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Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre VIII - Rome, de 341 à 322

 

3. Guerres contre les Samnites - 326 à 322 ([VIII, 27] à [VIII, 40])

 

Les Tarentins s'allient aux Samnites contre Rome (326)

[VIII, 27]

(1) Une autre guerre éclata presque aussitôt avec les Grecs de la rive opposée: les Tarentins. (2) Ils avaient entretenu quelque temps Palaepolis d'un vain espoir de secours, et quand ils apprirent que les Romains étaient maîtres de la ville, ils se plaignirent des Palaepolitains, comme s'ils en étaient trahis, et qu'ils ne les eussent point trahis eux-mêmes; leur haine, leur envie fit rage contre Rome, surtout quand ils surent que les Lucaniens aussi et les Apuliens (car l'une et l'autre alliance date de cette année) s'étaient rangés sous la protection du peuple romain. (3) "On est presque arrivé jusqu'à eux; on va les réduire à n'avoir les Romains que pour ennemis ou pour maîtres. (4) Le sort de leur État dépend évidemment de la guerre des Samnites et de son issue: seule, cette nation résiste, mais ses forces ne lui suffisent plus depuis la défection du Lucanien; (5) c'est donc lui qu'il faut ramener, et détacher de l'alliance romaine; on le peut encore, si on sait avec art semer les discordes."

(6) Ces raisons prévalurent sur les esprits avides de nouveautés. On attira à prix d'argent de jeunes Lucaniens, qu'on paya; plus connus qu'estimés dans leur pays, ils viennent, se déchirent à coups de verges, et, le corps nu, se présentent dans l'assemblée de leurs concitoyens, (7) criant que c'était pour avoir osé entrer dans le camp romain, que le consul les avait battus de verges et presque frappés de la hache. (8) Ce traitement, si hideux en lui-même, semblait plutôt l'oeuvre de la violence que de la ruse: à cette vue, la foule se soulève, et force par ses clameurs les magistrats de convoquer le sénat: (9) les uns, entourant l'assemblée, demandent la guerre contre Rome; d'autres courent au dehors appeler aux armes les habitants des campagnes. Les esprits les plus sages se laissent entraîner à ce mouvement; on décrète le renouvellement de l'alliance avec les Samnites, et des députés partent à cet effet. (10) Cette résolution soudaine parut aussi peu sincère qu'elle était peu fondée; les Samnites exigèrent qu'on donnât des otages, et qu'on reçut garnison dans les places fortes: on était dupe de l'imposture et de la haine; on ne refusa rien. (11) Cependant l'imposture ne tarda point à paraître, quand on vit les auteurs de cette ruse perfide se retirer à Tarente: mais on avait perdu tout pouvoir de disposer de soi; on en fut réduit à un stérile repentir.

Abolition de l'esclavage pour dettes (326)

[VIII, 28]

(1) Cette année la plèbe romaine entra, pour ainsi dire, dans une ère nouvelle de liberté: l'asservissement des débiteurs fut aboli; le droit changea, grâce tout ensemble et à la luxure et à l'insigne cruauté d'un usurier, L. Papirius. (2) Il retenait chez lui C. Publilius, qui s'était livré pour répondre des dettes de son père: l'âge et la beauté du jeune homme, qui pouvaient émouvoir sa pitié, n'enflammèrent que son penchant au vice et à l'outrage. (3) Prenant cette fleur de jeunesse pour un supplément d'intérêt de sa créance, il essaya d'abord de le séduire par d'impudiques paroles; puis, comme Publilius fermait l'oreille à ses instances, il cherche à l'effrayer par ses menaces et lui représente par instants sa position. (4) Voyant enfin qu'il avait plus de souci de l'honneur de sa naissance que de sa fortune présente, il ordonne qu'on le mette nu, et qu'on apporte les verges.

(5) Déchiré sous les coups, le jeune homme s'échappe par la ville, se plaignant à tous de l'infamie et de la cruauté de l'usurier: (6) les citoyens viennent en foule, émus de compassion pour sa jeunesse, indignés de son outrage; on s'échauffe, on craint pour soi, pour ses enfants un pareil sort; du Forum, où on se rassemble, on court à la Curie. (7) Et comme les consuls, surpris et entraînés dans ce mouvement, avaient convoqué le sénat, à mesure que les sénateurs entrent dans la Curie, on se précipite à leurs pieds, on leur montre le corps déchiré du jeune homme. (8) Ce jour-là, la violence et l'attentat d'un seul brisèrent un des plus forts liens de la foi publique: les consuls eurent ordre de proposer au peuple que jamais, sinon pour crime, et en attendant le supplice mérité, un citoyen ne pût être tenu dans les chaînes ou les entraves: (9) les biens du débiteur, non son corps, répondraient de sa dette. Ainsi tous les citoyens captifs furent libres, et on défendit pour toujours de remettre aux fers un débiteur.

