Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre XXII - Rome, de 217 à 216

1. La campagne d'Italie. Défaite de Trasimène ([XXII, 1] à [XXII, 18])

 

Début d'une nouvelle année de guerre (217)

[XXII, 1]

(1) Déjà le printemps approchait; aussi Hannibal quitta-t-il ses quartiers d'hiver, après avoir, auparavant, vainement essayé de franchir l'Apennin par des froids intolérables, et être resté dans son camp au prix de grands dangers, et de grandes craintes. (2) Les Gaulois, qu'avait poussés l'espoir du butin et du pillage, voyant qu'au lieu de voler eux-mêmes, et d'emmener bétail et prisonniers du territoire étranger, c'étaient leurs terres qui étaient le siège de la guerre et qu'accablaient les quartiers d'hiver des deux armées, tournèrent leur haine des Romains contre Hannibal; (3) celui-ci fut souvent en butte aux embûches de leurs chefs; mais leurs trahisons réciproques - car ils dénonçaient leurs complots aussi légèrement qu'ils avaient comploté - le sauvaient; et en changeant, tantôt de vêtements, tantôt de perruque, il leur faisait aussi commettre des erreurs qui l'avaient protégé de leurs embûches. (4) Toutefois cette crainte fut pour lui un motif de plus d'abandonner tôt ses quartiers d'hiver.

À la même époque, le consul Cnéius Servilius, à Rome, entra en charge aux ides de Mars. (5) Comme, à cette occasion, il consultait les sénateurs sur la situation générale, la haine contre Caius Flaminius se manifesta de nouveau parmi eux: ils ont, disent-ils, nommé deux consuls, et ils n'en ont qu'un. L'autre, en effet, que possède-t-il de légitime en fait de commandement, en fait d'auspices? (6) Le magistrat emporte ces droits de sa maison, des pénates publics et privés, après avoir célébré les Féries latines, accompli le sacrifice sur la montagne, exprimé ses voeux publiquement, rituellement, au Capitole; (7) mais un simple particulier, les auspices ne l'accompagnent pas, et, une fois qu'il est parti sans auspices, il ne peut, sur un sol étranger, les prendre à nouveau, avec toute leur valeur.

(8) Ces craintes s'augmentaient des prodiges annoncés d'un grand nombre d'endroits à la fois: en Sicile, les javelots de plusieurs soldats, en Sardaigne, le bâton tenu à la main par un chevalier qui faisait une ronde sur les remparts, s'étaient enflammés; sur le rivage, des feux nombreux avaient brillé; deux boucliers avaient sué du sang; (9) certains soldats avaient été foudroyés; le globe du soleil avait paru plus petit; à Préneste, des pierres brûlantes étaient tombées du ciel; à Arpi, on avait vu dans le ciel des boucliers et un combat du soleil contre la lune; (10) à Capène, en plein jour, deux lunes s'étaient levées; les eaux de Céré avaient coulé mêlées de sang, et à la source même d'Hercule, l'eau avait eu des taches de sang; à Antium, des moissonneurs avaient vu tomber dans leur corbeille des épis sanglants; (11) à Faléries, le ciel avait paru s'ouvrir comme par une large fente, et par cette ouverture avait brillé une lumière éclatante; les tablettes des sorts s'étaient rétrécies d'elles-mêmes, et il en était tombé une portant l'inscription: "Mavors agite sa lance"; (12) en même temps, à Rome, la statue de Mars, sur la voie Appienne, et les effigies des loups avaient sué; à Capoue, le ciel avait paru s'enflammer et la lune tomber au milieu de la pluie. (13) Après quoi on ajouta foi à des prodiges encore moins importants: certains avaient vu leurs chèvres porter de la laine; une poule s'était changée en coq, et un coq en poule.

(14) Après avoir exposé ces prodiges comme ils avaient été annoncés, et introduit leurs garants dans la curie, le consul consulta les sénateurs sur les affaires religieuses. (15) On décréta de remédier à ces prodiges par le sacrifice partie de grandes victimes, partie d'animaux de lait, et de supplier les dieux, pendant trois jours, à tous leurs lits de parade; (16) pour le reste, quand les décemvirs auraient consulté les livres, de faire ce qu'ils prescriraient par leurs formules comme tenant à coeur aux dieux. (17) Sur l'avis des décemvirs, on décréta d'abord, pour Jupiter, de lui faire faire un foudre d'or de cinquante livres; pour Junon et Minerve, de leur donner des offrandes en argent, pour Junon Reine, sur l'Aventin, et Junon Sospita à Lanuvium, de leur sacrifier de grandes victimes; (18) de faire apporter par les matrones, versant chacune autant d'argent qu'elles le pourraient sans se gêner, une offrande à Junon Reine sur l'Aventin; de tenir un lectisterne; enfin de faire verser aux affranchies elles-mêmes, pour apporter une offrande à Feronia, une cotisation proportionnelle à leurs ressources. (19) Cela fait, les décemvirs sacrifièrent à Ardée, sur le forum, de grandes victimes. Enfin - on était déjà en décembre - on fit un sacrifice, à Rome, au temple de Saturne, on ordonna un lectisterne - dont les sénateurs dressèrent le lit - et un banquet public; (20) on cria par la ville, pendant un jour et une nuit, le cri des Saturnales, et le peuple fut invité à tenir ce jour pour un jour de fête et à l'observer à l'avenir.

À travers les marais étrusques (mars 217)

[XXII, 2]

(1) Pendant que le consul s'occupait, à Rome, d'apaiser les dieux et de lever des troupes, Hannibal quitte ses quartiers d'hiver; et comme on disait que le consul Flaminius était déjà parvenu à Arretium, (2) quoiqu'on montre à Hannibal un chemin plus long, mais plus facile, il prend une route moins écartée, traversant des marais que l'Arno, durant ces jours-là, avait inondés plus que de coutume. (3) Il fait marcher en tête les Espagnols, les Africains, tous les vétérans, force de son armée, en mêlant à ces troupes leurs bagages, pour que, forcées de s'arrêter en quelque point, elles ne manquent pas du nécessaire; il fait suivre les Gaulois, pour qu'ils forment le centre de la colonne, et met à l'arrière-garde les cavaliers, (4) puis Magon, avec des Numides sans bagages, pour fermer la marche, et contenir surtout les Gaulois, au cas où, dégoûtés par la fatigue et la longueur du chemin - ce peuple manquant d'énergie devant de telles épreuves - ils se disperseraient ou s'arrêteraient. (5) Les premiers soldats, passant partout pourvu que les guides les y précèdent, à travers les trous aux parois escarpées et au fond mouvant formés par le fleuve, presque engloutis par la vase, et s'y enfonçant, suivent malgré tout leurs enseignes. (6) Mais les Gaulois ne pouvaient ni rester debout quand ils glissaient, ni sortir des trous; ils ne soutenaient pas leurs forces par leur énergie, ni leur énergie par l'espoir, (7) les uns traînant avec peine leurs membres fatigués, les autres, quand une fois ils s'étaient couchés, leur énergie vaincue par le découragement, mourant çà et là parmi les mulets étendus eux aussi; et ce qui les accablait surtout, c'étaient les veilles, qu'ils enduraient déjà depuis quatre jours et trois nuits. (8) Comme, les eaux tenant tout, les soldats ne pouvaient trouver aucun endroit où étendre au sec leurs corps fatigués, ils amoncelaient dans l'eau leurs bagages pour se coucher dessus, ou bien les mulets, abattus çà et là, en tas, sur tout le chemin, offraient à ces hommes, qui cherchaient seulement quelque chose qui émergeât de l'eau, le lit nécessaire pour un court repos. (10) Hannibal lui-même, souffrant des yeux par suite des variations de température du printemps qui faisait alterner la chaleur et le froid, porté par le seul éléphant survivant, pour être plus élevé au-dessus de l'eau, (11) par suite des veilles, de l'humidité des nuits, de l'air des marais qui alourdissaient sa tête, et parce que ce n'était ni l'endroit ni le moment de se faire soigner, perdit un oeil.

