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La piraterie dans l'Antiquité

Chapitre XII : Les Carthaginois.—Traités d'alliance avec les Romains.—La Sicile.—Les Mamertins.

 

L'histoire dit qu'Alexandre avait résolu de passer de Syrie en Afrique pour abaisser l'orgueil de Carthage, et que, dans ce but, mille vaisseaux plus forts que les galères devaient être construits en Phénicie, avec les bois du Liban, pour porter la guerre dans les possessions carthaginoises.

Fille de Sidon et de Tyr, Carthage avait hérité de l'ardeur aux expéditions maritimes et du génie commercial propres aux Phéniciens. Heureusement située pour la navigation, au milieu des côtes de la Méditerranée, à une égale distance de ses extrémités, elle embrassait le commerce de tout le monde connu. Elle développait les établissements que les Phéniciens avaient déjà créés sur les côtes de l'Afrique et elle en fondait elle-même d'autres. Sur les ordres du Sénat carthaginois, Magon fut chargé de faire le tour de l'Afrique. Cette expédition, célèbre dans les annales de la géographie, dut s'arrêter faute de vivres, entre le 7e et le 8e degré de latitude nord, au golfe de Cherbro, que l'amiral carthaginois appela Corne du Midi (Νοτου Κηρας)[1]. Au nord, les Carthaginois remontèrent l'Atlantique le long de l'Espagne et de la Gaule jusqu'en Angleterre. Dans la Méditerranée, ils occupèrent de bonne heure certaines parties de la Sicile, la Sardaigne, les îles Baléares et l'Espagne.

[1] Le Nord de l'Afrique dans l'antiquité, par Vivien de Saint-Martin.

Les Phéniciens avaient perdu peu à peu la suprématie maritime dans le bassin oriental de la Méditerranée; les rois d'Égypte et d'Assyrie avaient épuisé et ruiné Sidon, Tyr et la Phénicie; la race grecque, plus jeune et plus belliqueuse, leur enleva l'empire de la mer en Orient. Carthage devint, à la suite de ces événements, la capitale d'un nouvel empire maritime phénicien qui s'étendit sur toute la région occidentale de la Méditerranée, de la Sicile et de l'Italie à l'Océan. L'antique race araméenne dont Carthage était fille, nourrissait une haine implacable contre la race grecque. Tout vaisseau étranger surpris dans les eaux de Sardaigne et vers les colonnes d'Hercule par les Carthaginois, était pillé et l'équipage jeté à la mer. C'était un singulier droit des gens, comme dit Montesquieu[1]. On se rappelle que les Phocéens, ayant abandonné leur ville assiégée par l'armée de Cyrus, rencontrèrent la flotte alliée carthaginoise et tyrrhénienne près d'Alalia (Corse), et qu'une bataille navale terrible s'engagea entre ces races ennemies, à la suite de laquelle les Phocéens, après avoir perdu quarante vaisseaux, firent voile pour l'Italie, puis vers la Gaule où ils abordèrent et fondèrent Marseille. Pour lutter avec plus d'avantage contre les Grecs et exercer la piraterie à leurs dépens, les Carthaginois avaient fait une alliance armée, συμμαχια, avec une nation qui excellait aussi dans la marine, l'Étrurie, qui occupait la plus grande partie de l'Italie. Carthage domina en Sardaigne et l'Étrurie en Corse. Une alliance fut aussi conclue entre Carthage et Rome, les deux futures rivales, à l'époque de l'expulsion des rois. L'historien Polybe nous a conservé le texte des deux premiers traités conclus entre les Carthaginois et les Romains. Ce sont deux textes précieux pour l'histoire de la piraterie[2]. Le premier est du temps de Lucius et Junius Brutus et de Marcus Horatius (vers l'an 507 av. J.-C.), consuls créés après l'expulsion des rois:

