Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre I - Des origines à la chute de la royauté

9. Tarquin le Superbe ([I, 49] à [I, 60])

 

Tarquin le Superbe, un véritable tyran

[I, 49]

(1) Tarquin prit, sans hésiter, possession du trône. Il fut surnommé le Superbe, parce que, gendre du roi, il refusa la sépulture à son beau-père, disant que Romulus avait eu le même sort. (2) Il fit périr les premiers des sénateurs qu'il soupçonnait d'avoir servi le parti de Servius Tullius; et, sentant trop bien que l'exemple qu'il donnait, en s'emparant du trône par la violence, pourrait tourner contre lui-même, il s'entoura de gardes. (3) Car tout son droit était dans la force, lui qui n'avait eu ni les suffrages du peuple, ni le consentement du sénat. (4) Ne pouvant compter sur l'affection des citoyens, il lui fallait régner par la terreur. Afin d'en étendre les effets, il s'affranchit de tous conseils, et s'établit juge unique de toutes les affaires capitales. (5) Par ce moyen, il pouvait mettre à mort, exiler, priver de leurs biens non seulement ceux qui lui étaient suspects ou qui lui déplaisaient, mais encore ceux dont il ne pouvait rien espérer que leurs dépouilles.

(6) Cette politique farouche avait eu pour but principal de diminuer le nombre des sénateurs; Tullius résolut de n'en point nommer d'autres, afin que leur affaiblissement les rendît méprisables et qu'ils souffrissent avec plus de résignation l'ignominie de ne pouvoir rien dans le gouvernement. (7) C'est en effet le premier roi qui ait dérogé à l'usage suivi par ses prédécesseurs, de consulter le sénat sur toutes les affaires. Il gouverna sous l'inspiration de conseils occultes. Il fit la paix ou la guerre suivant son caprice, conclut des traités, fit et défit des alliances, sans s'inquiéter de la volonté du peuple. (8) Il recherchait surtout l'amitié des Latins, afin de se faire à l'étranger un appui contre ses sujets. Il s'attachait leurs principaux citoyens, non seulement par les liens de l'hospitalité, mais aussi par des alliances de famille. (9) Il donna sa fille à Octavius Mamilius de Tusculum qui tenait le premier rang parmi les Latins, et qui, si l'on en croit la renommée, tirait son origine d'Ulysse et de Circé. Cette union mit dans ses intérêts tous les parents et tous les amis de Mamilius. 

Turnus d'Aricie et la soumission des Latins

[I, 50]

(1) Il exerçait déjà une grande influence sur les chefs des Latins, quand il leur proposa de se rendre, à un jour marqué, au bois sacré de la déesse Férentina, ajoutant qu'il voulait les entretenir de leurs intérêts communs. (2) Ils s'y réunissent en grand nombre, au point du jour. Tarquin y vient aussi, mais un peu avant le coucher du soleil. Dans cet intervalle et pendant toute la journée, différentes questions avaient jeté le trouble parmi les membres de l'assemblée. (3) Turnus Herdonius, d'Aricie, s'irritait surtout de l'absence de Tarquin : "Fallait-il s'étonner que Rome l'eût surnommé le Superbe (Car c'est ainsi qu'ils le désignaient déjà dans leurs secrets murmures) ? Quoi de plus insolent, en effet, que de se jouer ainsi de toute la nation latine ? (4) Faire venir ses chefs loin de leurs demeures, et manquer lui-même à son appel ? N'est-ce pas tenter leur patience, afin de les écraser sous le joug, s'ils se montrent disposés à le subir ? Qui ne voit sa tendance à dominer tout le Latium ? (5) Encore, si ses sujets avaient lieu de se féliciter de leur choix; si du moins il devait le trône à leur volonté, et non pas à un parricide, les Latins aussi pourraient se fier à lui, bien qu'après tout leur qualité d'étrangers ne les oblige pas à la même défiance. (6) Mais si, au contraire, les Romains gémissent de leur tolérance, s'ils sont assassinés les uns après les autres, exilés, ruinés, de quel droit les Latins espéreraient-ils un meilleur traitement ? S'ils voulaient l'en croire, ils retourneraient chacun dans ses foyers, et ne se mettraient pas en peine d'être plus exacts à l'assemblée que celui qui l'avait convoquée."