Défection des Lucaniens. Guerre contre les Vestins (325)

[VIII, 29]

(1) La même année, quand la seule guerre des Samnites, sans compter la défection soudaine des Lucaniens et la complicité de Tarente dans cette défection, eût suffi pour mettre en peine le sénat, on apprit encore que le peuple vestin se joignait aux Samnites. (2) Toutefois, cette nouvelle ne fut cette année que le sujet des divers entretiens de la ville, sans être la matière d'une discussion publique, mais l'année suivante, les consuls L. Furius Camillus, élu pour la deuxième fois, et Junius Brutus Scaeva, ne virent point d'affaire plus grave et plus pressée à présenter au sénat. (3) Cet ennemi ne s'était point fait connaître encore; le sénat pourtant fut saisi d'une si vive inquiétude qu'il craignait également de prendre en mains et de négliger cette affaire: d'un côté, l'impunité des Vestins encouragerait l'audace et l'insolence; de l'autre, leur punition par les armes inspirerait autour d'eux l'effroi et la colère; de toute manière on soulevait les nations voisines. (4) Et c'étaient toutes peuplades non moins puissantes à la guerre que les Samnites: les Marses, les Péligniens, les Marrucins, qu'on aurait pour ennemis, si on attaquait le Vestin. (5) Néanmoins ce parti prévalut: il put sembler d'abord plus hardi que sage; mais l'événement prouva que la force d'âme a pour soi la fortune. (6) Les sénateurs décidèrent et le peuple ordonna la guerre contre les Vestins. Cette province échut au sort à Brutus, le Samnium à Camillus.

(7) On mena une armée chez les deux peuples, et le souci de défendre leurs frontières empêcha les ennemis de joindre leurs forces. (8) Au reste, l'un des consuls, L. Furius, qui portait la plus lourde charge de ces rudes travaux, fut atteint d'une maladie grave, et la fortune l'éloigna ainsi de la guerre: (9) il eut ordre de nommer un dictateur pour commander à sa place, et il nomma le plus célèbre guerrier de son siècle, L. Papirius Cursor, qui choisit Q. Fabius Maximus Rullianus pour maître de cavalerie: (10) couple illustre par les grandes oeuvres de sa magistrature, mais que sa désunion, où la lutte fut presque poussée à son dernier terme, fit plus illustre encore.

(11) L'autre consul multiplia la guerre chez les Vestins, et partout il eut même succès. Il dévasta les campagnes, saccagea, brûla les toits et les moissons, attira ainsi les ennemis malgré eux au combat, (12) et, dans une seule bataille, il ruina si bien leurs forces, non toutefois sans verser le sang de ses soldats, que les Vestins, qui s'étaient réfugiés d'abord dans leur camp, n'osèrent plus compter sur les retranchements et les fossés, et se dispersèrent dans les places, dont la position et les remparts devaient les défendre. (13) Pour en finir, il entreprit d'emporter ces places d'assaut: Cutina d'abord, que, grâce à la vive ardeur ou à la rage de ses soldats, dont presque pas un n'était sorti du combat sans blessure, il enleva par escalade; puis Cingilia: (14) et il abandonna le butin de ces deux villes à ses troupes que n'avaient arrêtées ni portes ni murailles ennemies.

Quinctius Fabius profite de l'absence du dictateur pour livrer bataille (325)

[VIII, 30]

(1) On partit pour le Samnium sous d'équivoques auspices: ce vice tourna, non contre la guerre, dont l'issue fut heureuse, mais contre les généraux qui luttèrent de haines et de rage. (2) En effet, Papirius, dictateur, retournant à Rome, sur l'avis du pullaire, pour reprendre les auspices, commanda au maître de la cavalerie de garder sa position, et d'éviter, en son absence, d'en venir aux mains avec l'ennemi.

(3) Fabius, après le départ du dictateur, apprit par ses éclaireurs que partout l'ennemi était aussi peu sur ses gardes que s'il n'y eût pas un seul Romain dans le Samnium. (4) Ce jeune homme, soit que son ardente fierté s'indignât de voir toute puissance aux mains du dictateur, soit qu'il cédât à l'occasion de bien faire, dispose et prépare ses troupes pour l'attaque; puis, il marche à Imbrinium (c'est le nom du lieu), il y rencontre les Samnites et leur livre bataille. (5) Le succès de ce combat fut tel, que, si le dictateur eût été là, il n'eût pas été plus complet, et l'affaire n'eût pu être mieux conduite: le général ne fit point faute au soldat, ni le soldat au général. (6) Les cavaliers, après avoir chargé à plusieurs reprises, sans pouvoir enfoncer la ligne de l'ennemi, s'avisèrent, par le conseil de L. Cominius, tribun militaire, d'ôter la bride à leurs chevaux, et, dans cet état, ils les poussèrent de l'éperon avec tant de vigueur que nul effort ne put tenir devant eux: à travers les armes et les hommes, ils s'ouvrirent un large passage. (7) Le fantassin suivit l'élan des cavaliers, et dans ces rangs ébranlés précipita les enseignes. Vingt mille ennemis, dit-on, périrent en ce jour. Des auteurs assurent que deux fois on combattit l'ennemi, en l'absence du dictateur, et qu'on eut deux fois un brillant succès. Dans les plus anciens écrivains, je ne trouve que cette seule bataille; dans quelques annales, on ne parle point de toute cette affaire.

(8) Le maître de la cavalerie, qui, d'un si grand carnage, avait retiré de nombreuses dépouilles, rassembla en un vaste monceau les armes ennemies, y mit le feu et les brûla, soit qu'il en eût fait le voeu à quelque divinité, (9) soit qu'il voulût, s'il faut en croire l'historien Fabius, empêcher ainsi le dictateur de recueillir le fruit de sa gloire, d'inscrire son nom sur cette conquête, et de parer son triomphe de ces dépouilles. (10) La lettre qu'il écrivit sur cette heureuse affaire, il l'adressa au sénat et non au dictateur, ce qui prouvait encore qu'il n'entendait point l'admettre au partage de sa gloire.