«A ces conditions, il y aura amitié entre les Romains et les alliés des Romains, les Carthaginois et les alliés des Carthaginois: les Romains ne navigueront pas au delà du Beau-Cap[3], à moins qu'ils n'y soient poussés par la tempête ou par les ennemis. Si quelqu'un est jeté forcément sur ces côtes, il ne lui sera permis de faire aucun trafic, ni d'acquérir autre chose que ce qui est nécessaire aux besoins du vaisseau et aux sacrifices. Au bout de cinq jours, tous ceux qui ont pris terre devront remettre à la voile. Les marchands ne pourront faire de marché valable qu'en présence du crieur et du scribe. Les choses vendues d'après ces formalités seront dues au vendeur sur la foi du crédit public. Il en sera ainsi en Libye et en Sardaigne. Un Romain, abordant dans la partie de la Sicile soumise aux Carthaginois, jouira des mêmes droits que ceux-ci, et il lui sera fait bonne justice. De leur côté, les Carthaginois n'offenseront point les habitants d'Ardée, d'Antium, de Laurentum, de Circée, de Terracine, ni un peuple quelconque des Latins soumis aux Romains. Ils s'abstiendront aussi de nuire aux villes des autres Latins non soumis à Rome, mais s'ils les occupent, ils les lui livreront intactes. Ils ne bâtiront aucun fort dans le Latium, et s'ils y entrent en armes, ils n'y passeront pas la nuit.»

[1] Esprit des lois, XXI, 11.

[2] Polybe, III, 22-26.

[3] Promontorium Hermæum, aujourd'hui Cap Bon ou Ras Adder.

Le second traité (an 345 av. J.-C.) est ainsi conçu: «Entre les Romains et les alliés des Romains, entre le peuple des Carthaginois, des Tyriens, des Uticéens et leurs alliés, il y aura alliance à ces conditions: Que les Romains ne pilleront, ne trafiqueront, ni ne bâtiront de ville au delà du Beau-Promontoire, de Mastie et de Tarseium; que si les Carthaginois prennent dans le pays latin quelque ville non soumise aux Romains, ils garderont l'argent et les prisonniers, mais ne retiendront pas la ville; que si des Carthaginois prennent quelque homme faisant partie des peuples qui sont en paix avec les Romains par un traité écrit sans pourtant leur être soumis, ils ne le feront pas entrer dans les ports romains; que s'il y entre et qu'il soit pris par un Romain, il sera mis en liberté; que cette condition sera aussi observée du côté des Romains; que s'ils font de l'eau ou des provisions dans un pays qui appartient aux Carthaginois, ce ne sera pas pour eux un moyen de faire tort à aucun des peuples qui ont paix et alliance avec les Carthaginois; ... que si cela ne s'observe pas, il ne sera pas permis de se faire justice à soi-même; que si quelqu'un le fait, ce sera regardé comme un crime public; que les Romains ne trafiqueront ni ne bâtiront de ville dans la Sardaigne ni dans l'Afrique; qu'ils ne pourront y aborder que pour prendre des vivres ou réparer leurs vaisseaux; que s'ils y sont jetés par la tempête, ils en partiront au bout de cinq jours; que dans Carthage et dans la partie de la Sicile soumise aux Carthaginois, un Romain aura pour son commerce et ses actions la même liberté qu'un citoyen; qu'un Carthaginois aura le même droit à Rome.»

Nous voilà bien renseignés par ces deux textes précieux sur l'usage que les peuples anciens faisaient de leur puissance maritime. Comme on le voit, deux États contractent une alliance, dans laquelle l'un d'eux, plus fort, s'attribue la part du lion, pour se jeter sur les villes de leurs voisins, les piller et en réduire les habitants en esclavage. C'est bien là le caractère de la piraterie, peu importe que les pirates s'appellent Carthaginois ou Romains, c'est le droit du plus fort qui règne, c'est le pillage de peuple à peuple qui s'exerce contrairement à toutes les notions du droit des gens, encore inconnu, du reste, à une époque où la civilisation était au bas de l'échelle du progrès.

Ces traités font voir que les Romains s'étaient appliqués de bonne heure à la navigation; mais ils sont surtout bien plus intéressants pour nous au point de vue de Carthage, dont ils nous montrent la puissance, les possessions, l'ardeur pour les conquêtes et le pillage, et avant tout l'habileté étonnante et la vigilance patriotique qu'elle mettait à cacher aux autres nations ses relations de commerce et ses établissements lointains, en leur interdisant de naviguer au delà de certaines limites. Chez les Phéniciens, en effet, c'était une tradition d'État de tenir secrètes les expéditions. Un vaisseau carthaginois se voyant suivi dans l'Atlantique par des bâtimens romains, préféra se faire échouer sur un bas-fond, plutôt que de leur montrer la route de l'Angleterre. Le patron du navire parvint à s'échapper du naufrage dans lequel il avait entraîné les Romains, et fut récompensé par le sénat de Carthage[1]. Comme le dit Duruy, l'amour du gain s'élevait jusqu'à l'héroïsme[2].

