Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre XXVI - Rome, 211 à 210

 

1. La situation en Italie - 211 ([XXVI, 1] à [XXVI, 16])

 

Entrée en charge des consuls aux ides de mars

[XXVI, 1]

(1) Cn. Fulvius Centumalus et P. Sulpicius Galba, nommés consuls, ayant pris, aux ides de mars, possession de leur charge, convoquèrent le sénat au Capitole, afin de le consulter sur les intérêts de la république, la conduite de la guerre, la répartition des provinces et des armées. (2) On prorogea le commandement de Q. Fulvius, d'Ap. Claudius, consuls de l'année précédente; on leur laissa les armées qu'ils avaient sous leurs ordres, et on leur enjoignit de ne point quitter le siège de Capoue, qu'ils ne l'eussent terminé. (3) C'était alors l'entreprise qui préoccupait le plus les Romains, moins à cause du plus légitime ressentiment qui fut jamais, (4) que parce que la réduction d'une ville si célèbre et si puissante, qui avait entraîné quelques peuples dans sa défection, devait faire pencher de nouveau les esprits vers le souvenir de leurs anciens maîtres.

(5) Les préteurs de l'année précédente, M. Junius en Étrurie et P. Sempronius dans la Gaule, conservèrent leur commandement avec les deux légions qui leur avaient été assignées. (6) M. Marcellus reçut l'ordre de rester en Sicile, en qualité de proconsul, pour terminer la guerre à la tête de l'armée qui lui était confiée: (7) s'il avait besoin de renfort, il pouvait le tirer des légions que commandait P. Cornélius, propréteur en Sicile, (8) pourvu qu'il ne choisît aucun des soldats que le sénat ne voulait ni licencier, ni faire revenir en Italie avant la fin de la guerre. (9) C. Sulpicius, à qui la Sicile était échue, reçut les légions qui avaient obéi à P. Cornélius, et les augmenta de l'armée de Cn. Fulvius, qui, l'année précédente, avait été honteusement battue et mise en fuite dans l'Apulie. (10) Le sénat avait décrété que le service de ces lâches soldats, comme celui des fugitifs de Cannes, ne finirait qu'avec la guerre: on y ajouta l'ignominieuse défense, pour les uns et les autres, d'hiverner dans les places fortes, ou de construire des quartiers à moins de dix milles de distance de quelque ville que ce fût.

(11) On donna à L. Cornélius le gouvernement de la Sardaigne avec les deux légions qui avaient servi sous Q. Mucius; quant aux renforts, les consuls pouvaient ordonner la levée de ceux qui seraient nécessaires. (12) Le commandement des côtes de la Sicile et de la Grèce fut conservé à T. Otacilius et M. Valérius, avec les légions et les flottes qu'ils avaient déjà. La Grèce était gardée avec cinquante vaisseaux et une légion; la Sicile avec cent vaisseaux et deux légions. (13) Cette année-là on mit sur pied vingt-trois légions romaines, pour faire la guerre sur terre et sur mer.

L'affaire Marcius

[XXVI, 2]

(1) Au commencement de l'année, lorsqu'il fut question des dépêches de L. Marcius, ses exploits parurent très brillants au sénat; mais le titre d'honneur qu'il avait pris en écrivant comme propréteur au sénat, titre qu'il ne tenait ni de la volonté du peuple, ni de l'autorité de cette assemblée, choquait un grand nombre de citoyens. (2) C'était un exemple pernicieux que l'élection des généraux par les armées, que la solennité des comices légitimes passant dans les camps et dans les provinces, loin des lois et des magistrats, et abandonnée au caprice des soldats. (3) Quelques-uns pensaient qu'il fallait soumettre la question au sénat; mais on jugea plus convenable d'ajourner cette délibération jusqu'après le départ des cavaliers qui avaient apporté les dépêches de Marcius. (4) On convint de répondre à la demande qu'il faisait de blé et d'habits pour l'année, "que le sénat s'occuperait de ces deux choses;" mais on arrêta de ne point employer la formule: "Au propréteur L. Marcius," afin qu'il ne regardât pas comme résolue une question dont on se réservait l'examen. (5) Quand les cavaliers furent partis, ce fut la première proposition que firent les consuls, et on resta unanimement d'avis d'engager les tribuns à demander au peuple, dans le plus court délai, quel général il voulait envoyer en Espagne commander l'armée qui avait servi sous les ordres de Cn. Scipion. (6) Cette affaire, traitée avec les tribuns, fut portée devant le peuple.

(7) Mais un autre débat préoccupait les esprits. C. Sempronius Blaesus, qui avait mis Cn. Fulvius en accusation à cause de la perte de l'armée dans l'Apulie, tenait contre lui dans les assemblées des discours où il répétait que "beaucoup de généraux avaient, par leur aveuglement et leur incapacité, précipité des armées vers leur ruine; (8) mais qu'aucun, à l'exception de Cn. Fulvius, n'avait corrompu ses légions par toutes sortes de vices avant de les livrer. Aussi pouvait-on dire avec vérité que, avant de voir l'ennemi, elles n'étaient déjà plus, et que ce n'était pas Hannibal, mais leur propre général qui les avait vaincues. (9) On ne se montrait pas, en allant aux suffrages, assez sévère dans le choix de ceux auxquels on confiait le commandement et des armées. (10) Quelle différence entre ce général et Ti. Sempronius! Celui-ci, mis à la tête d'une armée d'esclaves, avait bientôt obtenu, par la sévérité de la discipline et du commandement, qu'oubliant sous les armes leur état et leur origine, ils devinssent l'appui des alliés et la terreur des ennemis. Cannes, Bénévent et d'autres villes avaient été par eux comme arrachées des serres d'Hannibal et rendues au peuple romain. (11) Cn. Fulvius avait eu sous ses ordres une armée de véritables Romains, des hommes d'une naissance distinguée, d'une éducation libérale; il les avait imbus des vices des esclaves; par sa faute ils étaient devenus hautains et turbulents au milieu des alliés, lâches et sans énergie devant les ennemis, et ils n'avaient pas pu soutenir le choc, le cri même des Carthaginois. (12) Certes, il n'était pas étonnant que les soldats n'eussent pu tenir sur le champ de bataille, lorsque le général avait été le premier à fuir; (13) il l'était bien davantage que plusieurs d'entre eux fussent morts les armes à la main, et que tous n'eussent pas partagé la terreur et la fuite de Cn. Fulvius. C. Flaminius, L. Paulus, L. Postumius, Cn. et P. Scipion avaient mieux aimé périr dans la mêlée que d'abandonner leurs troupes enveloppées de toutes parts. (14) Cn. Fulvius était revenu presque seul à Rome annoncer la perte de l'armée. Par une injustice révoltante, les légions de Cannes, coupables d'avoir fui du champ de bataille, avaient été déportées en Sicile, sans qu'elles pussent en sortir avant que l'ennemi eût quitté l'Italie; un décret récent avait infligé la même peine aux légions de Cn. Fulvius, (15) et la fuite de Cn. Fulvius dans un combat témérairement livré par lui, resterait impunie! et il passerait sa vieillesse dans les lieux de débauche et de prostitution où s'était dissipée sa jeunesse; (16) tandis que des soldats, dont le seul crime était d'avoir imité leur général, seraient relégués en une sorte d'exil, et condamnés à un service ignominieux! Tant il y avait à Rome de différence entre la liberté du riche et celle du pauvre, de l'homme en dignité et du simple citoyen!"