Il est certain du moins que le dictateur, en apprenant ce fait, loin de se réjouir comme les autres du gain de cette victoire, marqua de la colère et du chagrin. (11) Il leva brusquement la séance, et s'arracha aussitôt de la Curie, répétant partout que ce n'était point tant les légions samnites, mais la majesté dictatoriale et la discipline militaire, que le maître de cavalerie aurait vaincues et détruites, si son mépris pour l'autorité demeurait impuni. (12) Plein de menaces et de rage, il part, il marche au camp à grandes journées; mais sans avoir pu devancer le bruit de sa venue. (13) Déjà on était accouru de la ville annoncer que le dictateur arrivait, impatient de punir, et ne parlant presque que pour vanter l'action de T. Manlius.

Discours du maître de la cavalerie à l'assemblée des soldats

[VIII, 31]

(1) Fabius convoque l'armée aussitôt, il conjure les soldats qui ont défendu vaillamment la république contre ses plus acharnés ennemis, qui ont vaincu sous sa conduite et ses auspices, de le protéger lui-même contre l'implacable cruauté du dictateur. (2) Il vient, égaré par l'envie, irrité du courage et du bonheur d'autrui, furieux qu'en son absence la république ait été dignement servie: il aimerait mieux, s'il pouvait changer la fortune, que la victoire fût aux Samnites qu'aux Romains. (3) Il parle du mépris de son autorité, comme s'il n'avait pas défendu de combattre, du même esprit qu'il s'afflige du combat aujourd'hui! C'était par envie alors qu'il aurait voulu comprimer la vaillance d'autrui, qu'il aurait arraché leurs armes à ses soldats si avides de gloire, pour qu'ils ne pussent marcher sans lui; (4) à cette heure encore, il ne s'indigne, il ne fait rage que parce qu'à défaut de L. Papirius, les soldats n'ont été ni sans armes, ni sans bras; que parce que Q. Fabius s'est cru maître de cavalerie, et non un appariteur du dictateur.

(5) Qu'aurait-il fait, si, par un hasard des batailles, par une de ces communes chances de la guerre, un revers était survenu, lui qui, voyant l'ennemi vaincu, et la république si bien servie qu'elle n'eût pu l'être mieux par lui, ce chef unique menace du supplice le maître de cavalerie? (6) Et s'il en veut au maître de cavalerie, il n'en veut pas moins aux tribuns militaires, aux centurions, aux soldats: s'il pouvait, il sévirait contre tous; comme il ne le peut, il sévit contre un seul. (7) L'envie, comme la flamme, s'attaque à ce qui est grand: c'est la tête, c'est le chef de l'entreprise qu'on attaque. S'il peut tout ensemble tuer l'homme et sa gloire, vainqueur alors, il dominera comme sur une armée captive, et tout ce qu'on aura pu faire contre le maître de cavalerie, on l'osera contre les soldats. (8) Ainsi, dans la cause de Fabius, ils serviront leur liberté à tous. Si le dictateur voit que l'armée, qui fut d'accord pour marcher au combat, est d'accord aussi pour défendre sa victoire, et que le salut d'un seul est à coeur à tous, il se laissera aller à de plus doux sentiments. (9) En un mot, il confie sa vie et sa fortune à leur foi, à leur fermeté.

Arrivée du dictateur au camp

[VIII, 32]

(1) De toute l'assemblée on lui crie d'avoir bon courage: personne ne portera la main sur lui, tant que les légions romaines seront là. Peu de temps après le dictateur arrive, et sur l'heure fait sonner la trompette et convoque l'armée. (2) Alors on fit silence, et le héraut appela Q. Fabius, maître de la cavalerie. Il quitte aussitôt la place moins élevée qu'il occupait, et s'approche du tribunal. Le dictateur lui dit:

(3) "Je veux savoir de toi, Q. Fabius, puisque la dictature est la suprême puissance, puisque les consuls, ces rois du pouvoir, lui obéissent, ainsi que les préteurs créés sous les mêmes auspices que les consuls, si tu crois juste ou non qu'un maître de cavalerie écoute et suive ses ordres? (4) Je te demande encore si, convaincu que j'étais, à mon départ de Rome, de l'incertitude des auspices, je devais, dans ce désordre de nos religions, commettre au hasard le salut de la république, ou renouveler les auspices, pour ne rien faire sans être sûr des dieux? (5) Puis enfin, quand un pieux scrupule arrêtait le dictateur au moment d'agir, si le maître de cavalerie avait le droit de s'en défendre et de s'en affranchir?"

"Mais pourquoi toutes ces questions? Je serais parti sans mot dire, que tu pouvais me comprendre et régler ton devoir sur l'interprétation de ma volonté. (6) Réponds-moi: ne t'avais-je pas défendu de rien tenter en mon absence? ne t'avais-je pas défendu de livrer bataille aux ennemis? (7) Tu as méprisé ma défense, et en dépit de l'incertitude des auspices, du désordre de nos religions, contre toutes les lois militaires, contre la discipline des ancêtres, contre l'aveu des dieux, tu as osé te battre avec l'ennemi. (8) Réponds à ce que je te demande, à cela seul; hors de là, pas un mot; prends-y garde. Approche, licteur".