Le consul Flaminius donne le signal du combat

[XXII, 3]

(1) Après avoir vu périr de façon affreuse beaucoup d'hommes et de mulets, Hannibal, enfin sorti des marais, campe sur le premier terrain sec qui s'y prête, et apprend de façon certaine, par les éclaireurs envoyés en avant, que l'armée romaine est sous les murs d'Arretium. (2) Ensuite, les projets et l'état d'esprit du consul, la nature du pays et ses routes, les ressources pour s'approvisionner facilement, et tous autres renseignements utiles, furent, pour lui, l'objet de l'enquête la plus soigneuse. (3) Le pays était un des plus fertiles de l'Italie; c'étaient les plaines étrusques qui s'étendent entre Faesulae et Arretium, riches en blé, en bétail, en productions de toute sorte. (4) Le consul était fier de son premier consulat, et non seulement ne craignait ni la majesté des lois, ni celle du sénat, mais même pas celle des dieux. Cette légèreté innée, la fortune, en donnant à Flaminius des succès à l'intérieur et dans la guerre, l'avait alimentée. (5) Aussi voyait-on bien que, sans consulter ni dieux ni hommes, il agirait toujours avec fierté et précipitation. Pour le porter davantage à ces défauts, le Carthaginois s'apprête à le harceler et à l'exciter : (6) laissant l'ennemi sur sa gauche, et partant de Faesulae pour le centre du territoire étrusque, afin de le piller, il y fait tous les ravages possibles par le meurtre et les incendies qu'il montre de loin au consul. (7) Flaminius, qui, même devant un ennemi tranquille, n'était pas disposé à le rester, quand il voit alors, presque sous ses yeux, emporter ou emmener les biens de ses alliés, considérant comme un déshonneur personnel que le Carthaginois, désormais, se promène au milieu de l'Italie, et, sans que nul s'y oppose, aille attaquer les murs mêmes de Rome; (8) malgré les avis, plus salutaires que brillants, de tous les membres de son conseil, soutenant qu'il doit attendre son collègue pour mener avec lui, et leurs armées réunies, cette affaire, avec le même coeur et le même plan, (9) et qu'en attendant il faut seulement, avec la cavalerie et les auxiliaires légèrement armés, contenir la liberté de pillage effrénée de l'ennemi; Flaminius, dis-je, se jette irrité hors du conseil, et, ayant donné à la fois le signal de la marche et du combat, s'écrie: (10) "Restons plutôt tranquilles sous les murs d'Arretium! Ici sont évidemment notre patrie et nos pénates! Qu'Hannibal, échappant à nos mains, ravage l'Italie entière: qu'en dévastant et brûlant tout il arrive devant les murs de Rome: nous, ne bougeons pas d'ici avant que les sénateurs aient fait venir, comme autrefois Camille de Véies, Caius Flaminius d'Arretium!"

(11) Comme, tout en grondant ainsi, il ordonnait de lever promptement les enseignes, et avait lui-même sauté à cheval, sa monture s'abattit soudain, faisant glisser par-dessus sa tête et tomber son cavalier. (12) Tout l'entourage du consul s'en effrayait, comme d'un mauvais présage pour commencer une action, quand on vient annoncer de surcroît que le porte-drapeau, quoiqu'il s'y emploie de toutes ses forces, ne peut arracher de terre l'enseigne. (13) Alors le consul, se tournant vers le messager: "M'apportes-tu aussi une lettre du sénat, pour m'empêcher d'agir? Va, dis-leur de prendre une pioche, si, pour arracher l'enseigne, la peur paralyse leurs mains." (14) Alors l'armée se mit en marche, les officiers, outre qu'ils avaient désapprouvé ce dessein, s'effrayant du double prodige, le soldat, en général, heureux de la hardiesse de son chef, et considérant plutôt son espoir que les raisons sur quoi fonder cet espoir.

Embuscade au bord du lac Trasimène (juin 217)

[XXII, 4]

(1) Hannibal fait subir au territoire situé entre Cortone et le lac Trasimène tous les fléaux et les ravages de la guerre, pour exciter davantage l'ennemi à venger, dans sa colère, les outrages infligés à ses alliés. (2) Il était déjà parvenu à un endroit fait pour une embuscade, celui où le pied des monts de Cortone est le plus près du lac Trasimène. Il n'y a entre eux qu'un chemin très étroit, comme si, à dessein, on n'avait laissé de place que pour lui; ensuite s'étend une plaine un peu plus large; puis les montagnes s'élèvent. (3) Hannibal place là, à découvert, un camp qu'il occupera lui-même avec les Africains et les Espagnols seulement; les Baléares et le reste de l'infanterie légère, il les fait conduire derrière les monts; les cavaliers, il les met à l'entrée même du défilé, bien cachés par des hauteurs, pour qu'une fois les Romains entrés dans cette plaine, la cavalerie barrant la route derrière eux, tout le reste leur soit fermé par le lac et les montagnes.

