En juillet 1918, le tsar Nicolas II fut assassiné sur ordre de
Lénine, en compagnie de sa famille. Toutefois, quelques années après les
faits, Une jeune femme à l'identité inconnue affirma être la princesse
Anastasia, quatrième fille du souverain déchu, qui aurait donc rescapé
au massacre.
L'affaire faisant grand bruit, la presse internationale s'y intéressa
rapidement, n'hésitant pas à présenter la jeune femme comme l'héritière
des tsars de Russie.
Mais qu'en est-il en réalité ? Est-ce que quelqu'un a vraiment pu
survivre au massacre ? Et enfin, la jeune inconnue est-elle ou non la
princesse Anastasia ?
Nicolas II Romanov, de son mariage avec Alix de Hesse-Darmstadt,
avait eut cinq enfants : Olga, Tatiana, Maria,
Anastasia et Alexis. La Russie, engagée dans la Première Guerre
mondiale depuis 1914,
était dans une situation difficile : ainsi, le pays accumulait les
revers face à l'Allemagne (le conflit avait déjà fait un million de morts pour six millions de blessés)
; en outre, à cause de la perturbation des voies commerciales, la Russie
était coupée du marché européen, et plusieurs pénuries alimentaires
furent constatées en début d’année 1917.
Photographie représentant les cinq enfants de Nicolas II,
vers 1910. De gauche à droite : Maria, Tatiana, Anastasia, Olga, Alexis.
Au mois de mars, une révolution éclata à Petrograd[1],
réunissant 150 000 ouvriers en colère. Le 11,
l'armée reçut l’ordre de tirer sur la foule, ce qui causa la mort de 150
personnes. Cependant, plusieurs régiments décidèrent de fraterniser avec
les manifestants. Acculé, Nicolas II fut finalement contraint
d'abandonner son trône, abdiquant le 15 mars 1917[2].
Manifestation
à Petrograd, mars 1917.
Au même moment, les députés
de la Douma[3]
décidèrent de former un de former un gouvernement provisoire,
dans l’attente de la mise en place d’une assemblée constituante,
chargée de donner une nouvelle constitution à la Russie. Mais le nouveau
régime, composé majoritairement de députés libéraux, membres du parti constitutionnel-démocratique,
ne fut pas au goût des bolcheviks[4].
Ces derniers, réunis en
un
soviet[5],
réunissant plusieurs tendances politiques, ne tardèrent pas à
contester l'autorité du gouvernement provisoire. En fin d'année
1917, suite à l'annonce d'un nouveau revers militaire contre
l'Allemagne, les bolcheviks organisèrent la révolution d'Octobre
à Petrograd, sous la houlette de
Vladimir Ilitch Oulianov,
plus connu sous le nom de Lénine[6].
S'étant rendus maîtres de la capitale sans rencontrer de grandes
résistances, au matin du 7 novembre[7],
les bolcheviks annoncèrent la dissolution du gouvernement
provisoire, ainsi que la création d'un
conseil des
commissaires des peuples (ou Sovnarkom, abréviation de Soviet Narodnykh Kommissarov),
faisant office de nouveau pouvoir exécutif.
L'assaut sur le palais d'hiver, 7
novembre 1917.
Mais la prise de pouvoir de Lénine
ne fut pas au goût de tous. Ainsi, ce dernier décida de rétablir la
censure, fit arrêter les députés dissidents, donna naissance à une
police secrète (la Tchéka[8]),
et prononça la dissolution de l'assemblée constituante (qui s'était
réunie en janvier 1918[9]).
Ces coups de force antidémocratiques ne tardèrent pas à déclencher la
guerre civile russe, qui ensanglanta le pays pendant plusieurs
années.
Statue du tsar Nicolas II détruite par les bolcheviks.
Quant à Nicolas II, suite à son
abdication, il avait été assigné à résidence au palais Alexandre, situé
en périphérie de Petrograd. Toutefois, alors que les bolcheviks
demandaient à ce que la famille impériale soit remise entre les mains du
soviet, afin d'éviter une
« fuite à Varennes »,
comme l'avait fait Louis XVI en sont temps, le gouvernement provisoire
décida d'envoyer le tsar et sa famille à Tobolsk, en Sibérie, à 3 000
kilomètres à l'est de la capitale.
Les membres de la famille impériale
arrivèrent dans leur nouvelle
résidence à l'été 1917, à une époque où
les bolcheviks de Tobolsk étaient
encore minoritaires. Toutefois, Lénine renforça son emprise sur cette
ville à compter de la mi-avril 1918, ce qui entraina un durcissement des
conditions de détention de la famille impériale.