[1] Strabon, livre III, in fine.

[2] Histoire des Romains, I, p. 349.

Lorsque les Phéniciens de Tyr firent alliance avec Xercès contre la Grèce, les Carthaginois, de leur côté, se jetèrent avec Amilcar sur la Sicile. Mais les envahisseurs furent anéantis le même jour, les Tyriens à Salamine par Thémistocle, et les Carthaginois à Himère par Gélon de Syracuse et Théron d'Agrigente (an 480 av. J.-C.)[1]. Après le désastre d'Himère, dans lequel les Carthaginois perdirent cent cinquante mille hommes, suivant Diodore de Sicile, la plus grande partie des possessions que Carthage avait en Sicile lui fut enlevée. L'empire de la mer que Carthage se partageait avec les Étrusques ne tarda pas à s'écrouler. Anaxilaos, tyran de Rhegium et de Zancle, établit sa flotte en permanence dans le détroit de Sicile, fortifia l'entrée du Phare et barra le passage aux corsaires étrusques[2]. Hiéron, successeur du célèbre Gélon, tyran de Syracuse, détruisit les escadres alliées qui assiégeaient l'antique colonie grecque de Cumes (475 av. J.-C.)[3]. Le grand poète Pindare a chanté cette victoire:

«Fils de Saturne, reçois mes vœux ardents. Contiens dans leur pays les bruyantes armées du Tyrrhénien et du Phénicien, frappés du désordre de leur flotte devant Cumes et des affronts qu'ils ont soufferts quand le maître de Syracuse les dompta sur leurs vaisseaux légers. Il précipita dans les flots leur jeunesse brillante et déroba la Grèce à une servitude onéreuse[4]......» Un casque de bronze, offrande de Hiéron, trouvé dans le lit de l'Alphée, atteste aussi cette victoire[5]. La suprématie maritime passa à Syracuse. Hiéron conquit l'île d'Ænaria (Ischia) pour couper les communications entre les Étrusques du nord et ceux de la Campanie. Voulant achever la destruction des corsaires, il s'empara de la Corse, ravagea les côtes de l'Étrurie et établit sa domination dans l'île d'Æthalie (île d'Elbe).

[1] Hérodote, VII, 145 et suiv.; Diodore de Sicile, XI, 20 et suiv.

[2] Strabon, VII, 1.

[3] Diodore de Sicile, XI, 51.

[4] Pythique, I.

[5] Ce casque se trouve au British Museum.

Les Carthaginois subirent encore de grands revers en Sicile pendant le règne de Denis l'Ancien (405-368 av. J.-C.). Timoléon de Corinthe, appelé par les Syracusains, engagea la plupart des villes de la Sicile à secouer le joug des Carthaginois en se rangeant dans l'alliance de Syracuse. Il vainquit Amilcar sur les bords de la Crimise (aujourd'hui Fiume di Calata-Bellota). Après la mort de Timoléon, Agathocle s'empara du pouvoir. Pendant que les Carthaginois assiégeaient de nouveau Syracuse, Agathocle conçoit le hardi projet de porter la guerre en Afrique. Il passe à travers la flotte ennemie et aborde près de Carthage; là, il brûle tous ses vaisseaux afin de mettre ses troupes dans la nécessité de vaincre ou de mourir. Il bat Bomilcar et Hannon et soumet deux cents villes. Les Carthaginois, effrayés de ses victoires en Afrique, abandonnent le siège de Syracuse. Agathocle, sur ces entrefaites, apprenant que plusieurs villes de la Sicile se liguaient contre lui, revient dans l'île et rétablit son autorité. Il repart avec dix-sept vaisseaux longs, remporte un avantage considérable sur la flotte ennemie et aborde de nouveau en Afrique. Mais ses troupes qui avaient été battues en son absence, se révoltent et l'emprisonnent. Il parvient à s'échapper, s'embarque sur une trirème et gagne la Sicile (307 av. J.-C.). Les soldats découragés égorgent alors ses fils et posent les armes. Agathocle, pour venger ses enfants, inonde Syracuse de sang: tous les parents des soldats de l'armée sont mis à mort. Ses cruautés dont Diodore de Sicile nous a laissé le récit[1], lui attirèrent la haine universelle et des complots fréquents menacèrent sa vie. N'osant plus habiter son palais, il fit la guerre de pirate, ravagea les côtes du Brutium (Calabre), attaqua les îles Lipari, leur imposa de lourds tributs et s'empara du trésor consacré dans le Prytanée à Éole et à Vulcain. Il incendia les navires de Cassandre, roi de Macédoine, qui assiégeait Corcyre; en Italie, il conclut un traité avec les Iapygiens et les Peucétiens qui vivaient de brigandages, d'après lequel il leur fournissait des navires et partageait leurs prises. Il se préparait à croiser sur les côtes de Lybie avec deux cents galères afin de capturer les vaisseaux qui portaient du blé aux Carthaginois, lorsqu'il fut empoisonné par son petit-fils Archagathus et placé sur le bûcher avant même d'avoir rendu le dernier soupir (298 av. J.-C.)[2].