(4) Flaminius, arrivé au lac la veille, au coucher du soleil, le lendemain, sans envoyer d'éclaireurs, le jour à peine levé, ayant franchi la passe, ne vit, quand sa colonne commença à s'étendre dans la plaine découverte, que ce qu'il avait d'ennemis en face de lui; derrière lui, au-dessus de lui, il ne découvrit pas l'embuscade. (5) Le Carthaginois, lui, quand il tint, comme il l'avait cherché, son ennemi enfermé par le lac et les montagnes et entouré par ses troupes, donne à toutes en même temps le signal de l'attaque. (6) Quand, chacune au plus près, elles descendirent en courant, leur attaque fut, pour les Romains, d'autant plus soudaine et inattendue, qu'un brouillard, s'élevant du lac, s'étendait plus épais sur la plaine que sur les monts, et que les colonnes ennemies, venant de plusieurs collines, se voyaient assez bien entre elles et avaient chargé avec plus d'ensemble. (7) Ce fut le cri poussé de tous côtés qui apprit au Romain, avant qu'il pût le voir, qu'il était cerné; et l'on commença à se battre sur le front et sur les flancs avant d'avoir eu le temps de bien ranger les lignes, de s'armer et de tirer l'épée.

Déroulement de la bataille

[XXII, 5]

(1) Le consul, au milieu de l'émoi général se montrant seul assez calme, du moins dans cette situation effrayante, comme les rangs sont bouleversés, chacun se tournant vers un cri différent, les met en ordre autant que le permettent le moment et l'endroit, et, partout où il peut aller et se faire entendre, exhorte les soldats et les invite à ne pas reculer, à combattre; (2) ce n'est pas en effet, dit-il, par des voeux et des prières, mais par le courage et la valeur qu'on doit sortir de là; au milieu des armées, le fer ouvre un chemin; moins on craint, moins, d'ordinaire, on court de danger. (3) Mais le bruit, le tumulte, empêchaient d'entendre conseils et ordres, et les soldats étaient si loin de reconnaître leurs enseignes, leur rang et leur place, qu'ils avaient à peine l'idée de prendre leurs armes et de les préparer pour le combat, et que certains se laissaient surprendre, leurs armes étant pour eux un fardeau plutôt qu'une protection. Dans une telle obscurité, on se servait plus des oreilles que des yeux: (4) c'étaient les gémissements arrachés par les blessures, le bruit des coups frappant les corps ou les armures, les cris mêlés de menace et de peur, qui faisaient se tourner vers eux les visages et les yeux des Romains. (5) Les uns, en fuyant, se trouvaient portés vers un groupe de combattants, et y restaient; les autres, revenant au combat, en étaient détournés par une troupe de fuyards. (6) Enfin, quand ils se furent en vain élancés de tous les côtés, étant enfermés de flanc par les montagnes et le lac, de face et de dos par l'armée ennemie, quand il leur apparut que leur seul espoir de salut était dans leur bras et dans leur fer, (7) chacun se guida, s'encouragea lui-même dans l'action, et il sortit de là une bataille entièrement nouvelle; non pas une de ces batailles rangées avec principes, hastats et triaires, ni telle que les antesignani combattent devant les enseignes et une autre ligne derrière elles, ni que le soldat reste dans sa légion, sa cohorte et son manipule: (8) c'était le hasard qui groupait les combattants, le courage de chacun qui lui donnait sa place aux premiers rangs ou aux derniers; et si grande fut l'ardeur, si attentive l'application au combat, que le tremblement de terre qui ruina en grande partie beaucoup de villes d'Italie, détourna des torrents de leur course, fit remonter la mer dans les fleuves et abattit des montagnes en d'énormes éboulements, aucun des combattants ne s'en aperçut.

Le désastre

[XXII, 6]

(1) On se battit à peu près trois heures, et partout avec fureur; c'est pourtant autour du consul que la lutte fut la plus vive et la plus acharnée. (2) C'était lui que suivait l'élite des soldats, et lui-même, partout où il s'apercevait que les siens étaient pressés et à la peine, il leur portait secours activement; (3) son armure le faisant remarquer, les ennemis mettaient plus de violence à l'attaquer, et ses concitoyens à le défendre, jusqu'au moment où un cavalier Insubrien - il s'appelait Ducarius - reconnaissant le consul à ses traits aussi: "Voici, dit-il à ses compatriotes, l'homme qui a taillé nos légions en pièces et ravagé nos champs et notre ville. (4) Maintenant, je vais, moi, l'offrir comme victime aux mânes de nos concitoyens indignement massacrés"; puis, donnant de l'éperon à son cheval, à travers la foule la plus serrée des ennemis, il s'élance, et, après avoir décapité l'écuyer qui s'était jeté devant sa marche menaçante, il transperce le consul de sa lance; comme il voulait le dépouiller, les triaires, en lui opposant leurs boucliers, le repoussèrent.

(5) Un grand nombre de Romains, après cela, commença à fuir; et bientôt ni lac ni montagnes n'étaient un obstacle à la peur; à travers défilés, escarpements de toutes sortes, aveuglément, ils s'échappent; tout armés, les hommes se précipitent les uns sur les autres. (6) Beaucoup, là où il n'y a pas d'endroit pour fuir, s'avançant dans l'eau au bord peu profond du marais, s'y enfoncent jusqu'à ce que leurs têtes et leurs épaules dépassent seules. Il y en eut qu'une peur irréfléchie poussa à prendre la fuite même à la nage; (7) quand ils voyaient que cette façon de fuir était sans fin et sans espoir, ou, le courage leur manquant, ils étaient engloutis par un gouffre, ou, après s'être fatigués en vain, ils regagnaient avec beaucoup de peine les hauts fonds, ou les cavaliers ennemis, entrés dans l'eau, les massacraient çà et là.

(8) Environ six mille hommes de la tête de la colonne, perçant énergiquement à travers les ennemis qui leur étaient opposés, sans rien savoir de ce qui se passait derrière eux, s'échappèrent du défilé, et, s'étant arrêtés sur une hauteur, d'où ils n'entendaient que les cris et le bruit des armes, ne pouvaient ni savoir quel était le sort du combat, ni le voir, à cause de l'obscurité. (9) Enfin, l'affaire une fois décidée, comme le brouillard, dissipé par la chaleur du soleil, avait laissé paraître le jour, à sa claire lumière, les monts et la plaine leur montrèrent le désastre, et les lignes romaines indignement abattues. (10) Aussi, dans la crainte qu'en les apercevant au loin, on n'envoyât contre eux la cavalerie, arrachant promptement de terre leurs enseignes, ils s'esquivèrent le plus vite possible. (12) Le lendemain, comme, entre autres difficultés, une faim extrême les pressait, Maharbal, qui, avec toutes les troupes de cavalerie, les avait rejoints pendant la nuit, leur donnant sa parole que, s'ils livraient leurs armes, il les laisserait aller avec le vêtement qu'ils portaient, ils se rendirent; (13) mais cette promesse, Hannibal l'observa avec la foi punique, et tous furent jetés dans les fers.