Procès de Cn. Fulvius Flaccus

[XXVI, 3]

(1) L'accusé rejetait sa faute sur les soldats: "C'étaient leurs cris séditieux qui l'avaient forcé de les mener au combat, non le jour même qu'ils avaient exigé, parce qu'il était trop avancé, mais le lendemain, où, bien qu'il leur eût assuré les avantages du temps et du terrain, ils n'avaient pu résister soit à la renommée, soit à la force de l'ennemi. (2) Dans ce désordre, dans cette fuite générale, il avait été lui-même entraîné par la foule, comme Varron à la journée de Cannes, comme beaucoup d'autres généraux. (3) S'il eût seul résisté aux ennemis, de quel remède sa mort pouvait-elle être dans les désastres de la patrie? (4) Il n'avait pas été surpris par la disette des vivres; il ne s'était pas témérairement engagé dans des positions désavantageuses; il n'avait pas, faute d'avoir reconnu les lieux, donné dans des embuscades; c'est à force ouverte, les armes à la main, en bataille rangée, qu'il avait été vaincu; il n'avait été le maître ni du courage des siens ni de celui des ennemis, l'audace ou la peur dépendant du naturel de chacun."

(5) Accusé deux fois, on conclut contre lui à une amende; la troisième fois on produisit des témoins, et comme un grand nombre d'entre eux, en le chargeant de tous les torts, attestaient sous serment que c'était le préteur qui avait donné le signal de la fuite et de l'épouvante, (6) et que les soldats, ainsi abandonnés, avaient tourné le dos, persuadés que les craintes de leur chef n'étaient que trop fondées, l'assemblée, saisie d'une vive indignation, s'écria qu'il fallait conclure à une peine capitale. (7) Alors s'élevèrent de nouveaux débats. Le tribun qui avait conclu deux fois à l'amende déclara cette fois-là conclure à la peine capitale. (8) Les autres tribuns auxquels il en appela répondirent: "Qu'ils ne s'opposaient pas à ce que leur collègue, usant d'un droit consacré par les ancêtres, invoquât contre un simple particulier les lois ou les coutumes, jusqu'à ce qu'il l'eût fait condamner à une peine capitale ou à une amende." (9) Alors Sempronius dit "qu'il requérait contre Cn. Fulvius la peine du crime d'état," et demanda à C. Calpurnius, préteur de la ville, la convocation des comices par centuries.

(10) L'accusé se tourna vers une autre espérance: il pensait à demander pour défenseur son frère Q. Fulvius, qui jouissait alors d'un grand crédit à cause du bruit de ses exploits et de l'espoir qu'il donnait de prendre bientôt Capoue. (11) Fulvius écrivit au sénat des lettres pathétiques, où il demandait à défendre son frère dans cette accusation capitale; mais sur le refus des sénateurs qui trouvaient contraire aux intérêts de la république qu'il s'éloignât de Capoue, (12) Cn. Fulvius, sans attendre le jour des comices, s'exila à Tarquinies, et le peuple confirma cet exil par un jugement.

Poursuite du siège devant Capoue

[XXVI, 4]

(1) Cependant tout l'effort de la guerre était tourné contre Capoue; mais c'était plutôt un blocus qu'un siège. Les esclaves et le bas peuple ne pouvaient plus supporter la famine, ni la place envoyer des courriers vers Hannibal, tant elle était étroitement investie. (2) Il se trouva un Numide auquel on remit une lettre, sur sa promesse de s'échapper, et qui, fidèle à cet engagement, parvint, pendant la nuit, à traverser le camp romain. Cette évasion engagea les Campaniens à tenter, tandis qu'il leur restait encore quelques forces, une sortie sur tous les points. (3) Ils avaient un avantage incontestable dans les combats de cavalerie; mais leurs fantassins étaient battus. Toutefois les Romains éprouvaient moins de joie de leurs succès que de dépit de ceux d'un ennemi assiégé et presque en leur pouvoir.

(4) Enfin l'art vint suppléer à ce qui manquait à la force de la cavalerie; on fit dans toutes les légions un choix des jeunes gens les plus vigoureux et les plus lestes; on leur donna des boucliers plus courts que ceux des cavaliers, et sept dards longs de quatre pieds et terminés par un fer, comme les javelots des vélites. (5) Les cavaliers en prirent chacun un en croupe et l'accoutumèrent à se tenir derrière eux et à s'élancer à terre au premier signal donné. (6) Lorsque, après un entraînement quotidien, ils parurent assez aguerris, on s'avança dans la plaine qui s'étendait entre le camp et les murailles, contre la cavalerie campanienne rangée en bataille. (7) Arrivés à portée de trait, au signal donné, les vélites mettent pied à terre, et, devenus tout à coup fantassins de cavaliers qu'ils étaient, ils fondent sur les escadrons ennemis et lancent coup sur coup leurs traits avec vigueur. (8) Ils blessèrent un grand nombre d'hommes et de chevaux; mais la nouveauté de cette tactique et la surprise furent la principale cause de la frayeur de l'ennemi. La cavalerie romaine, se précipitant sur les Campaniens déjà frappés d'épouvante, en fit un grand carnage et les poursuivit jusqu'aux portes de la ville. (9) Dès lors la puissance romaine eut aussi la supériorité dans la cavalerie, (10) et les vélites furent désormais ajoutés aux légions. L'auteur de cette innovation fut, dit-on, un centurion appelé Q. Navius, et elle lui fit honneur auprès du général.

Hannibal se porte au secours de Capoue

[XXVI, 5]

(1) Telle était la situation des affaires auprès de Capoue: Hannibal était partagé entre le désir de s'emparer de la citadelle de Tarente et celui de conserver Capoue; (2) il se décida cependant en faveur de cette place, sur laquelle il voyait fixés tous les regards des alliés et des ennemis, et qui devait servir d'exemple, quel que fût le résultat de cette défection. (3) Il laisse donc dans le Bruttium une grande partie de ses bagages et tous les soldats pesamment armés, se met à la tête de ceux des fantassins et des cavaliers qu'il juge les plus capables d'une marche forcée, et se dirige vers la Campanie; malgré cette précipitation, il se fait suivre de trente-trois éléphants.

