Seconde expédition de César en Bretagne
1.
Tels sont les événements qui se passèrent à Rome, l'an 700 de sa fondation. Dans
la Gaule, pendant que L. Domitius et Cl. Appius étaient encore consuls, César,
outre les autres préparatifs de guerre, fit construire des navires qui tenaient
le milieu entre les vaisseaux légers des Romains et les vaisseaux de transport
des indigènes : ils pouvaient donc voguer avec la plus grande célérité, soutenir
le choc des vagues et rester à sec sans dommage. Aussitôt que la saison permit
de mettre à la mer, il repassa en Bretagne, alléguant que les Bretons, qui
s'imaginaient qu'il ne les attaquerait pas de nouveau, parce qu'il n'avait pas
réussi dans sa première entreprise, ne lui avaient pas envoyé tous les otages
qu'ils lui avaient promis ; mais, en réalité, il désirait ardemment de s'emparer
de cette île, et s'il n'avait pas eu ce prétexte, il en aurait trouvé un autre.
Il aborda au même endroit que la première fois : personne n'osa lui résister,
soit à cause du grand nombre de ses vaisseaux, soit parce qu'il avait touché
terre sur plusieurs points à la fois, et il fortifia sans retard la station où
était sa flotte.
2. Les barbares ne purent donc, pour cette raison, l'empêcher d'aborder.
En proie à de plus grandes craintes qu'à l'époque de son premier débarquement,
parce qu'il avait des forces plus considérables, ils transportèrent près de là,
dans un lieu couvert de bois et de broussailles, les objets les plus précieux
qu'ils possédaient. Après les avoir mis en sûreté (ils avaient fait de ce lieu
une espèce de retranchement, en abattant tout autour les arbres dont ils
formèrent un monceau et sur lesquels ils entassèrent plusieurs couches d'autres
matières), ils inquiétèrent les fourrageurs romains. Ils furent battus dans un
combat en campagne découverte ; mais ils attirèrent jusque dans l'endroit qu'ils
avaient fortifié les Romains qui les poursuivaient, et, à leur tour, ils en
tuèrent un grand nombre. Une nouvelle tempête ayant ensuite assailli notre
flotte, ils firent un appel à leurs alliés et se dirigèrent, sous la conduite de
Cassivellanus, le plus puissant roi de l'île, vers le lieu où elle stationnait.
Les Romains allèrent à leur rencontre et furent d'abord mis en désordre par le
choc des chariots ; mais bientôt ils ouvrirent leurs lignes pour laisser à ces
chariots un libre passage, frappèrent en flanc l'ennemi qui passait devant eux
et rendirent la victoire incertaine.
3.
Chaque armée garda alors la place qu'elle avait occupée : dans un autre combat,
les barbares eurent l'avantage sur l'infanterie ; mais ils furent battus par la
cavalerie et se retirèrent vers la Tamise, en interceptèrent le passage par des
pieux, les uns visibles, les autres cachés sous les eaux, et s'arrêtèrent là.
César, par une attaque vigoureuse, les força d'abandonner cette palissade, les
assiégea ensuite jusque dans leurs redoutes et les en chassa; tandis que le
reste de son armée repoussait ceux qui attaquaient ses vaisseaux. Les Bretons,
frappés de terreur, obtinrent la paix en donnant des otages et en se soumettant
à un tribut annuel.
Nouveaux soulèvements dans la Gaule
4.
Après cette expédition , César s'éloigna de la Bretagne et n'y laissa point de
troupes, persuadé qu'elles ne pourraient sans danger passer la mauvaise saison
sur une terre étrangère et qu'il ne serait pas prudent d'être lui-même plus
longtemps absent de la Gaule. Il se contenta des avantages qu'il avait obtenus
et craignit de les perdre par le désir d'en obtenir de plus grands. L'événement
prouva qu'il avait agi sagement : à peine se fut-il mis en marche vers l'Italie
pour y passer l'hiver, que les Gaulois, malgré les nombreuses garnisons établies
dans chaque peuplade, excitèrent de nouveaux troubles : quelques-uns même se
révoltèrent ouvertement. S'il était resté en Bretagne et si ces troubles avaient
éclaté pendant l'hiver, ils auraient agité la Gaule entière.
Les
Éburons donnent le signal de la guerre sous la conduite d'Ambiorix; mort de
Cotta et de Sabinus
5.
Le signal de cette guerre fut donné par les Éburons, sous la conduite d'Ambiorix.
Ils mettaient en avant le mécontentement que leur causait la présence des
Romains, commandés par les lieutenants Sabinus et L. Cotta ; mais, en réalité,
ils les méprisaient, ne les croyant pas capables de se défendre, et ils ne
supposaient pas que César marcherait contre eux sur-le-champ. Ils attaquèrent
donc les Romains à l'improviste, dans l'espoir d'emporter leur camp d'emblée;
mais ils échouèrent et eurent recours à la ruse. Ambiorix dressa des embûches
dans les endroits qui lui parurent les plus favorables ; puis il se rendit
auprès des Romains, après avoir demandé un entretien par un héraut, et déclara
qu'il leur avait fait la guerre malgré lui ; ajoutant qu'il s'en repentait et
qu'il les invitait à se tenir en garde contre les Éburons, qui ne respectaient
pas ses ordres et qui devaient les attaquer la nuit suivante. Il les engagea
donc à quitter l'Éburonie, où ils ne pouvaient séjourner sans danger, et à se
retirer le plus tôt possible auprès de leurs compagnons d'armes, qui hivernaient
non loin de là.
6.
Les Romains suivirent ce conseil, persuadés qu'Ambiorix, qui avait été comblé de
bienfaits par César, voulait lui témoigner ainsi sa reconnaissance. Ils firent
en toute hâte leurs préparatifs de départ et se mirent en route au commencement
de la nuit ; mais ils tombèrent dans les piéges tendus par Ambiorix et
essuyèrent de grandes pertes. Cotta et un grand nombre de soldats restèrent sur
la place : quant à Sabinus, Ambiorix l'invita à se rendre auprès de lui, comme
s'il eût voulu le sauver. Il n'avait pas été présent au moment du désastre des
Romains, et Sabinus le croyait encore digne de sa confiance ; mais le chef
gaulois le fit arrêter, le dépouilla de ses armes et de ses vêtements et le
perça de traits, en lui adressant ces insolentes paroles: "Comment des hommes de
votre espèce ont-ils la prétention de commander à des hommes tels que nous !"
Voilà ce qui leur arriva : ceux qui échappèrent à la mort se frayèrent un
passage jusqu'au camp d'où ils étaient sortis; mais ils y furent attaqués par
les barbares et ne pouvant ni se défendre ni fuir, ils se tuèrent les uns les
autres.
Divers peuples de la Gaule se révoltent: ils sont subjugués
7.
Après cet événement, divers peuples voisins se révoltèrent, entre autres, les
Nerviens ; quoique Q. Cicéron, frère de Marcus et lieutenant de César, eut ses
quartiers d'hiver au milieu d'eux. Ambiorix les incorpora dans son armée, tomba
sur Cicéron, combattit avec un égal avantage et fit quelques prisonniers. Il
chercha aussi à le tromper; mais ayant échoué, il le cerna et, grâce à la
multitude de bras dont il disposait, à l'expérience qu'il avait acquise en
faisant la guerre avec les Romains, aux renseignements qu'il s'était procurés en
questionnant, individuellement les prisonniers, il l'enferma bientôt dans un
cercle de palissades et de retranchements. Plusieurs combats furent livrés,
comme cela devait arriver dans une lutte de ce genre. Les barbares y perdirent
beaucoup plus de monde que les Romains, parce qu'ils étaient plus nombreux; mais
leur nombre même rendait ces pertes insensibles, tandis que les Romains, qui
n'avaient jamais été très nombreux et qui le devenaient moins de jour en jour,
furent cernés sans peine.
8.
Ils couraient risque de tomber au pouvoir des ennemis
; car ils n'avaient rien de ce qui était nécessaire pour guérir leurs blessures,
et ils manquaient de vivres, parce qu'ils avaient été bloqués à l'improviste.
Enfin aucun des leurs ne leur venait en aide, quoique les quartiers d'hiver
d'une grande partie de notre armée fussent peu éloignés : les barbares, qui
bardaient les routes avec soin, arrêtaient et massacraient sous les yeux des
Romains tous ceux qu'on envoyait pour les secourir. Un Nervien, qui nous était
dévoué par reconnaissance et qui se trouvait cerné alors avec Cicéron, lui
offrit pour émissaire un de ses esclaves. Habillé en Gaulois, parlant la langue
de ce peuple, cet esclave put, sans être reconnu, se glisser au milieu des
ennemis, comme un des leurs, et s'éloigner ensuite.
9.
A la nouvelle de ce qui venait de se passer, César, qui était en route et
n'avait pas encore atteint l'Italie, rebroussa chemin à marches forcées et prit
tous les soldats qu'il trouva dans les quartiers d'hiver placés sur son passage
; mais de peur que Cicéron, désespérant de recevoir des secours, ne traitât ou
ne succombât avant son arrivée, il lui envoya un cavalier. Malgré les preuves de
dévouement données par l'esclave du Nervien, César ne se fiait pas à lui : il
craignait que, par sympathie pour les siens, cet esclave ne causât quelque grand
malheur aux Romains. Il envoya donc un cavalier pris parmi les alliés, sachant
la langue des Gaulois, vêtu comme eux, et, pour qu'il ne pût rien révéler ni
volontairement ni contre son gré, il ne lui fit aucune confidence verbale et
écrivit en grec tout ce qu'il voulait faire savoir à Cicéron. De cette manière,
sa lettre, vînt-elle à tomber entre les mains des barbares qui ne savaient pas
encore le grec, ne leur apprendrait rien. Il avait d'ailleurs l'habitude, quand
il communiquait un secret par écrit, de remplacer toujours la lettre qu'il
aurait dû mettre la première par celle qui, dans l'ordre alphabétique, vient la
quatrième après elle, afin que ce qu'il écrivait ne pût être compris par le
premier venu. Ce cavalier se dirigea vers le camp des Romains et n'ayant pu en
approcher, il attacha la lettre à un javelot qu'il lança, comme s'il eût visé
les ennemis, mais avec l'intention de l'enfoncer dans les flancs d'une tour.
Cicéron, ainsi informé de la prochaine arrivée de César, reprit courage et tint
ferme avec plus d'ardeur.
10.