Bilan de la bataille

[XXII, 7]

(1) Telle fut la fameuse bataille de Trasimène, et l'une des rares défaites mémorables du peuple romain. (2) Quinze mille Romains furent tués dans le combat; dix mille, dispersés par la fuite à travers toute l'Étrurie, gagnèrent Rome par les chemins les plus divers; (3) deux mille cinq cents ennemis périrent dans la bataille, beaucoup, par la suite, de leurs blessures. Il y eut un grand carnage de part et d'autre, à ce que rapportent certains; (4) pour moi, outre mon désir de ne rien grossir sans raison, défaut auquel n'inclinent que trop, en général, les historiens, j'ai considéré que c'était à Fabius, contemporain de cette guerre, que je devais me fier de préférence. (5) Hannibal, après avoir renvoyé sans rançon les prisonniers de nom latin, et fait enchaîner les Romains, ayant ordonné de séparer, des tas de cadavres ennemis amoncelés, les corps des siens, et de les ensevelir, fit rechercher aussi avec le plus grand soin, pour l'honorer de funérailles, le corps de Flaminius, mais sans le trouver.

(6) À Rome, à la première nouvelle de ce désastre, avec une terreur et un tumulte énormes le peuple accourut au forum. (7) Les matrones, errant par les rues, demandent à ceux qu'elles rencontrent quelle est cette défaite soudaine, et le sort de l'armée. Comme une foule semblable à celle d'une réunion publique nombreuse, tournée vers le comitium et la curie, réclamait les magistrats, (8) enfin, peu de temps avant le coucher du soleil, le préteur Marcus Pomponius déclara: "Dans une grande bataille, nous avons été vaincus." (9) Sans lui avoir rien entendu dire de plus précis, les gens, se comblant l'un l'autre des bruits qui courent, rapportent chez eux que le consul et une grande partie de ses troupes ont été tués, et qu'il y a peu de survivants, ou dispersés par la fuite, çà et là, en Étrurie, ou prisonniers de l'ennemi. (10) Tous les malheurs qui avaient pu frapper une armée vaincue étaient autant de sujets d'inquiétude écartelant l'âme des gens dont les parents servaient sous les ordres du consul Caius Flaminius, et qui ignoraient le sort de chacun des leurs; aucun ne sait exactement ce qu'il a à espérer ou à craindre.

(11) Le lendemain, et pendant les quelques jours suivants, aux portes de Rome, une foule, où il y avait presque plus de femmes que d'hommes, resta à attendre ou quelqu'un des siens, ou des nouvelles à leur sujet; elle entourait les arrivants pour les interroger, et ne pouvait s'en détacher, surtout si c'étaient des personnages connus, sans s'être informée de tous les détails, dans l'ordre. (12) On pouvait remarquer ensuite les visages divers des personnes qui quittaient les messagers, selon que chacune avait reçu de bonnes ou de mauvaises nouvelles, et les félicitations, ou les consolations des gens qui les entouraient, tandis qu'elles retournaient chez elles. Les femmes surtout laissaient éclater leur joie ou leur douleur. (13) L'une d'elles, à la porte même, se trouvant soudain en face de son fils sauvé, mourut, dit-on, dans ses bras; une autre, à qui l'on avait annoncé par erreur la mort de son fils, et qui était tristement assise chez elle, dans sa première émotion, en voyant son fils de retour, expira d'un excès de bonheur. (14) Quant au sénat, les préteurs, pendant quelques jours, le retinrent à la Curie du lever au coucher du soleil, à délibérer sur le général ou les troupes qui permettraient de résister aux Carthaginois victorieux.

Désignation d'un dictateur (début juillet 217)

[XXII, 8]

(1) Avant qu'il y eût un plan bien arrêté, on annonce soudain une autre défaite; quatre mille cavaliers et le propréteur Caius Centenius, envoyés à son collègue par le consul Servilius, ont été, en Ombrie, région vers laquelle ils s'étaient dirigés à la nouvelle de la bataille de Trasimène, cernés par Hannibal. (2) Cette nouvelle affecta les gens de façons diverses: les uns, le coeur occupé d'une plus grande affliction, trouvèrent légère, en comparaison des pertes précédentes, celle des cavaliers; (3) les autres ne jugeaient pas les événements en eux-mêmes: comme un corps affaibli ressent une impression, si légère soit-elle, plus qu'un corps sain une impression plus forte, (4) il fallait alors, pensaient-ils, l'État étant malade et affaibli, juger tout malheur qui lui arrivait non d'après son importance, mais d'après l'épuisement de l'État, incapable de supporter tout ce qui pouvait l'aggraver. (5) Aussi recourut-on à un remède que, depuis longtemps déjà, on n'avait ni réclamé ni employé, à la nomination d'un dictateur. Mais comme le consul, qui seul semblait pouvoir nommer un dictateur, était absent; qu'à travers l'Italie, occupée par les armées puniqnes, il n'était pas facile d'envoyer un messager ni une lettre, [et que le dictateur ne pouvait être nommé par le peuple], (6) chose qu'on n'avait jamais faite jusqu'à ce jour, le peuple nomma un dictateur, Quintus Fabius Maximus, avec Marcus Minicius Rufus comme maître de la cavalerie; (7) et le sénat les chargea de fortifier les remparts et les tours de Rome, de disposer des postes où ils le jugeraient bon, de couper les ponts: il fallait se battre pour la ville et les Pénates, puisqu'on n'avait pu défendre l'Italie.

Autres conséquences de la défaite

[XXII, 9]

(1) Hannibal vint en droite ligne, à travers l'Ombrie, jusqu'à Spolète. (2) Comme, après avoir complètement ravagé son territoire, il fut, en essayant d'attaquer la ville, repoussé avec de grandes pertes, se figurant, d'après les forces de la seule colonie contre laquelle il venait d'échouer, l'énorme puissance de Rome, (3) il se détourna vers le territoire de Picenum, non seulement abondant en produits de toute sorte, mais plein d'un butin qu'enlevaient, en se dispersant, ses soldats avides et misérables. (4) Il resta là quelques jours dans des baraquements, où se réconfortèrent ses troupes, éprouvées par les marches d'hiver, la traversée des marais, et des combats plus heureux par leur issue que légers ou faciles. (5) Après avoir donné assez de repos à ces hommes qui aimaient mieux le butin et les ravages que les loisirs et le repos, il part, pille les territoires des Praetutii et d'Hadria, puis les Marses, les Marrucini et les Paeligni, et, autour d'Arpi et de Luceria, l'Apulie toute proche. (6) Le consul Cneius Servilius, après de légers combats avec les Gaulois et la prise d'une place peu connue, apprenant la mort de son collègue et le massacre de l'armée, et craignant déjà pour les murs de la patrie, de peur de s'en trouver éloigné dans une situation si critique, se dirigea vers Rome.