(4) Il s'arrête dans le creux d'une vallée, derrière le mont Tifate, qui dominait Capoue. Ayant, à son arrivée, emporté de force la redoute de Calatia et chassé la garnison, il tourne ses forces contre les assiégeants. (5) Il avait par des messagers fait prévenir les assiégés du moment où il commencerait l'attaque, afin qu'ils se préparassent de leur côté à faire en même temps une sortie générale. Cette manoeuvre causa aux Romains une grande épouvante; (6) car tandis qu'Hannibal les presse sur un point, tous les Campaniens, fantassins et cavaliers, et avec eux la garnison carthaginoise commandée par Hannon et Bostar, fondent sur eux d'un autre point. (7) Dans cette alarme subite, les Romains, pour ne pas laisser sans défense une partie de leur camp, tandis qu'ils protégeraient l'autre, firent ainsi le partage des troupes: (8) Ap. Claudius soutint l'effort des Campaniens, Fulvius celui d'Hannibal. Le propréteur C. Néron, avec la cavalerie de la sixième légion, se porta sur la route de Suessula; le lieutenant C. Fulvius Flaccus, à la tête de la cavalerie auxiliaire, en face du Vulturne.

(9) La bataille commença au milieu des cris et du tumulte ordinaires; mais outre le bruit des guerriers, des chevaux et des armes, la multitude inhabile à combattre, qui bordait les remparts, fit retentir l'air de clameurs et du choc de vases d'airain, comme on fait d'habitude dans les éclipses de lune au milieu du silence de la nuit, et le fracas fut tel qu'il attira l'attention même des combattants. (10) Appius repoussait aisément les Campaniens; Fulvius avait affaire à de plus grandes forces, étant pressé par Hannibal et par les Carthaginois. (11) La sixième légion perdit là du terrain, et fut repoussée par une cohorte espagnole qui, avec trois éléphants, pénétra jusqu'aux retranchements; déjà elle avait enfoncé le centre et courait ainsi une chance favorable ou périlleuse, pouvant forcer le camp romain ou se voir coupée.

(12) Fulvius, voyant le désordre de la légion et le danger qui menace le camp, exhorte Q. Navius et les autres principaux centurions "à charger la cohorte ennemie qui combattait au pied des palissades. (13) La position est devenue très critique: ou il faut laisser le chemin libre aux Espagnols, lesquels pénétreront jusque dans le camp avec moins de peine encore qu'ils ne se sont frayés un passage à travers les rangs serrés des Romains, ou il faut les exterminer dans les retranchements. (14) La chose n'était pas d'une si grande difficulté; les Espagnols étaient en petit nombre et séparés des leurs; et cette même légion qui, pour avoir pris l'alarme, paraissait coupée, n'avait qu'à faire face des deux côtés aux ennemis pour changer les chances du combat et les envelopper."

(15) À ces mots du général, Navius enlève au porte-enseigne le drapeau de la seconde compagnie des hastats, et menace de le jeter dans les rangs des ennemis si les soldats ne le suivent aussitôt et ne prennent part au combat. (16) Navius avait une taille remarquable, que relevait encore l'éclat de ses armes, et le drapeau qu'il tenait élevé avait attiré sur lui les regards des Romains et des ennemis. (17) Aussi, dès qu'il fut parvenu jusqu'à la première ligne des Espagnols, on fit pleuvoir sur sa tête une grêle de traits, et la cohorte presque entière se tourna contre lui seul; mais ni la multitude des ennemis ni cette grêle de flèches ne purent arrêter l'impétuosité de ce guerrier.

Échec d'Hannibal devant Capoue

[XXVI, 6]

(1) En ce moment, le lieutenant M. Atilius oblige l'enseigne de la première compagnie de la même légion à porter l'étendard au milieu de la cohorte espagnole. De leur côté, les gardiens du camp, les lieutenants L. Porcius Licinius et T. Popilius combattent courageusement devant les retranchements, et tuent les éléphants aux portes mêmes qu'ils essayaient de franchir. (2) Les corps de ces animaux, en comblant le fossé, formèrent une espèce de tertre et de pont, qui donna passage aux ennemis. Là, sur les cadavres de ces éléphants se livra une bataille sanglante.

(3) Dans l'autre partie du camp, les Campaniens et la garnison carthaginoise étaient déjà repoussés, et l'on combattait près de la porte même de Capoue qui conduit au Vulturne. (4) Les Romains eurent moins à résister à des ennemis armés qu'aux balistes et aux scorpions placés sur la muraille, et qui, portant fort loin, écartaient les assaillants. (5) D'ailleurs la blessure du général Ap. Claudius ralentit leur fougue. Au moment où, en avant des enseignes, il exhortait les siens, il fut atteint d'un javelot à la poitrine, au-dessous de l'épaule gauche. Cependant un grand nombre d'ennemis furent taillés en pièces devant la porte; les autres furent chassés en désordre jusque dans la ville. (6) Hannibal, après avoir vu le massacre de la cohorte espagnole et la défense acharnée du camp romain, renonça à le forcer, fit retirer les enseignes et ses fantassins, sa cavalerie suivant, comme arrière-garde, pour empêcher l'ennemi de les harceler. (7) Les légions brûlaient du désir de poursuivre les Carthaginois; mais Flaccus fit sonner la retraite, se contentant du double avantage qu'il avait obtenu, en prouvant aux Campaniens qu'Hannibal ne leur serait pas d'un grand secours, et en le faisant sentir à Hannibal lui-même.

(8) Les historiens qui ont parlé de cette bataille disent qu'on tua dans cette journée huit mille hommes de l'armée d'Hannibal et trois mille de celle des Campaniens; qu'on enleva quinze étendards aux Carthaginois et dix-huit aux Campaniens. (9) D'autres écrivains ne donnent pas tant d'importance à cette action et prétendent qu'il y eut plus de terreur que de carnage. Les Numides et les Espagnols, disent-ils, fondirent tout à coup sur le camp romain avec leurs éléphants. (10) Ces animaux, se ruant çà et là, renversèrent les tentes avec fracas et mirent en fuite les bêtes de somme qui rompaient leur licou. (11) Ils ajoutent qu'une ruse d'Hannibal accrut encore le désordre; que ses émissaires, qui parlaient la langue latine, allaient, au nom des consuls, donner aux soldats l'ordre de chercher en toute hâte une retraite dans les montagnes voisines, puisque le camp ne pouvait plus tenir; (12) mais que cet artifice, bientôt découvert, fut déjoué par un grand massacre des ennemis, et que le feu écarta du camp les éléphants. (13) Ce combat, quels qu'en aient été le commencement et l'issue, fut le dernier qu'on livra avant la reddition de Capoue.