Les barbares ignorèrent longtemps que César venait à son secours ; car, afin de
tomber sur eux inopinément, il ne marchait que la nuit et passait le jour dans
des lieux où aucun regard ne pouvait le découvrir. Enfin la joie des assiégés
éveilla leurs soupçons : ils envoyèrent de divers côtés des éclaireurs qui leur
apprirent que César approchait, et ils allèrent aussitôt à sa rencontre, dans
l'espoir de le surprendre. Averti à temps, il ne bougea pas de la nuit ; mais à
la pointe du jour, il s'empara d'une hauteur fortifiée par la nature et y
établit son camp, en le resserrant dans l'espace le plus étroit, pour faire
croire qu'il avait peu de soldats, qu'il était fatigué de la route et qu'il
craignait d'être attaqué par les barbares : il espérait les attirer ainsi sur
cette hauteur, et c'est ce qui arriva. Ils le regardèrent comme un adversaire
peu redoutable, par suite des dispositions qu'il avait prises, et s'élancèrent
sur son camp ; mais ils furent si maltraités qu'ils ne se mesurèrent plus avec
lui.
11.
Ambiorix et tous ceux qui s'étaient réunis à lui furent ainsi subjugués ; mais
ils restèrent aussi mal disposés qu'auparavant envers les Romains. Comme César
mandait auprès de lui les chefs de chaque peuplade et les châtiait, les
Trévires, craignant d'être punis, prirent de nouveau les armes à l'instigation
d'Indutiomare. Ils entraînèrent dans leur défection d'autres peuples dominés par
la même crainte et se mirent en marche contre Titus Labiénus, qui était dans le
pays des Rémois ; mais les Romains tombèrent sur eux à l'improviste et les
taillèrent en pièces. Voilà ce qui se passa dans la Gaule. César y séjourna
pendant l'hiver, afin de pouvoir mieux y rétablir l'ordre.
Guerre contre les Parthes
Crassus la commence: il s'empare de plusieurs villes; mais il se dégoûte de son
séjour en Mésopotamie et rentre dans la Syrie
12.
Crassus, de son côté, soupirait après quelque entreprise qui pût lui procurer
gloire et profit ; mais il ne voyait dans la Syrie rien qui ouvrît un champ
favorable à son ambition. Les habitants de cette contrée étaient tranquilles, et
les peuples qui leur avaient fait la guerre auparavant ne remuaient plus, parce
qu'ils redoutaient sa puissance. Il se mit donc en campagne contre les Parthes,
sans avoir rien à leur reprocher et sans être autorisé par un décret à leur
faire la guerre ; mais il entendait dire qu'ils étaient très riches et il
comptait vaincre facilement Orode, élevé depuis peu sur le trône. Il franchit
l'Euphrate et pénétra bien avant dans la Mésopotamie, marquant ses pas par la
dévastation et le pillage : comme son invasion n'avait pas été prévue, les
barbares n'avaient pris aucune mesure pour se défendre. Talyménus Ilacès, alors
satrape de ce pays, combattit avec une poignée de cavaliers auprès d'Ichniae :
c'était le nom d'un fort. Vaincu et blessé, il s'éloigna et porta lui-même au
roi des Parthes la nouvelle de l'expédition de Crassus.
13.
Celui-ci fut bientôt maître des forts et des villes ; surtout des villes
grecques parmi lesquelles on comptait Nicéphorium. La plupart de ses habitants,
colons des Macédoniens et des Grecs qui avaient fait la guerre avec eux,
détestaient la domination des Parthes et embrassèrent sans répugnance le parti
des Romains, qu'ils regardaient comme amis des Grecs. Les habitants de
Zénodotitum furent les seuls qui, après avoir appelé dans leurs murs quelques
soldats romains, comme s'ils avaient voulu se soumettre, les firent prisonniers
et les massacrèrent, aussitôt qu'ils y furent entrés. Leur trahison causa la
destruction de cette ville : ce fut le seul acte d'inhumanité que Crassus eut
alors à faire et à souffrir. Il aurait pu s'emparer des autres forteresses
situées en deçà du Tigre, s'il eût déployé la même ardeur et profité de la
consternation des barbares , pour établir dans ce pays ses quartiers d'hiver et
des garnisons suffisantes. Mais, après avoir pris les places qu'il put enlever
au pas de course, il n'eut aucun souci ni de ces places ni des autres. Dégoûté
de son séjour en Mésopotamie et impatient de se livrer au repos en Syrie, il
donna aux Parthes le temps de se préparer à la guerre et de faire beaucoup de
mal aux soldats qu'il avait laissés dans leur pays. Tel fut le début de la
guerre des Romains contre les Parthes.
Moeurs et habitudes des Parthes
14.
Ce peuple habite au delà du Tigre, presque partout dans des citadelles et dans
des forts : il a aussi quelques villes parmi lesquelles on cite Ctésiphon,
résidence du roi. Leur origine remonte, parmi les barbares, aux époques les plus
reculées : ils portaient le nom de Parthes, même au temps de la monarchie des
Perses ; mais alors ils n'occupaient qu'une petite contrée, et leur domination
ne s'étendait pas au delà. Après la destruction de cette monarchie et
l'agrandissement de la puissance macédonienne, à l'époque ou les successeurs
d'Alexandre,livrés à la discorde, se partagèrent son empire, pour avoir chacun
un royaume particulier, un certain Arsace fut le premier qui mit les Parthes en
lumière : c'est de lui que les rois, ses successeurs, ont reçu le nom
d'Arsacides. Favorisés par la fortune, ils conquirent les pays voisins et firent
de la Mésopotamie une satrapie. Enfin, ils parvinrent à une telle renommée et à
une telle puissance, qu'ils purent dès lors se mesurer avec les Romains et
qu'ils ont toujours paru jusqu'à présent capables de leur tenir tête. Ils sont,
il est vrai, très redoutables à la guerre ; cependant leur réputation s'est
élevée au-dessus de leur bravoure ; parce que, s'ils n'ont rien enlevé aux
Romains et s'ils ont même perdu quelques-unes de leurs possessions, du moins ils
n'ont jamais été asservis. Aujourd'hui encore, lorsqu'ils ont à combattre contre
nous , ils soutiennent la lutte avec honneur.
15.
Plusieurs écrivains ont fait connaître leur origine, leur pays, leurs coutumes,
leurs moeurs : je n'ai donc pas l'intention de m'en occuper. Quant à leurs armes
et à leur manière de faire la guerre, ces détails doivent trouver ici une place,
puisqu'ils forment une partie essentielle de leur histoire. Voici ce que j'ai à
en dire : ils ne font pas usage du bouclier, ils combattent à cheval avec l'arc
et la lance, et sont cuirassés le plus souvent. Il y a chez eux peu de
fantassins, et on ne les prend que parmi les hommes les plus faibles ; mais eux
aussi sont tous armés d'arcs. Dès l'âge le plus tendre, les Parthes sont
habitués à manier l'arc et le cheval : ce double exercice est secondé par le
climat et par le pays. Et en effet, leur pays, qui forme presque tout entier une
plaine, est très favorable à la nourriture des chevaux et aux courses de
cavalerie. Aussi, lorsqu'ils partent pour la guerre, ils emmènent avec eux tous
leurs chevaux, afin de pouvoir changer de monture, fondre sur l'ennemi à
l'improviste et d'une grande distance, ou s'enfuir au loin tout à coup. Leur
ciel, très sec et dégagé de toute espèce d'humidité, donne un grand ressort à
leurs arcs, si ce n'est au coeur de l'hiver. Aussi ne se mettent-ils jamais en
campagne dans cette saison. Pendant le reste de l'année, ils sont très
difficiles à vaincre dans leur pays et dans les contrées qui ont le même climat.
Chez eux le soleil est brûlant ; mais l'habitude leur a appris à le supporter.
Ils ont aussi trouvé, contre la rareté de l'eau et la difficulté de s'en
procurer, des expédients fort utiles pour repousser les ennemis qui envahissent
leur pays. Il leur est arrivé quelquefois d'avoir l'avantage en combattant hors
de leur territoire et au delà de l'Euphrate, ou en y faisant des incursions
subites ; mais ils ne sauraient soutenir avec la même vigueur une guerre de
longue haleine, quand ils se trouvent dans un pays différent du leur et sous un
autre ciel, où ils ne peuvent avoir ni solde ni provisions assurées. Telles sont
les moeurs et les habitudes des Parthes.
Orode envoie une députation à Crassus
16.
Crassus. ayant pénétré dans la Mésopotamie comme je l'ai dit, Orode lui envoya
une députation en Syrie, pour se plaindre de cette invasion, et pour demander
celle était la cause de cette guerre. Il fit marcher en même temps le Suréna
avec un corps d'armée contre les villes tombées au pouvoir des Romains, ou qui
avaient fait défection, et se disposa à porter lui-même la guerre dans l'Arménie
qui avait appartenu jadis à Tigrane ; afin qu'Artabaze, fils de ce prince, qui
régnait alors dans ce pays, inquiet pour ses propres États, ne fournît aucun
secours aux Romains. Crassus répondit qu'il ferait connaître à Orode la cause de
la guerre à Séleucie, ville de Mésopotamie dont la plupart des habitants sont
Grecs encore aujourd'hui. A ces mots, un Parthe s'écria, en frappant de sa main
droite dans la paume de sa main gauche : « Des poils pousseront là, avant que tu
sois à Séleucie. »
Présages funestes, surtout au passage de l'Euphrate
An
de Rome 701
17.
L'hiver, pendant lequel Cn. Calvinus et Val. Messala prirent possession du
consulat, fut marqué à Rome par de nombreux prodiges. On y vit des hiboux et des
loups ; des chiens aux regards menaçants errèrent dans les rues ; des statues se
couvrirent de sueur ou furent frappées de la foudre. Tantôt à cause des factions
rivales, mais le plus souvent par suite du vol des oiseaux et des signes
célestes, les magistrats purent à peine être enfin élus dans le septième mois de
l'année. On ne voyait pas clairement ce qu'annonçaient ces présages ; car des
troubles régnaient clans la ville, de nouveaux mouvements agitaient la Gaule, et
on était engagé dans une guerre avec les Parthes, sans savoir comment. Mais il
n'en fut pas de même de ceux qui éclatèrent au moment où Crassus passa
l'Euphrate à Zeugma (c'est le nom qu'on donne, depuis l'expédition d'Alexandre,
à l'endroit où il traversa ce fleuve) : ils furent faciles à comprendre et à
expliquer.
18.
