[769]
Les deux frères, succédant à leur père, partagèrent ensemble le royaume.
L’Aquitaine tomba au pouvoir de Charles l’aîné. Mais cette province ne put
demeurer longtemps tranquille par suite des guerres qui s’étaient passées dans
son sein. Un certain Hunold, aspirant au pouvoir, excita les habitants à
machiner de nouveaux complots. Le roi Charles, à qui cette province était échue
en partage, marcha à la tête de son armée contre lui. Mais il ne put obtenir de
secours de son frère, qui en était détourné par les mauvais conseils des grands
de son royaume. Les deux frères eurent à Duasdives
(1) une
conférence à ce sujet. Carloman retourna dans son royaume, et Charles,
continuant sa route vers Angoulême, ville d’Aquitaine, fit assembler en ce lieu
toutes ses troupes, poursuivit Hunold, et faillit le prendre ; mais Hunold
s’échappa à la faveur de la connaissance des lieux où il pouvait se dérober aux
recherches de l’armée du roi. Il s’éloigna d’Aquitaine et gagna la Gascogne où
il se croyait en sûreté, ne mettant pas en doute la fidélité de Loup, duc de
Gascogne. Le roi envoya au duc une ambassade pour lui ordonner de rendre le
rebelle, l’avertissant que, s’il ne se soumettait à cette condition, il
entrerait les armes à la main en Gascogne, et n’en sortirait qu’après avoir mis
fin à sa désobéissance. Loup, effrayé des menaces du roi, promit de se soumettre
désormais à ses volontés, et livra sans retard Hunold et sa femme. Charles, en
attendant le retour de ses envoyés, bâtit un fort, nommé Fronsac, sur la rive de
la Dordogne, et après leur arrivée, en possession du rebelle, il regagna son
royaume. Il célébra la fête de Noël à Duren et celle de Pâques dans l’église de
Saint-Lambert à Liège.
[770]
Le roi Charles tint l’assemblée générale du peuple à Worms. La reine Bertrade,
mère des rois, eut une entrevue à Seltz avec Carloman, le plus jeune, pour y
traiter de la paix, et partit pour l’Italie. Après y avoir terminé l’affaire
qu’elle avait entreprise et adoré le Seigneur dans le temple des saints apôtres,
elle retourna en France auprès de ses fils. Charles célébra la solennité de Noël
à Mayence et celle de Pâques à Herstall.
[771]
L’assemblée générale tenue, selon l’usage, à Valenciennes sur le fleuve de
l’Escaut, le roi Charles prit ses quartiers d’hiver. Au bout de quelque temps,
Carloman, son frère, mourut à Samoucy. Charles voulut alors s’emparer de tout le
royaume, se rendit dans la terre de Carbone, et y fut joint par Wilhaire, évêque
de Sedan, Fulrad, prêtre, et plusieurs autres prêtres, comtes et grands de son
frère, entre lesquels on remarquait Warin et Adalbard ; quant à la femme et aux
fils du roi Carloman, ils s’étaient rendus en Italie avec une partie des grands.
Le roi désapprouva comme inutile ce départ ; il solennisa la naissance de notre
Seigneur à Attigny et la fête de Pâques à Herstall.
[772]
Le pape Étienne étant mort à Rome, Adrien lui succéda au pontificat. Le roi
Charles, après avoir tenu son assemblée à Worms, résolut de porter la guerre en
Saxe, y entra sans retard, dévasta tout par le fer et le feu, prit le château
fort d’Ehresbourg et renversa l’idole appelée Inninsul
par les Saxons. Comme il s’était arrêté trois jours pour cette destruction, il
arriva, tant le ciel demeura continuellement serein, que toutes les rivières et
fontaines étaient à sec et qu’on ne pouvait rien trouver à boire. On craignait
que l’armée, fatiguée par la soif, ne put continuer ses travaux ; mais un
certain jour, et (à ce que l’on croit, par la bonté divine) pendant que, vers
midi, tous se reposaient, un énorme volume d’eau remplit tout à coup le lit d’un
torrent auprès du mont auquel était adossé le camp, et toute l’armée put ainsi
se désaltérer. Le roi ayant détruit l’idole, s’avança jusqu’au Weser, et là
reçut des Saxons douze otages. De retour en France il assista aux solennités de
Noël et de Pâques dans sa terre de Herstall.
[773]
Le pape Adrien ne pouvant supporter l’insolence du roi Didier et des Lombards,
résolut d’envoyer à Charles, roi des Francs, une ambassade pour le supplier de
venir secourir contre leur oppression lui et les Romains. Mais, comme on ne
pouvait faire librement cette route par terre en Italie, le pape fit monter à
Rome dans un vaisseau Pierre, son envoyé, qui se rendit ainsi par mer à
Marseille et poursuivit ensuite parterre son chemin en France. Lorsqu’il eut
joint le roi à Thionville où il passait l’hiver et lui eut exposé le sujet de
son ambassade, Pierre retourna à Rome par le même chemin.
Le roi ayant
examiné avec grand soin ces dissensions entre les Lombards et les Romains, se
décida à entreprendre la guerre pour la défense de ces derniers; il se rendit
avec son armée à Genève, ville de Bourgogne, située près du Rhône, y délibéra
sur la manière d’entamer la guerre, divisa ses troupes en deux portions, donna à
celles que commandait Bernard, son oncle paternel, l’ordre de faire route par le
mont Joux, et lui-même, à la tête de l’autre, passa le mont Cenis; il traversa
ainsi le sommet des Alpes, et mit en fuite Didier, qui s’efforça en vain de lui
résister; il le bloqua dans Pavie, et employa l’hiver à tenter beaucoup de
moyens pour prendre la ville, ce qui était fort difficile.
[774]
Pendant que ces événements se passaient en Italie, les Saxons, saisissant
l’occasion favorable de l’absence du roi, ravagèrent par le fer et le feu les
frontières de Hesse qui touchaient aux leurs ; ils voulurent incendier, dans le
lieu nommé maintenant Friedslar, la basilique qu’y avait bâtie le bienheureux
Boniface, martyr. Tandis qu’ils s’efforçaient vainement de réussir dans ce
dessein, ils furent saisis d’une frayeur subite envoyée par Dieu, et s’enfuirent
en désordre avec une honteuse terreur.
Le roi
Charles, laissant à son armée le soin de terminer le siège et la prise de Parie,
alla à Rome pour y prier, et lorsque après avoir accompli ses voeux il fut
retourné à son camp, la ville, fatiguée d’un long siège, se rendit à lui; toutes
les autres ;villes suivirent cet exemple et se donnèrent au roi des Francs.
Charles, l ayant ainsi soumis et pacifié pour quelque temps l’Italie, revint en
France emmenant captif le roi Didier. Quant à Adalgise, son fils, en qui les
Lombards mettaient beaucoup d’espérances, voyant les affaires de son pays
perdues, il alla en Grèce auprès de l’empereur Constantin, et vécut
honorablement à sa cour avec le titre de patrice.
Lorsque le roi
fut de retour, et avant même que les Saxons pussent en être informés, il envoya
dans leur pays une triple armée qui mit tout à feu et à sang, tailla en pièces
une multitude de Saxons qui s’efforçaient de résister, et revint en France
chargé de butin.
Charles à son
retour d’Italie, célébra la dédicace de l’église de Saint-Nazaire, martyr, et la
translation de son corps dans notre monastère de Lauresheim, l’an du Sauveur
774, le 1er septembre.
[775]
Le roi passant l’hiver à Quiersi, résolut d’attaquer les cruels et perfides
Saxons, et de ne s’arrêter qu’après leur entière extermination ou leur
conversion au christianisme. Après avoir tenu l’assemblée générale dans la ville
de Duren, il passa le Rhin, attaqua la Saxe avec toutes ses forces, prit du
premier coup la citadelle de Siegbourg, où était une garnison saxonne, rétablit
le fort d’Ehresbourg qu’avaient détruit les Savons, et y laissa quelques troupes
franques, de là gagna le Weser, et attaqua, dans le lien nommé Brunnesberg, une
multitude de Saxons qui voulaient lui disputer, mais en vain, le passage du
fleuve, car dès les premiers instants ils furent mis en fuite, et beaucoup y
périrent. Le roi passa donc le fleuve, et s’avança avec une partie de son armée
jusqu’à l’Ocker ; là vint le joindre Hesson un des chefs Saxons, amenant avec
lui tous les Ostphaliens
; il lui donna les otages exigés, et lui jura fidélité.
Charles étant
revenu sur ses pas, et arrivé au village nommé Buch, les Angrariens accoururent
à lui avec leurs principaux chefs, imitèrent les Ostphaliens, lui donnèrent des
otages, et lui prêtèrent serment.
Cependant la
partie de l’armée que Charles avait laissée près du Weser, dressa ses tentes
dans le lieu nommé Hudbeck
et, ne prenant point de précautions, fut circonvenue par la fraude des Saxons.
Comme les fourrageurs Francs retournaient au camp vers la neuvième heure du
jour, les Saxons feignirent d’être de leurs compagnons, se mêlèrent à eux,
s’introduisirent dans leurs retranchements, les attaquèrent pendant leur
sommeil ; et massacrèrent une grande partie de cette multitude imprudente.
Cependant, repoussés par la vaillante résistance de ceux qui s’étaient éveillés,
les Saxons sortirent du camp, et s’éloignèrent d’après un traité que la
nécessité seule avait pu imposer. Quand le roi reçut cette nouvelle, il se mit
en marche avec toute la diligente possible, poursuivit les Saxons en retraite,
il en tailla en pièces une grande quantité, reçut des otages Westphaliens
et retourna en France pour y passer l’hiver.
[776]
Le roi apprit à son retour que le lombard Rotgaud, qu’il avait établi duc dans
le Frioul, excitait de nouveaux mouvements en Italie, et que déjà plusieurs
villes s’étaient données à lui. Charles jugea nécessaire de réprimer promptement
ces rébellions, emmena avec lui ses plus braves guerriers, et marcha
sur-le-champ en Italie. Rotgaud qui avait prétendu se faire roi fut tué, les
villes dont il s’était emparé se rendirent sans retard, le roi y mit des comtes
Francs, et retourna en France, aussi vite qu’il en était venu. A peine eut-il
passé les Alpes, que des envoyés lui apprirent que le fort d’Ehresbourg avait
été emporté par les Saxons, que la garnison franque en avait été expulsée, que
l’autre château de Siegbourg n’avait pas été pris, mais attaqué ; que les
troupes demeurées pour sa garde avaient fait une sortie, attaqué par derrière
les imprudents Saxons occupés du siège, et tué une grande quantité d’entre eux ;
que ceux qui avaient échappé au carnage avaient non seulement abandonné le
siège, mais s’étaient empressés de fuir, et qu’errants et dispersés ils avaient
été poursuivis par les Francs, jusqu’au fleuve de la Lippe.
A ces
nouvelles le roi tint une assemblée à Worms, et résolut d’entrer en Saxe : il
convoqua toutes ses troupes, et parvint avec tant de célérité au lieu qu’il
avait désigné, qu’il renversa par là les desseins des ennemis qui s’efforçaient
de lui résister. En approchant de la source de la Lippe, il trouva une immense
multitude de ce peuple perfide qui venait, suppliante et soumise, implorer le
pardon de sa faute. Le roi lui pardonna miséricordieusement, fit baptiser ceux
qui disaient vouloir être chrétiens, reçut d’eux de trompeuses promesses de
fidélité, ainsi que les otages qu’il avait exigés, répara le fort détruit d’Ehresbourg,
en fit construire un autre sur la Lippe, laissa dans chacun une forte garnison,
et, de retour en France, passa l’hiver à Herstall.
[777]
Au premier souffle du printemps, le roi partit pour Nimègue, et après y avoir
célébré la fête de Pâques, ne pouvant ajouter aucune foi aux trompeuses
promesses des Saxons, il tint à Paderborn l’assemblée générale du peuple, et
entra en Saxe avec une grande armée. Là tout le sénat, et une foule d’hommes de
ce peuple perfide, vinrent le trouver d’après son ordre, feignant le dévouement
et l’obéissance. Ils étaient en effet tous venus devant lui, excepté Witikind,
un des chefs Westphaliens, qui se sentant coupable de beaucoup de crimes, et
craignant pour cette cause la présence du roi, avait fui auprès de Siegfried,
roi des Danois. Ceux qui étaient venus se soumirent au roi, et obtinrent leur
pardon à la condition que, s’ils se révoltaient de nouveau, ils seraient privés
de leur patrie et de leur liberté. Un grand nombre d’entre eux se firent
baptiser en ce lieu ; mais c’était bien faussement qu’ils disaient vouloir être
chrétiens.
Dans le même
lieu et temps, se rendit aussi en présence du roi un Sarrasin nommé Ibn Al-Arabi,
venu d’Espagne avec plusieurs autres, et il se donna à Charles, ainsi que les
villes dont l’avait fait chef le roi des Sarrasins. Charles ayant terminé
l’assemblée, retourna en Fiance, célébra la fête de Noël dans la ville de Douzy,
et celle de Pâques à Chasseneuil en Aquitaine.