Le médix tutique, qui est le magistrat suprême des Campaniens, était, cette année, un certain Seppius Loesius, d'une naissance obscure et d'une fortune médiocre. (14) Dans son enfance, sa mère offrant un sacrifice pour détourner un présage de famille, l'haruspice répondit qu'il parviendrait un jour à la première dignité de Capoue. Cette femme ne voyant aucun fondement à cet espoir, répondit: (15) "Certes, vous présagez pour les Campaniens un état désespéré, si mon fils doit s'élever à un tel honneur!" (16) Cette raillerie d'une prédiction qui devait se vérifier fut elle-même justifiée par l'événement. En effet, lorsque Capoue était pressée par le fer et par la faim, qu'il ne restait plus aucun espoir, et que ceux que leur naissance appelait aux dignités en refusaient l'honneur, (17) Loesius, à force de reprocher aux premiers citoyens de déserter, de trahir Capoue, obtint la souveraine magistrature, et fut de tous les Campaniens le dernier qui l'exerça.

Hanibal décide de marcher sur Rome (mars-avril 211)

[XXVI, 7]

(1) Hannibal, reconnaissant l'impossibilité d'attirer les Romains à un autre combat et de s'ouvrir Capoue, (2) craignant en outre que les nouveaux consuls ne lui coupassent les vivres, résolut d'abandonner une entreprise inutile et de décamper. (3) Tandis qu'il examinait vers quel point il se dirigerait, une réflexion soudaine le décida à marcher sur le foyer même de la guerre, sur Rome. On lui reprochait d'avoir laissé échapper, après la bataille de Cannes, une occasion toujours ardemment désirée, et lui-même ne dissimulait pas sa faute (4) "À la faveur d'une attaque imprévue et de l'effroi qu'elle causerait, il pouvait, disait-il, espérer se rendre maître de quelque partie de la ville; (5) et si Rome était en danger, les deux généraux romains, ou du moins l'un des deux, abandonneraient aussitôt Capoue; le partage de leurs troupes les affaiblirait l'un et l'autre, et lui donnerait à lui-même ou aux Campaniens l'occasion de les combattre avec succès." (6) Un seul soin l'inquiétait: son départ pouvait devenir le signal de la reddition de Capoue. Il engage, à force de présents, un Numide déterminé à tout oser, à se charger d'une lettre, à entrer comme transfuge dans le camp romain et à pénétrer ensuite secrètement dans la place. (7) La lettre était remplie de mots encourageants: "Sa retraite, commandée par leur salut même, devait forcer les généraux romains et leurs armées de marcher à la défense de Rome et d'abandonner le siège de Capoue. (8) Si l'on ne perdait point courage, si l'on patientait encore quelques jours, la ville serait entièrement délivrée du blocus." (9) Ensuite il s'empare des bâtiments qui se trouvaient sur le Vulturne, et les fait remonter jusqu'au fort qu'on avait construit par ses ordres pour défendre cette position. (10) Voyant qu'il y en avait une assez grande quantité pour passer ses troupes en une nuit, il fait préparer des vivres pour dix jours et amène, pendant la nuit, ses légions sur les bords du fleuve, qu'il traverse avant le jour.

Organisation des secours

[XXVI, 8]

(1) Avant que ce projet fût exécuté, Fulvius Flaccus en fut instruit par des transfuges; il écrivit à Rome, au sénat: cette nouvelle affecta les esprits selon la différence des caractères. (2) Une situation aussi critique fit aussitôt convoquer le sénat. P. Cornélius, surnommé Asina, voulait qu'on rappelât de l'Italie entière tous les chefs et toutes les armées; qu'on oubliât Capoue et toute autre expédition, pour protéger Rome. (3) Fabius Maximus répondit "que lever le siège de Capoue, trembler au moindre geste d'Hannibal, et se préoccuper ainsi de ses marches et contremarches, lui semblait honteux. (4) Le vainqueur de Cannes n'avait point osé marcher sur Rome; aujourd'hui, repoussé devant Capoue, aurait-il donc conçu l'espoir de s'en emparer? (5) Non, il ne venait point assiéger Rome; mais il voulait délivrer Capoue. Rome devait trouver des défenseurs dans l'armée qui était dans son enceinte, dans Jupiter, témoin des traités violés par Hannibal, et dans les autres dieux."

(6) Tenant le milieu entre ces deux avis contraires, celui de P. Valérius Flaccus l'emporta: il conciliait tous les intérêts. Il proposa "d'écrire aux généraux qui étaient devant Capoue, et de leur faire connaître ce que Rome avait de forces pour sa défense; ils savaient avec combien de troupes marchait Hannibal et combien il en fallait pour continuer le siège. (7) Si l'un des deux chefs pouvait se détacher avec une partie des légions, en laissant son collègue devant Capoue avec des forces suffisantes pour la réduire, (8) Claudius et Fulvius devaient décider ensemble qui des deux continuerait le siège, et qui viendrait à Rome, pour protéger la patrie."

(9) À la réception de ce sénatus-consulte, le proconsul Q. Fulvius, à qui la blessure de son collègue faisait une obligation de se rendre à Rome, choisit, dans les trois armées, quinze mille fantassins, mille cavaliers, et leur fit passer le Vulturne. (10) De là, assuré qu'Hannibal s'avancerait par la voie Latine, il prit la voie Appienne, et envoya des courriers dans les villes municipales qui bordent cette route, telles que Sétia, Cora, Lavinium, (11) pour avoir des vivres tout prêts dans ces villes, et en faire apporter des campagnes voisines sur son chemin; chaque cité devait en outre rassembler des garnisons pour se défendre avec ses propres ressources.

Hannibal sous les remparts de Rome

[XXVI, 9]

(1) Hannibal, le jour même où il traversa le Vulturne, campa à peu de distance de ce fleuve. (2) Le lendemain, passant devant Calès, il se rendit sur le territoire de Sidicinum; il s'y arrêta tout un jour pour ravager le pays, et poursuivit sa route par la voie Latine, sur les terres de Suessula, d'Allifae et de Casinum. Il demeura deux jours sous les murs de cette ville et dévasta le territoire d'alentour. (3) De là, longeant Interamna et Aquinum, il arriva dans les plaines de Fregellae, sur les bords du fleuve Liris, où il trouva le pont rompu par les Frégellans, dans le but de retarder sa marche.

(4) De son côté, Fulvius fut d'abord arrêté près du Vulturne, Hannibal ayant brûlé les bateaux, et la disette de bois rendant très difficile la construction de radeaux. (5) Lorsque l'armée eut passé sur des pontons, Fulvius continua sa route sans obstacle, trouvant des vivres en abondance, tant dans les villes que sur son chemin. Les soldats, pleins d'ardeur, s'exhortaient les uns les autres à doubler le pas, se rappelant qu'ils marchaient à la défense de la patrie.