(7) Turnus était un esprit turbulent et factieux, et c'est à cela même qu'il devait son influence. Comme il parlait ainsi, Tarquin arrive et l'interrompt. (8) L'assemblée se tourne vers le roi pour le saluer, et le silence s'établit. Ceux qui sont près de Tarquin l'avertissent de se justifier de son retard à l'assemblée. Tarquin dit qu'il a été pris pour médiateur entre un père et un fils; que son désir de les réconcilier l'a retenu, et que, cette circonstance ayant fait perdre la journée, il leur exposera, le lendemain, le motif pour lequel il les a convoqués. (9) Turnus, dit-on, ne goûta point cette excuse, et rompit le silence : "Il n'y a pas, dit-il, de différends plus prompts à terminer que ceux d'un père et de son fils, et la question se décide en peu de mots : Que le fils obéisse, ou qu'il soit puni." 

[I, 51]

(1) Le citoyen d'Aricie, après avoir ainsi relevé les paroles du roi de Rome, quitte l'assemblée. Mais, plus sensible à cette injure qu'il ne le fit paraître, Tarquin jura intérieurement d'immoler Turnus, et par là d'inspirer aux Latins la terreur qui comprimait tous les esprits. (2) Mais, comme il n'avait pas le droit de le faire périr publiquement, il imagina de lui intenter une accusation calomnieuse. Par l'entremise de quelques habitants d'Aricie, il suborne un esclave de Turnus, et en obtient, à prix d'or, qu'il laissera porter secrètement, dans la maison de son maître, un grand nombre d'épées.

(3) Une nuit suffit à l'exécution de ce projet. Tarquin, un peu avant le jour, mande auprès de lui les principaux des Latins, et, affectant l'émotion que cause un événement extraordinaire, il leur dit que, "grâce aux dieux, dont la providence a retardé hier son départ, ils ont été sauvés, eux et lui, d'un grand péril. (4) Il a su, en effet, que Turnus, afin de régner seul sur les Latins, avait formé le projet de l'assassiner, ainsi que les principaux citoyens du pays; projet qui avait dû s'exécuter la veille pendant l'assemblée, mais que l'absence de celui qui l'avait convoquée, et à qui Turnus en voulait le plus, l'avait fait différer. (5) De là cette colère contre un retard dont la prolongation trompait les espérances du conspirateur. Nul doute maintenant, si les rapports sont vrais, que demain, au lever du jour, Turnus ne se présente à l'assemblée, les armes à la main, avec tous ses complices. (6) On dit qu'on a porté chez lui une grande quantité d'épées. Pour vérifier ce fait, lui, Tarquin, les prie de le suivre chez Turnus."

(7) Le caractère violent de Turnus, ses paroles de la veille, le retard de Tarquin, cause probable de l'ajournement du crime, toutes ces circonstances font naître les soupçons. Les chefs latins suivent Tarquin, poussés par un sentiment de crédulité naturelle, mais bien résolus de déclarer l'accusation mensongère s'ils ne trouvaient point ces armes qu'on leur dénonçait. (8) Turnus dormait encore lorsqu'ils arrivèrent. Des gardes l'entourent; on saisit les esclaves qui se préparaient à défendre leur maître, et l'on apporte en même temps les épées de tous les coins de la maison. La conspiration semble alors avérée. Turnus est chargé de chaînes, et l'assemblée des Latins convoquée tumultueusement. (9) La vue des armes, exposées à tous les regards, excite une telle indignation que, sans donner à Turnus le temps de se défendre, on le condamne à périr d'un nouveau genre de supplice. On le couvre d'une claie chargée de pierres, et on le noie dans les eaux de Férentina. 

[I, 52]

(1) Tarquin rappelle ensuite les Latins à l'assemblée, et, après les avoir félicités du châtiment qu'ils ont infligé à ce factieux, dont les complots parricides étaient manifestes, il ajoute que : (2) "Les Latins étant originaires d'Albe, et cette ville avec toutes ses colonies ayant été soumise à l'empire de Rome par un traité conclu sous le règne de Tullus, il pourrait bien faire valoir auprès d'eux un droit aussi ancien à la souveraineté sur tous les peuples Latins. (3) Mais il croit qu'il serait plus avantageux à tous de renouveler ce traité; qu'il vaut mieux pour les Latins s'associer à la fortune de Rome, que de craindre sans cesse, comme il leur était arrivé, sous le règne d'Ancus d'abord, ensuite sous celui de son père, la destruction de leurs villes et le ravage de leurs campagnes."