A cette date, le tsar, son épouse et
l'une de leur filles, Marie, furent transportés dans la villa Ipatiev, à
Ekaterinbourg, à 600 kilomètres à l'ouest de Tobolsk. Cependant, comme
le jeune Alexis souffrait d'hémophilie, il fut contraint de rester alité
pendant un mois, accompagné par ses trois sœurs, ne rejoignant
Ekaterinbourg qu'au mois de mai 1918.
la villa Ipatiev, Ekaterinbourg.
Alors que la guerre civile russe
faisait rage, Lénine craignait que le tsar ne soit enlevé par des
monarchistes, qui se rapprochaient dangereusement d'Ekaterinbourg.
Ainsi, il décida que la famille serait passée par les armes sans autre
forme de procès. Ainsi, le 16 juillet au soir, le commandant Iakov
Iourovski procéda à l'exécution des prisonniers, dans la cave de la
villa Ipatiev. Peu de temps après, les cadavres furent dépouillés de
leurs vêtements et bijoux, enterrés dans la forêt de Koptiaki, située
non loin d'Ekaterinbourg, puis recouverts d'acide sulfurique et
d'essence, afin d'empêcher leur éventuelle identification.
Suite à l'arrivée des troupes
monarchistes dans la ville, peu de temps après le massacre, une enquête
fut ordonnée par
l’amiral
Alexandre Vassilievitch Koltchak[10]
.
Le juge
Nicolaï Sokolov,
chargé de l'affaire, parvint à identifier les responsables du massacres
et à trouver les restes de la famille impériale. Toutefois, suite à la
contre-attaque des bolcheviks, à l'été 1919, Koltchak fut contraint de
reculer vers la Sibérie, où il trouva la mort en 1920. Quant à Sokolov,
qui avait conservé avec lui les documents de l'enquête, il parvint à
rejoindre Pékin, puis s'installa à Paris.
L'amiral Alexandre Vassilievitch
Koltchak.
Mais à compter de 1922, une jeune femme à l'identité inconnue commença à
faire parler d'elle. Cette dernière, internée depuis 1920 dans l'hôpital
psychiatrique de Dalldorf, dans la banlieue de Berlin, fut
« reconnue » comme la princesse Tatiana par
Maria Peuthert,
une pensionnaire de l'établissement. Cette dernière prit alors contact
avec le capitaine
Nicolas von Schwabe,
un ancien militaire russe émigré en Allemagne. Ce dernier rendit visite
à la jeune femme, qui ne comprenait pas le russe, mais, intrigué, invita
les anciens proches de la famille impériale à la rencontrer.
La baronne
Sophie Buxhoeveden,
dame de compagnie de la tsarine Alix, après s'être rendue à Dalldorf,
affirma que l'inconnue
« était
trop petite pour être Tatiana » ; mais quelques jours plus tard, la
jeune femme affirma être Anastasia et non Tatiana.
L'inconnue de l'hôpital Dalldorf, vers 1923 (à gauche) ; la princesse
Anastasia (à droite).
L'inconnue fut malgré tout sortie de Dalldorf au mois de mai 1922, étant
hébergée par le baron
Arthur von Kleist,
un émigré russe. Ce dernier considérait-il la jeune femme comme la
princesse disparue ? En tous cas, il semblerait que Kleist, resté proche
des monarchistes, ait pensé profiter de sa
« découverte » pour gagner en influence au sein de ce milieu.
La rumeur se répandant rapidement,
de nombreux émigrés russes vinrent rendre visite à la jeune inconnue,
qui se faisait désormais appeler Anna Tschaikovsky.
Cette dernière raconta alors qu'après le massacre de la famille
impériale, un bolchevik nommé
Alexander Tschaikovsky
constata que la princesse Anastasia respirait encore. Ce dernier,
tombant amoureux, décida alors de sauver la jeune femme, puis l'épousa
après avoir quitté la Russie. Le couple, installé à Bucarest, eut un
fils, mais Alexander fut tué peu de temps après. La jeune femme fut
alors contrainte d'abandonner son enfant à un orphelinat, puis fut
conduite à Berlin par son beau-frère, par mesure de sécurité. Se sentant
seule, elle décida de se donner la mort en se jetant dans un canal,
avant d'être repêchée puis transférée à l'asile de Dalldorf.
Tombant malade en
1925, Anna fut placée dans un hôpital. Elle y reçut la visite de
plusieurs proches de l'ancienne famille impériale : la duchesse
Olga, sœur de Nicolas II ; le Suisse Pierre Gilliard,
tuteur des cinq enfants du tsar ; ainsi que la nourrice d'Anastasia
et un ancien valet de Cour. Tous affirmèrent que la jeune femme
n'était pas la princesse disparue.