(7) Quintus Fabius Maximus, dictateur pour la seconde fois, le jour où il entra en charge, ayant, au sénat, qu'il avait convoqué, commencé par s'occuper des dieux, et montré que la négligence des cérémonies et des auspices avait été, chez le consul Caius Flaminius, une faute plus grave que son imprudence et son ignorance, et que, sur les moyens d'apaiser la colère des dieux, il fallait consulter les dieux eux-mêmes, (8) obtint, ce qu'on ne décrète généralement qu'à l'annonce de prodiges effroyables, l'ordre donné aux décemvirs de consulter les livres Sibyllins. (9) Ayant regardé ces livres du destin, ils rapportèrent aux sénateurs que le voeu fait à Mars pour cette guerre et qui n'avait pas été accompli selon les rites devait être accompli à nouveau et avec plus d'ampleur; (10) qu'il fallait vouer à Jupiter de grands jeux, et un temple à Vénus Erycine et à Intelligence, faire des supplications et un lectisterne, et vouer un printemps sacré pour le cas où on aurait la victoire, et où la république resterait telle qu'elle était avant la guerre. (11) Le sénat, Fabius allant être pris par les soucis de la guerre, ordonne, sur décision du collège des pontifes, au préteur Marcus Aemilius de veiller à la prompte exécution de toutes ces mesures.

Le printemps sacré et autres voeux

[XXII, 10]

(1) Ces sénatus-consultes achevés, le grand pontife Lucius Cornélius Lentulus, devant le préteur consultant le collège des pontifes, dit qu'avant tout il faut consulter le peuple sur le "printemps sacré"; sans ordre du peuple, on ne peut en vouer un. (2) On interrogea le peuple en ces termes: "Voudriez-vous, ordonneriez-vous qu'il soit fait ainsi: si l'état du peuple romain des Quirites, d'ici à cinq ans, comme je souhaite qu'il soit sauf, est sauvé dans ces guerres - guerre qu'a le peuple romain avec celui de Carthage, guerre qu'il a avec les Gaulois qui sont de ce côté des Alpes - alors, que le peuple romain des Quirites offre cette offrande: (3) ce que le printemps aura apporté aux troupeaux de porcs, de moutons, de chèvres, de boeufs et qui n'aura pas été déjà consacré à une divinité, sera sacrifié à Jupiter, du jour où le sénat et le peuple l'auront ordonné. (4) Celui qui le fera, qu'il le fasse quand il voudra et suivant la règle qu'il voudra; comme il l'aura fait, que ce soit bien fait. (5) Si l'animal qu'il faut sacrifier meurt, qu'il soit tenu pour non consacré, et que ce ne soit pas là une faute religieuse; si quelqu'un le tue ou le fait périr, sans le savoir consacré, qu'il n'en éprouve pas de dommage; si quelqu'un le vole, que cela ne soit une faute ni pour le peuple, ni pour l'homme à qui on l'aura volé; (6) si on l'a sacrifié un jour de malheur, sans le savoir, que cela soit bien fait; qu'il ait été sacrifié de nuit ou de jour, par un esclave ou par un homme libre, que cela soit bien fait; s'il a été sacrifié avant que le sénat et le peuple l'aient ordonné, que le peuple en soit absolument quitte."

(7) En cas de victoire, aussi, on voua, pour célébrer de grands jeux, trois cent trente-trois mille as libraux, trois cent trente-trois as trientaux, et en outre trois cents boeufs à Jupiter, et à beaucoup d'autres dieux des boeufs blancs et les autres victimes prescrites. (8) Ces voeux proclamés selon les rites, on prescrivit des supplications; et l'on vit aller supplier les dieux une foule non seulement de citadins avec leurs femmes et leurs enfants, mais de paysans qui, ayant quelque fortune personnelle, étaient également touchés par les soucis publics. (9) Puis on célébra un lectisterne de trois jours, par les soins des décemvirs chargés des cultes. On exposa six lits garnis de coussins: un pour Jupiter et Junon, le second pour Neptune et Minerve, le troisième pour Mars et Vénus, le quatrième pour Apollon et Diane, le cinquième pour Vulcain et Vesta, le sixième pour Mercure et Cérès. (10) Puis on voua les temples: pour Vénus Érycine, le voeu en fut fait par le dictateur Quintus Fabius Maximus, parce que les livres du destin avaient désigné, pour le vouer, l'homme qui, dans la cité, avait le plus grand pouvoir; le temple à Intelligence fut voué par le préteur Titus Otacilius.

Mesures militaires

[XXII, 11]

(1) Les affaires touchant les dieux ainsi réglées, le dictateur fit délibérer sur la guerre et les affaires de l'État, demandant aux sénateurs avec quelles légions, et combien de légions, on devait, à leur avis, aller affronter l'ennemi vainqueur. (2) On décida que le dictateur recevrait l'armée du consul Cnéius Servilius; qu'il enrôlerait, en outre, parmi les citoyens et les alliés, autant de cavaliers et de fantassins qu'il jugerait bon; pour tout le reste, qu'il agirait et ferait suivant ce qu'il penserait être l'intérêt de l'État. (3) Fabius dit qu'il ajouterait deux légions à l'armée de Servilius. Le maître de la cavalerie les enrôla et Fabius leur fixa un jour pour se rassembler à Tibur. (4) Après avoir fait afficher un édit ordonnant aux gens dont les places et les bourgs n'étaient pas fortifiés de se rendre en lieu sûr, et à tous les habitants de la région par laquelle Hannibal allait passer de quitter leurs terres, (5) après avoir brûlé leurs maisons et gâté leurs récoltes, pour qu'il n'ait aucune ressource, le dictateur, parti par la voie Flaminia au-devant du consul et de son armée, ayant, près du Tibre, aux environs d'Ocriculum, aperçu cette colonne, et le consul qui venait vers lui avec des cavaliers, lui envoya un appariteur pour lui dire de se présenter sans licteurs devant le dictateur. (6) Le consul ayant obéi, et leur rencontre ayant donné un grand lustre à la dictature auprès des citoyens et des alliés, qui, vu le temps depuis lequel cette magistrature n'avait pas été exercée, avaient presque oublié ce qu'elle était, une lettre apportée de Rome annonça que des bateaux de commerce, portant d'Ostie en Espagne des approvisionnements pour l'armée, avaient été pris par la flotte punique aux environs du port de Cosa. (7) Aussi le consul reçut-il l'ordre aussitôt de partir pour Ostie, et, après avoir rempli les navires qui étaient près de Rome, ou à Ostie, de soldats et d'alliés matelots, de poursuivre la flotte ennemie et de protéger les côtes d'Italie. (8) On avait, à Rome, enrôlé un grand nombre d'hommes; même les affranchis, s'ils avaient des enfants et l'âge d'être soldats, avaient prêté serment. (9) De cette armée urbaine, les hommes qui avaient moins de trente-cinq ans furent embarqués, les autres laissés à la défense de Rome.