(4) Bien que ce traité contînt la reconnaissance explicite de la suprématie romaine, il ne fut pas difficile de persuader aux Latins d'y souscrire. Ils voyaient les plus considérables d'entre eux d'intelligence avec le roi, et la mort récente de Turnus était un avertissement pour ceux qui pouvaient être tentés de résister. (5) Le traité fut renouvelé, et la jeunesse du pays latin reçut de Tarquin l'ordre de se trouver en armes au bois de Férentina, à un jour indiqué. (6) Tous, de toutes les contrées du Latium, se rendirent à l'appel. Mais, voulant qu'ils n'eussent ni chefs distincts, ni signes secrets de ralliement, ni drapeaux particuliers, Tarquin les incorpora dans les centuries romaines. Latins et Romains, comptant chacun par moitié dans les centuries, celles-ci furent doublées, et reçurent pour chefs des centurions romains. 

Guerre contre les Volsques

[I, 53]

(1) Si Tarquin méconnut les lois de la justice pendant la paix, il fut loin, cependant, d'ignorer l'art de la guerre. Il eût même égalé sous ce rapport les rois ses prédécesseurs, si la gloire du général n'eût été ternie par les vices du roi. (2) Il commença contre les Volsques cette guerre qui dura plus de deux cents ans. Il prit d'assaut leur ville, Suessa Pométia; (3) il en vendit le butin, et tira de cette vente quarante talents d'or et d'argent. Ce fut alors qu'il conçut l'idée d'élever à Jupiter ce vaste temple, digne du roi des dieux et des hommes, digne de l'empire romain, digne enfin de la majesté du lieu où furent assis ses fondements. L'argent pris sur l'ennemi fut mis en réserve pour la construction de cet édifice. 

L'épisode de Gabies

[I, 53]

(4) Tarquin entreprit ensuite contre Gabies, ville voisine de Rome, une guerre dont l'issue ne fut ni aussi heureuse, ni aussi prompte qu'il l'avait espéré. Repoussé après un assaut inutile, obligé même de renoncer, par suite de cet échec, à un siège régulier, il résolut, ressource peu digne d'un Romain, d'employer la ruse et la perfidie. (5) Tandis que, paraissant ne plus songer à la guerre, il feignait d'être uniquement occupé de la construction du temple de Jupiter, et d'autres ouvrages commencés dans la ville, Sextus, le plus jeune de ses trois fils, d'accord avec lui, s'enfuit chez les Gabiens, se plaignant à eux de la cruauté intolérable de son père. (6) Il dit "que Tarquin, non content d'exercer sa tyrannie sur les autres, la fait peser sur sa propre famille. Il redoute le nombre de ses enfants, et comme il a dépeuplé le sénat, il veut aussi dépeupler sa maison, et ne laisser d'héritiers ni de son nom ni de sa couronne. (7) Quant à lui, Sextus, échappé au glaive de son père, il n'a cru trouver nulle part un asile plus sûr que chez les ennemis de Lucius Tarquin. Car, il faut bien qu'ils le sachent, la guerre, qui paraît abandonnée, est toujours menaçante; elle recommencera dans l'occasion, et fondra sur eux à l'improviste. (8) S'ils repoussent ses prières, il parcourra tout le Latium; il ira chez les Volsques, chez les Èques et chez les Herniques, jusqu'à ce qu'il trouve un peuple assez généreux pour défendre les fils contre la persécution et la cruauté impie de leur père. (9) Peut-être en rencontrera-t-il un à qui une juste indignation fera prendre les armes contre le plus orgueilleux de tous les rois, et le plus ambitieux de tous les peuples."

(10) Les Gabiens craignant, s'ils ne cherchent à le retenir, qu'il ne quitte leur ville irrité contre eux, l'accueillent avec bonté. Ils lui disent : "Qu'il ne doit point s'étonner lui-même que Tarquin traite ses propres enfants comme il a traité ses concitoyens, ses alliés; (11) qu'à défaut d'autres victimes, sa cruauté devait se tourner contre lui-même; qu'au reste, lui, Sextus, est le bienvenu parmi eux, et qu'ils espèrent pouvoir bientôt, aidés de son courage et de ses avis, porter la guerre des murailles de Gabies sous celles de Rome." 