On appelle Aigle un petit temple où est placée une aigle d'or. Toutes les
légions levées régulièrement en ont un : on ne le transfère hors des quartiers
d'hiver que lorsque toute l'armée en est sortie. Un seul homme le porte sur une
longue pique qui se termine en pointe, pour qu'on puisse l'enfoncer dans la
terre. Une de ces aigles ne voulutpoint passer alors l'Euphrate avec Crassus, et
resta attachée au sol, comme si elle y était née. Il fallut que plusieurs
soldats, rangés en cercle autour d'elle, l'en arrachassent de force, et elle ne
les suivit que contre son gré. De plus, un de ces grands drapeaux qui
ressemblent à des voiles, et sur lesquels le nom du corps d'armée et celui du
général sont inscrits en lettres rouges, fut renversé du haut du pont dans le
fleuve par un vent très violent. Crassus ordonna de couper tous les drapeaux de
cette grandeur, afin qu'ils fussent plus courts, et par cela même plus commodes
à porter ; mais il ne fit qu'accroître le nombre des prodiges. Les soldats, au
moment où ils traversaient le fleuve, furent enveloppés d'un brouillard si épais
qu'ils se heurtaient les uns contre les autres : ils ne purent même voir le sol
ennemi qu'après y avoir mis le pied, et ils eurent beaucoup de peine pour
franchir le fleuve et descendre à terre. Au même instant, un très grand vent se
mit à souffler, la foudre éclata, et le pont se rompit avant qu'ils l'eussent
traversé tous. Ces présages étaient très significatifs, même pour les hommes les
plus dépourvus de sagacité et d'intelligence : ils prévoyaient qu'un malheur
allait leur arriver, et qu'ils ne rentreraient pas dans leurs foyers. La crainte
et une consternation profonde régnaient dans l'armée.
Découragement de l'armée romaine
19.
« Soldats, leur dit Crassus pour les consoler, ne vous effrayez pas de ce que le
pont est rompu, et ne croyez pas que ce soit un signe funeste. Je vous le jure :
c'est par l'Arménie que j'ai résolu de vous ramener en Italie. » Il les avait
ranimés par ces paroles, lorsqu'il ajouta en élevant la voix : « Ayez confiance,
aucun de nous ne reviendra d'ici dans son pays. » Les soldats prirent ces
paroles pour un présage non moins clair que les autres, et tombèrent dans un
découragement plus grand encore. Ils ne tinrent plus compte ni de ce qu'il leur
disait pour rabaisser les barbares et pour exalter les Romains, ni de l'argent
qu'il distribuait, ni des récompenses qu'il promettait. Ils le suivirent
pourtant: pas un ne lui résista par des paroles ou par des actes. Peut-être
était-ce respect pour la loi : peut-être aussi leur abattement les rendait-il
déjà incapables de prendre une résolution salutaire ou de l'exécuter. Dans tout
ce qu'ils faisaient, ils paraissaient abattus au moral et au physique, comme si
un dieu les eût condamnés à périr.
Conduite perfide d'Augarus ; défaite des Romains
20.
Mais ce fut l'Osroène Augarus qui leur causa le plus de mal : après avoir fait
alliance avec les Romains pendant la guerre de Pompée, il embrassa le parti des
Parthes. Son exemple fut suivi par l'Arabe Alchaudonius, toujours prêt à passer
du côté du plus fort ; mais du moins celui-ci fit ouvertement défection, et il
ne fut pas difficile de se tenir en garde contre lui. Augarus, au contraire,
tout dévoué aux Parthes, se donnait pour l'ami de Crassus, dépensait pour lui
des sommes considérables, et parvint à se faire mettre dans la confidence de ses
projets qu'il communiquait au chef des barbares. Crassus prenait-il une sage
résolution ? Augarus l'en détournait. En adoptait-il une funeste ? il le
poussait à l'exécution. Voici ce qu'il fit enfin : Crassus se préparait à
marcher vers Séleucie. Il comptait y arriver en toute sûreté avec son armée et
avec des provisions, en longeant l'Euphrate et par ce fleuve même ; puis, de là,
se rendre sans peine à Ctésiphon avec le concours des Séleuciens, qu'il espérait
gagner parce qu'ils étaient Grecs. Augarus lui fit abandonner ce plan, alléguant
qu'il lui faudrait beaucoup de temps pour l'exécuter, et l'engagea à en venir
aux mains avec le Surena, qui n'était pas loin et avait peu de soldats.
21.
Après avoir pris ses mesures pour assurer la perte de Crassus et le succès du
Surena avec lequel il s'abouchait fréquemment, sous prétexte d'épier ce qui se
passait, Augarus entraîna hors de leur camp les Romains, qui marchèrent au
combat sans inquiétude et comme à une victoire certaine ; mais il tomba sur eux
avec leurs ennemis, au milieu de la bataille. Les choses se passèrent ainsi :
les Parthes s'avancèrent contre les Romains, après avoir caché la plus grande
partie de leurs troupes, ce qui fut facile dans un pays boisé et où le terrain
offrait des inégalités. A peine Crassus, non pas celui dont j'ai déjà parlé,
mais son fils qui avait quitté la Gaule pour se rendre auprès de lui, les eut-il
aperçus qu'il les attaqua avec sa cavalerie : il les regardait comme peu
redoutables, croyant n'avoir affaire qu'à ceux qu'il voyait. Les Parthes prirent
à dessein la fuite : Crassus les poursuivit, comme s'il avait été vainqueur, et
se laissa emporter loin de son infanterie ; mais il fut cerné par les barbares
qui le tuèrent.
22.
Les fantassins romains, loin de fuir, se battirent avec ardeur pour venger sa
mort ; mais ils ne firent rien qui fût digne d'eux, soit à cause du nombre des
ennemis, soit à cause de leur manière de combattre, et surtout parce qu'Augarus
semait les piéges sous leurs pas. Voulaient-ils former la tortue, pour échapper
aux flèches des barbares, en se pressant les uns contre les autres ? les
hallebardiers parthes fondaient sur eux avec impétuosité, les renversaient, ou
tout au moins les dispersaient. Marchaient-ils séparés les uns des autres, pour
éviter un choc ? ils étaient atteints par les flèches des Parthes. Ainsi
plusieurs périssaient, frappés d'épouvante par la brusque attaque des
hallebardiers ; plusieurs étaient enveloppés et massacrés par la cavalerie ;
d'autres étaient renversés à coup de lances, ou percés d'outre en outre et
traînés sur le sol. Les flèches, volant comme un essaim et tombant de tous les
côtés à la fois, en blessaient mortellement un grand nombre, ou les mettaient
hors de combat ; enfin, elles les frappaient aux yeux, ou se faisaient jour à
travers leurs armes jusqu'aux mains et dans toutes les parties du corps, et ne
leur laissaient point le temps de respirer. Rien ne pouvait les mettre à l'abri,
et ils restaient exposés sans défense à de continuelles blessures. Ils en
recevaient coup sur coup de nouvelles, pendant qu'ils cherchaient à éviter un
trait, ou à arracher celui qui les avait frappés. Ils ne savaient pas même s'ils
devaient se mouvoir ou se tenir immobiles ; car le mouvement ne les mettait pas
plus en sûreté que l'immobilité, et l'immobilité entraînait leur perte aussi
bien que le mouvement. D'ailleurs l'ennemi ne leur permettait pas de remuer, et
l'immobilité les exposait à être blessés plus facilement.
23.
Voilà ce que les Romains eurent à souffrir, en combattant contre les ennemis qui
se montraient ouvertement ; car Augarus ne les attaqua pas sur-le-champ. Mais
lorsqu'il tomba aussi sur eux, les Osroènes, placés derrière les Romains qui
leur tournaient le dos, les frappèrent là où leurs membres découverts donnaient
prise, et rendirent leur destruction plus facile pour les Parthes. Forcés de
faire une évolution pour se trouver face à face avec les Osroènes, les Romains
eurent les Parthes derrière eux ensuite se tournant de nouveau vers les Parthes,
puis tantôt vers les uns et tantôt vers les autres; obligés, au milieu de ces
revirements continuels qui augmentaient le désordre, de porter leurs regards
surtout du côté d'où partaient les traits qui les frappaient incessamment, ils
se heurtaient contre les épées de leurs compagnons, et plusieurs se tuaient les
uns les autres. A la fin, ils furent resserrés dans un espace si étroit qu'ils
n'eurent que les boucliers de leurs voisins pour protéger contre les ennemis qui
les harcelaient sans relâche, de tous les côtés à la fois, leurs membres sans
défense, et ne purent plus bouger. Il ne leur était pas même possible de se
tenir fermes sur leurs pieds, à cause des morts qui jonchaient la terre, et ils
tombaient au milieu des cadavres. La chaleur et la soif (on était au coeur de
l'été, et le combat fut livré en plein midi), jointes aux épais tourbillons de
poussière que les barbares faisaient voler à dessein en courant tous à cheval
autour des Romains, incommodèrent tellement le reste de nos soldats que
plusieurs moururent ainsi, sans avoir été blessés.
24.
Ils auraient péri jusqu'au dernier, si les lances des Parthes n'avaient pas été
courbées ou brisées, si les cordes de leurs arcs n'avaient pas été rompues par
les flèches lancées sans interruption, si leurs traits n'avaient pas été
épuisés, et toutes leurs épées émoussées; mais surtout s'ils n'avaient pas été
eux-mêmes fatigués de carnage. La nuit d'ailleurs arriva, et les Parthes, qui ne
campent jamais près de leurs ennemis même les plus faibles, abandonnèrent le
combat ; parce qu'ils avaient une longue route à parcourir. Comme ils ne font
usage d'aucun retranchement, ils ne pourraient se défendre avec leurs chevaux ni
avec leurs flèches, s'ils étaient attaqués au milieu des ténèbres. Cependant pas
un des soldats romains ne fut alors pris vivant : les Parthes, voyant qu'ils
restaient fermes à leur poste, les armes à la main, qu'aucun ne les mettait bas
et ne prenait la fuite, crurent qu'ils conservaient encore des forces et
n'osèrent les attaquer.
Crassus se retire à Carrhes
25.
Après cette défaite, Crassus et tous ceux qui étaient en état de le suivre se
retirèrent à Carrhes, où ils trouvèrent une retraite sûre, grâce aux Romains qui
y étaient restés ; mais un grand nombre de blessés qui ne pouvaient marcher et
qui n'avaient aucun moyen de transport, ni personne pour les conduire (chacun se
trouvait heureux de se sauver lui-même, ne quittèrent point le champ debataille.