Tactique du dictateur

[XXII, 12]

(1) Le dictateur, ayant reçu du légat Fulvius Flaccus l'armée du consul, arrive par le territoire sabin à Tibur le jour où il avait prescrit aux nouveaux soldats de s'y rassembler. (2) De là, par Préneste et des chemins de traverse, il vient sortir sur la voie Latine, d'où, en éclairant sa marche avec le plus grand soin, il mène ses troupes à l'ennemi, dans l'intention de ne tenter nulle part la fortune, pour autant que la nécessité ne l'y forcera pas. (3) Le premier jour où, non loin d'Aecae, il établit son camp à la vue de l'ennemi, Hannibal ne tarda pas un instant à faire sortir son armée en bataille et à offrir le combat. (4) Quand il voit que tout reste calme chez les ennemis, qu'aucun tumulte n'agite leur camp, il crie bien que les âmes martiales des Romains sont enfin vaincues, que la guerre est finie, qu'ils ont renoncé ouvertement à la valeur et à la gloire, - cela tout en rentrant dans son camp; (5) mais le souci secret se glisse dans son esprit que c'est contre un général n'ayant rien de commun avec Flaminius et Sempronius qu'il aura à lutter désormais; qu'aujourd'hui seulement, instruits par leurs malheurs, les Romains ont cherché un chef égal à Hannibal. (6) Ce fut la prudence, non les attaques du dictateur que, tout de suite, il craignit; n'ayant pas encore éprouvé sa constance, il se met à l'inquiéter, à tenter d'ébranler sa résolution en changeant souvent de camp et en ravageant sous ses yeux les terres de ses alliés; (7) tantôt, il échappait rapidement aux regards, tantôt, brusquement, à un détour de la route, pour essayer de surprendre le Romain descendu en plaine, il restait caché. (8) Mais Fabius menait ses troupes par les crêtes, à moyenne distance de l'ennemi, de façon à ne pas le lâcher, à ne pas en venir non plus aux mains. Sauf dans la mesure où des besoins absolus forçaient à sortir, il gardait ses soldats au camp; le fourrage et le bois, on n'allait pas les chercher avec quelques hommes, ni en se dispersant; (9) un piquet de cavaliers et d'infanterie légère, composé et formé en vue des alertes soudaines, rendait tous les environs aussi sûrs pour les soldats du camp que dangereux pour les pillards ennemis dispersés; (10) on ne risquait pas le tout pour le tout, mais les petits avantages remportés dans de légers combats, engagés dans des conditions sûres et non loin d'une ligne de retraite, habituaient le soldat romain, effrayé par ses défaites antérieures, à être moins mécontent de son courage ou de sa chance.

(11) Toutefois, Hannibal n'était pas, pour le plan si sage du dictateur, un ennemi plus acharné que le maître de la cavalerie, que seule l'infériorité de ses pouvoirs empêchait encore de perdre l'État. (12) Fier et emporté dans ses desseins, sans retenue dans ses paroles, d'abord au milieu de petits groupes, puis ouvertement, devant la foule des soldats, il traitait la circonspection de Fabius d'indolence, sa prudence de peur, lui attribuant ainsi les vices voisins de ses vertus; et, en abaissant son supérieur (moyen détestable que son succès n'a que trop développé), il cherchait à s'élever lui-même.

En marche vers la Campanie

[XXII, 13]

(1) Hannibal, du pays des Hirpini, passe dans le Samnium, ravage le territoire de Bénévent, prend Telesia; il provoque encore, à dessein, le général romain, pour voir si par hasard, en enflammant sa colère par tant d'outrages et de désastres infligés à ses alliés, il pourra l'attirer à une bataille en plaine. (2) Dans la foule des alliés italiens pris à Trasimène, et relâchés par Hannibal, il y avait trois chevaliers campaniens, amenés depuis longtemps déjà, par maint cadeau, mainte promesse d'Hannibal, à s'efforcer de lui gagner le coeur de leurs compatriotes. (3) Ces chevaliers lui annonçant qu'en amenant son armée en Campanie, il pourrait prendre Capoue, Hannibal, comme une telle entreprise dépassait l'autorité de ceux qui la garantissaient, hésita, tour à tour confiant et défiant, mais se laissa pourtant amener à quitter le Samnium pour la Campanie. (4) Après avoir invité les chevaliers à confirmer leurs promesses répétées par des actes, et leur avoir dit de revenir vers lui avec un certain nombre de Campaniens, dont quelques notables, il les renvoya. (5) Pour lui, il ordonne à un guide de le conduire sur le territoire de Casinum, ayant appris de gens qui connaissaient le pays qu'en occupant ce défilé, il interdisait au Romain de sortir de chez lui pour secourir ses alliés.

(6) Mais, le gosier Carthaginois prononçant difficilement les mots latins, le guide comprit Casilinum, pour Casinum; et, se détournant de sa vraie route, par les territoires d'Allifae, de Caiatia et de Calès, il descend dans la plaine de Stella. (7) En voyant ce pays, clos de montagnes et de fleuves, Hannibal appelle son guide et lui demande en quel endroit du monde il est. (8) L'autre répondant que ce jour-là même ils coucheront à Casilinum, alors seulement on reconnut l'erreur, et que Casinum se trouvait loin de là, dans une autre direction. (9) Le guide battu de verges, et, pour effrayer les autres, mis en croix, Hannibal, ayant fortifié un camp, envoya Maharbal avec des cavaliers piller le territoire de Falerne. (10) Leurs ravages s'étendirent jusqu'à Aix-Sinuessa. Les Numides causèrent de grands malheurs à cet endroit, et des fuites et de la terreur plus loin encore. (11) Pourtant cette terreur, quoique la guerre embrasât tout, n'écarta pas les alliés de leur fidélité à Rome, sans doute parce qu'ils étaient gouvernés par un pouvoir juste et modéré, et qu'ils ne refusaient pas - c'est là le seul lien de la fidélité - d'obéir à meilleurs qu'eux.