[I, 54]

(1) Depuis ce jour, Sextus fut admis dans leurs conseils. Là, il adoptait hautement, sur toutes les affaires civiles, l'opinion des anciens Gabiens auxquels elles étaient plus familières. Mais il n'en était pas ainsi pour la guerre, qu'il demandait de temps en temps, disant que sur ce point ses avis étaient d'autant meilleurs qu'il connaissait mieux les forces des deux peuples, et combien la tyrannie de Tarquin était odieuse aux Romains, insupportable même à ses enfants. (2) Tandis qu'il poussait insensiblement les premiers de la ville à la révolte, que lui-même, avec une troupe de jeunes gens entreprenants, il allait faire des incursions, piller sur le territoire de Rome; que ses actes, que ses paroles, conformes à son plan de fausseté, augmentaient son influence fatale, il finit par obtenir le commandement général de l'armée des Gabiens.

(3) Pour ne pas laisser entrevoir ses desseins, il livrait souvent de petits combats où l'avantage restait aux Gabiens. Aussi l'enthousiasme devint-il si vif que grands et petits, tous regardaient son arrivée à Gabies comme une faveur des dieux. (4) Magnifique d'ailleurs envers le soldat, auquel il abandonnait le butin, et dont il partageait les fatigues et les dangers, il gagna tellement son affection, que son père n'était pas plus puissant à Rome que lui à Gabies.

(5) Quand il se croit assez fort pour tout oser, il dépêche à son père un des siens, chargé de lui demander ce qu'il doit faire, maintenant que les dieux lui ont accordé un pouvoir absolu dans la ville de Gabies. (6) Le messager, dont la fidélité, j'imagine, parut douteuse, ne reçut pas de réponse verbale; mais Tarquin, prenant un air pensif, passa dans les jardins du palais, suivi de l'émissaire de son fils. Là, dit-on, se promenant en silence, il abattait, avec une baguette, les têtes des pavots les plus élevées. (7) Fatigué de questionner et d'attendre une réponse, le messager s'en retourne à Gabies, croyant avoir échoué dans sa mission. Il rapporte ce qu'il a dit, ce qu'il a vu, et ajoute que le roi, soit par haine, soit par colère, soit enfin par un effet de cet orgueil qui lui est naturel, n'a pas prononcé une seule parole. (8) Mais Sextus, pénétrant sous cette énigme le sens de la réponse et les intentions de son père, fit périr les principaux citoyens, les uns, en les accusant devant le peuple, les autres, en profitant de la haine qu'ils avaient soulevée contre eux. Plusieurs furent condamnés publiquement; quelques-uns, offrant moins de prise aux accusations, périrent en secret. (9) D'autres purent fuir sans obstacles; d'autres furent exilés; les biens des bannis et des morts furent partagés au peuple. (10) Ces largesses, le produit de ces spoliations, ]es séductions de l'intérêt privé, étouffèrent le sentiment des malheurs publics, jusqu'au jour où Gabies, privée de conseils et de forces, tomba enfin sans résistance au pouvoir de Tarquin. 

Construction du Capitole et exauguratio; autres travaux

[I, 55]

(1) Maître de Gabies, Tarquin fit la paix avec les Èques, et renouvela le traité avec les Étrusques. Il donna ensuite toute son attention aux ouvrages intérieurs de Rome. Le plus important était le temple de Jupiter, qu'il bâtissait sur le mont Tarpéien, et qu'il voulait laisser comme un monument de son règne et du nom de Tarquin. C était en effet l'ouvrage de deux Tarquins : le père avait fait le voeu, le fils l'avait accompli. (2) Et, afin que l'emplacement du Capitole fût réservé tout entier à Jupiter, à l'exclusion de toute autre divinité, il résolut d'en faire disparaître les autels et les petits temples que Tatius y avait élevés, consacrés et inaugurés, conformément au voeu qu'il en avait fait pendant un combat contre Romulus.