Plusieurs périrent des suites de leurs blessures ou se tuèrent. Les autres
furent pris le lendemain : parmi ces derniers, beaucoup succombèrent eu chemin
par l'épuisement des forces; beaucoup d'autres moururent bientôt après, parce
qu'ils n'avaient pas reçu à temps les soins convenables. Crassus, découragé et
ne se croyant plus en sûreté à Carrhes, songea à fuir incontinent; et, comme il
ne pouvait sortir de la ville pendant le jour sans être pris sur le fait, il
chercha à s'échapper; la nuit ; mais la lune, qui était dans son plein, le
trahit, et il ne put cacher sa fuite. Les Romains attendirent donc qu'il ne fît
plus clair de lune pour se mettre en route ; mais marchant au milieu des
ténèbres dans un pays étranger, même ennemi, et livrés à de vives craintes, ils
se dispersèrent. Les uns furent pris et tués, lorsque le jour parut ; plusieurs
parvinrent sains et saufs en Syrie avec le questeur Cassius Longinus ; d'autres,
sous la conduite de Crassus lui-même, gagnèrent les montagnes : leur intention
était d'en suivre la chaîne, pour arriver ainsi en Arménie.
Le
Suréna demande à traiter
26.
A cette nouvelle, le Suréna craignit qu'ils ne lissent encore la guerre aux
Parthes, s'ils parvenaient à s'échapper ; mais il ne voulut pas les attaquer sur
des hauteurs inaccessibles pour la cavalerie. D'ailleurs les romains étaient des
fantassins pesamment armés ; ils auraient l'avantage de combattre d'un lieu
élevé, et le désespoir pouvait leur inspirer une sorte de fureur qui rendrait la
lutte difficile. Il leur fit donc demander la paix par une ambassade, à
condition que tout le pays en deçà de l'Euphrate serait évacué. Crassus ne
conçut aucun soupçon, et crut à sa sincérité : en proie à mille craintes, abattu
par son malheur et par celui de la République, voyant que ses soldats reculaient
devant une marche longue, pénible, et qu'ils avaient peur d'Orode, il fut hors
d'état de prendre les mesures que réclamaient les circonstances, et se montra
disposé à traiter. Le Suréna ne voulut pas négocier par des intermédiaires : il
exprima le désir de conférer avec lui, dans l'espoir que Crassus viendrait avec
une faible escorte et qu'il pourrait le faire prisonnier. L'espace laissé entre
les deux armées fut choisi pour l'entrevue, et l'on convint que les deux chefs
s'y rendraient avec le même nombre d'hommes. Crassus descendit dans la plaine,
et pour qu'il arrivât plus promptement auprès de lui, le Suréna lui envoya un
cheval dont il lui fit présent.
Perfidie du Suréna ; mort de Crassus
27.
Pendant que Crassus hésitait et délibérait sur ce qu'il devait faire, les
barbares se saisirent de lui, et le placèrent de force sur ce cheval. Ses
soldats voulurent le reprendre, et une lutte s'engagea : la victoire resta
quelque temps incertaine. Enfin elle se déclara pour les barbares, soutenus par
des renforts qui, se trouvant dans la plaine et tout préparés pour ce coup de
main, devancèrent les Romains placés sur la hauteur. Là périrent une partie de
notre armée et Crassus lui-même, soit qu'un des siens lui ait donné la mort pour
qu'il ne fut pas pris vivant, soit qu'il ait été tué par les Parthes, après
avoir reçu de graves blessures. Telle fut la fin de Crassus : les Parthes, du
moins à ce qu'on rapporte, versèrent dans sa bouche de l'or fondu, en
l'insultant par des sarcasmes ; car, malgré ses immenses richesses, il avait une
telle soif d'en amasser de nouvelles qu'il plaignait et regardait comme pauvres
ceux qui ne pouvaient, avec leurs revenus, nourrir une légion. La plupart de nos
soldats parvinrent, à travers les montagnes, dans un pays ami ; mais une partie
tomba au pouvoir des barbares.
Cassius met fin à cette guerre
28.
Les Parthes ne s'avancèrent pas alors au delà de l'Euphrate, et se bornèrent à
reprendre tout le pays situé en deçà de ce fleuve. Plus tard ils envahirent la
Syrie, mais avec des forces peu considérables, s'attendant à n'y trouver ni
général ni armée ; mais, à cause de leur petit nombre, ils furent facilement
repoussés par Cassius, à qui l'armée romaine, aigrie contre Crassus, avait
offert le commandement dans la ville de Carrhes, et Crassus lui-même, accablé
par ses revers, le lui aurait cédé volontiers. Cassius ne l'avait pas accepté ;
mais, dans la position où se trouvaient alors les Romains, la nécessité le força
de prendre en main le gouvernement de la Syrie pour le présent et même pour
l'avenir ; car les barbares, loin de la respecter, l'envahirent de nouveau avec
une armée plus nombreuse, conduits en apparence par Pacorus, fils d'Orode,
encore enfant ; mais leur véritable chef était Osacès. Ils pénétrèrent jusqu'à
Antioche, subjuguant tout sur leur passage et pleins d'espoir de conquérir la
Syrie entière : les Romains n'avaient point des forces suffisantes pour les
arrêter, et les indigènes, ennemis de la domination étrangère, penchaient pour
un peuple qui était leur voisin et avait les mêmes moeurs.
29.
Repoussés avec vigueur par Cassius et incapables de bien conduire un siège, les
Parthes échouèrent devant Antioche, et se dirigèrent du côté d'Antigonie. Mais
ils n'osèrent ni ne purent pénétrer dans les faubourgs qui étaient plantés
d'arbres : ils résolurent d'abattre ces arbres et de mettre la ville
complétement à nu, afin de l'attaquer sans crainte et sans danger; mais ils ne
purent y parvenir. Cette opération était très pénible ; elle faisait perdre
beaucoup de temps, et Cassius maltraitait ceux qui se séparaient de leurs
compagnons d'armes. Les Parthes s'éloignèrent donc d'Antigonie pour tenter
ailleurs quelque entreprise. Cassius dressa aussitôt des piéges dans la route
qu'ils devaient prendre : il ne se montra d'abord devant eux qu'avec une poignée
de soldats, et les détermina ainsi à le poursuivre ; mais ensuite il les
enveloppa avec toutes ses forces, et en fit un grand carnage. Osacès fut au
nombre des morts : alors Pacorus évacua la Syrie, et il ne l'envahit jamais
plus.
30.
Il venait de s'éloigner, lorsque Bibulus y arriva en qualité de gouverneur,
malgré le décret qui défendait à un préteur ou à un consul de se rendre
immédiatement, et même avant cinq ans, dans les provinces extérieures. Ce décret
avait pour but d'empêcher ceux qui briguaient les charges de causer des
troubles. Bibulus maintint la tranquillité dans le pays soumis aux Romains, et
parvint à exciter les Parthes les uns contre les autres. Il mit dans ses
intérêts un satrape nommé Ornodapante, ennemi d'Orode, et lui persuada par ses
agents de déférer la royauté à Pacorus, et de s'unir à lui pour marcher contre
Orode. Ainsi finit, sous le consulat de Marcus Marcellus et de Sulpicius Rufus,
la guerre entre les Romains et les Parthes : elle avait duré quatre ans.
An
de Rome 700
Expédition de César contre les Germains
31.
Pendant cette guerre, César soumit par la force des armes les contrées de la
Gaule que de nouveaux troubles avaient agitées : cette campagne fut marquée par
ses exploits et par ceux de ses lieutenants. Je ne rappellerai que les plus
mémorables. Ambiorix, ayant gagné les Trévires encore indignés de la mort d'Indutiomare,
en enrôla un grand nombre dans son armée, et prit, en outre, des Germains à sa
solde, Labiénus résolut de les attaquer avant l'arrivée des Germains, et se jeta
sur leurs terres. Les Trévires ne se défendirent point, parce qu'ils attendaient
des secours de la Germanie : ils se tinrent tranquilles derrière le fleuve qui
les séparait des Romains. Labiénus assembla ses soldats et leur parla, comme
s'il eût voulu abattre leur courage et inspirer de la confiance à l'ennemi : il
leur dit qu'ils devaient, avant l'arrivée des Germain, se retirer auprès de
César et dans un lieu sûr, et leur ordonna sur-le-champ de se tenir prêts à
partir. II décampa, en effet, bientôt après, et ce qu'il avait prévu arriva :
les barbares, qui avaient entendu ses paroles (ils l'épiaient avec le plus grand
soin, et c'est pour cela que Labiénus avait parlé à haute voix), crurent qu'il
éprouvait une crainte véritable et qu'il fuyait réellement. Ils passèrent le
fleuve en toute hâte, et marchèrent, pleins d'ardeur et avec la plus grande
célérité, contre les Romains. Labiénus fondit sur les ennemis qui étaient
dispersés, frappa d'épouvante les premiers qu'il rencontra, et, par la terreur
qu'il leur inspira, mit aisément les autres en fuite. Ils s'éloignèrent en
désordre, s'embarrassant les nus les autres. Labiénus les repoussa jusqu'aux
bords du fleuve, et en massacra un grand nombre.
32.
Plusieurs parvinrent pourtant à s'échapper. César ne s'en inquiéta pas; mais il
se donna beaucoup de peine pour découvrir et pour atteindre Ambiorix, qui fuyait
tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et faisait beaucoup de mal aux Romains.
N'ayant pu y parvenir, malgré tous ses efforts, il tourna ses armes contre les
Germains, pour les punir d'avoir voulu secourir les Trévires. Il ne remporta
alors aucun avantage, et revint promptement sur ses pas par crainte des Suèves ;
mais il eut du moins la gloire d'avoir passé le Rhin une seconde fois. Il ne
coupa que la partie du pont qui touchait au rivage du côté des barbares, et y
construisit un fort, pour montrer qu'il avait l'intention de le traverser
fréquemment. Ensuite, irrité de ce qu'Ambiorix lui avait échappé, il abandonna
son pays à quiconque voudrait le piller, quoiqu'il n'y eût pas éclaté de
nouveaux mouvements, et il annonça hautement cette résolution, afin que le
nombre des pillards fût très considérable. Aussi Gatilois et Sicambres se
jetèrent-ils en foule sur cette proie ; mais les Sicambres ne s'en contentèrent
pas. Ils attaquèrent les Romains, épièrent le moment où ceux-ci avaient fait une
sortie pour fourrager et envahirent leur camp. Les Romains étant accourus pour
le défendre , aussitôt qu'ils eurent vent de cette agression, les barbares en
firent un grand carnage : puis, craignant la colère de César, ils rentrèrent en
toute bâte dans leur pays. L'approche de l'hiver et les troubles qui agitaient
Rome ne lui permirent pas de se venger. Il envoya ses soldats dan les quartiers
d'hiver et se rendit en Italie, sous prétexte de veiller sur la Gaule cisalpine,
mais, en réalité pour observer de près ce qui se passait à Rome.
Nouveaux troubles dans la Gaule; les Arvernes se révoltent et s'emparent
d'Avaricum
An
de Rome 701
33.
