les força de cantonner dans le
premier village qu'ils trouvèrent, et de ne plus tenter de combattre en marchant
; car ils avaient beaucoup de blessés. Des soldats les portaient et laissaient
eux‑mêmes porter leurs armes à d'autres Grecs, ce qui faisait une multitude
d'hommes hors de service. Mais lorsqu'on fut cantonné, et que les Barbares,
s'approchant du village, voulurent inquiéter les Grecs, ceux‑ci eurent de
beaucoup l'avantage ; car il était très différent de repousser, par des sorties,
d'un lieu fermé, ces légères incursions ou de marcher en plaine, occupés sans
cesse à résister aux efforts de l'ennemi. Vers le soir arriva l'heure où les
Barbares devaient s'éloigner ; car ils ne campaient jamais à moins de soixante
stades des Grecs, craignant d'être attaqués de nuit. Une armée perse est, en
effet, dans les ténèbres, une mauvaise armée ; ils lient leurs chevaux, et leur
mettent le plus souvent des entraves, de peur qu'ils ne s'enfuient. Survient‑il
une alerte, il faut que le cavalier perse selle, bride son cheval et le monte,
après avoir pris sa cuirasse, toutes choses difficiles à exécuter la nuit, et
surtout dans un moment de tumulte et de confusion. Voilà pourquoi les Perses
campaient loin des Grecs. Lorsqu'on sut que les Barbares voulaient se retirer,
et que l'ordre en fut donné à leurs troupes, les hérauts publièrent aux Grecs de
se tenir prêts à marcher, et les ennemis l'entendirent. Ils différèrent leur
retraite quelque temps, mais quand il commença à se faire tard, ils se
replièrent, car ils ne croyaient pas qu'il fût avantageux pour eux de marcher ni
d'arriver de nuit à leur camp. Les Grecs, dès qu'ils virent clairement que les
Barbares se retiraient, partirent eux‑mêmes, firent environ soixante stades, et
mirent une telle distance entre les deux armées, que ni le lendemain, ni le
surlendemain il ne parut un ennemi. Le jour suivant, les Barbares qui s'étaient
avancés la nuit occupent un poste avantageux sur la route par laquelle il
fallait que l'armée grecque passât : c'était la crête d'une montagne qui
dominait le seul chemin par où l'on descendait dans une autre plaine. Chirisophe
voyant cette hauteur garnie d'ennemis qui l'avaient prévenu, envoie chercher
Xénophon à l'arrière‑garde, et lui fait dire de lui amener les armés à la légère
qui y étaient. Xénophon ne les en tira point, car il voyait déjà paraître
Tissapherne et toute son armée. Mais se portant, lui-même au galop vers
Chirisophe :"Que me voulez‑vous, demanda‑t‑il ? ‑ Vous pouvez le voir vous‑même,
répondit Chirisophe. L'ennemi s'est emparé avant nous du mamelon qui commande le
chemin par où nous allons descendre, et il n'y a moyen de passer qu'en taillant
ces gens‑là en pièces. Mais pourquoi n'avez‑vous point amené les armés à la
légère ?" Xénophon dit qu'il n'avait pas jugé convenable de laisser
l'arrière‑garde sans défense, l'ennemi commençant à déboucher sur elle. "Mais,
ajouta‑t‑il, il est pressant de nous décider sur les moyens de déposter ceux que
nous voyons occuper la hauteur en avant de nous." Xénophon jeta alors les yeux
sur le sommet de la montagne au‑dessus de la position où se trouvait l'armée, et
vit qu'il communiquait à la colline importante, occupée par l'ennemi. "Le
meilleur moyen, dit‑il à Chirisophe, est de gagner au plus vite le dessus des
Barbares. Si nous y réussissons, ils ne pourront pas tenir dans le poste d'où
ils dominent notre passage. Demeurez, si vous le voulez, à l'armée, et je marche
à la montagne ou, si vous l'aimez mieux, portez‑vous‑y, et laissez‑moi au gros
des troupes. ‑ Je vous donne le choix, répondit Chirisophe." Xénophon lui dit
que, comme le plus jeune, il préférait d'être détaché, et lui demanda de lui
donner des hommes de front, parce qu'il eût été trop long d'en faire venir de la
queue. Chirisophe commanda, pour marcher avec Xénophon, les armés à la légère de
l'avant‑garde, qu'il y remplaça par ceux qui étaient au centre du carré ; il
commanda de plus les trois cents hommes d'élite qui étaient sous ses ordres à la
tête de l'armée, et leur dit de suivre Xénophon.