(9) Répondre à chacune de ces questions n'était pas chose facile: tantôt il se plaignait d'avoir le même homme pour accusateur et pour juge; tantôt il s'écriait qu'on lui pouvait arracher la vie plutôt que la gloire de ses oeuvres; (10) il se justifiait tour à tour et accusait le dictateur. Papirius alors sentit renaître sa colère; il ordonna de dépouiller le maître de cavalerie, et d'apprêter les verges et les haches. (11) Fabius invoque la foi des soldats, et, repoussant les licteurs qui lui déchirent ses vêtements, il se réfugie auprès des triaires, qui déjà remuaient et soulevaient les esprits. (12) Leurs clameurs se propagent et parcourent l'assemblée entière: ici des prières, là des menaces se font entendre. Ceux que le hasard avait amenés près du tribunal et placés sous les yeux du général qui les pouvait reconnaître, le suppliaient de pardonner au maître de cavalerie et de ne point condamner l'armée avec lui. (13) Mais aux derniers rangs de l'assemblée et dans le groupe qui entourait Fabius, on attaquait hautement ce dictateur impitoyable, et on n'était pas loin de la sédition. Le tribunal même n'était point tranquille. (14) Les lieutenants qui environnaient le siège du dictateur le conjuraient de remettre l'affaire au jour suivant, de donner du relâche à sa colère et du temps à la réflexion. (15) "Il avait assez puni la jeunesse de Fabius, assez dégradé sa victoire sans pousser encore la vengeance à son dernier terme, au supplice; sans attacher à ce jeune homme accompli, à son illustre père, à la maison Fabia, cette marque d'ignominie".

(16) Comme leurs prières, comme leurs raisons avaient peu de succès, ils l'engageaient "à considérer l'orageuse assemblée; échauffer encore l'esprit des soldats si animés déjà, et donner matière à la sédition, ne serait ni de son âge, ni de sa prudence. (17) On ne fera point un crime à Q. Fabius d'avoir voulu s'arracher au supplice; on s'en prendra au dictateur, si, aveuglé par la colère, il attire sur lui, par un funeste entêtement, les fureurs de la multitude. (18) Enfin, qu'il ne s'imagine point que c'est par affection pour Fabius qu'ils parlent ainsi: ils sont prêts à affirmer par serment qu'ils ne croient point de l'intérêt de la république de sévir en ce moment contre Q. Fabius."

L'affaire est portée devant le sénat; appel au peuple

[VIII, 33]

(1) Ces remontrances attiraient contre eux l'animosité du dictateur, sans la détourner du maître de cavalerie. Il ordonna aux lieutenants de descendre du tribunal, (2) et commanda le silence: mais le héraut tenta vainement de l'obtenir; et, dans le bruit et le tumulte, ni la voix du dictateur ni celle de ses appariteurs ne purent se faire entendre: la nuit, qui met fin aux batailles, termina ce débat. (3) Le maître de cavalerie eut ordre de se représenter le jour suivant; mais comme tous lui affirmaient que la haine de Papirius, aigri, exaspéré par cette opposition, n'en serait que plus ardente, il s'échappa du camp et s'enfuit à Rome. (4) Là, de l'avis de son père, M. Fabius, qui avait été consul trois fois et dictateur, il convoque aussitôt le sénat, et s'y plaint vivement de la cruauté, de l'injustice du dictateur. Tout à coup on entend, à la porte de la Curie, le bruit des licteurs qui repoussent la foule: (5) c'est lui, c'est son ennemi qui se présente: il avait appris son départ du camp et l'avait suivi avec de la cavalerie légère.

La querelle recommence donc, et Papirius ordonne de saisir Fabius. (6) En vain les premiers du sénat et le sénat tout entier intercèdent avec prières; ce coeur impitoyable persiste en sa résolution. Le père de l'accusé, M. Fabius, alors: (7) "puisque sur toi, lui dit-il, ni l'autorité du sénat, ni ma vieillesse que tu veux réduire à l'abandon, ni la bravoure et la noble naissance du maître de cavalerie, que toi-même as nommé, ne peuvent rien, ni les prières qui souvent adoucirent un ennemi, qui fléchissent les colères des dieux; c'est aux tribuns du peuple que je m'adresse, c'est au peuple que j'en appelle; (8) c'est lui, quand tu récuses le jugement de ton armée, le jugement du sénat, lui que je t'impose pour juge: lui seul, assurément, plus que ta dictature, il a force et pouvoir. Je verrai si tu céderas à cet appel, auquel un roi de Rome, Tullus Hostilius, a cédé".

(9) De la Curie on se rend à l'assemblée du peuple: le dictateur à peine accompagné, le maître de cavalerie entouré de la foule des premiers citoyens de Rome. Il était monté à la tribune mais Papirius lui commanda de descendre des Rostres et de prendre une place moins élevée. Le père suivit son fils: (10) "Tu fais bien, dit-il au dictateur, de nous envoyer à cette place: d'ici au moins, nous autres hommes privés, nous pourrons parler."

D'abord on entendit, moins des discours suivis, qu'une brusque altercation. (11) Puis enfin, dominant ce tumulte, la voix et l'indignation du vieux Fabius attaquèrent la tyrannie et la cruauté de Papirius. (12) "Lui aussi fut dictateur dans Rome; mais par lui personne, pas un homme du peuple, pas un centurion, pas un soldat ne fut outragé; (13) Papirius revendique victoire et triomphe sur un général romain comme sur des chefs ennemis."

"Quelle différence entre cette antique modération d'autrefois, et cette tyrannie, cette cruauté d'aujourd'hui! (14) Le dictateur Quinctius Cincinnatus, après avoir sauvé le consul L. Minucius enfermé dans son camp par l'ennemi, se contenta, pour le punir, de le laisser à l'armée lieutenant au lieu de consul. (15) M. Furius Camillus, bien que L. Furius eût, au mépris de sa vieillesse et de son autorité, livré un combat qu'il perdit honteusement, non seulement fut assez maître de sa colère au moment même pour ne rien écrire contre son collègue au peuple et au sénat; (16) mais, à son retour, ce fut lui qu'il préféra à tous les tribuns consulaires, quand le sénat lui laissa le choix parmi ses collègues, lui qu'il voulut associer à son commandement."