Sur ces entrefaites, de nouveaux troubles éclatè rent chez les Gaulois. Les
Arvernes se révoltèrent sous la conduite de Vercingétorix, et massacrèrent tous
les Romains qu'ils trouvèrent dans les villes et dans les campagnes. Ils
pénétrèrent ensuite chez les alliés des Romains montrèrent des dispositions
amicales pour ceux qui s'associèrent à leur défection et maltraitèrent les
autres. A cette nouvelle, César revint dans la Gaule où il apprit que les
Arvernes avaient envahi les terres des Bituriges n'ayant pu les secourir, parce
que toute son armée n'était pas encore auprès de lui, il se jeta sur le pays de.
Arvernes et les força de rentrer dans leurs foyers ; mais ne croyant pas avoir
assez de forces pour les combattre il s'éloigna avant leur retour.
Avaricum tombe au pouvoir des Romains
34.
Alors les Arvernes firent une nouvelle incursion chez les Bituriges,
s'emparèrent de la ville d'Avaricum et s'y soutinrent longtemps. Plus tard ils
furent assiégés par les Romains ; mais cette place, entourée d'un côté par des
marais difficiles à traverser, et de l'autre par ri n fleuve rapide, était
presque inaccessible. Les barbares, d'ailleurs très-nombreux, repoussèrent sans
peine les assaillants et leur causèrent souvent de grandes pertes par des
excursions. Enfin ils incendièrent tous les lieux d'alentour, non-seulement les
campagnes et les bourgs, mais encore les villes qui leur semblaient pouvoir être
de quelque secours aux Romains. Si leurs alliés des pays éloignés leur
envoyaient des vivres, les Arvernes s'en emparaient, et les Romains, qui
paraissaient être les assiégeants, avaient à souffrir les maux qui d'ordinaire
pèsent sur les assiégés. Au moment où ils pressaient vivement la ville, survint
une pluie abondante, accompagnée d'un vent violent (on était presque en hiver)
et qui les ramena sous leurs tentes, en même temps qu'elle contraignit les
Gaulois à rentrer dans leurs maisons. Aussitôt qu'ils se furent éloignés, les
Romains attaquèrent de nouveau à l'improviste les remparts, pendant qu'ils
étaient dépourvus de défenseurs, prirent d'assaut une tour, avant que l'ennemi
se doutât de leur présence, s'emparèrent sans peine du reste de la ville, la
pillèrent tout entière et passèrent les habitants au fil de l'épée, pour se
venger de la longueur du siège et des maux qu'ils avaient endurés.
Expédition de César contre les Arvernes; siége de Gergovie; César l'abandonne
35.
Après cet exploit, César dirigea son armée vers le pays des Arvernes ; mais
comme les habitants avaient occupé d'avance, dans la prévision de cette guerre,
tous les ponts par lesquels il pouvait effectuer son passage, ne sachant plus
comment l'accomplir, il côtoya longtemps le fleuve dans l'espoir de trouver un
gué qui lui permettrait de le traverser à pied. Arrivé dans un endroit boisé et
couvert d'un épais ombrage, il fit d'abord partir la plus grande partie de son
armée avec les bagages, et lui ordonna de déployer ses rangs le plus qu'elle
pourrait, afin que les ennemis crussent qu'elle était toute réunie. Quant à lui,
il s'arrêta là avec les soldats les plus robustes, fit couper du bois et
construire des radeaux sur lesquels il passa le fleuve; tandis que les ennemis
portaient toute leur attention sur la partie de l'armée romaine qui avait pris
les devants, et dans laquelle ils croyaient que César se trouvait aussi. Puis il
la rappela auprès de lui pendant la nuit, lui fit traverser le fleuve, comme il
l'avait traversé lui-même, et resta maître du pays. Mais les barbares se
réfugièrent avec tout ce qu'ils avaient de plus précieux dans Gergovie dont le
siège coûta en pure perte les plus grandes fatigues à César.
36.
La citadelle, placée sur une éminence fortifiée par la nature, était entourée de
solides remparts. Les barbares avaient occupé avec des forces redoutables toutes
les hauteurs voisines et pouvaient y rester sans danger, ou descendre dans la
plaine avec la certitude d'avoir presque toujours l'avantage. En effet, César,
n'ayant pu s'établir sur une hauteur, avait son camp en rase campagne, et il ne
lui était pas possible de connaître d'avance les projets des ennemis. Ceux-ci,
au contraire, des hauteurs où ils étaient postés, avaient vue dans son camp et
choisissaient le moment favorable pour faire des excursions. S'il leur arrivait
de trop s'avancer, ils réprimaient aussitôt leur élan et rentraient dans leur
retraite ; tandis que les Romains ne pouvaient s'approcher du lieu occupé par
les barbares qu'au delà de la portée des pierres et des traits. César voyait le
temps s'écouler sans profit : après avoir attaqué plusieurs fois la colline sur
laquelle la citadelle était bâtie, il en avait pris et fortifié une partie, ce
qui lui permit d'attaquer plus facilement le reste ; mais, en définitive, il fut
repoussé, perdit beaucoup de monde, et reconnut, que la place était imprenable.
Des troubles ayant éclaté, en ce moment, dans le pays des Éduens, il s'y rendit
; mais, après son départ, les soldats qu'il avait laissés à Gergovie eurent
beaucoup à souffrir, et César se décida à lever le siège.
Les
Éduens font défection, à l'instigation de Litavicus; pillage et incendie de
Noviodunum
37.
Dans le principe, les Éduens avaient respecté les traités et fourni des secours
à César ; mais ensuite, trompés par plusieurs et surtout par Litavicus, ils lui
firent la guerre malgré eux. Celui-ci, n'ayant pu les entraîner autrement à une
défection, parvint à se faire charger de conduire à César les secours que les
Éduens lui envoyaient. Il se mit incontinent en marche, comme pours'acquitter de
cette mission ; mais il fit prendre les devants aux cavaliers, et ordonna à
quelques-uns de revenir immédiatement dans leurs foyers, et d'annoncer que ceux
qui étaient partis avec eux et les Éduens qui se trouvaient déjà auprès de César
avaient été attaqués et massacrés par les Romains. Puis, par un discours assorti
au bruit qu'il faisait répandre, il irrita si vivement les soldats qu'ils se
révoltèrent et entraînèrent les autres à suivre leur exemple. Instruit
sur-le-champ de ce qui se passait, César renvoya dans leur pays les Éduens qui
étaient auprès de lui et qu'on disait avoir été tués; afin que tout le monde vît
qu'ils étaient en vie. Bientôt après il vint lui-même avec la cavalerie : les
Éduens se repentirent et se réconcilièrent avec lui.
Labiénus s'empare de l'île située dans la Seine
38.
Après un nouvel échec sous les murs de Gergovie, pendant l'absence de César, les
Romains abandonnèrent complétement cette ville. Les auteurs de la défection, qui
s'étaient toujours montrés avides de nouveautés, craignirent d'être punis, et,
bien loin de se tenir tranquilles, ils excitèrent encore des troubles. A cette
nouvelle, les Éduens, qui servaient sous les drapeaux de César, demandèrent à
rentrer dans leur pays et promirent d'y rétablir l'ordre. César ayant consenti,
ils se rendirent à Noviodunum, où les Romains avaient déposé les deniers
publics, leurs provisions et un grand nombre d'otages, surprirent la garnison,
la massacrèrent avec le concours des indigènes, et s'emparèrent de tout ce
qu'ils y trouvèrent ; et comme la ville était un poste très avantageux, ils la
livrèrent aux flammes, pour que les Romains n'en fissent pas un point d'attaque
et de refuge pendant cette guerre. En même temps ils poussèrent à la révolte le
reste de la nation. César voulut marcher sur-le-champ contre les Éduens ; mais,
arrêté par la Loire, il se dirigea du côté des Lingons, et ne fut pas plus
heureux. Quant à Labiénus, il s'empara de l'île située dans la Seine, après
avoir défait les barbares qui combattaient sur la terre ferme pour arrêter sa
marche, et traversé le fleuve en aval et en amont, dans plusieurs endroits à la
fois, afin qu'ils ne pussent pas s'opposer à son passage, comme cela serait
arrivé s'il l'avait franchi sur un seul point.
Le
Vercingétorix, battu par César, se réfugie dans Alésia
39.
Avant cet événement, Vercingétorix, à qui César ne paraissait plus redoutable à
cause de ses revers, se mit en campagne contre les Allobroges. Il surprit dans
le pays des Séquanais le général romain qui allait leur porter du secours, et
l'enveloppa ; mais il ne lui fit aucun mal : bien au contraire, il força les
Romains à déployer toute leur bravoure, en les faisant douter de leur salut et
reçut un échec par l'aveugle confiance que le nombre de ses soldats lui avait
inspirée. Les Germains, qui combattaient avec eux, contribuèrent aussi à sa
défaite : dans l'impétuosité de l'attaque, leur audace était soutenue par leurs
vastes corps, et ils rompirent les rangs de l'ennemi qui les cernait. Ce succès
imprévu ne ralentit point l'ardeur de César : il contraignit les barbares
fugitifs à se renfermer dans Alésia, qu'il assiégea.
Siège et prise de cette ville
40.
Avant l'achèvement des travaux de siège, Vercingétorix ordonna d'abord à la
cavalerie de s'éloigner, parce qu'il n'avait pas de quoi nourrir les chevaux, et
afin que chacun, rentrant dans son pays, en emmenât des provisions et des
secours pour Alésia. Des retards étant survenus et les vivres commençant à
manquer, Vercingétorix fit sortir de la ville les enfants, les femmes et tous
ceux qui étaient inutiles pour la défendre. Il espérait que cette multitude
serait épargnée par les Romains, qui voudraient la faire prisonnière, ou bien
que les subsistances qu'elle aurait consommées serviraient à nourrir les autres
plus longtemps ; mais il fut trompé dans son attente. César n'avait pas assez de
vivres pour en donner à des étrangers : il pensait d'ailleurs que toute cette
foule, repoussée dans ses foyers (il ne doutait pas qu'elle n'y fût reçue),
rendrait la disette plus terrible, et il lui ferma son camp. Placée entre la
ville et les Romains, et ne trouvant de refuge d'aucun côté, elle périt
misérablement. La cavalerie et les auxiliaires qu'elle avait recrutés arrivèrent
bientôt après ; mais ils furent battus dans un combat de cavalerie avec l'aide
des Germains. Ils tentèrent ensuite de pénétrer, pendant la nuit, dans la ville
à travers les retranchements des assiégeants ; mais ils eurent beaucoup à
souffrir ; car les Romains avaient creusé, partout où la cavalerie pouvait avoir
accès, des fossés souterrains qu'ils remplirent jusqu'à la surface du sol de
pieux aigus, et au-dessus desquels la terre était aussi unie que dans tout le
voisinage. Hommes et chevaux tombèrent dans ces fossés, sans sans voir le
danger, et y périrent. Cependant les Gaulois ne cédèrent qu'après avoir eu
encore le dessous dans une bataille rangée, sous les fortifications mêmes
d'Alésia, eux et ceux qui étaient sortis de la ville.