Ce détachement marcha le plus vite qu'il put. Les ennemis qui étaient sur une
hauteur, dès qu'ils s'aperçurent qu'on voulait gagner le sommet de la montagne,
y coururent à l'envi pour prévenir les Grecs. Il s'éleva alors de grands cris et
de l'armée grecque qui exhortait ses troupes, et de celle de Tissapherne qui
tâchait d'animer les Barbares. Xénophon, courant à cheval sur le flanc de son
détachement, excitait le soldat par ses discours. "C'est maintenant, mes amis,
vous devez le croire, c'est maintenant que vous combattez pour revoir la Grèce,
vos enfants et vos femmes ; essuyez quelques moments de fatigue : le reste de
votre route, vous n'aurez plus de combats à livrer." Sotéridas de Sicyon lui dit
:" Vous en parlez à votre aise, Xénophon, notre situation ne se ressemble pas :
un cheval vous porte, et moi je porte un bouclier, et j'en suis très fatigué. À
ces mots Xénophon se jeta à bas de son cheval, poussa cet homme hors du rang, et
lui ayant arraché le bouclier, montait le plus vite qu'il lui était possible. Ce
général se trouvait avoir de plus sa cuirasse de cavalier, en sorte que le poids
de ses armes l'écrasait en marchant. Il exhortait cependant toujours la tête
d'avancer, et la queue, qui avait peine à suivre, de rejoindre. Les soldats
frappent Sotéridas, lui jettent des pierres, lui disent des injures, jusqu'à ce
qu'ils l'obligent de reprendre son bouclier et son rang. Xénophon remonta sur
son cheval, et s'en servit tant que le chemin fut praticable ; mais quand il
cessa de l'être, ce général quitta sa monture, courut à pied avec les troupes,
et les Grecs se trouvèrent arrivés au sommet de la montagne avant les ennemis.
Les Barbares tournèrent alors le dos, et chacun d'eux se sauva comme il put. Le
détachement de Xénophon fut maître des hauteurs. L'armée de Tissapherne et celle
d'Ariée se détournèrent et prirent un autre chemin. L'armée grecque, aux ordres
de Chirisophe, descendit dans la plaine, et cantonna dans un village plein de
vivres. Il y en avait beaucoup d'autres aussi bien approvisionnés dans le même
canton, sur les bords du Tigre. Pendant l'après‑midi, l'ennemi paraît à
l'improviste dans la plaine, et passe au fil de l'épée quelques Grecs qui s'y
étaient dispersés pour piller ; car on avait pris beaucoup de troupeaux, dans le
moment que les conducteurs les faisaient passer de l'autre côté du fleuve. Alors
Tissapherne et ses troupes essayèrent de mettre le feu aux villages, et quelques
Grecs s'en désespéraient, craignant de ne plus trouver où se fournir de vivres,
si les Barbares prenaient le parti de tout brûler. Chirisophe avec ses troupes,
revenait après avoir porté secours aux Grecs épars, sur qui étaient tombés les
Barbares. Xénophon, qui descendait de la montagne, courant en ce moment le long
des rangs :"Grecs, leur dit‑il, vous voyez les Barbares regarder déjà cette
contrée comme à nous. Ce sont eux qui transgressent la condition qu'ils nous
avaient imposée par le traité, de ne rien brûler dans l'empire du roi. Ils y
portent le feu comme en pays qu'ils ne possèdent plus ; mais dans quelque lieu
qu'ils laissent des vivres pour eux‑mêmes, ils nous y verront marcher. Je suis
d'avis, Chirisophe, ajouta‑t‑il, de porter secours, contre ces incendiaires, aux
villages qu'ils brûlent, comme à notre bien. ‑ Je ne suis point du tout de votre
opinion, dit Chirisophe, mettons‑nous plutôt nous‑mêmes à brûler : c'est le
moyen le plus prompt de faire cesser les Barbares." De retour à leurs tentes,
les généraux et les chefs de lochos s'assemblèrent, tandis que le soldat
s'occupait à chercher des vivres. On se trouvait dans un grand embarras. D'un
côté étaient des montagnes excessivement élevées de l'autre un fleuve si
profond, qu'en le sondant avec les piques on n'en pouvait toucher le fond. Un