[778]
Concevant, et avec raison, par les discours d’Ibn Al-Arabi, l’espoir de
s’emparer de quelques villes d’Espagne, le roi assembla son armée et se mit en
marche ; il traversa les sommets des Pyrénées, par le pays des Gascons, attaqua
Pampelune, ville de Navarre, et la força à se rendre. De là passant à gué
l’Èbre, il s’avança vers Saragosse, ville considérable de ce pays, reçut les
otages que lui amenèrent Ibn Al-Arabi, Abithaür et plusieurs autres Sarrasins,
et revint à Pampelune. Il rasa les murs de cette ville pour l’empêcher de se
révolter à l’avenir ; et voulant retourner en France, il entra dans les gorges
des Pyrénées. Mais les Gascons avaient placé des embuscades dans ces monts ; ils
attaquèrent l’arrière-garde et mirent toute l’armée en un grand désordre.
Quoique par le courage et les armes, les Francs fussent supérieurs aux Gascons,
ils se trouvèrent inférieurs à cause de la difficulté des lieux et de ce genre
inaccoutumé de combat. Plusieurs, des hommes de la cour à qui le roi avait donné
des troupes à commander furent tués dans ce combat. Les bagages furent pillés ;
et l’ennemi, par sa connaissance des lieux, se déroba aussitôt à toute
poursuite. Le souvenir de ce cruel échec obscurcit grandement dans le cœur du
roi la joie de ses exploits en Espagne.
Pendant ce
temps, les Saxons, saisissant l’occasion favorable, prirent les armes et
s’avancèrent jusqu’au Rhin; mais ne pouvant passer le fleuve, ils dévastèrent
par le fer et le feu tout ce qui se trouva de villes et villages depuis le fort
de Duitz
jusqu’à l’embouchure de la Moselle. Les choses sacrées et profanes furent
également en proie à leur fureur ; leur rage ne fit point de distinction de sexe
ni d’âge, et il parut clairement qu’ils étaient entrés sur le territoire des
Francs non pour piller, mais pour le plaisir de la vengeance. Quand cette
nouvelle fut apportée au roi à Auxerre, il ordonna sur-le-champ aux Francs
orientaux et aux Allemands de se rendre en hâte pour chasser l’ennemi. Lui-même
ayant laissé là ses autres troupes, se rendit à Herstall pour y passer l’hiver.
Les Francs et les Allemands envoyés contre les Saxons marchèrent sur eux à
grandes journées pour pouvoir les atteindre dans le territoire Franc ; mais les
Saxons, ayant achevé leur entreprise, étaient déjà rentrés dans le leur. Les
troupes du roi ayant suivi leurs traces, les atteignirent dans la Hesse, comme
ils allaient passer le fleuve de l’Adern ; elles les attaquèrent aussitôt et en
firent un tel carnage qu’on dit que, d’une si grande multitude, à peine
quelques-uns purent regagner enfuyant leurs demeures.
[779]
Le roi quitta au printemps Herstall, où il avait passé l’hiver et célébré les
fêtes de Noël et de Pâques, et se rendit à Compiègne. Comme il s’en retournait,
après avoir achevé l’affaire pour laquelle il était venu, Hildebrand, duc de
Spolète, vint à lui à Wirsigny
avec beaucoup de présents. Le roi le reçut très bien, le combla de dons, et le
renvoya dans son duché. Ensuite se disposant à l’expédition de Saxe, le roi alla
à Duren, tint, selon la coutume, l’assemblée générale, et parvint, avec son
armée, jusque sur la Lippe. Les Saxons, animés d’une vaine espérance,
s’efforcèrent de lui résister dans le lieu appelé Buchholz, furent repoussés et
mis en fuite. Le roi entra dans la Westphalie et reçut à discrétion tous les
habitants. De là il s’avança jusqu’au Weser, dressa son camp dans le lieu nommé
Medfull, et y séjourna quelque temps. Les Angrariens et les Ostphaliens s’y
rendirent, lui donnèrent des otages et lui jurèrent fidélité. Après avoir
terminé toutes ces choses, le roi traversa le Rhin, et se rendit dans la ville
de Worms où il passa l’hiver.
[780]
Dès que le roi trouva le temps favorable, il partit avec une grande armée et
entra de nouveau en Saxe ; il passa par le fort d’Ehresbourg, vint à la source
de la Lippe, y plaça son camp et s’y arrêta quelques jours. De là changeant de
route, il se rait en marche pour l’orient et gagna le fleuve de l’Ocker. Les
Saxons de toutes les parties orientales se rendirent en ce lieu comme il leur en
avait donné l’ordre ; et, suivant leur feinte accoutumée, se firent baptiser
dans le lieu nommé Horheim. De là le roi s’avança vers l’Elbe, dressa ses tentes
pour s’arrêter quelque temps dans le lieu où cette rivière est jointe par
l’Ocker, et s’occupa de régler les affaires des Saxons qui habitent la rive
citérieure de ce fleuve avec les Esclavons qui couvrent la rive ultérieure.
Ayant tout arrangé pour le moment, il retourna en France et se décida à partir
pour Rome pour y prier et accomplir ses voeux ; il prit avec lui sa femme et ses
enfants, et se rendit sans retard en Italie ; il célébra la fête de Noël à Pavie
où il passa le reste de l’hiver.
[781]
Allant de là à Rome, le roi y fut honorablement reçu par le pape Adrien ; et
comme il célébrait les mystères de Pâques, le pontife baptisa son fils Pépin, et
lui donna l’onction royale. Il fit la même cérémonie à Louis son frère, et leur
imposa à tous deux la couronne. Pépin, l’aîné, fut établi roi de Lombardie, et
Louis, le plus jeune, roi d’Aquitaine. Le roi quitta Rome, se rendit à Milan, où
Thomas, évêque de cette ville, baptisa sa fille Gisèle, et la tint sur les fonts
sacrés. Cela fait, le roi retourna en France.
Tandis qu’il
était à Rome, il convint avec le pape Adrien qu’ils enverraient de concert des
ambassadeurs à Tassilon, duc de Bavière, pour lui rappeler les promesses qu’il
avait faites au roi Pépin, à ses fils et aux Francs, savoir, de leur être dévoué
et soumis en tout.
Les hommes
choisis et envoyés dans cette ambassade furent, de la part du pape, les évêques
Formose et Damase, et de celle du roi, Richulf, diacre, et Eberhard, grand
échanson. Ils parlèrent au duc comme il leur avait été prescrit, et son cœur fut
tellement touché qu’il dit que, si l’on voulait lui donner de tels otages qu’il
ne pût rien craindre pour sa sûreté, il se rendrait sur-le-champ en présence du
roi. On les lui accorda. Il alla aussitôt trouver Charles à Worms, prêta le
serment qu’on exigeait de lui, et donna sans retard les douze otages qu’on lui
demandait. Sigebert, évêque de Ratisbonne en Bavière, fut chargé de les amener à
Quiersy, où était le roi. Mais le duc, retourné chez lui, ne garda pas longtemps
la foi qu’il avait jurée. Quant au roi, il passa l’hiver à Quiersy, et y célébra
les fêtes de Noël et de Pâques.
[782]
Au commencement de l’été, lorsque l’abondance des fourrages permit de faire
entrer l’armée en campagne, le roi résolut de passer en Saxe, et d’y tenir
l’assemblée générale qui avait lieu tous les ans en France. Il traversa le Rhin
près de Cologne, marcha avec toute l’armée des Francs jusqu’à la source de la
Lippe, y dressa son camp, et s’y arrêta assez longtemps. Entre autres choses, il
reçut et congédia les ambassadeurs de Siegfried, roi des Danois, et ceux que lui
envoyaient Chagan
et Igour,
princes des Huns, comme pour traiter de la paix. Lorsque, l’assemblée terminée,
Charles eut passé le Rhin, et fut rentré en France, Witikind, qui avait fui chez
les Normands, revint dans sa patrie, et, par de vaines espérances, y excita à la
révolte les esprits des Saxons. Cependant le roi avait appris que les Esclavons
Sorabes qui habitaient entre l’Elbe et la Sale étaient entrés pour piller sur
les terres des Saxons et des Thuringiens qui touchaient aux leurs, et qu’ils
dévastaient tout par le fer et le feu. Sur-le-champ le roi manda trois de ses
ministres, Adalgise, chambellan, Geilon, connétable, Worad, comte du palais, et
leur ordonna de prendre avec eux les Francs orientaux et les Saxons, et de
réprimer en hâte l’audace des Esclavons.
Lorsque, pour
accomplir ces ordres, ces ministres franchirent les frontières de Saxe, ils
trouvèrent les Saxons se préparant, d’après le conseil de Witikind, à déclarer
la guerre aux Francs : ils renoncèrent alors à poursuivre leur route vers les
Esclavons, et se décidèrent à se rendre, avec les troupes des Francs orientaux,
au lieu où l’on disait que s’étaient rassemblés les Saxons. Le comte Théodoric,
parent du roi, les rejoignit dans la Saxe même avec les forces qu’il s’était
hâté de lever dans le pays des Ripuaires aussitôt qu’il avait appris la trahison
des Saxons : il donna aux ambassadeurs le conseil de s’enquérir aussi vite que
possible, par des espions, du lieu où étaient les Saxons, de ce qui se passait
au milieu d’eux, et de les attaquer tous ensemble, si la nature des lieux le
permettait. Les ambassadeurs louèrent cet avis, et tous se rendirent ensemble
jusqu’au mont appelé Sonnethal, sur le flanc septentrional duquel était placé le
camp des Saxons. Théodoric dressa là ses tentes, et l’on convint que, pour
cerner plus facilement le mont, les ambassadeurs passeraient avec leurs troupes
le Weser, et camperaient sur la rive même du fleuve. S’étant alors entretenus,
ceux-ci craignirent que, s’ils attaquaient de concert avec Théodoric, la gloire
de la victoire ne lui revînt : c’est pourquoi ils résolurent d’attaquer et de
donner bataille sans lui ; ils prirent leurs armes, et attaquèrent, non pas
comme ayant affaire à un ennemi préparé à les recevoir, mais comme s’il eût déjà
été en fuite. Chacun se livrant à toute la vitesse de son cheval, on eût dit
qu’ils n’avaient qu’à poursuivre et à piller des fuyards. lis arrivèrent dans le
lieu même où était rangée devant son camp l’armée des Saxons. Alors le combat
s’engagea, et l’issue en fut funeste ; car les Francs, entourés par les Saxons,
furent presque tous massacrés ; ceux qui purent s’évader ne retournèrent pas à
leur camp, mais gagnèrent, en fuyant, celui de Théodoric, qui était situé de
l’autre côté du mont. La perte des Francs fût encore plus grande par le rang des
morts que par leur nombre. Deux des ambassadeurs, Adalgise et Geilou, quatre
comtes, et jusqu’à vingt des hommes les plus nobles et les plus distingués
furent tués, sans compter ceux qui les avaient suivis, et qui aimèrent mieux
périr avec eux que leur survivre.
Lorsque le roi
eut reçu cette nouvelle, il crut ne devoir apporter aucun retard ; il assembla
son armée, et partit pour la Saxe. Il manda les principaux Saxons, et s’enquit
des auteurs de la trahison.
Tous
dénoncèrent Witikind comme auteur de ce forfait, et ils ne purent le livrer,
parce qu’après avoir fait le coup, il s’était retiré chez les Normands. Le roi
se fit amener quatre mille cinq cents de ceux qui, à sa persuasion, avaient
commis un tel crime, et les fit décapiter en un seul jour, dans le lieu appelé
Werden, sur le fleuve de l’Aller. Après avoir exécuté cet acte de vengeance, il
passa l’hiver à Thionville, et y célébra, selon la coutume, les fêtes de Noël et
de Pâques.
[783]
Dès que le printemps commença à sourire, le roi se prépara à une expédition
contre la Saxe, car il avait appris que, de tous côtés, les Saxons se
révoltaient. Sur ces entrefaites, la reine Hildegarde, sa femme, mourut le 30
avril. Après avoir célébré, avec solennité et selon l’usage, ses funérailles,
Charles conduisit, comme il l’avait résolu, son armée en Saxe. Informé que les
Saxons se préparaient au combat, dans le lieu appelé Dethmold, il fondit sur eux
avec une extrême vitesse, engagea le combat, et fit d’eux un tel carnage qu’on
dit que, de cette innombrable multitude, bien peu réussirent à s’échapper.
Lorsqu’il se fut rendu avec son armée, du champ de bataille, à Paderborn, après
y avoir dressé son camp en attendant les troupes qui devaient encore venir de
France, il apprit que les Saxons s’étaient assemblés près du fleuve Hase, sur
les confins de la Westphalie, dans le dessein de l’y combattre s’il s’y
avançait. Irrité de cette nouvelle, il réunit les troupes des Francs, tant
celles qu’il venait de recevoir que celles qui l’avaient suivi d’abord, marcha
sans retard au lieu où les ennemis étaient rassemblés, et, les ayant joints,
combattit avec autant de bonheur que par le passé : une multitude infinie de
Saxons y périt ; on y fit un butin considérable, et un grand nombre de
prisonniers resta aux Francs. De là le vainqueur fit route vers l’Orient, et
marcha dévastant tout sur son passage, d’abord jusqu’au Weser, ensuite jusqu’à
l’Elbe. De retour en France, il épousa Fastrade, femme franque, fille du comte
Rodolphe, de laquelle il eut deux filles. Cette même année, mourut Bertrade,
d’heureuse mémoire, mère du roi, le 11 juillet. Charles se rendit à Herstall
pour y passer l’hiver, et y assista aux solennités de Noël et de Pâques.