41.
Après cette défaite, Vercingétorix, qui n'avait été ni pris ni blessé, pouvait
fuir ; mais, espérant que l'amitié qui l'avait uni autrefois à César lui ferait
obtenir grâce, il se rendit auprès de lui, sans avoir fait demander la paix par
un héraut, et parut soudainement en sa présence, au moment où il siégeait dans
son tribunal. Son apparition inspira quelque effroi ; car il était d'une haute
stature, et il avait un aspect fort imposant sous les armes. Il se fit un
profond silence : le chef gaulois tomba aux genoux de César, et le supplia en
lui pressant les mains, sans proférer une parole. Cette scène excita la pitié
des assistants, par le souvenir de l'ancienne fortune de Vercingétorix, comparée
à son malheur présent. César, au contraire, lui fit un crime des souvenirs sur
lesquels il avait compté pour son salut. Il mit sa lutte récente en opposition
avec l'amitié qu'il rappelait, et par là fit ressortir plus vivement l'odieux de
sa conduite. Ainsi, loin d'être touché de son infortune en ce moment, il le jeta
sur-le-champ dans les fers et le fit mettre plus tard à mort, après en avoir
orné son triomphe.
Fin
de la conquête de la Gaule
42.
Mais cela se passa plus tard : à l'époque qui nous occupe, César traita avec
plusieurs peuples de la Gaule et en soumit d'autres par les armes. Les Belges,
qui habitaient la contrée voisine, prirent pour chef l'Atrébate Commius , et
opposèrent une longue résistance. Deux fois ils soutinrent avec un égal avantage
des combats de cavalerie : une troisième fois, ils disputèrent la victoire dans
un combat d'infanterie ; mais, la cavalerie les ayant pris à dos inopinément,
ils furent mis en fuite. Le reste de leur armée abandonna son camp pendant la
nuit, traversa une forêt qu'elle livra aux flammes et dans laquelle elle ne
laissa que ses chariots, espérant que les ennemis seraient arrêtés par
l'incendie et par les chariots, et qu'il lui serait possible, pendant ce temps,
de prendre les devants et de se retirer dans un lieu sûr ; mais elle fut trompée
dans son attente. A peine les Romains furent-ils informés qu'elle avait pris la
fuite qu'ils se mirent à la poursuivre. Arrivés sur le théâtre de l'incendie,
ils l'éteignirent et abattirent les arbres : quelques-uns s'élancèrent même à
travers les flammes, tombèrent à l'improviste sur les barbares et en
massacrèrent un grand nombre.
43.
Après cette défaite, plusieurs traitèrent avec César. Commius prit la fuite;
mais, loin de se tenir tranquille, il chercha encore à tendre des piéges à
Labiénus. Vaincu dans une bataille, il se laissa persuader d'entrer en
négociation ; mais, blessé par un Romain avant qu'aucune convention fût arrêtée,
parce que la paix ne semblait pas pouvoir être durable avec lui, il s'échappa et
ne cessa d'inquiéter nos soldats qu'au moment où, désespérant enfin de la
fortune, il obtint une complète sécurité pour ses compagnons d'armes, et,
suivant quelques-uns, la certitude pour lui-même de ne paraître jamais en
présence d'un Romain. C'est ainsi que la paix fut accordée à ce peuple : les
autres Gaulois se soumirent volontairement, ou furent subjugués par les armes.
César dompta les uns, et rendit les autres plus traitables en imposant des
garnisons, en infligeant des châtiments, en exigeant des sommes considérables et
des tributs annuels. Tels sont les événements qui arrivèrent sous le consulat de
Lucius Paulus et de Caïus Marcellus.
César, craignant de tomber entre les mains de ses ennemis, ne licencie pas son
armée
44.
La soumission des Gaulois et le terme assigné à son commandement faisaient à
César un devoir de quitter la Gaule et de revenir à Rome. Ses pouvoirs allaient
expirer et la guerre était finie : il n'avait donc aucun prétexte plausible pour
ne pas licencier son armée et pour ne pas rentrer dans la vie privée. Mais les
dissensions agitaient Rome ; Crassus était mort, et Pompée, redevenu puissant
(il avait obtenu trois fois le consulat, et s'était fait proroger pour cinq ans
le gouvernement de l'Espagne), n'était plus bien disposé pour lui, surtout
depuis la mort de l'enfant qui avait été le seul lien de leur amitié. César
craignit de tomber dans les mains de Pompée et de ses ennemis s'il se séparait
de ses soldats, et il ne les congédia pas.
Troubles à Rome; retour de Pompée; Rome reste sans magistrats, pendant la
première partie de l'année
45.
A cette même époque, des troubles éclataient sans cesse à Rome, principalement
dans les comices ; et ce fut à grand' peine que Calvinus et Messala purent enfin
être élus consuls dans le septième mois de l'année. Ils ne l'auraient pas même
été alors, si Q. Pompéius Rufus n'eût été mis en prison par l'ordre du sénat,
quoiqu'il fût petit-fils de Sylla et tribun du peuple La même peine fut décrétée
coutre quiconque ourdirait des trames criminelles, et Pompée fut chargé de
défendre l'État contre leurs attaques. Il arriva bien quelquefois que les
interrois suspendaient les comices, parce que les auspices ne leur paraissaient
pas favorables ; mais c'étaient surtout les tribuns qui, se mêlant de toutes les
affaires, au point de se substituer aux préteurs mêmes pour la célébration des
jeux, empêchaient l'élection des autres magistrats. Ce fut là ce qui fit mettre
Rufus en prison : plus tard ce même Rufus, sous un motif sans importance et
seulement pour que son déshonneur fût partagé, fit conduire dans la même prison
l'édile Favonius. Tous les tribuns du peuple mettaient en avant divers prétextes
pour empêcher l'élection des consuls et proposaient de les remplacer par des
tribuns militaires, afin que le gouvernement de la République fût confié, comme
autrefois, à un plus grand nombre de magistrats. Leurs vues n'ayant été
accueillies par personne, ils disaient qu'il fallait nommer Pompée dictateur, et
ils retardèrent ainsi les élections pendant très longtemps. Pompée était absent,
et personne, à Rome, n'osait lui déférer la dictature, à cause de la haine que
les cruautés de Sylla inspiraient pour cette magistrature, ni la lui refuser, à
cause des craintes que donnait sa puissance.
46.
Enfin Pompée, tardivement de retour, n'accepta pas la dictature qui lui était
offerte, et prit des mesures pour l'élection des consuls ; mais les troubles
excités par les auteurs des meurtres qui ensanglantaient Rome, furent cause que
les consuls ne se donnèrent point des successeurs. Ils quittèrent la robe
sénatoriale, convoquèrent le sénat avec le costume de chevalier, comme dans les
grands deuils publics, et firent rendre un décret d'après lequel nul, après
avoir rempli les fonctions de préteur ou de consul, ne pourrait être nommé,
avant cinq ans, au gouvernement d'une province extérieure. Ils espéraient que,
les nominations ne conférant pas un pouvoir immédiat, les magistratures ne
seraient plus briguées, comme elles l'étaient, sans mesure et sans règle; car
les candidatures étaient devenues des luttes où l'on faisait assaut de largesses
: plus souvent encore c'étaient de véritables combats, à tel point que le consul
Calvinus fut même blessé un jour. Les consuls ne furent donc remplacés ni par
des consuls, ni par des préteurs, ni par un préfet de la ville, et Rome n'eut
pas de magistrats pendant la première partie de l'année.
Prodiges sinistres
47.
Dans cette situation, rien ne se faisait suivant l'ordre accoutumé, et le marché
, qui doit avoir lieu tous les neuf jours, se tint le premier jour de janvier ;
ce qui ne fut pas regardé comme un accident fortuit, mais comme un prodige qui
remplit les esprits de terreur. Un hibou vu et pris dans la ville, une statue
qui se couvrit de sueur pendant trois jours, un météore enflammé qui s'élança du
midi à l'orient, la foudre qui tomba plusieurs fois, une fréquente pluie de
mottes de terre, de pierres, de tessons et de sang, causèrent aussi un grand
effroi. Le décret rendu à la fin de l'année précédente, au sujet de Sérapis et
d'Isis, ne fut pas sans doute un présage moins significatif que tous les autres.
Le sénat avait ordonné la destruction des temples qui leur avaient été consacrés
par des particuliers; car pendant longtemps Sérapis et Isis ne furent pas
reconnus comme dieux, et, lorsque leur culte public eut été autorisé, leurs
temples durent être placés hors dit pomérium.
Clodius est tué par Milon; troubles à l'occasion de ce meurtre
48.
Tandis que Rome était dans cet état et que personne n'avait en main le
gouvernement de la République, chaque jour, pour ainsi dire, était marqué par
des meurtres, et les comices ne pouvaient élire des magistrats malgré l'ardeur
des candidats, qui n'épargnaient ni les largesses ni les assassinats, pour
obtenir les charges publiques. Milon qui briguait le consulat, ayant rencontré
Clodius sur la voie Appienne, le blessa d'abord légèrement et le tua ensuite,
dans la crainte qu'il ne cherchât à se venger. Il espérait, en affranchissant
sur-le-champ tous les esclaves associés à son crime, être plus facilement absous
clé ce meurtre, quand Clodius ne serait plus, que de sa blessure, s'il
survivait. La nouvelle de cet événement, répandue vers le soir, excita dans la
ville un tumulte effroyable, et fut pour les factions un signal de guerres et de
forfaits. Les citoyens neutres, malgré leur haine pour Clodius, éclatèrent
eux-mêmes d'indignation par un sentiment d'humanité, et parce qu'ils voulaient
saisir cette occasion pour se débarrasser aussi de Milon.
49.