Rhodien vient trouver les généraux qui ne savaient quel parti prendre. "Je me
charge de faire passer l'armée, dit‑il, et de transporter quatre mille hommes
d'infanterie à la fois au‑delà du Tigre, si vous voulez me fournir les matériaux
dont j'ai besoin, et me promettre un talent pour récompense. ‑ De quoi avez‑vous
besoin, lui demanda‑t‑on ? ‑ Il me faudra, dit‑il, deux mille outres. Mais je
vois beaucoup de moutons, de chèvres, de bœufs, d'ânes ; en les écorchant et en
soufflant leurs peaux, je vous procurerai un moyen facile de passer. Il me
faudra aussi les cordes et les sangles dont vous vous servez aux équipages pour
charger les bêtes de somme. Avec ces liens, j'attacherai les outres que j'aurai
disposées les unes près des autres ; j'y suspendrai des pierres que je laisserai
tomber en guise d'ancres ; puis mettant à l'eau ce radeau, et le contenant des
deux côtés par de forts liens, je jetterai dessus des fascines, et sur les
fascines de la terre. Vous allez voir que vous ne courrez aucun risque
d'enfoncer ; car chaque outre peut soutenir deux hommes ; et les fascines
recouvertes de terre, vous empêcheront de glisser." Les généraux ayant prêté
l'oreille à cette proposition, jugèrent que l'invention était ingénieuse et
l'exécution impossible, car il y avait au‑delà du fleuve beaucoup de cavalerie
qui aurait empêché les premières troupes, qui l'auraient essayé, de mettre pied
à terre, et qui se serait opposée à tout ce qu'on aurait tenté. Le lendemain,
les Grecs revinrent sur leurs pas vers Babylone ; ils occupèrent des villages
qui n'étaient pas brûlés, et brûlèrent ceux dont ils sortaient. Les Perses ne
firent point marcher leur cavalerie contre eux ; ils les contemplaient et
paraissaient bien étonnés, ne pouvant concevoir ni où se porteraient leurs
ennemis, ni quel projet ils avaient en tête. Pendant que le soldat cherchait des
vivres, on convoqua une nouvelle assemblée de généraux, et de chefs de lochos,
et s'étant fait amener tous les prisonniers qu'on avait faits, on tâcha de tirer
d'eux des connaissances sur tous les pays dont on était entouré. Ils dirent que
vers le midi, par le chemin que l'armée avait suivi, on retournerait à Babylone
et dans la Médie ; que vers l'orient étaient Suse et Ecbatane, où le roi passe
le printemps et l'été ; qu'en traversant le fleuve et tirant au couchant, on
marcherait vers l'Ionie et la Lydie ; qu'enfin vers le nord, en s'enfonçant dans
les montagnes, on se trouverait dans le pays des Carduques. Ces peuples,
disait‑on, habitaient un sol montueux, étaient belliqueux, et n'obéissaient
point au roide Perse. On prétendait qu'une armée de cent vingt mille hommes,
envoyée par ce prince, avait voulu y pénétrer, et qu'il n'en était pas revenu un
seul soldat, à cause de la difficulté des chemins ; on ajoutait que lorsque ces
peuples faisaient un traité avec le satrape qui commandait dans la plaine, un
commerce libre subsistait alors entre eux et les Perses. Après ce rapport, les
généraux firent séparer les prisonniers qui disaient connaître chaque pays, et
ne déclarèrent point quelle route ils voulaient choisir ; mais ils avaient jugé
nécessaire de se frayer un chemin dans les montagnes des Carduques ; car on leur
avait annoncé qu'après les avoir traversées, ils entreraient en Arménie, pays
vaste et fertile où commandait Orontas. De là on prétendait qu'il leur serait
facile de se porter où ils voudraient. Ils sacrifièrent ensuite afin qu'il leur
fût loisible de partir à l'heure qu'ils jugeraient convenable, car ils
craignaient qu'on ne s'emparât d'avance du sommet des montagnes. On fit dire à
l'ordre que l'armée, après avoir soupé, pliât ses bagages, puis se reposât, mais
fût prête à marcher dès qu'on l'en avertirait.
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