[784]
Aussitôt que le temps le permit, le roi décida de mettre fin à la guerre contre
les Saxons, passa le Rhin avec son armée, près du lieu nommé Lippenheim, dévasta
la Westphalie, et s’avança vers le Weser. Après avoir dressé son camp au bord du
fleuve, dans le lieu nommé Huchulb,
il aperçut qu’il ne pouvait passer, comme il l’avait résolu, dans la partie
septentrionale de la Saxe, à cause d’une grande inondation qu’avait occasionnée
subitement la continuité des pluies. Il prit alors sa route par la Thuringe,
ordonna à son fils Charles de demeurer avec une partie de l’armée sur les
frontières de Westphalie, et gagnant les campagnes de Saxe qui sont sur l’Elbe
et la Sale, ravagea le pays des Saxons orientaux, brûla leurs villes, et revint
de Schaning en France. Quant à son fils Charles, comme il cheminait le long du
fleuve de la Lippe, une armée de Saxons se présenta devant lui : il engagea avec
eux une action de cavalerie, combattit avec bonheur, en tua un grand nombre, en
mit beaucoup en fuite, et retourna victorieux à Worms près de son père.
Le roi réunit
de nouveau son armée, partit pour la Saxe, célébra dans son camp le jour de la
naissance du Seigneur, et marcha, en le dévastant, dans le canton d’Huellagoge,
près du fleuve de l’Ems, non loin du fort saxon qui porte le nom de Dekidrobourg,
au confluent du Weser et de la Werne. Lorsqu’il voulut partir, il en fut empêché
par l’âpreté de l’hiver et les inondations, et passa l’hiver à Ehresbourg.
[785]
Dès qu’il s’y fut résolu, il fît venir à lui sa femme et ses enfants ; et, ayant
laissé avec eux dans ce fort une assez nombreuse et fidèle garnison, il partit
pour dévaster le pays des Saxons et prendre leurs villes ; courant en tous sens,
et ravageant tout par le fer et le feu, il fit passer aux Saxons, tant par
lui-même que par ses ducs, un hiver très fâcheux. Après ces expéditions
désastreuses pour ce peuple, l’hiver fini et ayant reçu des convois de France,
Charles tint, selon la coutume ordinaire, l’assemblée générale du peuple à
Paderborn. Après avoir terminé les affaires qui s’y devaient traiter, il se
rendit à Bardengau ; il apprit là que Witikind et Abbion étaient au-delà de
l’Elbe ; il les fit aussitôt engager par les Saxons à renoncer à leur perfidie
et à se soumettre à lui sans hésiter. Mais, ayant la conscience de leurs crimes,
ils craignaient de s’en remettre à sa foi ; cependant après avoir reçu de lui la
promesse de pardon qu’ils avaient demandée, et Amalwin, envoyé du roi, leur
ayant remis les otages qu’ils avaient désirés pour leur sûreté, ils se rendirent
avec lui auprès du roi à Attigny, et y furent baptisés. Charles, après leur
avoir envoyé Amalwin pour qu’il les lui amenât, était rentré en France.
L’opiniâtre perfidie des Saxons se reposa quelque temps, surtout parce que les
occasions de se révolter leur manquèrent.
Il se fit
cette année de l’autre côté du Rhin, et parmi les Francs orientaux, une grande
conspiration, dont on regarda le comte Hartrad comme l’auteur. Mais aussitôt que
le roi en eut été informé, il la dissipa par son habileté et sans grave danger ;
il condamna une partie des conspirateurs à perdre les yeux, et le reste à
l’exil.
[786]
L’hiver passé, et après la célébration de la fête de Pâques à Attigny, le roi
résolut d’envoyer une Armée en Bretagne. Depuis que la Bretagne d’outre-mer
avait été envahie par les Angles et les Saxons, un grand nombre des insulaires,
passant la mer, étaient venus s’établir dans les pays de Vannes et de Quimper,
situés à l’extrémité de la Gaule. Ce peuple, réduit par les rois Francs â la
condition de sujet et de tributaire, avait coutume, quoiqu’à contre cœur, de
payer l’impôt qui lui était prescrit ; mais alors il ne voulait plus y
consentir, et le roi envoya Audulf, l’un de ses domestiques, qui comprima
sur-le-champ l’audace de ce peuple perfide, il amena à Worms les otages qu’il
avait reçus et plusieurs des chefs de la nation. La paix étant partout, le roi
se décida à partir pour Rome, et pensant qu’il lui convenait d’attaquer cette
portion de l’Italie où est Bénévent, pour soumettre à sa puissance le reste d’un
royaume dont, depuis la prise de Didier, il possédait la capitale et une grande
partie par la soumission des Lombards ; sans aucun retard il fit assembler ses
troupes et entra en Italie au milieu des rigueurs de l’hiver. Après avoir
célébré Noël à Florence, ville de Toscane, il marcha rapidement vers Rome. A son
arrivée, il discuta, tant avec le pape Adrien qu’avec les grands, son projet
d’entrer sur le territoire de Bénévent. Arégise, duc des Bénéventins, ayant
appris sa venue et son dessein, tenta de l’en détourner. Il lui envoya, avec des
présents, Romuald, l’aîné de ses fils, pour le supplier de ne point attaquer son
pays. Mais le roi ne renonçait pas de la sorte aux choses qu’il avait
entreprises ; il retint par devers lui Romuald, se rendit avec son armée â
Capoue, ville de Campanie, et de là il eût commencé la guerre si le duc Arégise,
par une sage résolution, n’eût prévenu le coup qui le menaçait. Abandonnant
Bénévent qui passait pour la capitale de cette contrée, il se retira avec les
siens à Salerne, ville qu’il jugeait plus sûre, et envoya une légation au roi,
lui offrant en otage l’un et l’autre de ses fils, et promettant de lui obéir en
tout. Le roi, touché de ses prières, et mû par la crainte de Dieu, s’abstint de
la guerre, et renvoya au duc son fils aîné, après avoir reçu à sa place et en
otage Grimoald le cadet. Le peuple de Bénévent lui donna aussi onze otages ; il
envoya des ambassadeurs chargés de lier par des serments le duc et toute la
nation. Cela fait, Charles eut une entrevue avec les ambassadeurs de l’empereur
Constantin, qui venaient lui demander la main de sa fille. Les ayant congédiés,
il retourna à Rome, et y célébra avec grande joie la fête de Pâques.
[787]
Tandis que le roi était encore à Rome, Tassilon, duc de Bavière, envoya au pape
Adrien des ambassadeurs, savoir l’évêque Arne et l’abbé Henri, pour le prier de
vouloir bien servir de médiateur entre le roi et lui. Le pontife ne crut pas
devoir se refuser à ses prières, et s’occupa, avec une sollicitude empressée, de
rétablir entre ces princes, par son intervention et son crédit, la bonne
intelligence et la paix. Lorsque le roi lui eut donné son consentement, le
pontife demanda aux envoyés du duc quand ils jureraient cette paix. Ils
répondirent qu’il ne leur avait été rien prescrit à ce sujet, et qu’ils
n’étaient chargés que de reporter à leur maître la réponse du roi et du pontife.
Le pape, irrité de leur discours, résolut de les frapper d’anathème comme
fourbes et trompeurs, si les promesses faites autrefois au roi n’étaient pas
accomplies, et les ambassadeurs s’en retournèrent ainsi sans avoir conclu la
paix. Le roi ayant rendu hommage aux tombeaux des saints et s’étant acquitté de
ses voeux, reçut la bénédiction apostolique et revint en France, trouva à Worms
sa femme Fastrade, ses enfants et la suite qu’il avait laissée auprès d’eux, et
résolut de tenir en ce lieu l’assemblée générale. Il y raconta en présence des
grands tout ce qu’il avait fait en Italie, parla en finissant de ces envoyés de
Tassilon qu’il avait reçus à Rome, et se décida à voir ce que Tassilon voudrait
tenir de ses serments. Il assembla donc une grande armée, la divisa en trois
parts ; et résolut d’attaquer la Bavière et Tassilon. Il commanda à Pépin son
fils de se rendre avec les troupes italiennes dans la vallée de Trente ; les
Francs orientaux et les Saxons s’avancèrent, comme ils en avaient reçu l’ordre,
jusqu’au lieu nommé Pfenning,
prés du Danube, et lui-même s’arrêta, avec la partie de l’armée qu’il
conduisait, dans la banlieue d’Augsbourg, sur le Lech qui sépare les Allemands
et les Bavarois. Delà, et avec tant de troupes, il eût, sans aucun doute, envahi
la Bavière, si Tassilon n’eût prévenu, en se remettant au roi, son danger et
celui de son peuple ; se voyant entouré de toutes parts, il vint en suppliant
demander le pardon de ses actions passées. Le roi, qui était très doux de sa
nature, se rendit à ses vœux et ses prières, reçut de lui, outre douze otages,
son fils Théodon, s’assura par un serment de la fidélité des habitants de cette
contrée, et retourna en France. Il célébra la fête de Noël et celle de Pâques
dans la ville d’Ingelheim, dans la banlieue de Mayence.
[788]
Décidé à tenir dans cette ville l’assemblée générale de son peuple, Charles
ordonna à Tassilon, comme à ses autres vassaux, de s’y rendre, et lorsque ce
duc, selon l’ordre qu’il avait reçu, fut venu en sa présence, il fut accusé de
lèse-majesté par les Bavarois qui en donnaient pour raison qu’après avoir remis
son fils comme otage au roi, et par le conseil de sa femme Hulberge, fille de
Didier, qui conservait une grande haine contre les Francs, à cause de l’exil de
son père, Tassilon, par animosité contre le roi, avait excité les Huns à
entreprendre la guerre contre les Francs ; ce qui arriva cette même année prouva
la vérité de l’accusation. Les Bavarois racontèrent plusieurs actions et paroles
du duc qui n’avaient pu être dites ou faites que par un ennemi furieux, et il ne
put en nier aucune. Convaincu de crime à l’unanimité, il fut condamné à la peine
capitale ; mais, malgré ce jugement, la clémence du roi lui sauva la vie : on
lui fit quitter l’habit séculier, et il fut envoyé dans un monastère, où il
vécut aussi pieusement qu’il y était entré de bon cœur. Son fils Théodon reçut
aussi la tonsure, et fut assujetti à la foi monastique. Ceux des Bavarois qu’on
savait avoir été instruits et complices de leur perfidie, furent relégués en
différents lieux d’exil.
Les Huns,
comme ils l’avaient promis à Tassilon, parurent en deux armées qui attaquèrent,
mais en vain, l’une le Frioul, l’autre la Bavière. Ils furent vaincus et mis en
fuite dans l’un et l’autre lieu ; beaucoup des leurs furent tués, et ils
regagnèrent leur pays avec grand dommage. Pour venger cet affront, ils
attaquèrent de nouveau la Bavière avec de nombreuses troupes ; mais du premier
choc ils furent repoussés par les Bavarois ; beaucoup d’entre eux furent tués ;
d’autres, s’efforçant de se sauver, voulurent traverser le Danube à la nage, et
furent engloutis dans les gouffres du fleuve.
Cependant
l’empereur Constantin, irrité que le roi lui eût refusé sa fille, ordonna à
Théodore, patrice de Sicile,
et à ses autres ducs, de dévaster les frontières des Bénéventins. Comme ils
exécutaient ces ordres de l’empereur, Grimoald qui, après la mort de son père,
avait été nommé, cette année même, par le roi, duc de Bénévent, et Hildebrand,
duc de Spolète, vinrent au devant des troupes impériales avec toutes celles
qu’eux-mêmes avaient pu réunir ; ils menaient avec eux Winégise, envoyé du roi,
qui depuis succéda à Hildebrand comme duc de Spolète. On livra bataille, et les
Francs, faisant un grand carnage, furent vainqueurs sans perdre beaucoup des
leurs, et revinrent dans leurs forts avec beaucoup de butin et de captifs.
Le roi
parcourut la Bavière, pacifia cette province, régla ses frontières, revint en
France, et passa l’hiver dans son palais d’Aix-la-Chapelle, où il célébra la
fête de Noël et celle de Pâques.
[789]
Il y a en Germanie, sur le bord de l’Océan, une certaine nation d’Esclavons qui
se nomment dans leur langue Wélétabes et sont appelés par les Francs Wiltzes. Ce
peuple, toujours ennemi des Francs, avait coutume de poursuivre de sa haine,
d’opprimer et de harceler par ses armes ceux de ses voisins qui étaient alliés
ou sujets des Francs. Le roi, ne voulant pas supporter plus longtemps cette
insolence, résolut de leur faire la guerre, assembla une nombreuse armée, et
passa le Rhin près de Cologne. Il prit de là son chemin par la Saxe ; et
lorsqu’il eut gagné l’Elbe, il plaça son camp sur le rivage, joignit le fleuve
par deux ponts, fortifia l’un aux deux bouts, et y laissa une forte garnison.