Rufus et Titus Munatius Plancus, tribuns du peuple, profitèrent de cette
irritation des esprits pour les aigrir encore davantage. Dès l'aurore, ils
portèrent dans le Forum le cadavre de Clodius, le placèrent sur la tribune aux
harangues et le montrèrent à la multitude, en faisant entendre des paroles et
des lamentations assorties à la circonstance. Le peuple, troublé de ce qu'il
voyait et de ce qu'il entendait, ne fut plus arrêté par la religion : il foula
aux pieds la sainteté des funérailles, et peu s'en fallut qu'il ne mît le feu à
toute la ville. Il enleva les restes de Clodius, les transféra dans le palais du
sénat, leur rendit de grands honneurs, éleva ensuite un bûcher avec les sièges
des sénateurs, et livra aux flammes le cadavre et le palais. Tout cela se fit,
non avec l'emportement qui d'ordinaire entraîne la multitude, mais avec
réflexion. Neuf jours après, lorsque la fumée sortait encore des décombres, le
peuple célébra un banquet funèbre dans le forum, et voulut même brûler la maison
de Milon ; mais elle fut sauvée par un grand nombre de citoyens accourus pour la
défendre. Milon, en proie à la crainte, depuis le meurtre de Clodius, s'était
tenu caché jusqu'alors. Autour de lui veillaient de simples citoyens, des
chevaliers et quelques sénateurs ; mais, après de semblables excès, il espéra
que la vengeance du sénat tomberait sur le parti contraire ; et, en effet, le
sénat se réunit sur le mont Palatin, le soir même, pour délibérer à ce sujet,
nomma un interroi et chargea par un décret Milon, les tribuns du peuple et
Pompée lui-même de veiller à ce que la République n'essuyât aucun dommage. Milon
alors parut en public, et demanda le consulat avec autant ou même avec plus
d'ardeur que jamais.
Pompée, mandé à Rome, est nommé consul unique: il s'adjoint pour collègue Q.
Scipion, son beau-père
50.
De là, de nouveaux combats et de nouveaux massacres. Le sénat confirma le décret
dont je viens de parler : il manda Pompée à Rome, l'autorisa à faire de
nouvelles levées, et prit le deuil. Celui-ci étant arrivé bientôt après, le
sénat s'assembla avec une garde, hors du pomérium, non loin du théâtre qui porte
le nom de Pompée, ordonna de recueillir les ossements de Clodius, et chargea
Faustus, fils de Sylla, de rebâtir son palais. C'était la curie Hostilia ; mais,
comme elle avait été reconstruite par Sylla, le sénat chargea son fils de la
relever de ses ruines, et voulut aussi qu'après sa restauration elle portât le
nom de Sylla. Rome, en suspens, attendait la nomination des magistrats : les uns
demandaient à grands cris que Pompée fût élu dictateur ; les autres qu'on nommât
consul César, si haut placé dans l'estime de ses concitoyens qu'ils avaient
ordonné des sacrifices publics, pendant soixante jours, en l'honneur de ses
victoires. Craignant également l'une ou l'autre de ces nominations, le sénat et
surtout Bibulus, qui devait donner le premier son avis, prévinrent les
résolutions irréfléchies de la multitude en déférant le consulat à Pompée, pour
qu'il ne fût pas proclamé dictateur, et en le déférant à lui seul ; afin qu'il
n'eût point César pour collègue. C'était une mesure extraordinaire, qui n'avait
encore été adoptée pour personne, et pourtant elle parut sage. Comme Pompée
recherchait moins que César la faveur du peuple, le sénat se flatta de l'en
détacher complétement et de le mettre dans ses intérêts. C'est ce qui arriva :
fier de cet honneur nouveau et tout à fait insolite, Pompée ne proposa plus
aucune mesure en vue de plaire à la multitude, et fit scrupuleusement tout ce
qui pouvait être agréable au sénat.
51.
Du reste, il ne voulut pas être seul consul : satisfait de la distinction dont
il avait été l'objet, il évita l'envie qu'elle aurait pu lui attirer. D'un autre
côté, craignant, si une place restait vacante dans le consulat, qu'elle ne fût
donnée à César par l'armée et par le peuple qui lui étaient dévoués ; ne voulant
pas d'ailleurs que César parût être négligé et conçût ainsi de justes
ressentiments, il obtint par les tribuns qu'il fut permis à César, même absent,
de demander le consulat, dès qu'il le pourrait légalement. En attendant, il se
donna pour collègue Q. Scipion, son beau-père, quoiqu'il fût accusé de
corruption. Ce Scipion était fils de Nasica : introduit par une disposition
testamentaire dans la famille de Metellus le Pieux, dont il prit le surnom, il
donna sa fille à Pompée, qui le fit nommer consul et l'affranchit de
l'accusation portée contre lui.
Divers règlements de Pompée, concernant les tribunaux et les accusations de
brigue
52.
Les accusations de brigue étaient alors fort nombreuses, parce que les lois de
Pompée avaient donné aux tribunaux une organisation plus régulière. Il désigna
lui-même tous les citoyens parmi lesquels les juges devaient être choisis parle
sort; il détermina d'une manière fixe combien d'avocats chaque partie devait
avoir, afin que les juges ne fussent plus étourdis et troublés par leur grand
nombre ; il accorda pour les plaidoiries deux heures plus funestes, c'était la
faculté laissée aux accusés d'être assistés par des orateurs qui faisaient leur
éloge : souvent des accusés, loués par des hommes très considérés, échappaient à
la justice. Pompée le réforma en ordonnant qu'à l'avenir il ne serait plus
permis de faire l'éloge d'un accusé. Ces dispositions et plusieurs autres furent
appliquées à tous les tribunaux indistinctement : quant au crime de brigue, il
établit comme accusateurs, en leur offrant une récompense capitale, ceux qui
avaient été déjà condamnés pour ce crime. Ainsi, quiconque faisait connaître
deux hommes coupables d'une faute égale à la sienne ou d'une faute moindre, ou
même un seul homme coupable d'une faute plus grave, obtenait la rémission de sa
peine.
Condamnations prononcées contre Milon et contre plusieurs autres citoyens
53.
Plusieurs citoyens furent donc poursuivis pour brigue; entre autres, Plautius
Hypsaeus, compétiteur de Milon et de Scipion pour le consulat. Ils avaient été
accusés de brigue tous les trois; mais il fut seul condamné. Scipion, traduit en
justice par deux accusateurs, ne fut pas jugé, grâce à Pompée, et Milon n'eut
pas à se défendre contre cette accusation , parce qu'il était sous le poids
d'une autre plus grave, mis en jugement pour le meurtre de Clodius, il fut
condamné, parce qu'il n'avait pu s'appuyer sur la violence. Pompée avait placé
des gardes dans toute la ville et s'était rendu au tribunal avec une escorte
armée. Des perturbateurs ayant excité du tumulte dans le forum à cette occasion,
Pompée ordonna aux soldats de les chasser en les frappant obliquement du plat de
leurs larges épées ; mais, loin de céder, ils lançaient des sarcasmes, comme
s'ils n'avaient pas été frappés sérieusement : quelques-uns furent blessés et
même tués.
54.
Les juges purent donc siéger paisiblement, et plusieurs citoyens furent
condamnés pour divers crimes. Milon et d'autres le furent pour le meurtre de
Clodius, quoiqu'il eût Cicéron pour défenseur. A la vue de Pompée et des soldats
qui occupaient le tribunal contre l'usage ; cet orateur se troubla et fut saisi
de crainte, au point de ne pouvoir prononcer un mot du discours qu'il avait
préparé. A peine fit-il entendre quelques paroles sans vie et se hâta de finir.
Quant à la harangue que nous avons aujourd'hui et qui passe pour avoir été
prononcée alors pour Milon, Cicéron la composa plus tard et à loisir, quand il
eut recueilli ses esprits. On rapporte même que Milon, ayant lu ce discours qui
lui avait été envoyé par Cicéron lorsqu'il était en exil, lui répondit :
"Heureusement pour moi, cette harangue n'a pas été prononcée devant mes juges;
car je ne mangerais pas de si beaux rougets à Marseille (c'est là qu'il s'était
retiré), si vous m'aviez défendu avec tant d'éloquence. Il s'exprimait ainsi,
non qu'il fût content de sa position, puisqu'il fit souvent d'audacieuses
tentatives pour rentrer dans sa patrie ; mais il se moquait de Cicéron qui,
n'ayant pas su trouver une parole efficace pour le défendre dans le moment
critique, composait avec soin des discours sans objet et les lui envoyait, comme
s'ils pouvaient lui être alors de quelque utilité.
55.
Milon fut donc condamné. Rufus et Plancus le furent, à la fin de leur
magistrature, et beaucoup d'autres avec eux, pour l'incendie du palais du sénat.
En vain Pompée poussa-t-il le dévouement pour Plancus jusqu'à adresser aux juges
un mémoire qui contenait son éloge et une supplique en sa faveur : Marcus Caton,
qui devait connaître de cette affaire, déclara qu'il n'écouterait pas un
panégyriste violant ses propres lois ; mais il ne put voter. Plancus, sachant
qu'il se prononcerait contre lui, le récusa; car, d'après les lois de Pompée,
l'accusateur et l'accusé avaient la faculté de récuser chacun cinq des juges qui
devaient statuer sur leur sort. Les autres le condamnèrent : après le jugement
qu'ils avaient rendu contre Rufus, il ne leur parut pas juste d'absoudre Plancus,
accusé du même crime; et par cela même qu'ils voyaient Pompée agir dans son
intérêt, ils luttèrent contre son influence, pour ne pas être regardés comme ses
esclaves plutôt que comme des juges. Du reste, Cicéron ne se montra pas alors
plus habile pour accuser Plancus qu'il ne l'avait été pour défendre Milon.
L'aspect du tribunal était le même : dans les deux causes, la volonté et les
actes de Pompée lui étaient opposés, et par là il provoqua de nouveau son
mécontentement au plus haut degré.
Loi
électorale renouvelée par Pompée; autre loi relative au gouvernement des
provinces
56.
Pompée, en même temps qu'il réorganisa les tribunaux, fit revivre, au sujet des
élections, la loi qui obligeait expressément les candidats à se montrer en
personne dans les comices, et qui prescrivait de n'élire aucun absent : elle
était presque tombée en désuétude. Il confirma aussi le sénatus-consulte rendu
peu de temps auparavant, et d'après lequel ceux qui avaient rempli une
magistrature dans Rome ne pouvaient, avant cinq ans, être appelé; au
gouvernement des provinces. Mais, après avoir sanctionné ces décrets, il ne
rougit pas d'accepter presque aussitôt le gouvernement de l'Espagne pour cinq
ans, et de permettre à César, qui était absent et dont les amis étaient
mécontents de la loi électorale, de demander le consulat, conformément au
sénatus-consulte, où il avait inséré un article d'après lequel les absents ne
pourraient se mettre sur les rangs que lorsqu'ils y seraient nominativement et
formellement autorisé. C'était annuler toute prohibition ; car ceux qui avaient
quelque crédit ne pouvaient manquer d'obtenir cette autorisation. Tels furent
les actes de Pompée pendant son administration.
Scipion abroge la loi de Clodius sur les censeurs
57.