(17) "Le peuple lui-même, qui a souveraine puissance en toutes choses, n'a jamais, dans sa colère, imposé plus dure peine, à ceux dont la témérité ou l'ignorance avaient perdu l'armée, qu'une amende pécuniaire: nul chef jusqu'à ce jour n'a payé de sa tête les mauvais succès de ses armes. (18) Et maintenant on menace des verges et de la hache les généraux du peuple romain, et, ce qui n'est point permis même contre des vaincus, on l'ose contre des vainqueurs dignes des plus justes triomphes! (19) Qu'aurait souffert de plus son fils, s'il eût été battu, mis en fuite, dépouillé de son camp? Où seraient allées les colères et les violences de cet homme, plus loin que les coups et la mort?"

(20) "Comme il serait convenable, que celui qui est pour la ville une cause de joie, de victoire, de supplication, d'actions de grâces, (21) que celui pour qui les sanctuaires des dieux sont ouverts, pour qui fument les autels des sacrifices, chargés d'honneurs et d'offrandes, fût mis à nu et déchiré de verges en présence du peuple romain, à la vue du Capitole, de la citadelle, et de ces dieux qu'il n'a point invoqués vainement en deux batailles! (22) De quel esprit l'armée, qui a vaincu sous sa conduite et ses auspices, verra-telle cela? Quel deuil pour le camp romain! quelle joie pour l'ennemi!"

(23) Ainsi grondant, gémissant, implorant l'aide des dieux et des hommes, il embrassait son fils avec beaucoup de larmes.

Violent discours du dictateur

[VIII, 34]

(1) Il avait pour lui la majesté du sénat, la faveur du peuple, l'appui des tribuns, le souvenir de l'armée absente. (2) Son adversaire alléguait "l'invincible autorité du peuple. romain, la discipline militaire, la parole du dictateur toujours révérée comme un oracle, la sentence de Manlius et son amour paternel immolé à l'intérêt public. (3) Ainsi L. Brutus lui-même, le fondateur de la liberté romaine, avait puni ses deux fils autrefois. Aujourd'hui des pères débonnaires, des vieillards indulgents pour le mépris d'une autorité qu'ils n'ont plus, pardonnent à la jeunesse, comme faute légère, le renversement de la discipline militaire. (4) Lui, toutefois, il persiste en sa résolution; à celui qui a combattu contre sa défense, malgré le désordre des religions et l'incertitude des auspices, il ne remettra rien du châtiment qu'il a mérité."

(5) "Que la majesté du commandement soit respectée, cela n'est point en son pouvoir; (6) mais elle a son droit, que L. Papirius n'affaiblira jamais. Il souhaite que la puissance tribunitienne, inviolable elle-même, ne viole pas, par son opposition, l'autorité de Rome, et que la nation n'anéantisse point en lui de préférence et le dictateur et les droits de la dictature. (7) Que si on fait cela, ce n'est pas L. Papirius, mais les tribuns, mais le peuple et son funeste jugement, que la postérité accusera, trop vainement, quand, la discipline militaire une fois avilie, le soldat n'obéira pas au centurion, le centurion au tribun, le tribun au lieutenant, le lieutenant au consul, le maître de cavalerie enfin au dictateur: (8) quand nul n'aura plus de respect ni pour les hommes ni pour les dieux; qu'on n'observera plus les édits des généraux, plus les auspices; (9) que, sans congé, les soldats se disperseront en désordre chez les alliés, chez l'ennemi; et qu'oubliant leur serment, et seuls arbitres de leurs actes, ils se dégageront du service à leur gré; que les enseignes seront dégarnies, désertées; (10) qu'on ne s'assemblera plus à l'ordre, et que, sans distinction, le jour, la nuit, que la position soit favorable ou non, par ordre ou sans ordre du chef, on livrera bataille; qu'on ne suivra plus ni son enseigne, ni son rang; qu'il n'y aura plus enfin qu'un brigandage aveugle et sans lois au lieu d'une milice solennelle et sacrée."

(11) "Ces crimes, acceptez-les, pour en répondre devant tous les siècles, tribuns du peuple; présentez vos têtes à l'opprobre pour le plaisir de Q. Fabius."

Le dictateur pardonne au maître de la cavalerie

[VIII, 35]

(1) Les tribuns demeuraient interdits et plus en peine déjà pour eux-mêmes que pour celui qui réclamait leur assistance. L'intervention du peuple romain les délivra de ce grave souci: il recourut aux prières, aux supplications, pour obtenir du dictateur la grâce du maître de cavalerie. (2) Des tribuns aussi, suivant cette pente qui les entraînait vers la prière, conjurent le dictateur avec instance de pardonner à la faiblesse humaine, de pardonner à la jeunesse de Q. Fabius: il était assez puni. (3) Enfin, le jeune homme lui-même, et son père, M. Fabius, renonçant à toute résistance, tombent aux genoux du dictateur, pour fléchir et détourner sa colère.

Le dictateur, imposant silence: (4) "C'est bien, Romains, dit-il; victoire donc à la discipline militaire, victoire à la majesté du commandement, qui furent en danger de n'être plus rien après ce jour. (5) Q. Fabius n'est point absous du crime d'avoir combattu contre l'ordre du général; mais, condamné pour ce crime, il doit son pardon au peuple romain, son pardon à la puissance tribunitienne, qui lui prêta son aide comme une grâce, non comme une justice. (6) Vis, Q. Fabius, plus heureux de ce concours de la cité pour te défendre, que de cette victoire dont tu te glorifiais tout à l'heure; vis, après avoir osé un forfait que ton père lui-même, s'il eût été à la place de L. Papirius, ne t'eût point pardonné. (7) Avec moi, tu rentreras en grâce quand tu voudras: mais au peuple romain, à qui tu dois la vie, tu ne saurais rendre un plus grand service que d'accepter la leçon de cette journée, que d'apprendre à subir, en paix comme en guerre, les commandements légitimes".