Lui-même passa le fleuve, conduisit son armée au lieu désigné, entra sur les
terres des Wiltzes, et ordonna de tout ravager par la flamme et le fer. Cette
nation, quoique belliqueuse et se confiant en son nombre, ne put longtemps
soutenir l’impétuosité de l’armée des Francs. Dès que le roi fut arrivé pris de
la ville de Dragwit, Wiltzan, qui, par l’autorité de sa vieillesse et la
noblesse de sa naissance, était supérieur aux autres petits rois des Wiltzes,
alla au devant de lui avec tous les siens, donna les otages qu’on lui demandait,
et engagea par un serment sa foi au roi et aux Francs. Les autres rois et les
principaux des Esclavons suivirent son exemple, et se soumirent au pouvoir du
roi. Charles, ayant ainsi réduit ce peuple, et reçu les otages qu’il avait
exigés, regagna l’Elbe par le même chemin, fit repasser le pont à son armée, et
ayant réglé, en passant, tout ce qui regardait les Saxons, il rentra en France,
et célébra à Worms la fête de Noël et celle de Pâques.
[790]
Le roi ne fit aucune expédition cette année. Tandis qu’il était à Worms, il
reçut les ambassadeurs des Huns, et en envoya pareillement à leurs princes il
s’agissait entre eux de déterminer où devaient être les bornes de leurs États
respectifs. Cette altercation fut l’origine et la source de la guerre qui eut
lieu avec les Huns. Le roi cependant, pour ne pas paraître rester dans
l’oisiveté et perdre le temps, s’embarqua sur le fleuve du Mein, gagna par là
son palais de Seltz, bâti auprès du fleuve de la Sale, et de là retourna à Worms
par le même chemin, en suivant le cours du fleuve. En hiver, tandis qu’il était
dans ce même palais, un incendie arrivé par accident pendant la nuit le consuma.
Charles resta cependant dans ce lieu, et y célébra la fête de Noël et celle de
Pâques.
[791]
Le printemps passé, le roi quitta Worms vers le commencement de l’été, et partit
pour la Bavière, dans la résolution de rendre aux Huns le mal qu’ils lui avaient
fait, et de leur déclarer la guerre le plus tôt possible. Il assembla donc, dans
cette intention, des convois et les meilleures troupes de son royaume, et
commença à faire route avec son armée partagée en deux. Il en confia une portion
au comte Théodoric et à Meginfried, son chambellan, et leur ordonna de marcher
par la rive septentrionale du Danube ; lui-même occupa, avec celle qu’il
conduisait, la rive méridionale de ce fleuve, et gagna la Pannonie ; il commanda
aux Bavarois de descendre le Danube avec les provisions de l’armée placées sur
des bateaux. S’étant ainsi mis en marche, il dressa d’abord son camp près de
l’Ems, car ce fleuve, coulant entre la Bavière et le pays des Huns, devait
nécessairement servir de limite aux deux royaumes. On fit alors pendant trois
jours des prières pour que l’issue de cette guerre fût heureuse et fortunée ;
ensuite les troupes se mirent en mouvement, et la guerre fut déclarée par les
Francs à la nation des Huns. Les garnisons des Huns furent chassées ; leurs
forteresses, dont l’une était bâtie près du fleuve du Camb, et l’autre près de
la ville de Comagène,
et sur le mont Anneberg, furent détruites, et tout fut dévasté par le fer et la
flamme. Le roi gagna avec son armée le fleuve du Raab, le passa, et marcha, en
suivant la rive, jusqu’au lieu où il joint le Danube. Il y campa quelques jours,
et résolut de retourner par la Bavière, mais il ordonna aux autres troupes, à la
tête desquelles étaient Théodoric et Meginfried, de reprendre la route de Bohême
qu’elles avaient déjà suivie. Ayant ainsi parcouru et ravagé une grande partie
de la Pannonie, il rentra en Bavière avec son armée saine et sauve. Quant aux
Saxons et aux Frisons, ils retournèrent chez eux par la Bohême avec Théodoric et
Meginfried, selon l’ordre qu’ils avaient reçu. Cette expédition se passa sans
aucun fâcheux accident, si ce n’est que les chevaux de l’armée que menait le roi
furent atteints d’une telle maladie qu’on dit que, de plusieurs milliers de
chevaux, il en resta à peine la dixième partie. Le roi renvoya ses troupes, se
rendit à la ville de Régine, nommée actuellement Regensbourg [Ratisbonne], y
passa l’hiver, et y fêta la naissance et la résurrection du Sauveur.
[792]
La ville d’Urgel est située sur le sommet des Pyrénées. L’Espagnol Félix, qui en
était évêque, fut consulté par lettres par Élipand, évêque de Tolède, pour
savoir ce qu’on devait penser touchant l’humanité de Notre-Seigneur et Dieu
Sauveur Jésus-Christ, et si, en le considérant dans sa qualité d’homme, on le
devait regarder comme fils de Dieu par nature ou par adoption. Félix ne se
contenta pas de prononcer imprudemment, inconsidérément, et contre l’antique
doctrine de l’église catholique, que le Christ devait être regardé comme fils
adoptif de Dieu ; mais il s’efforça opiniâtrement de prouver par ses ouvrages
cette inique opinion à l’évêque Élipand. Il fut amené pour cette cause au palais
du roi qui résidait en Bavière, à Ratisbonne où il avait passé l’hiver. Un
concile d’évêques fut réuni dans ce lieu. Félix y fut entendu. Convaincu
d’erreur, et envoyé de là devant le pape Adrien, il confessa de nouveau en sa
présence son hérésie dans la basilique du bienheureux apôtre saint Pierre, et
fit abjuration. Cela fait, il revint dans sa ville. Tandis que le roi passait
l’été à Ratisbonne, une conjuration fut tramée contre lui par son fils aîné
Pépin et plusieurs Francs. Ils déclarèrent qu’ils ne pouvaient supporter la
cruauté de la reine Fastrade, et pour cela ils conspirèrent la mort du roi. Le
Lombard Fardulf dénonça ce complot, et reçut le monastère de Saint-Denis pour
récompense de sa fidélité ; mais les auteurs de la trahison, comme coupables de
lèse-majesté et pour avoir médité un tel crime, furent punis de mort, les uns
par le tranchant du glaive, les autres par la potence. Le roi demeura en Bavière
à cause de la guerre avec les Huns, bâtit sur le Danube un pont de bateaux, dont
il devait se servir pour la guerre, et célébra la fête de Noël et celle de
Pâques.
[793]
Tandis que le roi songeait à terminer la guerre commencée, et était résolu à
envahir une seconde fois la Pannonie, on lui apporta la nouvelle que les troupes
que conduisait le comte Théodoric avaient été arrêtées et taillées en pièces par
les Saxons, près de Rustringen sur le Weser. Instruit de ces faits, mais
dissimulant la grandeur du mal, le roi renonça à l’entreprise de Pannonie. Il
était alors convaincu que, s’il pouvait creuser un canal capable de porter
bateaux, entre les fleuves du Reduitz et de l’Almone,
dont l’un joint le Mein et l’autre le Danube, on naviguerait commodément du
Danube dans le Rhin aussitôt il vint dans ce lieu avec toute sa cour, y réunit
une grande multitude, et passa toute la saison de l’automne à faire poursuivre
cette œuvre. Le canal fut donc creusé sur deux mille pas de longueur, et trois
cents pieds de largeur, mais en vain ; car la continuité des pluies et
l’inconvénient d’une terre marécageuse, déjà imbibée d’eau par sa nature,
empêchèrent cet ouvrage de s’achever : en effet, autant les ouvriers avaient
tiré de terre pendant le jour, autant il en retombait pendant la nuit, à la même
place. Tandis que le roi s’occupait à ce travail, en lui apporta de divers pays
deux nouvelles fort déplaisantes, l’une que les Saxons s’étaient révoltés de
tous côtés, l’autre que les Sarrasins avaient envahi la Septimanie, engagé un
combat avec les comtes et les gardes des frontières de cette contrée, tué
beaucoup de Francs, et qu’ils étaient rentrés chez eux victorieux. Irrité de
tout cela, Charles retourna en France, et célébra la fête de Noël dans l’église
de Saint-Kilian, à Wurzbourg sur le Mein, et celle de Pâques à Francfort, sur le
même fleuve, où il passa l’hiver.
[794]
Lorsqu’il eut tenu l’assemblée générale de son peuple, au commencement de l’été,
le roi assembla dans la même ville un concile composé des évêques de toutes les
provinces de son royaume, pour y condamner l’hérésie de Félix ; les évêques
Théophilacte et Étienne, légats du pontife romain Adrien, et munis de tous les
pouvoirs de celui qui les envoyait, s’y rendirent ; l’hérésie Félicienne fut
condamnée dans ce concile, et un livre pour la réfuter fut composé, d’après
l’ordre unanime des évêques, et signé de tous. Quant au synode assemblé peu
d’années auparavant à Constantinople par Constantin et sa mère Irène, et appelé
par eux, non seulement septième concile, mais concile universel, en décréta dans
le concile de Francfort qu’inutile à tous égards, il ne serait point tenu pour
le septième concile universel.
La reine Fastrade mourut à Francfort, et fut enterrée dans l’église de
Saint-Albin, à Mayence. Après ces événements, le roi résolut d’attaquer la Saxe
avec une armée divisée de telle façon qu’avec la moitié il entrerait en personne
par le côté méridional, et que son fils Charles passerait le Rhin à Cologne avec
l’autre portion, et viendrait en Saxe par l’occident. Ce dessein fut accompli,
quoique les Saxons se fussent arrêtés à Sintfeld, et attendissent là l’arrivée
du roi, se disposant à le combattre ; ils perdirent l’espérance de la victoire
qu’ils se promettaient faussement peu de temps avant, se rendirent à discrétion,
et vaincus sans combat, se soumirent à la puissance du roi. Ils donnèrent donc
des otages, et s’engagèrent par serment à garder fidélité. On évita ainsi la
bataille ; les Saxons regagnèrent leurs demeures ; le roi passa le Rhin, et
revint en Gaule ; lorsqu’il fut arrivé à Aix-la-Chapelle, il y passa l’hiver, et
solennisa les fêtes de la naissance du Sauveur et de sa résurrection.
[795]
Quoique les Saxons eussent donné des otages l’été passé, et prêté les serments
qui leur avaient été imposés, le roi, ne perdant pas le souvenir de leur
perfidie, tint, selon la coutume solennelle, l’assemblée générale dans le palais
de Kuffenstein, sur le Mein, au-delà du Rhin, vis-à-vis de Mayence ; il entra en
Saxe avec son armée, et la parcourut presque entière en la ravageant ; lorsqu’il
fut parvenu à Bardenwig, il y dressa son camp, et il attendit là l’arrivée des
Esclavons, auxquels il avait donné ordre de s’y rendre, mais il reçut la
nouvelle que Wiltzan, roi des Obotrites, en passant l’Elbe, était tombé dans les
embûches que lui avaient tendues les Saxons, près du même fleuve, et qu’il avait
été tué par eux. Cette action ajouta à l’esprit du roi comme de nouveaux
aiguillons pour attaquer plutôt les Saxons, et redoubla sa haine contre cette
perfide nation. Il dévasta une grande partie du pays, reçut les otages qu’il
exigea, et retourna en France.
Pendant cette
expédition, et tandis que le camp du roi était sur l’Elbe, il reçut des envoyés
venus de Pannonie, et dont l’un était un des chefs des Huns, nommé par les siens
Thadun. Celui-ci promit de revenir, et assura qu’il voulait cure chrétien ; le
roi se rendit à Aix, et passant là son temps, comme l’année précédente, il fêta
les solennités de Noël et de Pâques.
[796]
Le pape Adrien étant mort, Léon fut élevé au pontificat, et fit bientôt remettre
au roi par des légats les clefs du tombeau de saint Pierre, l’étendard de la
ville de Rome, avec d’autres dons, et le fit prier d’envoyer quelqu’un de ses
grands pour recevoir le serment de fidélité et d’obéissance du peuple romain. Le
roi choisit pour cette mission Engilbert, abbé du monastère de Saint-Riquier. Il
envoya aussi par lui à Saint-Pierre la plus grande partie du trésor qui lui
avait été apporté cette année de Pannonie par Herric, duc de Frioul, qui en
avait dépouillé le palais du roi des Huns ; il distribua le reste d’une main
libérale entre les grands, les courtisans, et tous les autres officiers qui
servaient dans son palais. Cela fait, le roi attaqua en personne la Saxe avec
l’armée des Francs, ordonna à son fils Pépin d’entrer en Pannonie avec les
troupes italiennes et bavaroises, et, après avoir dévasté une partie de la Saxe,
il revint au palais d’Aix pour y passer l’hiver. Pépin chassa les Huns au-delà
du fleuve de la Theiss, dévasta de fond en comble le palais de leur roi, palais
que les Huns appellent Ring et les Lombards Camp, pilla presque
toutes les richesses des Huns, se rendit à Aix-la-Chapelle près de son père,
pour y passer l’hiver, et lui offrit les dépouilles du royaume, qu’il avait
apportées avec lui. Thudun aussi, de qui il a été fait mention plus haut, tenant
sa parole, se rendit près du roi et fut baptisé avec tous ceux qui étaient venus
avec lui. Il reçut des présents et retourna chez lui après avoir juré de garder
fidélité ; mais il ne voulut pas longtemps demeurer constant à la foi promise,
et ne fut pas longtemps non plus sans recevoir la peine de sa perfidie. Le roi,
comme on l’a déjà dit. passa l’hiver à Aix-la-Chapelle, et y célébra la fête de
Noël et celle de Pâques.’