La contestation dans l'armée de Fabius

[XXII, 14]

(1) Mais quand, les Carthaginois ayant campé au bord du Vulturne, la plus belle contrée de l'Italie brûla, quand les fermes incendiées fumèrent çà et là, tandis que Fabius menait ses troupes par les crêtes du mont Massique, alors une révolte fut près de nouveau d'éclater parmi elles, (2) car si les mécontents étaient restés tranquilles quelques jours, c'était que, la colonne marchant plus vite que d'habitude, ils avaient cru qu'on se hâtait pour empêcher le pillage de la Campanie. (3) Lorsqu'on arriva au bout de la chaîne du Massique, qu'on eut sous les yeux les ennemis brûlant les maisons du territoire de Falerne et des colons de Sinuessa, sans qu'on parlât de bataille, Minucius dit:

(4) "Est-ce pour regarder seulement, pour régaler nos yeux de ce spectacle: le massacre et l'incendie de nos alliés, que nous sommes venus ici? À défaut d'autre raison, ne rougissons-nous même pas du sort de ces concitoyens, envoyés comme colons à Sinuessa par nos pères pour protéger contre l'ennemi samnite cette côte, (5) qu'incendie maintenant non le voisin samnite, mais le Carthaginois, un étranger, qui, des extrémités du monde, grâce à notre circonspection, à notre indolence, s'est déjà avancé jusqu'ici? (6) Nous avons, hélas! tant dégénéré depuis nos pères, que cette côte, le long de laquelle la circulation des flottes puniques leur paraissait un déshonneur pour leur empire, nous la voyons maintenant remplie d'ennemis, bientôt propriété des Numides et des Maures! (7) Nous qui, récemment, indignés qu'on attaquât Sagonte, invoquions non seulement les hommes, mais les traités et les dieux, maintenant qu'Hannibal escalade les murs d'une colonie romaine, nous le regardons avec indifférence! (8) La fumée des incendies des fermes et des champs nous vient dans les yeux et au visage; nos oreilles résonnent des cris de nos alliés en pleurs, qui réclament plus souvent notre aide que celle des dieux: et nous, ici, comme des troupeaux, par les pâturages d'été et les sentiers éloignés des routes, nous menons notre armée, cachés par les nuages et les forêts!

(9) Si, en parcourant les sommets et les pâturages, Marcus Furius avait voulu reprendre Rome aux Gaulois ainsi que ce nouveau Camille, qu'on est allé nous chercher, comme un dictateur unique, dans une situation compromise, se prépare à reprendre l'Italie à Hannibal, (10) Rome serait aux Gaulois; et je crains bien, si nous tergiversons ainsi, que ce soit pour Hannibal et les Carthaginois que nos aïeux l'auront sauvée tant de fois! (11) Mais ce héros, ce vrai Romain, le jour où on lui annonça, à Véies, qu'il était nommé dictateur sur l'initiative du sénat et l'ordre du peuple, quoique le Janicule fût assez haut pour s'y installer et regarder de loin l'ennemi, descendit en terrain plat; ce jour-là même, au milieu de la ville, à l'endroit où sont maintenant les "bûchers gaulois", et, le lendemain, en deçà de Gables, il tailla en pièces les légions gauloises. (12) Et, bien des années après, quand, aux fourches Caudines, l'ennemi samnite nous fit défiler sous le joug, est-ce, enfin, en passant en revue les monts du Samnium, ou en prenant, en assiégeant Luceria et en harcelant l'ennemi vainqueur, que Lucius Papirius Cursor fit tomber le joug de la nuque des Romains et l'imposa à l'orgueilleux Samnite? (13) Récemment, qu'est-ce qui donna la victoire à Caius Lutatius, sinon sa rapidité d'action, quand, le lendemain du jour où il vit l'ennemi et sa flotte alourdie d'approvisionnements, encombrée par son propre matériel et son propre attirail, il la détruisit? C'est sottise de croire qu'en restant inactif, ou en formant des voeux, on peut terminer une guerre; (14) il faut prendre les armes, descendre en plaine, marcher homme contre homme. C'est en osant, en agissant que l'État romain a grandi, et non par ces desseins paresseux, qu'appellent prudents ceux qui ont peur."

(15) Tandis que Minucius parlait ainsi, comme dans une réunion publique, il était entouré d'une foule de tribuns et de chevaliers romains, et ses fières paroles roulaient aussi jusqu'aux oreilles des soldats; et, si la chose avait dépendu d'un vote de l'armée, ceux-ci montraient sans équivoque qu'ils auraient préféré comme général Minucius à Fabius.

Une reconnaissance des cavaliers romains (fin de l'été 217)

[XXII, 15]

(1) Fabius, non moins attentif à surveiller les siens que les ennemis, garde d'abord une fermeté qu'ils ne peuvent vaincre. Quoiqu'il sache bien que non seulement dans son camp, mais même, déjà, à Rome, sa circonspection est décriée, obstiné à s'en tenir au même plan, il trame en longueur le reste de l'été, (2) si bien qu'Hannibal, déçu dans son espoir d'une bataille cherchée par tous les moyens, examine déjà dans le voisinage un point pour y établir ses quartiers d'hiver, parce que la région où il se trouve offre des ressources pour le moment, non pour toute l'année, avec ses vergers, ses vignes, toute sorte de cultures aux fruits plus agréables que nécessaires. (3) Des espions rapportèrent ce dessein à Fabius. Sachant bien qu'Hannibal prendrait, pour s'en retourner, le même défilé par où il était entré sur le territoire de Falerne, il fait occuper par des garnisons de moyenne importance le mont Callicula et Casilinum, (4) ville qui, traversée par le Vulturne, sépare le territoire de Falerne de la Campanie; lui-même ramène son armée par les mêmes crêtes qu'à l'aller, après avoir envoyé en reconnaissance, avec quatre cents cavaliers alliés, Lucius Hostilius Mancinus. (5) Celui-ci, - un des nombreux jeunes gens qui, souvent, écoutaient les fières harangues du maître de la cavalerie, - parti d'abord en éclaireur de façon à épier l'ennemi sans s'exposer, aussitôt qu'il vit des Numides dispersés çà et là dans les villages, et qu'il eut, en profitant de l'occasion, tué quelques-uns d'entre eux, (6) ne pensa plus qu'à se battre, et oublia les instructions du dictateur, qui lui avait ordonné de s'avancer seulement autant qu'il pourrait le faire en sûreté, et de se replier à temps pour ne pas être vu de l'ennemi. (7) Des groupes de Numides, qui se relayaient pour courir sur lui, puis s'enfuir, l'attirèrent presque jusqu'au camp carthaginois, en fatiguant ses chevaux et ses hommes. (8) Alors Carthalo, général en chef de la cavalerie, se portant contre lui au galop, après avoir fait tourner le dos aux Romains avant d'arriver à portée de trait, pendant près de cinq milles poursuivit sans arrêt les fuyards. (9) Quand Mancinus vit que l'ennemi ne cessait pas de le poursuivre, et qu'il n'avait aucun espoir de lui échapper, exhortant les siens, il revint au combat, quoique inférieur en forces à tous égards. (10) Aussi, lui-même et l'élite de ses cavaliers furent-ils cernés et tués; les autres, dans une course désordonnée, se réfugièrent d'abord à Calès, puis, par des sentiers presque impraticables, auprès du dictateur.

(11) Ce jour-là, justement, Fabius avait été rejoint par Minucius, envoyé par lui pour faire occuper solidement un défilé qui, au-dessus de Terracine, réduit à une gorge étroite, domine la mer, de peur que, de Sinuessa, le Carthaginois, par la voie Appienne, pût gagner le territoire romain. (12) Ayant joint leurs forces, le dictateur et le maître de la cavalerie reportent leur camp en bas, sur la route qu'allait suivre Hannibal. Les ennemis étaient à deux milles.