(8) Il déclara qu'il ne retenait plus le maître de cavalerie et descendit du lieu consacré, accueilli par le sénat joyeux, par le peuple plus joyeux encore, qui se pressèrent autour de lui, et, félicitant tantôt le maître de cavalerie, tantôt le dictateur, les suivirent en foule. (9) L'autorité militaire ne parut pas moins affermie par cette dangereuse épreuve de Q. Fabius que par le supplice déplorable du jeune Manlius.

(10) Par hasard, il arriva cette année que, chaque fois que le dictateur quitta l'armée, l'ennemi fit un mouvement dans le Samnium. Or le lieutenant M. Valerius, qui commandait au camp, avait sous les yeux l'exemple de Q. Fabius, et redoutait moins les attaques de l'ennemi que l'atroce vengeance du dictateur. (11) Aussi des fourrageurs ayant été perfidement enveloppés et massacrés dans une embuscade, on pensa communément que le lieutenant eût pu les secourir, sans les sévères défenses qui l'épouvantèrent. (12) Ce grief aliéna encore du dictateur l'esprit des soldats, qui ne lui pardonnaient pas d'avoir impitoyablement persécuté Q. Fabius, et refusé sa grâce à leurs prières pour l'accorder ensuite au peuple romain.

Réconciliation du dictateur avec son armée

[VIII, 36]

(1) Le dictateur, après avoir nommé et laissé dans la ville un maître de cavalerie, L. Papirius Crassus, et interdit à Q. Fabius tout acte de sa magistrature, retourna au camp, où son arrivée inspira peu de joie à ses troupes, et peu de crainte aux ennemis. (2) Le jour suivant, en effet, soit qu'ils aient ignoré le retour du dictateur, ou fait aussi peu d'état de sa présence que de son absence, ils se rangèrent en bataille et s'approchèrent du camp. (3) Toutefois, telle était l'influence de L. Papirius, de ce seul homme, que, si le zèle du soldat eût secondé les dispositions du général, il est hors de doute qu'on eût pu ce jour-là mettre à fin la guerre des Samnites: (4) tant il sut profiter des avantages du terrain et des réserves de son armée, et de toutes les ressources de la science militaire! Le soldat lui fit faute; il affecta, pour nuire à la gloire de son chef, d'entraver la victoire. Il y eut plus de morts du côté des Samnites, plus de blessés du côté des Romains.

(5) L'habile général sentit bien ce qui avait mis obstacle à sa victoire: il devait modérer sa nature, et mêler de la douceur à la sévérité. (6) Dans cette vue, accompagné des lieutenants, il visita les soldats blessés: il avançait la tête sous leurs tentes, demandant à chacun comment il se portait, et, prenant leurs noms, il les recommandaient aux soins des lieutenants, des tribuns, des préfets. (7) Une conduite si populaire et si adroite lui réussit: il n'avait pas guéri le corps qu'il avait déjà regagné le coeur des soldats; et rien ne servit si bien leur guérison que la reconnaissance avec laquelle ils reçurent ces marques d'intérêt.

(8) L'armée rétablie, il marcha à l'ennemi: ni lui ni les soldats ne doutaient du succès; et les Samnites furent si complètement battus et dispersés, que de ce jour ils n'osèrent plus présenter l'attaque au dictateur. (9) L'armée victorieuse se porta ensuite où l'appelait l'espoir du butin; elle parcourut tout le pays ennemi sans rencontrer nulle part ni troupes, ni résistance, ouverte ou cachée. (10) Pour ajouter à l'ardeur de ses soldats, le dictateur leur avait abandonné tout le butin, et les haines nationales ne les animaient pas plus vivement contre l'ennemi que ces profits particuliers.

(11) Domptés par ces désastres, les Samnites demandèrent la paix au dictateur: il exigea d'eux un vêtement pour chacun de ses soldats, et une année de paie, (12) et les renvoya devant le sénat; mais ils répondirent qu'ils n'iraient point sans le dictateur, et qu'à lui seul, à sa foi, à sa vertu, ils remettaient le soin de leur cause. Ainsi l'armée quitta le Samnium.

Les Tusculans sont menacés d'un règlement de compte (323)

[VIII, 37]

(1) Le dictateur rentra dans la ville en triomphe. Il voulait abdiquer la dictature; mais, par ordre du sénat, avant d'abdiquer, il créa consuls C. Sulpicius Longus pour la deuxième fois et Q. Aemilius Cerretanus. (2) La paix ne put se faire; on ne s'accordait point sur les conditions; les Samnites ne remportèrent de Rome qu'une trêve d'un an; encore leur foi ne put l'observer, la nouvelle de l'abdication de Papirius releva bientôt leur courage; ils reprirent les armes.

(3) Sous ces consuls, C. Sulpicius et Q. Aemilius (Aulius, en quelques annales), outre la défection des Samnites, survint un ennemi nouveau, les Apuliens. Des armées marchèrent contre les deux peuples. Le sort envoya Sulpicius contre les Samnites, Aemilius contre les Apuliens. (4) Selon quelques auteurs, on ne porta point la guerre aux Apuliens; au contraire on protégea des alliés de cette nation contre la violence et les injures des Samnites. (5) Mais la détresse du Samnium, qui pouvait à peine alors défendre son territoire, semble démentir ces agressions des Samnites contre les Apuliens, et rend plus vraisemblable la réunion pour une même guerre des deux peuples contre Rome. (6) Du reste, nul exploit mémorable: dévastation de l'Apulie et du Samnium, et nulle part, ici ou là, l'ennemi.