[797]
Barcelone, ville située sur la frontière d’Espagne, et qui, suivant le cours des
événements, avait été soumise tantôt aux Francs, tantôt aux Sarrasins, fut enfin
livrée au roi par le Sarrasin Zate, qui s’en était emparé. Zate se rendit à
Aix-la-Chapelle an commencement de l’été, et se soumit volontairement ainsi que
ladite ville au pouvoir du roi. Le roi ayant reçu cette soumission, envoya avec
une armée son fils Louis pour assiéger la ville de Huesca, en Espagne, et, selon
son usage accoutumé, il entra en Saxe pour dompter l’orgueil de ce peuple
perfide. Il ne s’arrêta qu’après en avoir parcouru tout le pays, car il s’avança
jusqu’à ses dernières frontières, à l’endroit où la Saxe est baignée par
l’Océan, entre l’Elbe et le Weser. De là il retourna à Aix-la-Chapelle, et à son
arrivée il y reçut le Sarrasin Abdallah, fils d’Ibnmange,
roi de Mauritanie, d’où il venait; il donna aussi audience à Théoctiste, envoyé
du patrice Nicétas, qui gouvernait alors la Sicile, et reçut les lettres qu’il
lui apportait de la part de l’empereur de Constantinople ; il se décida à passer
l’hiver en Saxe pour y faire la guerre ; il prit donc avec lui sa suite, entra
dans ce pays, campa prés du Weser et ordonna d’appeler la place de son camp
Heer-stall,
et ce lieu est encore ainsi nommé par les habitants. Il divisa pour l’hiver en
deux portions l’armée qu’il avait amenée avec lui ; il ordonna à Pépin, qui
était de retour de la sédition d’Italie, et à Louis, qui revenait de celle
d’Espagne, de venir le joindre en ce lieu. Il y donna audience aux ambassadeurs
des Huns, qui lui avaient été envoyés avec de grands présents, et les congédia.
Il y reçut celui d’Alphonse, roi d’Asturie, qui lui apporta les dons de la
Galice. De là il envoya de nouveau Pépin en Espagne et Louis en Aquitaine, et
ordonna au Sarrasin Abdallah d’accompagner ce dernier. Abdallah, fut, à sa
propre demande, conduit en Espagne, et remis à la foi des gens auxquels il crut
pouvoir se confier. Le roi resta en Saxe et y célébra la fête de Noël et celle
de Pâques.
[798]
Le printemps était déjà arrivé, mais l’armée ne pouvant encore sortir de ses
quartiers d’hiver à cause de la disette du fourrage, les Saxons d’au-delà de
l’Elbe profitèrent de l’occasion, prirent les officiers du roi qui leur avaient
été envoyés pour rendre la justice, et les mirent à mort, en réservant seulement
quelques-uns comme pour en porter la nouvelle. Ils tuèrent entre autres
Gottschalk, un des officiers du roi, que peu de jours auparavant il avait envoyé
à Siegfried, roi des Danois. En revenant de sa mission, il fut arrêté et pris
par les auteurs de la sédition. Le roi, fortement irrité de ces nouvelles,
réunit son armée dans le lieu nommé Mindeh, plaça son camp sur le Weser, attaqua
les traîtres qui avaient violé leur foi, et vengeant la mort de ses envoyés, il
dévasta par le fer et le feu toute la partie de la Saxe qui se trouve entre
l’Elbe et le Weser. Les habitants d’au-delà de l’Elbe, qu’on nomme Normands,
fiers d’avoir pu tuer impunément les officiers royaux, marchèrent en armes
contre les Obotrites. Thrasicon, duc de ces derniers, instruit de la révolte des
Transalbins, vint au devant d’eux avec tous les siens dans le lieu nommé Swinden,
leur livra un combat, et en fit un immense carnage. Eberwin, envoyé du roi, qui
commandait l’aile droite de l’armée des Obotrites, raconte qu’il en tomba quatre
mille du premier choc. Ainsi mis en fuite, taillés en pièces, et ayant perdu
beaucoup des leurs, les Normands revinrent chez eux avec une grande perte. Le
roi retourna en France, et, arrivé à Aix-la-Chapelle, il donna audience aux
ambassadeurs envoyés de Constantinople par l’impératrice Irène. Son fils
Constantin, à cause de l’insolence de ses mœurs, avait été pris par ses sujets
et aveuglé. D’après la demande des ambassadeurs, le roi permit à Sisime, frère
de Taraise, évêque de Constantinople, et fait prisonnier autrefois dans un
combat, de retourner chez lui. Les envoyés étaient Michel, surnommé Ganglianos,
et Théophile, prêtre. Après leur renvoi vinrent ceux d’Alphonse, roi d’Espagne,
Basilisque et Froia, apportant des présents que ce roi avait eu soin de prélever
pour Charles sur le butin dont il s’était emparé lorsqu’il avait assiégé et pris
la ville de Lisbonne. Ils consistaient en sept Maures et autant de mulets et de
cuirasses. Quoique ces objets fussent envoyés comme dons, c’étaient bien plutôt
des emblèmes de la victoire. Le roi reçut gracieusement les ambassadeurs, et les
renvoya après leur avoir fait aussi des présents. Les îles Baléares, nommées
actuellement Majorque et Minorque, furent ravagées par les pirates maures. Le
roi passa l’hiver à Aix-la-Chapelle, et y fêta la naissance du Seigneur et sa
résurrection.
[799]
Le pape Léon suivant à cheval la procession de l’église de Saint Jean de Latran
à celle du bienheureux Saint-Laurent, tomba dans les embûches que lui avaient
préparées les Romains près de cette dernière église ; il fut jeté à bas de son
cheval, on lui arracha les yeux, on lui coupa la langue, ce qui a été vu par
plusieurs personnes, et il fut laissé sur la place nu et à demi-mort ; il fut
ensuite conduit, par ordre des auteurs de cette trahison, dans le couvent de
Saint-Érasme, martyr, comme pour y être soigné, passa, à la faveur de la nuit,
par dessus le mur par les soins d’Albin, son chambellan, se rendit près de
Winégise, duc de Spolète, qui, sur la nouvelle de ce forfait, marchait en hâte
vers Rome, et fut reçu par lui et conduit à Spolète. Lorsque le roi eut appris
cette nouvelle, il ordonna à Winégise de lui envoyer le pape avec les honneurs
convenables au vicaire de Saint-Pierre et au pontife romain. Il ne renonça
pourtant pas à l’entreprise qu’il devait faire en Saxe ; il tint son assemblée
générale près du Rhin à Lippenheim, passa le même fleuve avec toute son armée,
s’avança jusqu’à Paderborn, y plaça son camp et y attendit l’arrivée du pontife
qui s’avançait vers lui. Il envoya cependant son fils Charles vers l’Elbe avec
une partie de l’armée, pour régler certaines affaires entre les Wiltzes et les
Obotrites, et recevoir quelques Saxons du nord. Tandis que le roi attendait le
retour de son fils, le pontife arriva, fut reçu très honorablement, et demeura
quelque temps avec lui. Après avoir communiqué an roi tontes les raisons pour
lesquelles il était venu, le pape fut de nouveau, et avec beaucoup d’honneurs,
reconduit à Rome par les envoyés du roi qui le rétablirent dans son siège. Le
roi s’arrêta encore quelques jours en ces lieux. Il y congédia l’ambassadeur
Daniel qui lui avait été envoyé par le patrice de Sicile. Il reçut la triste
nouvelle de la mort de Gérold et de Herric ; le premier, préfet de Bavière, fut
tué dans un combat contre les Huns, et le second, après de nombreuses et
remarquables victoires, fut pris et assassiné par les habitants de Tarsacoz,
ville de Liburnie.
Les affaires
de Saxe étant dans le meilleur état, le roi revint en France, il passa l’hiver à
Aix. Tandis qu’il y était, Widon, comte et préfet de la frontière de Bretagne,
après avoir parcouru, l’année précédente, toute la province des Bretons avec les
comtes ses compagnons, apporta au roi les armes des chefs qui s’étaient soumis à
lui et dont il avait inscrit les noms. Cette province paraissait soumise et
l’eût été en effet si, comme à l’ordinaire, l’inconstance de cette nation
perfide n’eût excité bientôt de nouveaux soulèvements. On apporta aussi au roi
les drapeaux pris aux pirates maures tués dans l’île de Majorque. Le Sarrasin
Azan, gouverneur de Huesca, envoya au roi les clefs de cette ville avec des
présents, et promit de la lui livrer aussitôt qu’il en trouverait l’occasion. Un
moine, venant de Jérusalem, apporta à Charles, de la part du patriarche, sa
bénédiction et des reliques prises au lieu de la résurrection du Seigneur. Le
roi célébra à Aix la fête de Noël, donna audience au moine qui voulait s’en
aller, ordonna à Zacharie, prêtre de son palais, de l’accompagner, et le chargea
de porter ses offrandes aux saints lieux.
[800]
Le printemps était de retour ; le roi quitta Aix-la-Chapelle à peu près au
milieu du mois de mars, parcourut le rivage de l’océan Gaulois, construisit une
flotte sur cette même mer que les Normands désolaient alors par leurs
pirateries, plaça des garnisons sur la côte et célébra la fête de Pâques à
Saint-Riquier. Il suivit ensuite le rivage de la mer, gagna la ville de Rouen,
passa la Seine en ce lien, et se rendit à Tours pour y prier saint Martin ; il
s’y arrêta quelque temps à cause de la mauvaise santé de sa femme Luitgarde, qui
y mourut le 4 juin et y fut enterrée ; il retourna ensuite à Aix-la-Chapelle par
Orléans et Paris, se rendit à Mayence au commencement du mois d’août, et y tint
l’assemblée générale ; là, le roi annonça le voyage d’Italie, partit avec son
armée, et alla à Ravenne. Il n’y demeura que sept jours, et ordonna à Pépin son
fils d’entrer avec cette même armée sur les terres des Bénéventins. Le roi
quitta Ravenne, accompagna son fils jusqu’à Ancône, s’en sépara dans cette
ville, et gagna Rome. Le pape Léon vint au devant lui jusqu’à Lamentana, et l’y
reçut avec de grands honneurs. Après le repas qu’ils prirent ensemble le roi
demeura dans ce lieu, et le pape retourna à Rome. Le jour d’après, Léon, placé
avec les évêques et tout le clergé, sur les degrés de la basilique de
Saint-Pierre, reçut le roi, en louant et remerciant Dieu, à sa descente de
cheval ; et tandis que tout le monde chantait des psaumes, il l’introduisit dans
l’église de ce bienheureux apôtre en glorifiant, remerciant et bénissant Dieu.
Ces choses se passèrent le 24 novembre ; sept jours après le roi convoqua une
assemblée, déclara à tous pourquoi il était venu à Rome, et depuis donna chaque
jour tous ses soins aux affaires qui l’avaient amené. Il commença par la plus
importante, comme la plus difficile ; c’était l’examen des accusations dirigées
contre le saint pontife ; mais comme personne ne voulut entreprendre de les
prouver, le pape monta en chaire en présence de tout le peuple, dans la
basilique de l’apôtre Saint-Pierre, prit l’Évangile dans sa main, invoqua le nom
de la sainte Trinité, et se purgea par serment des crimes qui lui étaient
imputés. Le même jour, le prêtre Zacharie, que le roi avait envoyé à Jérusalem,
arriva à Rome avec deux prêtres qui venaient trouver le roi par ordre du
patriarche ; ils lui apportèrent sa bénédiction, les clefs du saint sépulcre et
du Calvaire, ainsi qu’un étendard. Le roi les reçut gracieusement, les retint
quelques jours prés de lui, les récompensa, et leur donna audience, lorsqu’ils
voulurent s’en retourner.
Le saint jour
de la naissance du Seigneur, tandis que le roi, assistant à la messe, se levait
de sa prière devant l’autel du bienheureux apôtre Pierre, le pape Léon lui posa
une couronne sur la tête, et tout le peuple romain s’écria : A Charles AUGUSTE,
couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire !
Après laudes il fut adoré par le pontife, suivant la coutume des anciens
princes, et quittant le nom de patrice, fut appelé EMPEREUR ET AUGUSTE.