(3) Tandis qu'on jetait les premiers fondements de l'édifice, la volonté des dieux se révéla, dit-on, par des signes qui annonçaient la puissance future de l'empire romain. Les augures permirent qu'on enlevât tous les autels, excepté celui du dieu Terme; (4) et l'on interpréta cette exception de la manière suivante : le dieu Terme gardant sa place, et seul de tous les dieux n'ayant pas été dépossédé de son sanctuaire sur le mont Tarpéien, présageait la solidité et la durée de la puissance romaine. (5) Ce premier prodige, qui montrait la perpétuité de l'empire, fut suivi d'un autre qui en présageait la grandeur. On dit qu'en creusant les fondations du temple, on trouva une tête humaine parfaitement conservée. (6) Ce nouveau phénomène désignait clairement que là serait aussi la tête de l'empire; et l'interprétation en fut ainsi donnée par les devins de Rome et par ceux qu'on avait fait venir d'Étrurie.

(7) Tous ces présages portaient de plus en plus le roi à ne pas épargner les dépenses. Les richesses de Pométia, qui devaient servir à terminer l'entreprise, suffirent à peine pour les fondations. (8) À cet égard, Fabius, historien plus ancien d'ailleurs, me semble plus digne de foi que Pison. (9) Le premier fait monter la valeur de ces richesses à quarante talents; le second prétend que Tarquin avait mis en réserve, pour la construction du temple, quarante mille livres pesant d'argent, somme exorbitante qui ne pouvait provenir du pillage d'aucune ville d'alors, et qui suffirait, et au-delà, pour construire encore aujourd'hui les monuments les plus magnifiques. 

[I, 56]

(1) Tarquin, uniquement occupé du désir d'achever ce temple, fit venir des ouvriers de toutes les parties de l'Étrurie, et mit à contribution, non seulement les deniers de l'état, mais encore les bras du peuple. Ce fardeau ajouté à celui de la guerre ne semblait pourtant pas trop lourd au peuple, glorieux, au contraire, de bâtir de ses mains les temples des dieux. (2) Mais on l'employa dans la suite à d'autres ouvrages, qui, pour avoir moins d'éclat, n'en étaient pas moins pénibles. C'était la construction des galeries autour du cirque, et le percement d'un égout destiné à recevoir les immondices de la ville : deux ouvrages que la magnificence de nos jours est à peine parvenue à égaler. (3) Outre ces travaux, qui tenaient le peuple en haleine, Tarquin, persuadé qu'une population nombreuse est à charge à l'état quand elle est inoccupée, et voulant d'ailleurs, par des colonies nouvelles, étendre les limites de l'empire, envoya des colons à Signia et à Circéi, places qui devaient un jour protéger Rome du côté de la terre et du côté de la mer. 

L'ambassade à Delphes avec Brutus

[I, 56]

(4) Au milieu de tous ces travaux, on vit avec terreur un nouveau prodige. Un serpent, sorti d'une colonne de bois, jeta l'épouvante parmi tous les habitants du palais, et les mit en fuite. Tarquin, d'abord moins effrayé, en conçut pourtant de graves inquiétudes pour l'avenir. (5) Les devins étrusques étaient ordinairement consultés sur les présages qui se manifestaient en public; mais ce dernier paraissant menacer sa famille, (6) Tarquin résolut de consulter l'oracle de Delphes, le plus célèbre du monde. Toutefois, ne sachant quelle serait la réponse du dieu, il n'osa confier à des étrangers le soin de l'aller recevoir, et envoya deux de ses fils en Grèce, à travers des contrées alors inconnues, et des mers plus inconnues encore. (7) Titus et Arruns partirent accompagnés du fils de Tarquinia, soeur du roi, Lucius Iunius Brutus, lequel était d'un caractère bien différent de celui qu'il affectait de montrer en public. Instruit que les premiers de l'État, que son oncle, entre autres, avaient péri victimes de la cruauté de Tarquin, ce jeune homme prit dès ce moment le parti de ne rien laisser voir dans son caractère ni dans sa fortune qui pût donner de l'ombrage au tyran, et exciter sa cupidité; en un mot, de chercher dans le mépris d'autrui une sûreté que la justice ne lui offrait pas. (8) Il contrefit l'insensé, livrant sa personne à la risée du prince, lui abandonnant tous ses biens, et acceptant même l'injurieux surnom de Brutus. C'est à la faveur de ce surnom que le libérateur de Rome attendait l'accomplissement de ses destinées. (9) Conduit à Delphes par les Tarquins, dont il était le jouet plus que le compagnon, il apporta, dit-on, au dieu, un bâton de cornouiller, creux et renfermant un bâton d'or, emblème mystérieux de son caractère.