À Rome, une alarme nocturne arracha tout à coup la cité tremblante au sommeil: Capitole et citadelle, portes et remparts, se remplirent de soldats; (7) et quand on eut bien couru et crié aux armes en tous lieux, au point du jour l'auteur et la cause de cette alerte avaient disparu.

(8) La même année, à la requête de Flavius, il y eut jugement du peuple contre les Tusculans. M. Flavius, tribun du peuple, proposa à la nation, par une loi, de punir les Tusculans, dont l'aide et les conseils avaient engagé les Véliternes et les Privernates à faire la guerre au peuple romain. (9) Le peuple de Tusculum, avec femmes et enfants, vint à Rome; et cette multitude, prenant les vêtements et les dehors des accusés, parcourut les tribus, se roulant aux genoux de tous les citoyens;(10) et la compassion réussit mieux à les préserver du châtiment, que l'examen de leur cause à les justifier de l'accusation. (11) Toutes les tribus, hors la Pollia, repoussèrent la loi. La sentence de la Pollia portait que les pubères seraient fouettés et mis à mort, les femmes et les enfants vendus à l'encan selon le droit de la guerre. (12) Les Tusculans s'en souvinrent; on sait que leur ressentiment contre les auteurs d'un arrêt si atroce dura jusqu'au temps même de nos pères, et que presque jamais candidat de la tribu Pollia n'eut l'appui de la Papiria.

Le dictateur échappe à l'attaque des Samnites (322)

[VIII, 38]

(1) L'année suivante, sous le consulat de Q. Fabius et de L. Fulvius, A. Cornelius Arvina dictateur, et M. Fabius Ambustus maître de la cavalerie, redoutant une guerre plus sérieuse dans le Samnium (on disait que l'ennemi avait soudoyé la jeunesse des peuples voisins), mirent plus de soin dans les levées, et menèrent une puissante armée contre les Samnites. (2) Ils étaient campés sur le territoire ennemi, aussi insouciants que si l'ennemi eût été bien loin, quand soudain les légions samnites s'avancèrent, et avec tant d'audace, qu'elles vinrent planter leurs palissades à deux pas des postes romains. (3) La nuit approchait, ce qui les empêcha d'attaquer les retranchements; mais elles ne dissimulaient pas qu'au point du jour, le lendemain, elles agiraient.

(4) Le dictateur, voyant qu'il faudrait combattre plus tôt qu'il n'avait espéré, craignit que le désavantage du lieu ne trahît la vaillance des soldats. Laissant partout des feux allumés pour tromper les regards de l'ennemi, il fit défiler sans bruit les légions; mais les camps étaient si voisins, qu'il ne put déguiser sa retraite. (5) La cavalerie des Samnites, détachée aussitôt, suivit de près sa marche, sans pourtant, avant le jour, risquer l'attaque: leur infanterie même, tant que dura la nuit, ne sortit point du camp. (6) Au jour enfin, la cavalerie osa assaillir l'ennemi, et, harcelant les traînards ou refoulant l'armée dans les passages difficiles, retarda sa marche: pendant ce temps, l'infanterie rejoignit la cavalerie, et le Samnite pressa bientôt les Romains avec toutes ses forces.

(7) Le dictateur comprit que sans de grands dommages il ne pouvait passer outre; il s'arrêta, et, à cette place même, ordonna de tracer un camp: mais c'était chose impossible; la cavalerie ennemie enveloppait l'armée de toutes parts, et ne lui permettait pas d'aller chercher les pieux et de se mettre à l'oeuvre. (8) Quand il vit qu'il n'y avait plus moyen d'avancer ni de demeurer, il range ses troupes en bataille, après avoir reporté en arrière et hors des rangs les bagages. Les ennemis se préparent de même, égaux en forces et en courage, (9) et d'autant plus confiants en leur audace qu'ils ignoraient qu'on avait reculé devant une position contraire, non devant eux, et qu'ils croyaient n'avoir poursuivi que des fuyards saisis de terreur à leur aspect terrible.

(10) Cela tint un moment le combat en balance, car depuis longtemps le Samnite avait désappris à soutenir le cri de charge d'une armée romaine. Mais, par Hercule, ce jour-là, on dit que, depuis la troisième heure du jour jusqu'à la huitième, la lutte se maintint si incertaine, que le cri, une fois jeté au premier choc, ne fut point répété, que les enseignes ne firent un pas ni en avant ni en arrière, et que de nulle part on ne chargea deux fois. (11) Chacun résista de pied ferme, pressa du bouclier, et sans reprendre haleine ou détourner la vue, soutint le combat. C'était une même furie, un acharnement égal, qui ne pouvaient avoir de terme que l'extrême lassitude ou la nuit.

(12) Aux soldats la vigueur, au fer sa force, aux chefs la tactique faisaient faute, quand soudain la cavalerie des Samnites, apprenant d'un escadron qui s'était un peu plus avancé, que les bagages des Romains étaient restés loin de l'armée sans gardiens, sans retranchements pour les défendre, s'y précipite avide de pillage. (13) On porte en tremblant cette nouvelle au dictateur: "Laissons-les, dit-il, s'embarrasser dans ce butin.» Bientôt les messagers arrivaient les uns sur les autres, criant qu'on enlevait, qu'on pillait la fortune des soldats.