[1] Diodore de Sicile, XX, 71 et suiv.

[2] Diodore de Sicile, XXI, Excerpta.

Agathocle avait recruté un grand nombre de mercenaires étrangers qui portaient le nom de Mamertins, ou dévoués au dieu Mars. C'était l'usage parmi les peuples italiens dans les temps de calamités, de vouer aux dieux ce qu'ils appelaient «un printemps sacré», c'est-à-dire de leur consacrer tous les produits du printemps. Les jeunes gens compris dans ce vœu quittaient leur pays à l'âge de vingt ans, et allaient vendre leur sang à qui voulait le payer. A la mort d'Agathocle, les Mamertins se révoltèrent et quittèrent Syracuse. Arrivés au détroit, ils furent accueillis par les Messiniens comme amis et comme alliés. Mais, pendant la nuit, les Mamertins égorgèrent les habitants dans leurs maisons et forcèrent les femmes et les filles à les épouser. Ils donnèrent à Messine le nom de «ville Mamertine». De ce poste, ces infâmes pillards infestèrent l'île entière[1].

Syracuse était en pleine guerre civile, les Carthaginois profitèrent du désordre pour l'assiéger de nouveau. Les habitants appelèrent à leur secours Pyrrhus, roi d'Épire, alors en guerre avec la république romaine au sujet de Tarente. L'intérêt commun réunit encore à cette époque Rome et Carthage qui conclurent un troisième traité d'alliance offensive et défensive (276 avant J.-C.). Il y fut stipulé qu'aucune des deux nations ne négocierait avec Pyrrhus sans le concours de l'autre, et que si l'un des deux peuples était attaqué, l'autre serait obligé de lui porter secours. Les auxiliaires devaient être payés par l'État qui les enverrait; Carthage s'engageait à fournir les vaisseaux pour le transport des troupes. En cas de besoin, elle enverrait aussi des bâtiments de guerre, mais les équipages ne débarqueraient que du consentement des Romains[2].

[1] Diodore de Sicile, XXI, Excerpta;—Polybe, I, 1.

[2] Polybe, III, 22 et suiv.

Pyrrhus remporta plusieurs victoires éclatantes, éprouva ensuite un échec devant Lilybée et abandonna la Sicile, en s'écriant: «O le beau champ de bataille que nous laissons aux Carthaginois et aux Romains[1]!» Dès qu'il fut parti, les troupes syracusaines choisirent pour roi Hiéron II qui, par sa sagesse et son courage, sut empêcher les Carthaginois d'étendre leurs conquêtes. Pyrrhus avait prévu avec raison les guerres puniques qui commencèrent, en effet, à l'occasion de la possession de la Sicile. Pour lutter contre Carthage, Rome comprit qu'elle devait créer une grande force navale; elle se mit à l'œuvre avec une étonnante activité, comme nous le verrons bientôt. Mais auparavant il est intéressant de rechercher les origines de la navigation en Italie et d'étudier la marine la plus ancienne de cette contrée, celle des Étrusques. Nous verrons qu'en Italie, comme en Grèce, la marine à son berceau n'était destinée qu'à la piraterie. Le peuple maritime, par excellence, les Étrusques étaient les plus habiles pirates de la péninsule.

[1] Plutarque, Vie de Pyrrhus.

 
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