[801]
Peu de jours après il ordonna que ceux qui avaient déposé le pape l’année
précédente fussent traduits en justice, et leur ayant fait leur procès, selon la
loi romaine, ils furent condamnés à mort comme criminels de lèse-majesté. Mais
le pape, touché d’une tendre pitié, intercéda pour eux auprès de l’empereur ; et
la vie et l’intégrité de leurs membres leur furent conservées. Cependant ils
furent envoyés en exil à cause de la grandeur de leur crime. Les chefs de cette
faction étaient le nomenclateur Pascal,
le sacristain Campullus, et beaucoup d’autres nobles habitants de Rome ; tous
furent en même temps condamnés à la même peine. Quand l’empereur eut réglé
toutes les affaires, non seulement publiques, mais aussi ecclésiastiques et
particulières de la ville de Rome, du siège apostolique, et de toute l’Italie,
ce à quoi il employa tout l’hiver, et après avoir envoyé de nouveau une
expédition dans le pays de Bénévent avec son fils Pépin, il partit de Rome
lui-même, après Pâques, le 24 avril, et vint à Spolète. Lorsqu’il y fut, la
terre fut troublée à la seconde heure de la nuit, par un très grand mouvement
qui secoua fortement toute l’Italie ; ce tremblement fit tomber une grande
partie du toit de la basilique de Saint-Pierre, avec ses poutres ; et dans
plusieurs lieux les montagnes et les villes s’écroulèrent. Dans la même année
plusieurs endroits tremblèrent en Gaule et en Germanie auprès du fleuve du Rhin,
et la douceur de l’hiver de cette année causa ensuite une peste.
L’empereur se
rendit de Spolète à Ravenne, y demeura quelques jours, et gagna Pavie ; on lui
annonça que des ambassadeurs d’Haroun, roi des Perses, étaient entrés dans le
port de Pise ; il envoya au devant d’eux, et se les fit présenter entre Verceil
et Yvrée. L’un d’eux (car ils étaient deux) était Perse d’Orient et envoyé du
roi des Perses ; un autre, Sarrasin d’Afrique, et envoyé de l’Émir Abraham
[Ibrahim] qui gouvernait le pays de Fez sur les confins de l’Afrique. Ils
annoncèrent à l’empereur que le juif Isaac qu’il avait envoyé quatre ans
auparavant au roi des Perses, avec Sigismond et Lanfried, revenait avec de
grands présents. Quant à Lanfried et Sigismond ils étaient tous deux morts.
Alors l’empereur envoya le notaire Erchenbald en Ligurie, pour préparer une
flotte qui apporta l’éléphant et les autres choses qu’Isaac menait avec lui. Il
célébra le jour de la naissance de saint Jean-Baptiste à Yvrée, passa les Alpes
et revint en Gaule.
Cette année
Barcelone, ville d’Espagne, fut prise après un siége de deux ans ; on s’empara
de Zate son commandant, et de plusieurs autres Sarrasins. La ville de Chieti, en
Italie, fut aussi prise et brûlée ; on fit prisonnier son commandant Roselme.
Les forts qui étaient autour de cette cité se rendirent. Zate et Roselme furent
présentés le même jour à l’empereur, et condamnés à l’exil. Dans le mois
d’octobre de cette année, le juif Isaac revint d’Afrique avec l’éléphant, entra
dans le port de Vendres, et passa d’hiver à Verceil, parce qu’il ne pouvait
traverser les Alpes couvertes de neige. L’empereur célébra la naissance du
Seigneur au palais d’Aix-la-Chapelle.
[802]
Irène, impératrice de Constantinople, envoya un ambassadeur, nommé Léon Spathar,
pour confirmer la paix entre les Grecs et les Francs. L’empereur le congédia et
envoya à son tour Jessé, évêque d’Amiens, et le comte Hélingaud à
Constantinople, afin de régler la paix avec Irène. II célébra la Pâque au palais
d’Aix-la-Chapelle. Le 20 juillet de la même année, Isaac vint et amena à
l’empereur l’éléphant et les autres présents que lui envoyait le roi des
Perses : le nom de l’éléphant était Abulabaz. La ville de Tortone en Italie se
rendit à discrétion. Nocera, fatiguée par de fréquents assauts, se rendit aussi,
et on y mit une garnison de nos troupes. Le roi, pendant l’été, se livra à la
chasse dans les Ardennes, envoya une armée en Saxe, et fit dévaster le pays des
Saxons au-delà de l’Elbe. Le duc Grimoald assiégea, dans Lucera, Winégise, comte
de Spolète, qui commandait dans cette place et était déjà abattu par sa mauvaise
santé ; il le força de se rendre, le prit et le traita honorablement. L’empereur
célébra la naissance du Seigneur à Aix-la-Chapelle.
[803]
Dans l’hiver il se fit un tremblement de terre autour du palais et dans les
régions voisines, et une mortalité s’ensuivit. Winégise fut remis en liberté par
Grimoald. Les envoyés de l’empereur revinrent de Constantinople, et avec eux
ceux de l’empereur Nicéphore qui gouvernait alors la république ; car depuis
l’arrivée de la légation de France Irène avait été déposée. Ces envoyés
s’appelaient Michel, évêque, Pierre, abbé, Calliste et Candide. Ils vinrent
auprès de l’empereur en Germanie, sur le fleuve de la Sale, dans le lieu nommé
Seltz, et ils reçurent par écrit un traité de paix. L’empereur les congédia
; ils s’en allèrent avec une lettre de lui, retournèrent à Rome et de là à
Constantinople. L’empereur se rendit en Bavière, régla les affaires de Pannonie,
revint en décembre à Aix-la-Chapelle, et y célébra la naissance du Seigneur.
[804]
L’empereur passa l’hiver à Aix-la-Chapelle ; au retour de l’été il conduisit en
Saxe une armée, transporta en France, avec leurs femmes et leurs enfants, tous
les Saxons qui habitaient au-delà de l’Elbe, et donna leur pays aux Obotrites.
Dans ce temps Godefroi, roi des Danois, vint avec une flotte et toute la
cavalerie de son royaume au lieu nommé Schleswig, sur les confins de son royaume
et de la Saxe. Il promit qu’il se rendrait à une conférence avec l’empereur ;
mais, effrayé par le conseil des siens, il ne s’approcha pas davantage, et
consentit, par ses ambassadeurs, à tout ce qu’on voulut. L’empereur s’était
arrêté près de l’Elbe au lieu nommé Holdenstein, et lui avait envoyé une
légation pour qu’il rendit les déserteurs ; ensuite il alla à Cologne au milieu
du mois de septembre. Il congédia l’armée, se rendit d’abord à Aix, de là gagna
les Ardennes, s’y livra à la chasse et retourna à Aix. Au milieu de novembre on
lui rapporta que le pape Léon voulait célébrer avec lui la naissance du Seigneur
en quelque lieu qu’il pût l’atteindre. Aussitôt il envoya à Saint-Maurice son
fils Charles, et lui ordonna de recevoir le pape honorablement ; il alla
lui-même au devant de lui dans la ville de Reims, le reçut d’abord à Quiersy, y
célébra la naissance du Sauveur, le conduisit à Aix, et, voulant aller en
Bavière, le fit accompagner jusqu’à Ravenne. Voici quelle était la cause de la
venue de Léon : il avait été rapporté à l’empereur que, l’été passé, le sang du
Christ avait été trouvé dans la ville de Mantoue, et il avait envoyé un exprès
au pape, lui demandant qu’il recherchât la vérité de ce bruit. Celui-ci prit
l’occasion de sortir de Rome, se rendit d’abord en Lombardie, sous prétexte de
cette recherche, et, continuant de là son chemin, parvint de suite jusqu’à
l’empereur. Il demeura avec lui huit jours, et, comme nous l’avons dit, regagna
Rome. Rigbod, évêque de Trèves, mourut au commencement d’octobre.
[805]
Peu de temps après, le chagan, ou prince des Huns, se rendit près de l’empereur
pour les besoins de ses peuples et lui demanda de lui donner un lieu pour
habiter entre Sarwar et Haimbourg, parce qu’à cause des invasions des Esclavons,
qu’on nomme Bohémiens, ses peuples ne pouvaient plus habiter leurs premières
demeures. En effet, les Esclavons, dont le chef se nommait Léchon, ravageaient
la terre des Huns. Le chagan était chrétien et se nommait Théodore. L’empereur
le reçut avec bonté, lui accorda ses demandes, le combla de dons, et lui permit
de s’en aller. Il revint à son peuple, et peu de temps après il mourut. Le
nouveau chagan envoya un de ses grands demander la confirmation de l’antique
dignité que lui-même avait sur les Huns. L’empereur donna son consentement a ses
demandes et ordonna que le chagan eut la souveraineté de tout le royaume, selon
la coutume de leurs ancêtres. La même année, il envoya, avec une armée, son fils
Charles dans le pays des Esclavons, qu’on nomme bohémiens. Celui-ci le ravagea,
tua Léchon leur duc, et étant de retour, il vint à l’empereur dans le lieu nommé
Camp, dans la forêt des Vosges. L’empereur était parti d’Aix-la-Chapelle au mois
de juillet, avait passé par la ville de Thionville et celle de Metz, et était
arrivé dans les Vosges. Là il prit l’exercice de la chasse, et quand son armée
fut revenue, il se rendit à Remiremont, s’y arrêta quelque temps, et retourna
dans le palais de Thionville pour y passer l’hiver ; ses deux fils Pépin et
Louis vinrent l’y joindre. Il y célébra aussi la naissance du Seigneur.
[806]
Aussitôt après Noël, Willaire et Béat, ducs de Venise, et avec eux Paul, duc de
Zara, et Donat, évêque de la même ville, envoyés des Dalmates, vinrent en
présence de l’empereur avec de grands dons, et il régla alors les affaires des
ducs et des peuples tant de Venise que de la Dalmatie. L’empereur tint une
assemblée avec les premiers d’entre les Francs, pour établir la paix entre ses
fils, et partager le royaume en trois portions, afin que chacun d’eux eût la
part qu’il devait posséder et gouverner, s’il lui survivait. On dressa un acte
de ce partage ; il fut confirmé par le serment des principaux d’entre les
Francs, et des règlements furent faits pour la conservation de la paix. Toutes
ces choses furent transcrites dans des lettres, et portées par Éginhard au pape
Léon, pour qu’il les signât de sa main. Le pontife les lut et les souscrivit.
L’empereur envoya ses deux fils, savoir, Louis et Pépin, dans les royaumes qui
leur étaient destinés, partit du palais de Thionville, et navigua jusqu’à
Nimègue, par le Rhin et la Meuse, par un temps favorable ; il célébra dans ce
lieu le saint jeûne du carême, et la très sainte fête de Pâques. Peu de temps
après il retourna à Aix-la-Chapelle, et envoya son fils Charles avec une armée
dans le pays des Esclavons, nommés Sorabes, qui demeurent sur l’Elbe. Dans cette
expédition, Milidiwich, leur duc, fut mis à mort ; deux forts furent bâtis par
l’armée, un sur la rive du fleuve de la Sale, l’autre sur celle du fleuve de
l’Elbe. Les Esclavons vaincus, Charles revint avec l’armée et arriva près de
l’empereur, dans le lieu nommé Silli, sur le rivage de la Meuse. Une armée fut
envoyée d’Allemagne, de Bavière et de Bourgogne, comme l’année précédente, dans
la terre des Bohémiens ; elle en dévasta une grande partie et revint sans aucune
perte grave. La même année une flotte fut envoyée d’Italie par Pépin dans l’île
de Corse, contre les Maures, qui la dévastaient. Mais n’attendant pas son
arrivée, ils se retirèrent. Cependant Hadumar, un des nôtres, comte de la cité
de Gênes, combattant imprudemment contre eux, fut tué. Les Navarrois et les
Pampelunois, qui l’année précédente avaient abandonné le parti des Sarrasins,
furent admis à notre alliance. Une flotte que commandait le patrice Nicet fut
envoyée par l’empereur Nicéphore pour reprendre la Dalmatie ; et les
ambassadeurs que, près de quatre ans auparavant, Charles avait envoyés au roi
des Perses, revinrent par le même chemin sur les navires des Grecs, et, sans
rencontrer aucun ennemi, gagnèrent l’asile du port de Trévise. L’empereur
célébra la naissance du Seigneur à Aix-la-Chapelle.
[807]
L’année précédente, le 2 septembre, il y eut une éclipse de lune, lorsque le
soleil était au seizième degré du signe de la Vierge ; la lune s’arrêta dans le
seizième degré du silure des Poissons. Dans cette année, le 31 janvier, le
dix-septième jour de la lune, on vit l’étoile de Jupiter comme passer au milieu
de la lune ; et le 11 février, à midi, il y eut une éclipse de soleil, lorsque
l’un et l’autre astres étaient dans le vingt-cinquième degré du Verseau. Il y
eut encore le 26 février une éclipse de lune ; des météores d’une grandeur
prodigieuse apparurent cette nuit, et le soleil s’arrêta dans le onzième degré
des Poissons, et la lune dans le onzième de la Vierge ; le 17 mars l’étoile de
Mercure parut sur le soleil comme une petite tache noire que nous vîmes pendant
plus de huit jours un peu plus haut que le milieu de cet astre ; mais, au
premier moment de son apparition à cette place, les nuages nous empêchèrent tout
à fait de la remarquer. Le 21 août, il y eut encore une éclipse de lune à la
troisième heure de la nuit, le soleil étant dans le troisième degré de la
Vierge, et la lune dans le cinquième des Poissons. Ainsi, depuis le mois de
septembre de l’année précédente jusqu’en septembre de celle-ci, la lune
s’obscurcit trois fois, et le soleil autant.