(6) Un courrier de Fregellae, qui avait marché sans relâche jour et nuit, jeta dans Rome une grande terreur. L'affluence des habitants de la campagne, dont les récits ajoutaient le mensonge à la vérité, avait répandu l'agitation dans toute la ville. (7) C'était peu que les femmes fissent retentir de leurs gémissements les maisons particulières; les dames de distinction, bravant tous les regards, couraient en foule vers les temples des dieux; les cheveux épars, agenouillées au pied des autels, (8) les mains tendues vers le ciel et vers les dieux, elles les supplient d'arracher Rome aux mains des ennemis, et de sauver l'honneur et la vie aux mères romaines et à leurs jeunes enfants. (9) Le sénat se tient dans le forum, prêt à aider les magistrats de ses décrets. Les uns reçoivent des ordres et courent où les appelle leur mission: les autres viennent d'eux-mêmes offrir leurs services; des troupes sont placées dans la citadelle, dans le Capitole, sur les remparts, autour de la ville, sur le mont Albain et dans Valeriusa citadelle d'Aefula. (10) Dans ce tumulte, on apprend que le proconsul Q. Fulvius est parti de Capoue avec son armée. Pour qu'il ne perde rien de son autorité, à son entrée dans Rome, le sénat décrète que son pouvoir sera égal à celui des consuls.

(11) Hannibal, se vengeant de la rupture du pont par la dévastation complète du territoire de Fregellae, traverse les plaines de Frusinum, de Férentinum, d'Anagni, et arrive dans le Labicum. (12) De là, prenant par le mont Algide, il paraît devant Tusculum: on lui en ferme les portes; il passe au-dessous de cette ville, tourne à droite et descend à Gabies. Puis il s'avance sur Pupinia et vient camper à huit milles de Rome. (13) Plus l'ennemi approchait, plus le carnage qu'on faisait des fuyards était affreux, les Numides formant l'avant-garde: on faisait beaucoup de prisonniers de tout âge et de tout sexe.

Panique à Rome

[XXVI, 10]

(1) Au milieu de cette épouvante, Fulvius Flaccus entre à Rome avec son armée par la porte Capène, et traverse le quartier des Carènes et des Esquilies; puis il vient camper entre les portes Esquiline et Colline. (2) Les édiles plébéiens y font passer des vivres. Les consuls et le sénat se rendirent au camp, et l'on y délibéra sur les nécessités extrêmes de la république. On décida que les consuls camperaient entre les portes Colline et Esquiline; que C. Calpurnius, préteur de la ville, aurait le commandement du Capitole et de la citadelle, et que le sénat se tiendrait en corps dans le forum, afin de pouvoir y tenir conseil sur les événements imprévus.

(3) Cependant Hannibal était venu asseoir son camp sur les bords de l'Anio, à trois milles de Rome. De là, il s'avança en personne, à la tête de deux mille cavaliers, du côté de la porte Colline, jusqu'au temple d'Hercule; et, s'approchant à cheval le plus près possible, il examina les remparts et la situation de la ville. (4) Lui laisser faire impunément cette bravade parut une honte à Flaccus: il détacha quelques escadrons, avec ordre de chasser et de repousser jusque dans ses lignes la cavalerie ennemie.

(5) Le combat était déjà engagé, lorsque les consuls ordonnèrent aux transfuges numides qui, au nombre de douze cents, occupaient le mont Aventin, de traverser la ville et de gagner les Esquilies, (6) jugeant qu'il n'y avait pas de troupes plus propres à combattre au milieu des vallées, des jardins, des tombeaux et des chemins creux dont ce quartier est rempli. Plusieurs Romains, les voyant de la citadelle et du Capitole descendre à cheval par la rue Publicius, s'écrièrent que l'Aventin était pris. (7) Ces mots occasionnèrent un tel désordre parmi ceux qui fuyaient que toute cette multitude tremblante se serait précipitée hors des murailles, si les Carthaginois n'eussent pas été campés aux portes mêmes de Rome. Chacun se réfugiait dans les maisons, sur les toits, et accablait de pierres et de traits, comme autant d'ennemis, ses propres concitoyens errant çà et là dans les rues. (8) Il était impossible de faire cesser le tumulte et de reconnaître l'erreur, les chemins étant encombrés de gens des campagnes et de bestiaux, qu'une frayeur soudaine avait jetés dans la ville. (9) Les Romains furent vainqueurs dans le combat de cavalerie, et les Carthaginois repoussés. Comme on avait à réprimer les mouvements qui naissaient sans motifs sur plusieurs points, on résolut de rendre le pouvoir à tous ceux qui avaient été dictateurs, consuls ou censeurs, pour l'exercer jusqu'à la retraite de l'ennemi. (10) Le reste du jour et la nuit suivante, il y eut encore beaucoup d'alarmes, qui furent apaisées.

Rome sauvée par la grêle

[XXVI, 11]

(1) Le lendemain, Hannibal, qui avait passé l'Anio, rangea toutes ses troupes en bataille: Flaccus et les consuls ne refusèrent point le combat. (2) Les deux armées en présence allaient engager une action dont Rome eût été le prix, lorsqu'une pluie battante, mêlée de grêle, jeta un tel désordre dans les rangs des deux partis que, pouvant à peine retenir leurs armes, ils se retirèrent dans leur camp, sans avoir ni d'un côté ni de l'autre cédé le terrain par peur. (3) Le lendemain, les armées s'avancent en bataille au même endroit; un ouragan semblable les sépare; et dès qu'elles sont rentrées dans leurs lignes, ô prodige! le calme et la sérénité renaissent. (4) Les Carthaginois attribuèrent cet événement à l'intervention divine, et l'on entendit Hannibal s'écrier "que les dieux lui refusaient tantôt la volonté, tantôt le pouvoir de prendre la ville de Rome." (5) Deux autres circonstances, l'une futile et l'autre grave, diminuèrent encore son espoir. La première, d'une grande importance, ce fut la nouvelle que reçut Hannibal, au moment même où il campait sous les murs de Rome, que des soldats romains partaient, enseignes déployées, pour aller renforcer l'armée d'Espagne. (6) La seconde avait moins de gravité: il sut par un prisonnier que le champ où il était campé venait d'être vendu, sans que cette circonstance en eût diminué le prix. (7) Il s'indigna de tant de fierté et de ce qu'un terrain dont la guerre l'avait rendu possesseur et maître eût trouvé à Rome un acquéreur; et, faisant aussitôt venir un crieur, il ordonna qu'on mît à l'encan les boutiques d'orfèvres, qui étaient alors autour du forum romain.