L'année suivante,
alors qu'Anna était en convalescence au sanatorium de Stillachhaus,
dans les Alpes bavaroises, elle reçut la visite de Tatiana Melnik,
la fille d'Eugène Botkin, ancien médecin de la famille
impériale. Cette dernière reconnu Anna comme étant la princesse
Anastasia, considérant que la jeune femme avait des difficultés à se
souvenir de son passé et à parler russe en raison du traumatisme
psychologique subi à Ekaterinbourg.
En 1927, Ernest
Louis, grand-duc de Hesse, frère aîné de la tsarine Alix, décida
d'enquêter sur le passé d'Anna
Tschaikovsky. A cette occasion,
il engagea un détective privé nommé Martin Knopf, qui
parvint à découvrir, après plusieurs mois d'enquête, que la jeune
femme était en réalité une ouvrière polonaise baptisée Franziska
Schanzkowska. Cette dernière, travaillant dans une usine de
munitions pendant la Première Guerre mondiale, fut blessée à la tête
lors de l'explosion accidentelle d'une grenade. La jeune femme, dont
le compagnon était mort dans les tranchées, devint dépressive, puis
fut internée dans deux hôpitaux psychiatriques. Afin d'étayer sa
découverte, Knopf organisa une rencontre entre Anna et Felix
Schanzkowski, qui la reconnut comme étant sa sœur.
Franziska
Schanzkowska, vers 1913 (à
gauche) ; Anna
Tschaikovsky,
vers 1926 (à droite).
Malgré l'enquête de
Knopf et les conclusions du rapport Sokolov, Anna fut invitée en
1928 à se rendre aux Etats-Unis par Xenia Georgievna, une
cousine de Nicolas II, qui avait épousé William Leeds, un
riche industriel américain. Avant de s'embarquer vers le
Nouveau-Monde, Anna fit un court passage à Paris, où elle fut
reconnue comme étant la princesse Anastasia par le grand-duc
Andreï Vladimirovitch, un cousin du tsar. Il accorda d'ailleurs
à la jeune femme un soutien financier jusqu'à sa mort.
Arrivée aux
Etats-Unis, Anna vécut pendant quelques années dans la résidence des
Leeds, avant de s'installer à l'hôtel de Garden City, non loin de
New York. C'est à cette occasion qu'elle commença à utiliser le nom
d'Anna Anderson. Mais la jeune femme, souffrant de démence,
fut internée en 1930 dans le sanatorium de Four Winds, à Westchester.
Anna, rentrant en
Allemagne au cours de l'année 1932, s'installa dans le petit village
de Unterlengenhardt, à la frontière alsacienne. La jeune femme, qui
avait été officiellement déclarée comme un imposteur en 1928 par
plusieurs membres de la famille impériale, à l'occasion des obsèques
de Maria Feodorovna, mère de Nicolas II, tomba peu à peu dans
l'oubli. Souffrant de démence et vivant comme une recluse, entouré
d'une soixantaine de chats, Anna fut admise à l'hôpital de Neuenbürg
en 1968.
Grâce au soutien de
Gleb Botkin (le fils d'Eugène
Botkin, ancien médecin de la famille impériale), Anna partit
s'installer aux Etats-Unis. En décembre 1968, elle épousa John
Manahan, de vingt ans son cadet, professeur d'histoire et ami de
Botkin. Le couple vécut à Charlottesville, en Virginie, jusqu'à la
mort d'Anna, en février 1984.
En 1990, soit
quelques mois avant la chute du bloc soviétique, des fouilles furent
organisées à Ekaterinbourg. A cette occasion, les restes de Nicolas
II, de la tsarine Alix, et de trois de leurs filles furent inhumés ;
toutefois, l'on ne retrouva pas les cadavres d'Alexis et de la
quatrième fille (Maria ou Anastasia). Les scientifiques procédèrent
alors à des analyses ADN, qui démontrèrent que les corps retrouvés à
Ekaterinbourg étaient bien ceux de la famille impériale.
En juillet 1998, la
famille impériale fut inhumée dans la cathédrale Pierre et Paul à
Saint-Pétersbourg (sauf les deux membres manquants) ; en 2000, les
défunts furent canonisés par l'Eglise orthodoxe ; et en 2003 fut
érigée une église commémorative à l'emplacement de la villa Ipatiev
(qui avait été détruite en 1977). Enfin, en 2007, l'on retrouva les
restes d'Alexis et de la quatrième fille lors de nouvelle fouilles,
et une autre analyse ADN démontra qu'il s'agissait bien des enfants
de Nicolas II. Grâce à ces découvertes, l'on sait désormais qu'aucun
des membres de la famille impériale n'a réchappé au massacre
d'Ekaterinbourg.