(10) Arrivés enfin, les jeunes princes, après avoir exécuté les ordres de leur père, eurent la curiosité de savoir auquel d'entre eux reviendrait le trône de Rome. On prétend qu'une voix répondit du fond du sanctuaire : "Celui-là possédera la souveraine puissance, qui le premier de vous, jeunes gens, baisera sa mère." (11) Les Tarquins exigent le plus rigoureux silence sur cet incident, à l'égard de Sextus, leur frère, qui était resté à Rome, afin qu'ignorant la prédiction il perdît toute chance à l'empire. Quant à eux, ils abandonnent à la fortune le soin de décider lequel des deux, à leur retour, baisera sa mère. (12) Mais Brutus, donnant une autre interprétation aux paroles de la Pythie, feignit de se laisser tomber, et baisa la terre, la mère commune de tous les hommes. Lorsqu'ils revinrent à Rome, on y faisait de grands préparatifs de guerre contre les Rutules. 

La guerre contre Ardée; Sextus Tarquin viole Lucrèce qui se suicide

[I, 57]

(1) Les Rutules habitaient la ville d'Ardée. C'était une nation puissante et riche, et pour le temps et pour le pays. La guerre leur fut déclarée à cause de l'épuisement des finances, résultat des travaux somptueux, entrepris par Tarquin, lequel désirait de combler le vide et de regagner en même temps, par l'appât du butin, le coeur de ses sujets. (2) Ceux-ci, en effet, irrités de son orgueil et de son despotisme, s'indignaient que le prince les enchaînât depuis si longtemps à des travaux de manoeuvres et d'esclaves. (3) D'abord on essaya de prendre Ardée d'assaut; mais cette tentative eut peu de succès. On convertit le siège en blocus, et l'ennemi fut resserré dans l'enceinte de ses murs.

(4) Durant ce blocus, et comme il arrive ordinairement dans une guerre moins vive que longue, on accordait assez facilement des congés; mais aux officiers plutôt qu'aux soldats. (5) De temps en temps les jeunes princes abrégeait les ennuis de l'oisiveté par des festins et des parties de débauche. (6) Un jour qu'ils soupaient chez Sextus Tarquin, avec Tarquin Collatin, fils d'Égérius, la conversation tomba sur les femmes; et chacun d'eux de faire un éloge magnifique de la sienne. (7) La discussion s'échauffant, Collatin dit qu'il n'était pas besoin de tant de paroles, et qu'en peu d'heures on pouvait savoir combien Lucrèce, sa femme, l'emportait sur les autres. "Si nous sommes jeunes et vigoureux, ajouta-t-il, montons à cheval, et allons nous assurer nous-mêmes du mérite de nos femmes. Comme elles ne nous attendent pas, nous les jugerons par les occupations où nous les aurons surprises."

(8) Le vin fermentait dans toutes les têtes. "Partons, s'écrièrent-ils ensemble," et ils courent à Rome à bride abattue. Ils arrivèrent à l'entrée de la nuit. De là ils vont à Collatie, (9) où ils trouvent les belles-filles du roi et leurs compagnes au milieu des délices d'un repas somptueux; et Lucrèce, au contraire, occupée, au fond du palais, à filer de la laine, et veillant, au milieu de ses femmes, bien avant dans la nuit. (10) Lucrèce eut tous les honneurs du défi. Elle reçoit avec bonté les deux Tarquins et son mari, lequel, fier de sa victoire, invite les princes à rester avec lui. Ce fut alors que S. Tarquin conçut l'odieux désir da posséder Lucrèce, fût-ce au prix d'un infâme viol. Outre la beauté de cette femme, une réputation de vertu si éprouvée piquait sa vanité. (11) Après avoir achevé la nuit dans les divertissements de leur âge, ils retournent au camp. 