Hannibal pris dans une souricière

[XXII, 16]

(1) Le lendemain, les Carthaginois couvrirent de leur colonne le morceau de route qui se trouvait entre les deux camps. (2) Quoique les Romains se fussent établis au pied même de leurs retranchements, dans une position assurément plus favorable que la sienne, Hannibal monta de ce côté, avec des fantassins sans bagages et des cavaliers, pour les provoquer. Les Carthaginois attaquèrent sur divers points, en chargeant et se repliant ensuite; l'armée romaine leur résista sur place; (3) ce fut un combat traînant et plus conforme au désir du dictateur qu'à celui d'Hannibal. Deux cents Romains, huit cents ennemis y tombèrent. (4) Ainsi Hannibal paraissait bloqué, la route de Casilinum étant occupée, et dans des conditions telles que Capoue, le Samnium et tant de riches alliés, qui étaient derrière les Romains, les approvisionnaient, tandis que le Carthaginois allait hiverner entre les rochers de Formies et les sables et les étangs de Literne, au milieu d'affreuses forêts.

(5) Il n'échappa point à Hannibal qu'on l'attaquait avec ses propres artifices. Aussi, comme il ne pouvait s'échapper par Casilinum, qu'il lui fallait gagner les montagnes et franchir la crête de Callicula, de peur que le Romain n'assaillit sa colonne quand elle serait enfermée dans quelque vallée, (6) ayant inventé un stratagème propre à tromper les yeux par son aspect terrible, afin de duper l'ennemi, il décida de s'avancer furtivement, au début de la nuit, jusqu'au pied des monts. Voici comment il prépara sa ruse: (7) des torches, des fagots de petites branches et des sarments secs, ramassés de tous côtés dans les champs, sont attachés aux cornes des boeufs qu'il emmenait en grand nombre, dressés ou non, entre autre butin fait dans la campagne. (8) On prépara ainsi environ deux mille boeufs, et Hasdrubal fut chargé de pousser, la nuit, ce troupeau, les cornes enflammées, vers les montagnes, surtout, si possible, au-dessus du défilé occupé par l'ennemi.

Les boeufs aux cornes de feu

[XXII, 17]

(1) Aussitôt que l'obscurité commence, on lève le camp en silence; les boeufs sont menés un peu en avant des enseignes. (2) Dès qu'on arrive à la racine des montagnes et aux parties étroites de la route, on donne le signal d'allumer les cornes des boeufs et de lancer leur troupeau vers les monts situés en face. La peur de la flamme brillant sur leur tête, la chaleur qui gagnait déjà la chair vive, à la base des cornes, rendait ces animaux comme fous et les poussait. (3) Quand, soudain, ils coururent de tous côtés, comme si l'on avait mis le feu aux forêts et aux montagnes, toutes les branches des environs parurent brûler; et en secouant vainement leurs têtes - ce qui attisait la flamme - ils offraient l'apparence d'hommes courant çà et là.

(4) Les Romains placés en embuscade au passage du col, quand ils aperçurent au sommet des montagnes, au-dessus d'eux, ces feux si particuliers, se croyant tournés, quittèrent leur poste. En gagnant par les endroits où brillait le moins de feux, comme par le chemin le plus sûr, la crête des monts, ils tombèrent cependant sur certains boeufs qui s'étaient séparés de leur bande. (5) Et, d'abord, les regardant, de loin, comme des êtres qui respiraient des flammes, étonnés de ce miracle, ils s'arrêtèrent; (6) puis, découvrant là une ruse des hommes, et y voyant une embûche, dans un tumulte plus grand encore ils se précipitent pour fuir. Ils se jetèrent même au milieu des troupes légères de l'ennemi; mais la nuit, inspirant une peur égale au deux partis, empêcha, jusqu'au jour, l'un comme l'autre de commencer le combat. (7) Pendant ce temps, Hannibal, ayant fait franchir le défilé à toute sa colonne et surpris certains ennemis dans le défilé même, établit son camp sur le territoire d'Allifae.

Passage du défilé; Fabius revient à Rome

[XXII, 18]

(1) Fabius s'aperçut de cette alerte; mais pensant qu'il s'agissait d'une embuscade, et répugnant de toute façon à un combat de nuit, il retint les siens dans leurs retranchements. (2) À l'aube, il y eut, au pied du mont, un combat où, séparées des leurs, les troupes légères des Carthaginois auraient été facilement dominées par les Romains, sensiblement supérieurs en nombre, si une cohorte d'Espagnols, renvoyée exprès par Hannibal, n'était survenue. (3) Ces hommes, plus habitués à la montagne, plus adroits pour charger au milieu des pierres et des rochers et plus lestes, à la fois par leur agilité et par leur armement, devant un ennemi accoutumé à la plaine, lourdement armé et combattant de pied ferme, esquivèrent facilement ses attaques dans un combat de ce genre. (4) Aussi cette lutte fort inégale fut-elle vite interrompue: les Espagnols à peu prés tous indemnes, les Romains après avoir perdu quelques-uns des leurs, gagnèrent leur camp.

(5) Fabius décampa lui aussi et, passant le défilé, s'établit au-dessus d'Allifae, dans une position élevée et forte. (6) Alors Hannibal, feignant de marcher sur Rome par le Samnium, revint, en pillant, jusque chez les Paeligni; Fabius, se tenant entre l'armée ennemie et Rome, menait ses troupes par les crêtes, sans s'éloigner, sans engager le combat. (7) Quittant les Paeligni, Hannibal changea de direction, et, se retournant pour regagner l'Apulie, arriva à Géréonium, que, par crainte (une partie de ses remparts était tombée en ruine) ses habitants avaient abandonnée. Le dictateur établit un camp fortifié sur le territoire de Larinum. (8) Rappelé alors à Rome pour des cérémonies religieuses, il donna au maître de la cavalerie non seulement l'ordre, mais le conseil, il le pria presque de se fier à la prudence plus qu'à la fortune (9) et de l'imiter lui-même, comme général, plutôt que Sempronius et Flaminius. Minucius ne devait pas croire - disait Fabius - qu'on n'avait rien fait, quand on avait traîné presque tout l'été en déjouant les plans de l'ennemi; les médecins, eux aussi, obtenaient parfois plus de résultats par le repos que par le mouvement et l'action; (10) ce n'était pas peu de chose que d'avoir cessé d'être vaincu par un ennemi tant de fois vainqueur, d'avoir respiré après d'incessantes défaites. Après ces vains avertissements au maître de la cavalerie, le dictateur partit pour Rome.

 

 

 
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