L'église d'Ekaterinbourg, érigée à l'emplacement de la villa Ipatiev.
Par ailleurs, une
autre étude fut effectuée en 1994 sur un fragment d'intestin d'Anna
Anderson, qui avait été prélevé lors d'une opération chirurgicale en
1979. Ce test révéla que l'ADN de la défunte ne correspondait pas à
celui de la famille Romanov, mais bien à celui de Karl Maucher,
petit-fils de Gertrude
Schanzkowska, la sœur présumée d'Anna. Après plus d'un
demi-siècle de controverse, l'on sait donc avec certitude que
Franziska Schanzkowska et Anna Anderson ne sont qu'une seule et même
personne.
En raison du
mystère ayant entouré la disparition de la famille impériale,
l'existence d'éventuels survivants attisa les convoitises, et de
nombreuses
« Anastasia » firent peu à peu leur apparition. La plus
célèbre reste Anna Anderson, mais l'on aurait pu aussi citer
Eleonora Kruger,
qui bien que ne s'étant jamais présentée comme étant Anastasia, lui
aurait beaucoup ressemblé ; Eugenia Smith, qui aurait émigré vers les Etats-Unis
après avoir réchappé au massacre ; Nadezha Vasilyeva,
pensionnaire d'un hôpital psychiatrique ; et Natalya Bilikhodze,
qui réclama l'héritage des Romanov, dans une vidéo présentée à la
presse en 2002 (alors qu'elle était décédée en l'an 2000).
A noter que la
liste ne s'arrête pas la, car l'on compte aussi plusieurs
« Alexis »,
des « Olga », des « Tatiana » et des
« Maria », ainsi que des
pseudo-fils des Romanov assassinés à Ekaterinbourg.
[1]
Saint-Pétersbourg, alors capitale de la Russie, avait été baptisée
Petrograd au début de la première guerre mondiale (car le nom
originel de la ville avait une consonance jugée trop germanique).
[2]
A noter que le tsar abdiqua en faveur de son frère cadet, Mikhaïl Alexandrovitch.
Cependant, ce dernier abdiqua à son tour dès le 16 mars 1917.
[3]
La Douma est le nom de la chambre basse du parlement en Russie
(l’équivalent de notre actuelle assemblée nationale). A noter que
le terme « Douma » provient du russe думать, ce qui signifie
« penser. »
[4]
A l’origine, le terme bolchevik provient du russe большенство,
ce qui signifie « majorité. » En effet, les bolcheviks étaient au
début du XX° siècle la fraction majoritaire du parti ouvrier
social-démocrate de Russie, mouvement fondé en mars 1898.
[5]
A noter que soviet (cове́т, en
russe) ne désigne pas un parti politique ou une organisation,
pouvant se traduire par « assemblée », ou « conseil. »
[6]
Né en avril 1870, Lénine était le fils d’un fonctionnaire russe
anobli par le tsar Alexandre III. Suite à des études de
droit, il devint avocat à Saint-Pétersbourg, ou il fréquenta des
milieux révolutionnaires et marxistes. Cependant, il fut arrêté en
décembre 1895, et condamné à trois années d’exil en Sibérie. Rentré
d’exil en 1900, Lénine adhéra au parti ouvrier social-démocrate,
prenant la tête de la fraction bolchevik. Préférant quitter le pays
en 1908, il voyagea à travers l’Europe jusqu’à son retour en 1917.
[7]
A noter que la Russie, à cette date, utilisait encore le
calendrier julien. Il existait
donc un décalage de 15 jours avec le calendrier grégorien, créé en
1582. Ainsi, la
révolution de
Février se déroula en mars,
et la révolution d'Octobre se déroula en novembre. A noter que la Russie n’adopta le calendrier grégorien qu’en 1918.
[8]
De son vrai nom commission extraordinaire panrusse pour la
répression de la contre-révolution et du sabotage, ou
Всероссийская чрезвычайная комиссия по борьбе с контрреволюцией и
саботажем en russe.
[9]
En effet, les
bolcheviks se trouvaient en minorité au sein de cette nouvelle
assemblée, récoltant 175 sièges sur 707. En effet, les campagnes
avaient massivement voté en faveur du
Parti socialiste-révolutionnaire,
fondé à Berlin en 1901, qui était plus proche du monde paysan.
[10]
Koltchak, né en novembre 1874, participa à la Première Guerre
mondiale. A l’automne 1918, il fut nommé ministre de la guerre au
sein d’un contre-gouvernement constitué en Sibérie. Mais en
décembre, un coup d’Etat renversa ce gouvernement, et Koltchak
accepta de prendre le pouvoir.