9. Il y a à Jérusalem un temple où ils habitent en
commun ; s’il est bien loin d’égaler par son architecture l’ancien et fameux
temple de Salomon, du moins il ne lui est pas inférieur en gloire. En effet
toute la magnificence du premier consistait dans la richesse des matériaux
corruptibles d’or et d’argent et dans l’assemblage des pierres et des bois de
toutes sortes qui entrèrent dans sa construction ; le second, au contraire, doit
toute sa beauté, ses ornements les plus riches et les plus agréables, à la
piété, à la religion de ses habitants et à leur vie parfaitement réglée ; l’un
charmait les regards par ses peintures ; mais l’autre commande le respect par le
spectacle varié des vertus qui s’y pratiquent et des actes de sainteté qui s’y
accomplissent. La sainteté doit être l’ornement de la maison de Dieu (Ps XCII,
5), qui se complaît bien plus dans des mœurs régulières que dans les pierres les
mieux polies, et préfère beaucoup des cœurs purs à des murailles dorées. Ce
n’est pourtant pas que tout ornement extérieur soit banni de ce temple, mais
ceux qu’on y voit ne consistent pas en pierres précieuses, ce sont des armures,
et au lieu d’antiques couronnes d’or les murs sont recouverts de boucliers ;
partout, dans cette demeure, les mors, les selles et les lances ont pris la
place des candélabres, des encensoirs et des burettes ; toutes preuves évidentes
que ces soldats sont animés pour la maison de Dieu, du même zèle dont se sentit
si violemment enflammé leur premier Maître lui-même lorsque, armant jadis sa
main sacrée, non d’un glaive, mais d’un fouet qu’il avait composé de petites
cordes, il entra dans le temple, en chassa les marchands, y jeta à terre
l’argent des changeurs et y renversa les sièges de ceux qui y vendaient des
colombes, trouvant tout à fait indigne que la maison de prière fût souillée par
la présence de tous ces trafiquants (Jn II, 15). A l’exemple de son chef, cette
armée dévouée jugeant qu’il est bien plus indigne et bien plus intolérable
encore de voir les saints lieux profanés par la présence des infidèles que par
celle des marchands, a fixé sa propre demeure dans le lieu saint avec ses
chevaux et ses armes, et, après avoir éloigné ainsi que de tous les autres lieux
saints les infidèles dont la présence les souillait et la rage les tyrannisait,
ils s’y livrent maintenant, le jour et la nuit, à des occupations aussi honnêtes
qu’utiles. Ils honorent à l’envi le temple de Dieu par un culte plein de zèle et
de vérité, et ils y immolent avec une inépuisable dévotion, non pas des victimes
semblables à celles de la loi ancienne, mais de vraies victimes pacifiques, qui
sont la charité fraternelle, une obéissance absolue et la pauvreté volontaire.
10. Pendant que ces choses se passent à Jérusalem,
l’univers entier sort de sa léthargie, les îles écoutent, les peuples les plus
lointains prêtent l’oreille, l’Orient et l’Occident bouillonnent, la gloire des
nations déborde comme un torrent, on dirait le fleuve au cours impétueux qui
réjouit la cité de Dieu. Mais ce qu’il y a de plus consolant et de plus
avantageux, c’est que la plupart de ceux qu’on voit, de tous les pays, accourir
chez les Templiers, étaient auparavant des scélérats et des impies, des
ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères, tous
hommes dont la conversion produit un double bien et par conséquent cause une
double joie ; en effet pendant que, d’un côté, par leur départ, ils font la joie
et le bonheur de leur propre pays, qu’ils cessent d’opprimer ; de l’autre, ils
remplissent d’allégresse, par leur arrivée, ceux à qui ils courent se réunir, et
les contrées qu’ils vont couvrir de leur protection. Ainsi en même temps que
l’Égypte se réjouit de leur départ, la montagne de Sion est également dans le
bonheur et les filles de Juda se félicitent de leur protection : l’une est
heureuse de ne plus se sentir sous leur bras oppressif et l’autre se félicite de
voir son salut entre leurs mains. Tandis que la première voit avec satisfaction
s’éloigner d’elle ceux qui la dévastaient cruellement, la seconde accueille en
eux, avec empressement, ses plus fidèles défenseurs, de sorte que ce que l’une
perd pour son plus grand bonheur tourne à la plus grande consolation de l’autre.
Voilà comment le Christ sait se venger de ses ennemis ; non seulement il
triomphe d’eux mais il se sert d’eux pour s’assurer un triomphe d’autant plus
glorieux qu’il réclame une plus grande puissance. Quel plaisir et quel bonheur,
de voir d’anciens oppresseurs se changer en protecteurs, et celui qui de Saul
persécuteur sut faire un Paul prédicateur de l’Évangile (Ac X, 15), changer ses
ennemis en soldats de sa cause ! Aussi ne suis-je point étonné que la cour
céleste, comme l’affirme le Sauveur lui-même, ressente plus de joie de la
conversion d’un pécheur qui fait pénitence que la persévérance de plusieurs
justes qui n’ont pas besoin de pénitence, puisque la conversion d’un pécheur et
d’un méchant est la source de biens plus grands que les maux dont son premier
genre de vie avait été la cause.
11. Salut donc, sainte Cité, dont le Très-Haut s’est
fait à lui-même un tabernacle, toi, en qui et par qui une telle génération
d’hommes fut sauvée. Salut, Cité du grand Roi, où depuis les temps les plus
reculés, le monde n’a presque jamais cessé de voir se produire de nouvelles et
consolantes merveilles. Salut, Maîtresse des nations, Princesse des provinces,
Héritage des Patriarches, Mère des Prophètes et des Apôtres, Point de départ de
notre foi, Gloire du peuple chrétien ; Dieu a permis que dès le principe tu
fusses presque constamment assaillie par tes ennemis, afin que les braves
trouvassent, à te défendre, une occasion, non seulement de montrer leur courage,
mais encore de sauver leurs âmes. Salut, terre de la promesse, où jadis le lait
et le miel ne coulaient que pour ceux-là seuls qui habitaient dans ton sein, qui
maintenant encore prodigues des remèdes de salut et des aliments de vie à
l’univers entier. Salut, dis-je, terre bonne, excellente, toi qui as reçu dans
ton sein d’une extrême fécondité, une céleste semence de l’Arche du cœur du Père
de famille ; tu as donné d’abord une moisson de martyrs et tu n’as point laissé
ensuite, du reste des fidèles, de faire produire à ton sol fertile jusqu’à
trente, soixante et même cent pour un sur la face de la terre entière. Aussi
tous ceux qui ont eu le bonheur de se rassasier de tes innombrables douceurs et
de s’engraisser de ton opulence, s’en vont proclamant partout le souvenir de ton
abondance et de tes délices, racontant jusqu’au bout du monde, à tous ceux qui
ne t’ont pas vue, ta gloire, ta magnificence et toutes les merveilles que tu
renfermes dans ton sein. On rapporte de toi, ô Cité de Dieu, des choses
glorieuses (Ps LXXXVI, 3). Mais il est temps que moi aussi je redise à ta
louange et à la gloire de ton nom quelques-unes des délices dont tu es remplie.
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