[I, 58]

(1) Peu de jours après, Sextus Tarquin, à l'insu de Collatin, revient à Collatie, accompagné d'un seul homme. (2) Comme nul ne soupçonnait ses desseins, il est accueilli avec bienveillance, et on le conduit, après souper, dans son appartement. Là, brûlant de désirs, et jugeant, au silence qui l'environne, que tout dort dans le palais, il tire son épée, marche au lit de Lucrèce déjà endormie, et, appuyant une main sur le sein de cette femme : "Silence, Lucrèce, dit-il, je suis Sextus Tarquin : je tiens une épée, vous êtes morte, s'il vous échappe une parole." (3) Tandis qu'éveillée en sursaut et muette d'épouvante, Lucrèce, sans défense, voit la mort suspendue sur sa tête, Tarquin lui déclare son amour; il la presse, il la menace et la conjure tour à tour, et n'oublie rien de ce qui peut agir sur le coeur d'une femme. (4) Mais, voyant qu'elle s'affermit dans sa résistance, que la crainte même de la mort ne peut la fléchir, il tente de l'effrayer sur sa réputation. Il affirme qu'après l'avoir tuée, il placera près de son corps le corps nu d'un esclave égorgé, afin de faire croire qu'elle aurait été poignardée dans la consommation d'un ignoble adultère. (5) Vaincue par cette crainte, l'inflexible chasteté de Lucrèce cède à la brutalité de Tarquin, et celui-ci part ensuite, tout fier de son triomphe sur l'honneur d'une femme. Lucrèce, succombant sous le poids de son malheur, envoie un messager à Rome et à Ardée, avertir son père et son mari qu'ils se hâtent de venir chacun avec un ami sûr; qu'un affreux événement exige leur présence.

(6) Spurius Lucrétius arrive avec Publius Valérius, fils de Volésus, et Collatin avec Lucius Iunius Brutus. Ces deux derniers retournaient à Rome de compagnie lorsqu'ils furent rencontrés par le messager de Lucrèce. (7) Ils la trouvent assise dans son appartement, plongée dans une morne douleur. À l'aspect des siens, elle pleure; et son mari, lui demandant si tout va bien : "Non, répond-elle; car, quel bien reste-t-il à une femme qui a perdu l'honneur ? Collatin, les traces d'un étranger sont encore dans ton lit. Cependant le corps seul a été souillé; le coeur est toujours pur, et ma mort le prouvera. Mais vous, jurez-moi que l'adultère ne sera pas impuni. (8) C'est Sextus Tarquin, c'est lui qui, cachant un ennemi sous les dehors d'un hôte, est venu la nuit dernière ravir, les armes à la main, un plaisir qui doit lui coûter aussi cher qu'à moi-même, si vous êtes des hommes." (9) Tous, à tour de rôle, lui donnent leur parole, et tâchent d'adoucir son désespoir, en rejetant toute la faute sur l'auteur de la violence; ils lui disent que le corps n'est pas coupable quand le coeur est innocent, et qu'il n'y a pas de faute là ou il n'y a pas d'intention. (10) -- C'est à vous, reprend-elle, à décider du sort de Sextus. Pour moi, si je m'absous du crime, je ne m'exempte pas de la peine. Désormais que nulle femme, survivant à sa honte, n'ose invoquer l'exemple de Lucrèce !" (11) À ces mots, elle s'enfonce dans le coeur un couteau qu'elle tenait sous sa robe, et, tombant sur le coup, elle expire. Son père et son mari poussent des cris. 

Brutus organise la révolution qui va mettre fin à la royauté

[I, 59]

(1) Tandis qu'ils s'abandonnent à la douleur, Brutus retire de la blessure le fer tout dégoûtant de sang et, le tenant levé  : "Je jure, dit-il, et vous prends à témoin, ô dieux ! par ce sang, si pur avant l'outrage qu'il a reçu de l'odieux fils des rois; je jure de poursuivre par le fer et par le feu, par tous les moyens qui seront en mon pouvoir, l'orgueilleux Tarquin, sa femme criminelle et toute sa race, et de ne plus souffrir de rois à Rome, ni eux, ni aucun autre." (2) Il passe ensuite le fer à Collatin, puis à Lucrétius et à Valérius, étonnés de ce prodigieux changement chez un homme qu'ils regardaient comme un insensé. Ils répètent le serment qu'il leur a prescrit, et, passant tout à coup de la douleur à tous les sentiments de la vengeance, ils suivent Brutus, qui déjà les appelait à la destruction de la royauté.