(8) Enfin, ému de toutes ces choses, il recula son camp sur les bords de la rivière Tutia, à six milles de Rome, et se dirigea ensuite vers le bois sacré de Féronie, où se trouvait un temple alors célèbre par ses richesses. (9) Des Capenates, antiques habitants de ces lieux, en y portant pour offrandes les prémices des fruits de la terre et d'autres présents, y avaient accumulé beaucoup d'or et d'argent. Hannibal dépouilla le temple de tous ses trésors; on trouva, après son départ, des monceaux de bronze, débris qu'une frayeur religieuse avait fait abandonner des soldats. (10) Tous les écrivains sont d'accord sur la spoliation de ce temple. Suivant Coelius, Hannibal, marchant sur Rome, se détourna d'Erétum pour s'y rendre, prit sa route par Réate, Cutiliae et Amiternum, (11) passa de la Campanie dans le Samnium, de là chez les Péligniens. Laissant de côté la place de Sulmone dans le pays des Marrucins, il traversa le territoire d'Albe chez les Marses, et parvint ensuite à Amiternum et au bourg de Foruli. (12) Il n'y a pas là d'erreur; les traces d'une si grande armée n'ayant pu se confondre dans les souvenirs, après un laps de temps si court: il est en effet constant qu'Hannibal suivit cette route. (13) Il ne reste plus qu'à savoir si c'est en venant à Rome ou en regagnant la Campanie.

Reprise du siège devant Capoue

[XXVI, 12]

(1) Au reste, les Romains mirent plus d'opiniâtreté à presser le siège de Capoue qu'Hannibal à défendre cette place; (2) car il passa de la Lucanie dans le Bruttium, et se porta vers le détroit et jusqu'à Régium avec une telle promptitude, que son arrivée imprévue faillit surprendre les habitants. (3) Quant à Capoue, dont le siège, pendant ce temps-là, avait été poussé avec la même vigueur, elle s'aperçut du retour de Flaccus, et s'étonna beaucoup de ne pas voir Hannibal revenir en même temps que lui. (4) Les habitants apprirent ensuite, dans des pourparlers, qu'ils étaient abandonnés, livrés à eux-mêmes, et que les Carthaginois avaient perdu toute espérance de conserver Capoue. (5) À cette nouvelle se joignit une proclamation du proconsul, publiée d'après un sénatus-consulte et répandue parmi les ennemis. Elle portait "que tout citoyen de Capoue qui, avant un jour marqué, passerait dans le camp romain, y serait en sécurité." (6) Personne ne s'y rendit, moins par devoir que par crainte; car ils savaient que leur défection les avait jetés dans de trop grandes fautes pour qu'on pût les leur pardonner. (7) Mais si l'intérêt personnel ne poussait aucun particulier à se rendre à l'ennemi, il n'était pris non plus aucune mesure de salut public. (8) La noblesse abandonnait entièrement le soin des affaires et refusait de s'assembler en sénat. La suprême magistrature était dévolue à un homme qui, loin d'en tirer quelque honneur, lui avait, par sa bassesse, ôté toute force et toute dignité. (9) Dans le forum, dans les lieux publics, on n'apercevait plus un seul citoyen marquant: renfermés chez eux, ils attendaient de jour en jour la ruine de leur patrie, signal de leur perte.

(10) Tout le soin des affaires reposait dans Bostar et dans Hannon, commandants de la garnison carthaginoise; mais, plus préoccupés de leur propre péril que de celui de leurs alliés, (11) ils écrivirent à Hannibal en termes libres et même amers, lui reprochant "de n'avoir pas seulement livré Capoue aux Romains, mais de les avoir trahis, exposés à toutes les tortures, eux et la garnison; (12) pour lui, il s'était retiré dans le Bruttium, comme pour éviter d'être le témoin de la prise de leur ville, tandis que les Romains n'avaient pu, par le siège même de Rome, être arrachés au siège de Capoue: (13) tant la haine romaine était plus constante que l'amitié carthaginoise. S'il revenait à Capoue, s'il dirigeait sur ce point tout l'effort de la guerre, ils se tiendraient prêts, ainsi que les Campaniens, à faire une sortie. (14) Ce n'était pas pour faire la guerre à Régium et à Tarente qu'ils avaient passé les Alpes; où étaient les légions romaines, là aussi devaient se trouver les armées carthaginoises. C'est ainsi qu'on avait vaincu à Cannes, ainsi à Trasimène, en cherchant l'ennemi, en plaçant son camp près du sien, en ne cessant de tenter la fortune."

(15) Les lettres écrites dans ce sens sont données à des Numides, qui, pour une récompense, ont promis leur service. Ils arrivent, comme transfuges, dans le camp de Flaccus, afin de s'échapper en temps opportun. La famine, qui depuis longtemps désolait Capoue, ne rendait pas improbable le motif de cette désertion; (16) mais une Campanienne, la maîtresse d'un des transfuges, arrive tout à coup dans le camp et déclare au général romain que les Numides, à la faveur de cette feinte désertion, sont porteurs de lettres pour Hannibal; (17) l'un d'entre eux le lui a avoué, et elle est prête à le convaincre. Le transfuge, confronté avec elle, met d'abord assez d'assurance à feindre de ne la pas connaître; mais cédant peu à peu à la force de la vérité et à la crainte de la question dont on le menace et qu'on apprête, il avoue le fait, (18) livre les lettres, et ajoute à sa déposition la révélation d'un point encore ignoré, que d'autres Numides erraient comme transfuges dans le camp romain. (19) Plus de soixante-dix furent pris et battus de verges avec les nouveaux déserteurs; on leur coupa les mains, et on les fit rentrer dans Capoue. La vue de cet affreux supplice abattit le courage des Campaniens.

Reddition de Capoue; discours de Vibius Verrius

[XXVI, 13]

(1) Le peuple, se portant en foule au palais, obligea Loesius d'assembler le sénat; on menaça publiquement les principaux sénateurs, s'ils ne se rendaient pas au conseil, où depuis longtemps ils n'assistaient plus, d'aller les chercher jusque dans leurs maisons et de les traîner de force dans les rues. Cette menace entoura Loesius d'un sénat assez nombreux. (2) Tous étaient d'avis d'envoyer des ambassadeurs aux généraux romains, lorsque Vibius Virrius, dont les conseils avaient décidé la révolte contre Rome, interpellé à son tour, (3) soutient d'abord "que ceux qui parlent d'ambassade, de paix, de soumission, ont oublié ce qu'ils eussent fait eux-mêmes s'ils avaient eu les Romains en leur pouvoir, et ce qu'ils doivent en attendre.

(4) Eh quoi! ajoute-t-il, croyez-vous qu'en nous rendant aujourd'hui nous serons traités comme dans le temps où, pour obtenir leur secours contre les Samnites, nous leur avons livré nos personnes et nos biens? (5) Avez-vous déjà oublié à quelle époque et dans quelles circonstances nous avons renoncé à l'alliance des Romains? comment, dans notre révolte, au lieu de renvoyer leur garnison, nous l'avons fait périr au milieu des tourments et des outrages? (6) Combien de fois et avec quel acharnement nous nous sommes jetés sur eux pendant le siège, nous avons attaqué leur camp et appelé Hannibal pour les écraser? comment, enfin, nous l'avons tout récemment pressé de quitter ce pays pour aller assiéger Rome?