Ratbert,
envoyé de l’empereur en Orient, mourut à son retour. L’envoyé du roi de Perse,
nommé Abdallah, arriva à l’empereur avec des moines de Jérusalem qui
s’acquittèrent de la mission à eux confiée par Thomas, patriarche de Jérusalem.
Us se nommaient Félix et George. Ce dernier est abbé sur le mont des Oliviers,
Germain de naissance, et son nom véritable est Engelbald. Tous portaient les
présents qu’envoyait le prince des Perses à l’empereur, c’est-à-dire une tente
et des tentures de salle peintes de couleurs variées et d’une admirable grandeur
et beauté. Tant les tentes que leurs cordes étaient de lin, et teintes de
diverses couleurs. Les présents dudit roi étaient plusieurs manteaux de soie
très précieux, les parfums, des onguents et du baume ; de plus une horloge en
bronze doré composée admirablement par l’art mécanique. Le cours des douze
heures y entourait le cadran, et il v avait autant de petites boules d’airain
qui tombaient à l’accomplissement de l’heure, et faisaient tinter par leur chute
une cymbale placée au dessous. Il y avait encore un même nombre de cavaliers qui
sortaient par douze fenêtres à la fin des heures, et fermaient, par l’impulsion
de leur sortie, les fenêtres qui étaient ouvertes auparavant. Il se trouvait
aussi dans cette horloge beaucoup de choses qu’il serait trop long de rapporter
ici. On voyait aussi parmi ces présents deus candélabres de bronze doré d’une
admirable beauté et grandeur. Toutes ces choses furent apportées à l’empereur à
son palais d’Aix-la-Chapelle. Il retint pros de lui quelque temps l’ambassadeur
et les moines, les envoya en Italie et leur ordonna d’y attendre le temps de la
navigation.
Dans la même
année, il envoya Burchard, son connétable, avec une flotte en Corse, pour la
défendre des Maures qui, les années précédentes, avaient coutume d’y venir
piller. Les Maures partirent d’Espagne, selon leur coutume, attaquèrent d’abord
la Sardaigne, s’y battirent avec les Sardes, perdirent beaucoup de leurs gens
(car on dit que trois mille périrent là), et parvinrent tout droit en Corse. Là,
de nouveau, ils combattirent avec la flotte de l’île que commandait Burchard,
furent vaincus et mis en fuite ; ils perdirent treize navires, et beaucoup
d’entre eux furent tués. Ainsi cette année ils furent tellement battus de la
mauvaise fortune qu’ils dirent eux-mêmes que cela leur était arrivé pour avoir,
l’année d’avant, contre toute justice, enlevé de l’île Baléare, en Espagne,
soixante moines, et les avoir vendus. Quelques-uns de ces moines retournèrent
dans leurs pays par la libéralité de l’empereur. Le patrice Nicétas qui était
arrêté à Venise avec la flotte grecque, fit la paix avec le roi Pépin, demeura
dans ce lieu jusqu’au mois d’août, sortit du port et retourna à Constantinople.
Cette année l’empereur célébra à Aix la Pâque et la naissance du Sauveur.
[808]
L’hiver fut cette année très doux et pestilentiel. Au commencement du printemps
l’empereur partit pour Nimègue, y passa le Carême, y célébra la sainte Pâque, et
revint à Aix. Comme on lui annonça que Godefroi, roi des Danois, était entré
avec une armée dans le pays des Obotrites, il envoya, avec de nombreuses troupes
franques et saxonnes, son fils Charles sur l’Elbe, et lui ordonna de résister à
ce roi insensé, s’il essayait de passer les confins de la Saxe. Mais Godefroi,
après quelques jours de station sur le rivage, ayant assiégé et pris quelques
forts des Esclavons, s’en retourna avec une grande perte des siens. Car, quoique
se défiant de la foi de Thrasicon, duc des Obotrites, il l’eût banni, qu’après
avoir pris par ruse Godelaib, il l’eût fait pendre, et qu’il eût rendu
tributaires les deux régions des Obotrites, il avait perdu les premiers de ses
soldats et les meilleurs de son armée, et avec eux le fils de son frère, qui
s’appelait Reginbold, et fut tué avec plusieurs grands Danois au siège d’une
certaine ville. Charles, fils de l’empereur, jeta sur l’Elbe un pont, et
transporta avec toute la célérité possible son armée dans le pars des Livoniens
et des Smeldingiens, qui s’étaient rangés du parti du roi Godefroi. Il dépeupla
tous leurs champs, repassa le fleuve, et rentra en Saxe avec son armée intacte.
Les Esclavons, dits les Wiltzes, étaient avec Godefroi dans cette expédition, et
s’étaient joints volontairement à ses troupes, à cause de l’antique inimitié
qu’ils portaient aux Obotrites. Quand ce roi retourna dans son royaume, ils
revinrent chez eux, emportant tout le butin qu’ils avaient pu faire sur les
Obotrites. Godefroi avant son retour, détruisit le port marchand établi sur le
rivage de l’Océan, qui s’appelait en langue danoise Rerich, et rapportait par
son commerce de grands impôts à son royaume ; il en emmena les négociants, mit à
la voile, et arriva, avec toute son armée, au port nommé Lichtshor. Il s’arrêta
là quelques jours, et résolut de fortifier par un fort la limite de son royaume,
qui regarde la Saxe, de manière que, depuis le golfe de la mer orientale qui
s’appelle Baltique, jusqu’à l’Océan occidental, un rempart couvrit toute la rive
septentrionale du fleuve de l’Eyder, en laissant seulement une porte par où les
Danois pussent faire entrer et sortir des chars et des chevaux ; il partagea ce
travail entre les chefs de ses troupes et revint chez lui. Cependant le roi des
Northumbres, de l’île de Bretagne, nommé Eardulf, chassé de sa patrie et de son
royaume, se rendit près de l’empereur, alors à Nimègue, lui exposa la cause de
son voyage, et partit pour Rome. A son retour de Rome, par l’entremise des
légats du pontife romain et de l’empereur, il fut rétabli dans son royaume. Le
chef de l’Eglise romaine était alors Léon III ; son légat en Bretagne était
Ædulf, diacre de ce pays, saxon de nation. L’empereur envoya avec lui deux
abbés, Rutfried, notaire, et Nantharius, abbé de Saint-Otmar. Il fit construire
par ses envoyés deux forts sur l’Elbe, et y plaça une garnison pour les défendre
des Esclavons. Il passa l’hiver à Aix, et y célébra la naissance du Seigneur et
la sainte Pâque.
[809]
La flotte envoyée de Constantinople toucha d’abord en Dalmatie, et ensuite à
Venise. Tandis qu’elle y passait l’hiver, une partie arriva à l’île de Commachio
; elle engagea un combat contre la garnison qui y était placée, fut vaincue,
mise en fuite, et réarma Venise. Lorsque le chef de cette flotte, nommé Paul,
eut entrepris, comme il lui avait été enjoint, de traiter avec le roi Pépin de
la paix entre les Grecs et les Francs, Willaire et Béat, ducs de Venise,
s’opposèrent à tous ses efforts : il s’aperçut qu’ils lui tendaient des
embûches, et s’éloigna.
Dans les
régions occidentales de l’Empire, le roi Louis entra en Espagne avec une armée,
attaqua la ville de Tortose située sur la rive de l’Èbre, et consuma quelque
temps à ce siége ; mais quand il vit que la ville ne pouvait être bientôt prise,
il y renonça, et revint en Aquitaine avec son armée intacte.
Lorsque
Eardulf, roi des Northumbres, eut été rétabli dans son royaume, les légats du
pontife et ceux de l’empereur retournèrent chez eux. Le diacre Ædulf fut pris
par des pirates, tandis que les autres naviguaient sans péril ; il fit conduit
en Bretagne, y fut racheté par un certain Cænulf, fidèle du roi, et se rendit à
Rome. En Toscane, Populonia, ville maritime, fut ravagée par certains Grecs
qu’on nomme Orobiotes. Les Maures sortis de l’Espagne entrèrent en Corse,
ravagèrent une ville le jour même du samedi de la sainte Pâques, et n’y
laissèrent que l’évêque et quelques vieillards infirmes.
Cependant
Godefroi, roi des Danois, envoya de certains négociants pour dire qu’il avait
appris que l’empereur était irrité contre lui, parce que, l’année précédente, il
avait conduit son armée dans la région des Obotrites, et vengé ses injures ; il
ajoutait qu’il voulait se justifier de l’imputation portée contre lui, et qui le
taxait d’avoir le premier rompu l’alliance ; il demandait qu’on tînt en deçà de
l’Elbe, et sur les confins de son royaume, une assemblée des comtes de
l’empereur et des siens, afin que les choses qui s’étaient faites pussent être
mutuellement expliquées et réparées de concert. L’empereur ne rejeta point cette
demande, et le congrès se tint avec les grands Danois en deçà de l’Elbe, dans le
lieu nommé Badenstein ; on énuméra et l’on mit en avant de côté et d’autre
beaucoup d’affaires, et l’on se sépara en laissant la chose très imparfaite. En
effet, Thrasicon, duc des Obotrites, qui, d’après la demande de Godefroi, avait
donné son fils en otage, assembla une armée de ses peuples, reçut des secours
des Saxons, entra chez les Wiltzes ses voisins, et dévasta leurs champs par le
fer et le feu. Il revint chez lui, fut encore fortement secouru par les Saxons,
et assiégea la plus grande ville des Smeldingiens : il força ainsi par ses
succès tous ceux qui s’étaient séparés de lui à rentrer sous sa foi.
Après ces
choses, l’empereur revint des Ardennes à Aix, et y tint cette année, an mois de
novembre, un concile touchant la procession du Saint-Esprit. Un moine de
Jérusalem, nommé Jean, avait le premier élevé cette question. Bernard, évêque de
Worms, et Adalhard, abbé de Corbie, furent envoyés près du pape Léon à Rome pour
la faire décider. On s’occupa dans ce même concile de l’état des Églises, et de
la vie de ceux qui se consacrent à y servir Dieu ; mais rien ne fut réglé à
cause (comme on le peut voir) de l’importance de la matière.
L’empereur,
apprenant plusieurs traits de l’orgueil et de la jactance du roi des Danois,
ordonna de bâtir une ville en deçà de l’Elbe, et d’y placer une garnison
franque. Il assembla pour cet effet des hommes en Gaule et en Germanie, les
munit d’armes et de toutes les choses à leur usage, et commanda de les mener par
la Frise au lieu désigné. Thrasicon, duc des Ohotrites, fut tué en trahison dans
le port de Rerich par des hommes de Godefroi. Quand le lieu où l’on devait bâtir
la ville eut été déterminé, l’empereur mit à la tête de cette affaire le comte
Egbert, et lui ordonna de passer l’Elbe, et d’occuper ce terrain : il est situé
sur la rive de la Sture, et porte le nom d’Esselfeld. Egbert et les comtes
saxons en prirent possession vers le milieu de mars, et commencèrent à le
fortifier.
Le comte
Auréole qui, pour la communication de l’Espagne et de la Gaule, résidait en deçà
des Pyrénées, vis-à-vis de Huesca et de Saragosse, mourut. Alors Amoroz,
gouverneur de Saragosse et de Huesca, s’empara de son territoire, et mit des
garnisons dans ses châteaux. Il envoya à l’empereur une légation, et lui promit
de se mettre avec tous les siens à son service. Il y eut une éclipse de lune le
26 décembre.
[810]
Quand les envoyés de l’empereur furent arrivés auprès d’Amoroz, gouverneur de
Saragosse, il demanda qu’il y eût une conférence entre lui et les comtes des
frontières d’Espagne, promettant que, dans cette entrevue, il se soumettrait
avec tous les siens à l’empereur. Quoique l’empereur lui eût accordé sa demande,
il arriva, par beaucoup de causes, que cela ne s’effectua point. Les Maures
armèrent dans toute l’Espagne une grande flotte, et attaquèrent d’abord la
Sardaigne, et ensuite la Corse. Ils ne trouvèrent aucune garnison dans cette
dernière île, et la soumirent presque entière. Cependant le roi Pépin, irrité de
la perfidie des ducs de la Vénétie, ordonna de porter la guerre dans ce pays par
terre et par mer ; il le soumit et reçut à discrétion ses ducs. Il envoya cette
même flotte pour dévaster les rivages de Dalmatie ; mais comme Paul, préfet de
Céphalonie, s’approchait avec la flotte orientale pour porter du secours aux
Dalmates, celle du roi rentra dans ses ports.
Rotrude, fille
aînée de l’empereur, mourut le 8 janvier. L’empereur, alors à Aix-la-Chapelle,
méditait une expédition contre le roi Godefroi. Il reçut tout à coup la nouvelle
qu’une flotte de deux cents navires, venue du pays des Normands, avait abordé en
Frise, et dévasté toutes les îles adjacentes à ce rivage ; que cette armée était
entrée sur le continent, et que trois combats entre elle et les Frisons avaient
eu lieu ; que les Danois vainqueurs avaient imposé un tribut aux vaincus ; que
sous le nom d’impôt cent livres d’argent avaient été payées par les Frisons, et
que le roi Godefroi était de retour chez lui. Tous ces faits étaient véritables.