(14) Alors il appelle le maître de cavalerie: "Tu vois, M. Fabius, lui dit-il, que les cavaliers ennemis ont quitté le combat: les voilà pris et embarrassés dans ce qui nous embarrassait nous-mêmes. (15) Attaque cette multitude en désordre, et dispersée, comme toujours, par l'ardeur du pillage. Tu en trouveras bien peu à cheval, bien peu le fer à la main. Pendant qu'ils chargent de butin leurs chevaux, tue-moi ces soldats sans armes, et fais-leur un butin sanglant. (16) À moi les légions et le soin du combat à pied; à toi la cavalerie et la gloire de la conduire!"

Victoire romaine; nouvelles propositions de paix

[VIII, 39]

(1) Ce corps de cavalerie, s'élançant dans l'ordre le plus parfait, sur ces ennemis épars et embarrassés remplit tout de carnage. (2) Surpris au milieu de ces bagages qu'ils rejettent à la hâte et qui tombent sous les pieds de leurs chevaux qui s'échappent épouvantés, les Samnites, sans pouvoir combattre ou fuir, se laissent massacrer. (3) Alors la cavalerie ennemie à peu près détruite, M. Fabius fait un léger détour, et vient, par derrière, assaillir l'infanterie. (4) Un nouveau cri de charge éclate et jette la terreur au coeur des Samnites: le dictateur voit les premiers rangs ennemis se retourner avec effroi, les enseignes en désordre, toute la ligne flotter incertaine; alors il interpelle, alors il exhorte ses soldats; il s'adresse aux tribuns, aux centurions, par leurs noms, les engage à recommencer avec lui le combat.

(5) On répète alors le cri d'attaque, on fait marcher les enseignes, et plus on avance, plus on voit s'accroître la confusion de l'ennemi. Déjà les premiers rangs pouvaient reconnaître au loin la cavalerie romaine; (6) et Cornelius, se retournant vers ses manipules, leur faisait entendre comme il pouvait, de la voix et du geste, qu'il apercevait les drapeaux et les boucliers des cavaliers de Rome.

(7) À cette nouvelle, à cette vue, ils oublient à l'instant une journée presque entière de fatigues; ils oublient leurs blessures, et comme des troupes fraîches et reposées qui sortiraient du camp pour un premier combat, ils fondent sur l'ennemi. (8) Dès lors, le Samnite ne put tenir plus longtemps contre la peur de la cavalerie et les assauts de l'infanterie: il est massacré sur la place, ou mis en fuite et dispersé. (9) L'infanterie enveloppe et tue ceux qui résistent; la cavalerie taille en pièces les fuyards, et, dans le nombre, le général lui-même succomba.

(10) Cette dernière bataille brisa les forces des Samnites. Dans toutes leurs assemblées on murmurait hautement: "Ce n'est point merveille si une guerre impie, entreprise contre la foi d'un traité, et qui leur a mérité pour ennemis les dieux plus que les hommes, n'a point eu de succès; il faut une réparation solennelle, une grande expiation de cette guerre; (11) il s'agit de voir seulement si on prendra pour ce sacrifice le sang de quelques coupables ou le sang innocent de la nation entière." Et quelques-uns déjà osaient nommer les chefs de la défection. (12) Il y avait un nom surtout que désignaient des clameurs unanimes: c'était Brutulus Papius, homme noble et puissant, et, à n'en pas douter, auteur de la rupture de la dernière trêve.

(13) Contraints de faire sur lui un rapport, les préteurs décrétèrent que Brutulus Papius serait livré aux Romains; qu'avec lui tout le butin et les prisonniers romains seraient envoyés à Rome, et que les objets revendiqués par les féciaux, aux termes du traité, seraient restitués, selon le droit et la justice. (14) Leurs féciaux, d'après cette décision, furent envoyés à Rome, avec le corps inanimé de Brutulus, qui, par une mort volontaire, s'était dérobé à l'opprobre et au supplice. (15) Outre son cadavre, on s'empressa aussi de livrer ses biens. Mais rien de tout cela ne fut accepté, sauf les prisonniers et le butin qu'on put reconnaître; l'offre et l'abandon du reste furent rejetés. Un sénatus-consulte ordonna le triomphe du dictateur. (16) Quelques auteurs prétendent que cette guerre fut terminée par les consuls, qui seuls triomphèrent des Samnites: ils ajoutent que Fabius envahit l'Apulie, et rapporta de là un butin immense.

Réflexions sur l'authenticité des documents historiques

[VIII, 40]

(1) On ne disconvient pas que cette année A. Cornelius n'ait été dictateur: (2) on doute seulement, s'il fut créé pour conduire la guerre, ou pour donner aux jeux romains, en l'absence du préteur L. Plautius alors atteint d'une maladie grave, (3) le signal de la course des quadriges, et, après avoir accompli ce devoir d'une magistrature assurément peu mémorable, abdiquer la dictature; il n'est pas facile de se prononcer pour un fait contre l'autre, pour une autorité contre une autre autorité. (4) Je suis convaincu que les souvenirs du passé ont été altérés par les éloges funèbres et les fausses inscriptions des images, alors que chaque famille voulait, par ces mensonges trompeurs, tirer à soi la gloire des actions et des dignités. (5) De là sans doute cette confusion dans les oeuvres de chacun, et dans les monuments publics de l'histoire; et il n'existe point d'écrivain contemporain de cette époque, dont le témoignage soit assez sûr pour qu'on puisse s'y arrêter.
 

 
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