(7) Rappelez-vous aussi avec quelle animosité ils ont eux-mêmes agi contre nous, et, par là, jugez de ce que vous devez en attendre. Lorsqu'ils avaient en Italie un ennemi étranger, et que cet ennemi était Hannibal; lorsque la guerre avait mis tout en feu dans leur empire, oubliant tous leurs ennemis, oubliant Hannibal lui-même, c'est au siège de Capoue qu'ils ont envoyé les deux consuls et les deux armées consulaires. (8) Depuis près de deux ans ils nous tiennent investis et enfermés dans nos murs, où ils nous épuisent par la faim, exposés comme nous aux plus grands périls et supportant des fatigues extrêmes, souvent massacrés autour de leurs retranchements et de leurs fossés, et dernièrement presque forcés dans leurs lignes.

(9) Mais c'est peu encore; car rien de plus ordinaire que d'affronter les fatigues et les dangers au siège d'une ville ennemie; voici une marque de ressentiment et de haine implacable. (10) Hannibal, avec des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie, est venu attaquer leur camp et l'a pris en partie; un danger si pressant ne leur a point fait interrompre le siège. Il a passé le Vulturne et livré aux flammes tout le territoire de Calès; cet horrible désastre de leurs alliés ne les a point fait marcher à leur secours. (11) Il a tourné ses armes contre Rome elle-même; ils ont méprisé cet orage menaçant. Il a franchi l'Anio et campé à trois milles de la ville; il s'est approché de ses remparts, de ses portes mêmes; il leur a montré qu'ils allaient perdre Rome s'ils n'abandonnaient pas Capoue; ils ne se sont pas retirés. (12) Les bêtes féroces, même dans les plus violents accès de leur rage, si elles voient qu'on attaque leurs tanières et leurs petits, quittent tout pour courir les défendre. (13) Il n'en est pas ainsi des Romains: ni Rome menacée, ni leurs femmes, ni leurs enfants, dont les cris plaintifs retentissaient presque jusqu'ici, ni leurs autels, ni leurs foyers, ni les temples de leurs dieux, ni les tombeaux de leurs ancêtres profanés et détruits, rien n'a pu les arracher de Capoue: tant ils sont avides de vengeance, tant ils ont soif de notre sang! (14) Et peut-être n'est-ce pas à tort: nous eussions fait comme eux si la fortune nous eût été favorable.

Mais puisque les dieux immortels en ont ordonné autrement, et que je ne dois même pas refuser la mort, je puis au moins, tandis que je suis encore libre et maître de moi, éviter, par une mort aussi douce qu'honorable, les tourments et les outrages que l'ennemi me destine. (15) Je ne verrai point Ap. Claudius et Q. Fulvius tout fiers de leur insolente victoire; je ne me verrai pas chargé de fers, traîné dans les rues de Rome, servir d'ornement à leur triomphe, pour être ensuite jeté dans un cachot, ou, attaché à un poteau, être déchiré à coups de verges et tendre ma tête à la hache romaine; je ne verrai point la ruine et l'embrasement de ma patrie, ni le déshonneur et l'opprobre de nos épouses, de nos filles et de notre jeune noblesse. (16) Albe, le berceau de Rome, fut par les Romains détruite de fond en comble, pour qu'il ne restât aucune trace, aucun souvenir de leur origine: puis-je croire, après cet exemple, qu'ils épargneront Capoue, qui leur est plus odieuse que Carthage?

(17) Ceux donc d'entre vous qui veulent céder à la destinée avant d'être témoins de tant d'horribles maux, trouveront aujourd'hui chez moi un festin préparé pour eux. (18) Lorsque nous serons rassasiés de vin et de nourriture, une coupe, qui m'aura été présentée d'abord, sera portée à la ronde. Ce breuvage arrachera nos corps aux supplices, notre âme à l'infamie, nos yeux, nos oreilles à la nécessité de voir et d'entendre toutes les horreurs, toutes les indignités qu'on réserve aux vaincus. Il se trouvera des gens tout prêts pour jeter dans un vaste bûcher, allumé dans la cour de ma maison, nos corps inanimés. (19) C'est la seule voie qui nous reste de mourir avec honneur et en hommes libres. Nos ennemis eux-mêmes admireront notre courage, et Hannibal saura quels alliés il a abandonnés et trahis."

Suicide collectif. Premières arrestations

[XXVI, 14]

(1) Ce discours de Virrius fut approuvé de la plupart des sénateurs; mais ils n'eurent pas tous le courage d'exécuter ce qui avait obtenu leur assentiment. (2) Le plus grand nombre d'entre eux ne désespérèrent pas de la clémence du peuple romain, déjà éprouvée dans beaucoup de guerres; ils firent passer l'avis de se rendre, et envoyèrent aux consuls des députés pour leur livrer Capoue.

(3) Vibius Virrius fut suivi de vingt-sept sénateurs environ, qui se mirent à table avec lui dans sa maison. Après avoir perdu dans l'ivresse le sentiment du malheur qui les menaçait, ils prirent tous le poison préparé; (4) puis se levant de table, ils se donnèrent la main et le dernier baiser, en versant des larmes sur leur sort et sur celui de leur patrie. Les uns restèrent pour être brûlés sur le même bûcher, les autres se retirèrent dans leurs demeures. (5) L'excès de la nourriture et du vin retarda le moment de leur mort et affaiblit l'effet du poison. Aussi la plupart d'entre eux languirent-ils encore toute la nuit et une partie du jour suivant; tous cependant expirèrent avant qu'on eût ouvert aux ennemis les portes de Capoue.

(6) Le lendemain, la porte de Jupiter, qui était en face du camp romain, fut ouverte sur l'ordre du proconsul; on fit entrer par là une légion et deux escadrons de troupes auxiliaires, sous la conduite du lieutenant C. Fulvius. (7) Dès qu'il eut pourvu à ce qu'on lui apportât les armes de toutes sortes qui étaient dans Capoue, et placé des corps de garde à toutes les portes, pour empêcher qui que ce fût de sortir ou de s'échapper, il arrêta la garnison carthaginoise et ordonna au sénat de se rendre au camp, auprès des généraux romains. (8) Aussitôt après leur arrivée, on les mit tous aux fers, et on leur enjoignit de déclarer aux questeurs ce qu'ils possédaient d'or et d'argent. L'or monta à soixante-dix livres pesant, et l'argent à trois mille deux cents livres. (9) Vingt-cinq sénateurs furent envoyés comme prisonniers à Calès, et vingt-huit à Téanum; c'étaient ceux que l'on savait être les principaux auteurs de la défection.