Cette nouvelle irrita tellement l’empereur qu’il expédia de tous côtés des
envoyés pour toutes les régions afin qu’on assemblât une armée, partit de suite
de son palais et se rendit sur-le-champ à la flotte. Après il passa le Rhin au
lieu nommé Lippenheim, et résolut d’y attendre les troupes qui n’étaient pas
encore arrivées. Comme il s’arrêta quelques jours en ce lieu, l’éléphant que lui
avait envoyé Haroun, roi des Sarrasins, mourut de mort subite. L’armée
assemblée, le roi se rendit sur la rivière de l’Aller avec autant de vitesse
qu’il fut possible d’y aller, et dressa ses tentes auprès du confluent de ce
fleuve avec le Weser ; il attendit là l’issue des menaces de Godefroi ; car ce
roi, enflé de la vaine espérance d’une victoire, se vantait d’en venir aux mains
avec l’armée de l’empereur.
Mais quand ce
dernier eut demeuré quelque temps en ce lieu, il fut instruit d’événements
divers ; la flotte qui avait dévasté la Frise était rentrée en Danemark, le roi
Godefroi avait été tué par un de ses serviteurs ; un fort construit prés de
l’Elbe nommé Hobbuch,
dans lequel étaient Odon, envoyé de l’empereur, et une garnison dé Saxons
orientaux, avait été pris par les Wiltzes. Pépin son fils, roi d’Italie, avait
quitté son corps mortel, le 7 juin ; et deux légations parties l’une de
Constantinople, l’autre de Cordoue, étaient arrivées pour traiter de la paix.
Après avoir reçu ces nouvelles et réglé pour un temps la condition de la Saxe,
l’empereur retourna chez lui. Dans cette expédition, il y eut sur les bœufs une
maladie pestilentielle si forte qu’à peine l’armée en conserva un seul, car tous
périrent. Cette mortalité n’eut pas seulement lieu dans cet endroit, elle
s’étendit cruellement sur toutes les provinces soumises à l’empereur. Il revint
à Aix au mois d’octobre, et reçut les deux ambassades qu’on vient de nommer. Il
fit la paix avec l’empereur Nicéphore, et Abulaz
roi d’Espagne. Nicéphore restitua Venise, et l’empereur reçut le comte Henri
qu’avaient autrefois pris les Sarrasins, et que rendit Abulaz.
Cette année le
soleil et la lune s’éclipsèrent ; le soleil le 3 juillet et le 30 novembre, la
lune le 21 juin et le 14 décembre. L’île de Corse fut une seconde fois ravagée
par les Maures. Amoroz fut chassé de Saragosse par Abdérame fils d’Abulaz, et
forcé de se réfugier à Huesca. Godefroi, roi des Danois, étant mort, Hemming,
fils de son frère, lui succéda et fit la paix avec l’empereur.
[811]
Quand l’empereur eut reçu et congédié Arsace Spathaire (c’était le nom de
l’ambassadeur de l’empereur Nicéphore), il envoya, pour confirmer la paix, des
ambassadeurs à Constantinople, savoir : Haidon évêque de Bâle, Hugues comte de
Tours, Aion, Lombard, duc du Frioul ; avec eux étaient Léon Spathaire sicilien
et Willaire duc des Vénitiens. Le premier, dix ans auparavant, s’était réfugié
de Sicile à Rome où était l’empereur, qui le renvoya cette année parce qu’il
voulait retourner dans sa patrie ; quant au second, il avait été dépouillé de sa
charge à causé de sa perfidie et l’empereur ordonna qu’on le reconduisit à son
seigneur. La paix ou plutôt seulement la trêve proposée entre Charles et Hemming,
roi des Danois, fut observée sans être définitivement conclue, à cause de
l’âpreté de l’hiver qui fermait les voies de communication entre les deux pays.
Enfin au retour du printemps, quand les chemins rendus impraticables par le
froid furent ouverts, il y eut une conférence de douze grands des deux nations
au lieu…,
sur le fleuve de l’Eyder, et la paix fut confirmée de part et d’autre, avec les
formes et les serments accoutumés. Les grands du côté des Francs furent les
comtes Wala fils de Bernard, Burchard, Unroch, Wodon, Bernard, Egbert,
Théodoric, Abbon, Osdag et Wigman ; de celui des Danois, les principaux furent
les frères d’Hemming, Hanewin et Angand ; les autres étaient des hommes
considérables parmi eux, savoir : Osfred, surnommé Turdemul, Warslin, Swomi,
Vrin, un autre Osfred fils de Heiligon, Osfred de Sconowe, Hebbe et Awin.
L’empereur,
après avoir fait la paix avec Hemming et tenu, selon sa coutume, l’assemblée
générale à Aix, envoya l’armée sur trois points de son royaume ; l’une au-delà
de l’Elbe contré les Livoniens : elle dévasta leur pays, et rebâtit le château
de Hobbuch qui l’année d’avant avait été pris par les Wiltzes ; la seconde en
Pannonie pour y terminer les querelles entre les Huns et les Esclavons ; la
troisième en Bretagne pour châtier la perfidie de ses habitants. Ces troupes
revinrent saines et sauves, après avoir rempli heureusement leur mission. Sur
ces entrefaites, le roi, pour voir la flotte dont, l’année précédente, il avait
ordonné la construction, se rendit à Boulogne des Gaules, ville maritime où
étaient rassemblés les vaisseaux. Il restaura le phare élevé anciennement pour
diriger dans leur course les navigateurs, et fit allumer à sa sommité un feu
pendant la nuit. De là il se rendit dans l’endroit nommé Gand sur le fleuve de
l’Escaut, y vit les navires construits pour cette même flotte, et vers le milieu
de novembre il retourna à Aix. Awin et Hebbe, envoyés du roi Hemming, portant
les présents du roi et des paroles pacifiques, vinrent à sa rencontre. Son
arrivée était aussi attendue à Aix par les chagans ou princes des Avales, et par
Thudun et d’autres grands et chefs des Esclavons habitant sur les bords du
Danube ; ils avaient été contraints de se rendre en la présence de l’empereur
par les ducs des troupes qu’il avait envoyées en Pannonie.
Cependant
Charles, le fils aîné du seigneur empereur, mourut le 4 décembre. L’empereur
passa l’hiver à Aix.
[812]
Peu de temps après on lui annonça la mort de Hemming, roi des Danois. Comme
Siegfried, neveu de Godefroi, et Anul, neveu de Hériold et du roi lui-même,
voulaient lui succéder, et qu’ils ne pouvaient s’accorder pour savoir lequel
régnerait, ils assemblèrent des troupes, et engagèrent un combat où tous deux
périrent. Cependant le parti d’Anul avait remporté la victoire ; il fit rois ses
frères Hériold et Rainfroi. Comme de raison le parti vaincu ne refusa pas de les
reconnaître. On dit que dans ce combat il périt dix mille neuf cent quarante
hommes.
L’empereur
Nicéphore, après avoir remporté beaucoup de remarquables victoires en Mœsie,
engagea contre les Bulgares un combat où il périt. Michel, son gendre, fut nommé
empereur. Il reçut et congédia les ambassadeurs qu’avait envoyés à Nicéphore
l’empereur Charles. Il lui en envoya aussi, savoir, l’évêque Michel Arsafe et
Théognoste, et il confirma par eux la paix qu’avait conclue Nicéphore. Ils
vinrent à Aix, auprès de l’empereur, reçurent de ses mains, dans l’église, le
traité de paix, et l’en remercièrent selon leur coutume, c’est-à-dire en langue
grecque, l’appelant basileus et empereur.
Ils revinrent de là à Rome, et reçurent de nouveau du pape Léon, dans la
basilique de Saint-Pierre, le même traité de paix et d’alliance. Quand
l’empereur les eut congédiés, et qu’il eut tenu solennellement à Aix son
assemblée générale, il envoya en Italie son petit-fils Bernard, fils de Pépin,
et comme il avait entendu dire qu’une flotte partie d’Espagne et d’Afrique
devait venir dévaster l’Italie, il commanda à Wala, fils de Bernard, son oncle
paternel, de rester avec son petit-fils jusqu’à ce que l’issue de cet événement
le tirât d’inquiétude. Cette flotte vint, une partie en Corse, une partie en
Sardaigne, et cette dernière portion fut presque aussitôt taillée en pièces que
débarquée.
Une flotte de
Normands attaqua l’Hibernie, île des Écossais, engagea une bataille avec ces
peuples, perdit beaucoup de monde, et revint dans son pays par une honteuse
fuite. L’empereur fit sa paix avec Abulaz, roi des Sarrasins, ainsi qu’avec
Grimoald, duc des Bénéventins, et vingt-cinq mille sous d’or furent exigés des
Bénéventins sous le nom de tribut. On fit une expédition chez les Wiltzes, et
l’on reçut d’eux des otages. Hériold et Rainfroi, rois des Danois, envoyèrent
une légation à l’empereur, lui demandant la paix, et priant qu’on leur rendît
leur frère Hemming. Cette année le soleil s’éclipsa après midi, le 15 mai.
[813]
L’empereur passa l’hiver à Aix. Au commencement du printemps, il envoya à
Constantinople, pour affermir la paix avec l’empereur Michel, Amalhaire, évêque
de Trèves, et Pierre, abbé de Nonantola. Le pont auprès de Mayence fut consumé
au mois de mai par un incendie ; après cela l’empereur, tandis qu’il chassait
dans les Ardennes, fut obligé, par une douleur de pied, de se coucher ; ensuite,
convalescent, il retourna à Aix. Il y tint l’assemblée générale, appela près de
lui son fils Louis, roi d’Aquitaine, et, prenant la couronne, la lui posa sur la
tette, et l’associa à le dignité impériale. Il établit sur l’Italie son
petit-fils Bernard, fils de Pépin, et ordonna de l’appeler roi ; par son ordre
des conciles furent tenus dans toute la Gaule par les évêques, touchant les
choses à réformer dans l’état des églises. Un fut convoqué à Mayence, un autre à
Reims, un troisième à Tours, un quatrième à Châlons, un cinquième à Arles ; et
l’on fit, dans l’assemblée générale d’Aix-la-Chapelle, en présence de
l’empereur, la collection des règlements rendus dans tous ces conciles. Celui
qui voudra les connaître les pourra trouver dans ces cinq villes ; on en garde
aussi des exemplaires dans les archives du palais.
L’empereur
envoya des grands francs et saxons dans le pays des Normands, au-delà de l’Elbe,
pour faire la paix avec les Danois, selon la demande de leurs rois, et leur
rendre leur frère. Des grands danois vinrent au lieu désigné, en nombre égal à
celui des Francs (ils étaient seize de part et d’autre) ; on confirma la paix
par des sermons, et les Francs rendirent aux Danois le frère de leurs rois. Ces
princes n’étaient pas alors chez eux ; ils étaient partis pour la Westerfulde
avec une armée. Ce pays, le plus reculé de leur royaume, est situé au
nord-ouest, et regarde le nord de la Bretagne. Le peuple et ses princes
refusaient de se soumettre aux rois danois. Quand les rois revinrent après les
avoir domptés, et qu’ils eurent reçu le frère que leur renvoyait l’empereur, ils
furent attaqués par les fils du roi Godefroi et beaucoup de grands danois qui,
depuis longtemps forcés de quitter leur patrie et exilés, s’étaient retirés chez
les Suédois et venaient d’assembler des troupes. Des bandes accouraient à eux de
toutes les parties du Danemark ; ils engagèrent le combat avec les rois, et les
chassèrent du royaume sans beaucoup de peine.
Les Maures
revinrent de Corse en Espagne avec un riche butin ; mais le comte Irmingaire
leur dressa des embûches dans l’île de Majorque, et prit huit de leurs navires,
où il trouva plus de cinq cents Corses captifs. Les Maures, voulant se venger,
ravagèrent Civita-Vecchia, ville de Toscane, et Nice, ville de la province de
Narbonne ; ils abordèrent aussi en Sardaigne, combattirent avec les Sardes,
furent vaincus, mis en fuite, perdirent beaucoup de leurs gens, et se
retirèrent.
L’empereur
Michel déclara la guerre aux Bulgares, et n’eut pas d’heureux succès. A son
retour, il déposa le diadème, et fut fait moine. Léon, fils du patrice Barde,
fut nommé empereur à sa place. Crumas, roi des Bulgares, qui, deux ans
auparavant, avait tué Nicéphore, et venait de chasser Michel de la Mœsie, enflé
par tant de prospérités, marcha avec son armée contre Constantinople même, et
dressa ses tentes près des portes de la ville. Léon, l’empereur, en sortit,
l’attaqua comme il faisait imprudemment à cheval le tour des murs, le blessa
grièvement, le força de se mettre en sûreté par la fuite, et de retourner
honteusement dans sa patrie.
Assertion démentie par les historiens Grecs, qui affirment que jamais
les empereurs d’Orient ne donnèrent à aucun roi barbare le titre
d’empereur.
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