(3) Ils transportent sur la place publique le corps de Lucrèce, et ce spectacle extraordinaire excite, comme ils s'y attendaient, une horreur universelle. Le peuple maudit l'exécrable violence de Sextus; (4) il est ému par la douleur du père, par Brutus, lequel, condamnant ces larmes et ces plaintes inutiles, propose le seul avis digne d'être entendu par des hommes, par des Romains, celui de prendre les armes contre des princes qui les traitent en ennemis. (5) Les plus braves se présentent spontanément tout armés; le reste suit bientôt leur exemple. On en laisse la moitié à Collatie pour la défense de la ville, et pour empêcher que la nouvelle de ce mouvement ne parvienne aux oreilles du roi; l'autre moitié marche vers Rome sur les pas de Brutus. (6) À leur arrivée, et partout où cette multitude en armes s'avance, on s'effraie, on s'agite; mais, lorsqu'on les voit guidés par les premiers citoyens de l'état, on se rassure sur leurs projets, quels qu'ils soient.

(7) L'atrocité du crime ne produisit pas moins d'effet à Rome qu'à Collatie. De toutes les parties de la ville, on accourt au Forum, et la voix du héraut rassemble le peuple autour du tribun des Célères. Brutus était alors revêtu de cette dignité. (8) Il harangue le peuple, et sa parole est loin de se ressentir de cette simplicité d'esprit qu'il avait affectée jusqu'à ce jour. Il raconte la passion brutale de Sextus Tarquin, et la violence infâme qu'il a exercée sur Lucrèce, la mort déplorable de cette femme, et la douleur de Tricipitinus, qui perdait sa fille, et s'affligeait de cette perte moins encore que de l'indigne cause qui l'avait provoquée. (9) Il peint le despotisme orgueilleux de Tarquin, les travaux et les misères du peuple, de ce peuple plongé dans des fosses, dans des cloaques immondes qu'il lui faut épuiser; il montre ces Romains, vainqueurs de toutes les nations voisines, transformés en ouvriers et en maçons. (10) Il rappelle les horreurs de l'assassinat de Servius, et cette fille impie faisant passer son char sur le corps de son père; puis il invoque les dieux vengeurs des parricides. (11) De pareils forfaits et d'autres plus atroces sans doute, qu'il n'est pas facile à l'historien de retracer avec la même force que ceux qui en ont été témoins, enflamment la multitude. Entraînée par l'orateur, elle prononce la déchéance du roi, et condamne à l'exil Lucius Tarquin, sa femme et ses enfants.

(12) Brutus lui-même, ayant enrôlé et armé tous les jeunes gens qui s'empressaient de donner leurs noms, marche au camp devant Ardée, afin de soulever l'armée contre Tarquin. Il laisse le gouvernement de Rome à Lucrétius, que le roi lui-même avait nommé préfet de la ville quelque temps auparavant. (13) Au milieu du tumulte général, Tullia s'enfuit de son palais, recueillant partout sur son passage les exécrations de la foule, et entendant vouer sa tête aux furies vengeresses des parricides. 

[I, 60]

(1) Lorsque la nouvelle en arrive dans le camp, le roi, surpris et effrayé, accourt à Rome en toute hâte, pour y étouffer la révolution naissante. Brutus est informé de son approche, et, pour ne pas le rencontrer, il se détourne de sa roule. Ils arrivèrent tous deux presque en même temps par des chemins opposés, Brutus au camp, et Tarquin à Rome. (2) Tarquin trouva les portes fermées, et on lui signifia son exil. L'armée, au contraire, reçut avec enthousiasme le libérateur de Rome, et chassa de ses rangs les enfants du roi. Deux d'entre eux suivirent leur père en exil à Caeré chez les Étrusques. Sextus Tarquin, qui s'était retiré à Gabies comme dans ses propres états, y périt assassiné par ceux dont ses meurtres et ses rapines avaient autrefois soulevé les haines.

(3) Le règne de Tarquin le Superbe fut de vingt-cinq ans; et celui de tous les rois, depuis la fondation de Rome jusqu'à son affranchissement, de deux cent quarante-quatre. (4) Les comices alors assemblés par centuries, et convoqués par le préfet de Rome, suivant le plan de Servius, nommèrent deux consuls, Lucius Iunius Brutus et Lucius Tarquin Collatin. 

 


 


 

 
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