Exécution des sénateurs de Capoue

[XXVI, 15]

(1) Fulvius et Claudius n'étaient pas d'accord sur le supplice à infliger aux sénateurs campaniens. Claudius était disposé à pardonner, Fulvius était pour les mesures de rigueur. (2) Appius remettait toute cette affaire à la décision du sénat romain; (3) il lui semblait juste de laisser aux sénateurs le temps de s'informer si les Campaniens avaient eu des intelligences avec quelques alliés du nom latin et avec les villes municipales, et s'ils avaient été, dans cette guerre, aidés de leurs secours. (4) "Il fallait bien se garder, disait au contraire Fulvius, d'inquiéter, par des soupçons sans fondement, les esprits de fidèles alliés et de faire dépendre leur sort des dépositions de gens qui n'avaient jamais pesé ni leurs actions ni leurs discours. Il était donc décidé à supprimer, à étouffer de pareilles informations."

(5) S'étant séparés après ces mots, Appius, malgré le ton menaçant de son collègue, ne doutait pas qu'il n'attendît des lettres de Rome, dans une question si grave; (6) mais Fulvius ne voulant pas qu'un tel obstacle empêchât l'accomplissement de ses desseins, sort du prétoire, et ordonne aux tribuns militaires et aux commandants des alliés de veiller à ce que deux mille cavaliers d'élite soient prêts pour la troisième veille de la nuit. (7) Étant parti à la tête de ce détachement, il entre, au point du jour, à Téanum, et va droit à la place publique où l'arrivée de cette cavalerie avait fait accourir le peuple. Là, il fait appeler le magistrat suprême et lui ordonne d'amener les Campaniens confiés à sa garde. Ils s'avancent tous; ils sont battus de verges et frappés de la hache.

(8) De là Fulvius court à Calès de toute la vitesse de son cheval. Déjà il était assis sur son tribunal, déjà les Campaniens, qu'on lui avait livrés, étaient attachés au poteau, lorsqu'un courrier arrive de Rome en toute hâte et lui remet une dépêche du préteur C. Calpurnius et un sénatus-consulte. (9) Le bruit se répand au pied du tribunal et dans toute l'assemblée que c'est un ordre de renvoyer au sénat toute l'affaire des Campaniens. Fulvius, qui le pressentait aussi, prend la lettre, la met, sans l'ouvrir, dans sa toge, et enjoint au héraut d'ordonner au licteur d'agir selon la loi. Ainsi les détenus de Calès sont suppliciés comme ceux de Téanum. (10) Fulvius lit ensuite la lettre et le sénatus-consulte, trop tard pour arrêter cette exécution qu'il avait précipitée pour que rien ne pût l'empêcher. (11) Fulvius se levait de son tribunal lorsque le Campanien Vibellius Tauréa, perçant la foule au milieu de la ville, l'appelle par son nom. Flaccus, étonné, se rassied, pour savoir qui l'apostrophe ainsi. (12) "Ordonne, s'écrie alors Vibellius, qu'on me tue aussi, afin que tu puisses te glorifier d'avoir fait périr un homme beaucoup plus brave que toi." (13) Fulvius répond "que cet homme n'a sans doute plus sa raison; que d'ailleurs un sénatus-consulte lui défend de le mettre à mort, lors même qu'il le voudrait." (14) "Eh bien! reprend Vibellius, puisque, après avoir vu livrer ma patrie et périr mes parents et mes amis, après avoir tué de ma main ma femme et mes enfants, pour les soustraire à d'indignes traitements, il ne m'est pas permis d'expirer comme ceux de mes concitoyens qu'on vient d'égorger, mon courage me délivrera de cette odieuse existence." (15) À ces mots il tire un poignard caché sous sa toge, se perce le coeur et tombe expirant aux pieds du général.

Le sort de Capoue après la capitulation

[XXVI, 16]

(1) Comme les mesures relatives au supplice des Campaniens et la plupart de celles qui suivirent le siège furent ordonnées par le seul Flaccus, des auteurs ont écrit qu'Ap. Claudius était mort avant la reddition de Capoue; (2) ils assurent aussi que ce même Tauréa ne se rendit pas à Calès de son plein gré, et ne se tua point lui-même; mais que, tandis qu'on l'attachait au poteau avec les autres, le bruit empêchant d'entendre ce qu'il criait, Flaccus fit faire silence; (3) qu'alors Tauréa lui dit ce qu'on a rapporté plus haut: "Que le plus courageux des hommes mourait par les ordres d'un lâche;" et qu'à ces mots le proconsul fit crier par le héraut: "Licteur, commence par frapper de verges cet homme courageux, et que le premier il tombe sous le glaive de la loi. (4) D'autres prétendent que Fulvius lut le sénatus-consulte avant l'exécution; mais comme il y avait à la fin de ce décret "que s'il le jugeait à propos, il renverrait toute l'affaire au sénat", il pensa qu'il lui était permis de décider ce qu'il croyait le plus utile à la république. (5) De retour à Capoue, après avoir quitté Calès, il reçut la soumission d'Atella et de Calatia, et il sévit pareillement contre les instigateurs de la défection. (6) Ainsi on punit de mort environ soixante-dix sénateurs; trois cents nobles Campaniens à peu près furent jetés dans les fers; d'autres, envoyés en prison dans les villes des alliés du nom latin, moururent de divers accidents; tout le reste des citoyens de Capoue fut vendu comme esclaves.

(7) Ensuite on délibéra sur le sort de la ville et de son territoire. Quelques-uns furent d'avis de raser une cité si puissante, voisine et ennemie de Rome. Toutefois l'utilité présente l'emporta: comme on savait que le terrain était le plus fertile de l'Italie, la ville fut conservée pour servir de demeure aux cultivateurs. (8) On retint à Capoue, comme population principale, les affranchis, les marchands et les ouvriers; tout le territoire et les édifices publics devinrent la propriété du peuple romain. (9) Capoue ne fut désormais, comme ville, qu'un lieu d'habitation fixe ou momentanée; elle n'eut plus ni corps municipal, ni sénat, ni assemblée du peuple, ni magistrats. (10) Privée de conseil public et d'une autorité légitime, cette multitude désorganisée n'était plus capable de tramer un complot. Il fut décidé qu'on y enverrait de Rome tous les ans un préfet pour rendre la justice.

(11) Ainsi fut réglé ce qui regardait Capoue, avec une politique louable en tous points. La sévérité et la promptitude présidèrent au châtiment des plus coupables; la multitude des citoyens se vit dispersée sans aucun espoir de retour; on ne sévit ni par l'incendie ni par la destruction contre des maisons, contre des murs innocents du crime des habitants, (12) et Rome n'eut à recueillir que du profit de la réputation de clémence qu'elle acquérait dans l'esprit des alliés, en conservant la ville la plus célèbre et la plus opulente de l'Italie, une ville dont la ruine eût fait gémir toute la Campanie et tous les peuples voisins. (13) Elle obligea l'ennemi à reconnaître qu'elle était aussi forte pour châtier des alliés infidèles qu'Hannibal était impuissant pour protéger ceux qui se fiaient à sa foi.

 

 
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