Quant à Scipion, il ne proposa aucune loi, et abrogea celle qui avait été faite
par Clodius, au sujet des censeurs. On crut qu'il avait voulu leur plaire cri
leur restituant leur ancien pouvoir ; mais l'événement prouva le contraire. Il y
avait dans l'ordre équestre et dans l'ordre sénatorial un grand nombre d'hommes
méprisables ; mais, tant qu'il n'était pas permis aux censeurs d'effacer le nom
d'un membre sans qu'il eût été accusé et condamné, on ne pouvait les rendre
responsables de ce que de tels hommes n'étaient pas éliminés. Lorsqu'ils eurent
recouvré leur ancien pouvoir, qui leur permettait de faire eux-mêmes une enquête
sur la vie de chaque citoyen et de les noter d'infamie, ils n'eurent pas le
courage de s'attirer de nombreuses inimitiés, et ne voulurent pas non plus
s'exposer au reproche de ne point faire disparaître de l'album des noms indignes
d'y figurer : il arriva par là qu'aucun homme sensé ne demanda plus la censure.
Voilà ce qui fit décrété: au sujet des censeurs.
An
de Rome 703
Caton sollicite le consulat; il échoue
58.
Caton n'ambitionnait aucune charge ; mais il voyait la puissance de César et de
Pompée grandir au point d'être incompatible avec la constitution de la
République. Il prévoyait qu'ils s'empareraient ensemble du gouvernement, ou
qu'ils se diviseraient et causeraient de violentes séditions, ou bien que celui
qui aurait le dessus serait seul maître du souverain pouvoir. Il voulut donc les
renverser avant qu'ils fussent ennemis, et demanda le consulat pour les
combattre, parce qu'il n'aurait aucune force s'il restait dans la vie privée.
Mais ses vues furent devinées par les amis de Pompée et de César, et il ne fut
pas élu. On nomma M. Marcellus, parce qu'il avait une grande connaissance des
lois, et Sulpicius Rufus à cause de son éloquence, mais surtout parce qu'ils
n'avaient eu recours ni aux largesses, ni à la violence, et s'étaient concilié
les esprits par leurs soins empressés et par leurs vives instances auprès de
tous. Caton, au contraire, n'avait fait la cour à personne, et il ne sollicita
plus le consulat, disant qu'un bon citoyen ne doit point fuir le gouvernement de
l'État quand on réclame ses services, ni le rechercher au delà d'une juste
mesure.
M.
Marcellus et Sulpicius Rufus sont élus consuls - Proposition du consul M.
Marcellus contre César
59.
Marcellus, qui était du parti de Pompée, chercha à l'instant même tous les
moyens d'abattre César. II fit diverses propositions contre lui, et demanda
qu'on lui donnât un successeur avant le temps fixé par les lois : il fut
combattu par Sulpicius et par plusieurs tribuns du peuple. Ceux-ci voulaient
plaire à César : Sulpicius était poussé tout à la fois par le même mobile et par
l'éloignement que montrait la multitude pour déposer avant le temps un magistrat
qui n'avait point commis de faute. Informé de ce qui se passait, Pompée, qui
était parti de Rome comme pour se rendre en Espagne avec son armée, mais qui
n'était pas sorti de l'Italie et avait chargé ses lieutenants des affaires
d'Espagne, pour observer de près ce qui se, passait à Rome, fit semblant de ne
pas approuver lui-même que César fût privé du commandement ; mais, en réalité,
il prenait ses mesures pour qu'il déposât les arrhes et rentrât dans la vie
privée lorsqu'il serait parvenu au terme de son commandement, et cette époque
n'était pas éloignée ; puisque ce commandement devait finir l'année suivante.
Dans cette vue, il fit nommer consul Caïus Marcellus, cousin ou même frère de
Marcus (car on dit l'un et l'autre) et ennemi de César; quoiqu'il fût devenu son
allié par sa femme, et il porta au tribunat Caïus Curion, qui depuis longtemps
aussi était ennemi de César.
An
de Rome 704
César se réconcilie avec Curion, qui fit d'abord semblant de ne pas embrasser sa
cause
60.
César ne pouvait se résigner à quitter pour la vie privée un pouvoir si grand et
qu'il avait exercé longtemps : il craignait d'ailleurs d'être à la merci de ses
ennemis. Il se disposa donc à garder le commandement malgré eux, leva des
soldats, amassa des fonds, prépara des armes et rendit son autorité agréable à
tous. De plus, voulant paraître, même à Rome, s'appuyer jusqu'à un certain point
sur la persuasion et non pas sur la violence seule, il résolut de se réconcilier
avec Curion, qui était de la famille des Caton, homme d'un esprit pénétrant,
d'une rare éloquence, très influent sur la multitude, prodigue d'argent,
lorsque, par ses largesses, il comptait obtenir quelque avantage pour lui-même,
ou être utile à un autre. César le gagna par de séduisantes espérances et en
payant toutes ses dettes, devenues très considérables par ses excessives
dépenses ; car César ne regardait pas à l'argent pour réussir dans le moment,
persuadé que le succés lui procurerait le moyen de s'enrichir : souvent même il
promettait de fortes sommes, sans avoir l'intention d'en donner la plus petite
partie, et cherchait à se concilier non seulement les hommes libres, mais encore
les esclaves qui avaient quelque ascendant sur leurs maîtres. C'est ainsi qu'il
gagna un grand nombre de chevaliers et de sénateurs.
61. Curion embrassa sa cause ; mais ce ne fut pas ouvertement tout
d'abord. Il attendit un prétexte plausible pour paraître prendre ce parti par
nécessité, et non de son gré : il pensait d'ailleurs que plus il resterait,
comme ami, au milieu des ennemis de César, mieux il connaîtrait leurs secrets
les plus importants. Il dissimula donc fort longtemps, et, pour qu'on ne le
soupçonnât pas d'avoir changé et de ne plus être à la tête de ceux dont. les
sentiments et les discours étaient alors encore opposés à César, il parla contre
lui, dès le commencement de son tribunat, et fit les propositions les plus
étranges. Il en présenta aussi quelques autres contre le sénat et contre ses
membres les plus influents et les plus dévoués à Pompée. Il ne désirait pas
qu'elles fussent adoptées, et il ne l'espérait pas : son but était seulement
qu'après leur rejet aucune autre ne put être acceptée contre César (il en était
fait un grand nombre), et il comptait profiter de cette occasion pour passer de
son côte.
Curion se déclare pour César: sa proposition sur le licenciement des armées
62.
II laissa donc beaucoup de temps s'écouler, tantôt pour un motif , tantôt pour
un autre , sans qu'aucune fût accueillie : il feignit d'en être indigné, et
demanda qu'un mois fût intercalé pour l'adoption de ses propositions. Cette
intercalation était permise, lorsque les circonstances l'exigeaient ; mais ce
n'était, pas alors le cas, et Curion le savait bien en sa qualité de pontife. Il
répétait néanmoins qu'elle était nécessaire et il pressait, du moins en
apparence, les pontifes, ses collègues, de l'adopter. Enfin, n'ayant pu les
amener à son avis (il ne le désirait pas), il ne laissa prendre aucune autre
résolution, et, embrassant dès lors sans détour la cause de César, après l'avoir
longtemps combattue en vain, il soutint avec énergie des propositions qui ne
pouvaient jamais être adoptées. Il demanda surtout que tous ceux qui avaient les
armes à la main les déposassent et que les armées fussent licenciées, ou qu'on
ne livrât point César à des adversaires puissants, après l'avoir privé de ses
troupes. Il faisait cette proposition, non qu'il souhaitât que César licenciât
son armée, mais parce qu'il savait bien que Pompée ne se soumettrait pas à une
semblable prescription ; et dès lors César aurait un motif plausible pour ne pas
congédier ses soldats.
Pompée se montre sans détour l'adversaire de César. Lutte entre Marcellus et
Curion
63.
Pompée, ne pouvant rien obtenir par d'autres voies, eut ouvertement recours à la
violence, et se montra sans détour l'adversaire de César, par ses discours comme
par ses actions ; mais il ne réussit pas davantage. César avait de nombreux
soutiens, entre autres Lucius Paulus, alors consul avec Marcellus, et le censeur
L. Pison, sou beau-père. Les censeurs, à cette époque, étaient Appius Claudius
et Pison, qui avait été nommé malgré lui. Il favorisait César à cause de sa
parenté; mais Appius lui était opposé, et penchait pour Pompée. Il fut cependant
très utile à César, sans le vouloir, en faisant disparaître de l'album, malgré
son collègue, les noms de beaucoup de chevaliers et de sénateurs qui, pour cette
raison, embrassèrent le parti de César. Pison, qui craignait de s'attirer des
embarras et ménageait un grand nombre de citoyens à cause de leur amitié pour
son gendre, n'en effaça aucun ; mais il n'empêcha point son collègue d'éliminer
du sénat tous les affranchis et plusieurs nobles des plus illustres; entre
autres, l'historien Crisp. Salluste. Curion devait en être expulsé aussi ; mais
Pison le sauva de ce déshonneur, en intercédant pour lui avec Paulus, son
parent.
Marcellus se retire auprès de Pompée
64.
Grâce a leur intervention, Appius n'effaça point de l'album le nom de Curion ;
mais il exprima en plein sénat l'opinion qu'il avait sur son compte. Curion en
fut tellement indigné qu'il déchira ses vêtements. Marcellus s'assura de sa
personne, espérant que le sénat prendrait une résolution sévère envers lui et, à
son occasion, envers César : il proposa donc de délibérer sur sa conduite.
Curion s'y opposa d'abord, puis, ayant reconnu que, parmi les sénateurs alors
présents, les uns étaient dévoués à César et que les autres le craignaient, il
leur permit de délibérer sur sa personne, et se contenta de prononcer ces
paroles : « Ma conscience me dit que je soutiens le parti le plus sage et le
plus utile à la patrie. Ainsi, je vous livre mon corps et mon âme : disposez-en
comme vous l'entendrez. » Marcellus avait formulé son accusation de telle
manière que la condamnation de Curion lui paraissait certaine ; mais, la
majorité l'ayant absous, le consul se laissa emporter à un acte des plus
extraordinaires : il s'élança hors du sénat, se rendit auprès de Pompée, qui
était dans un faubourg de Rome, et, de son autorité privée, sans aucun décret du
sénat, il lui confia la garde de la ville et deux légions de citoyens. Les
soldats, qui avaient été rassemblés à cette fin, étaient déjà auprès de Pompée.
Deux légions sont enlevées à César
65.
Et en effet Pompée, encore ami de César, lui avait donné antérieurement, une des
légions levées pour lui-même; attendu qu'il n'avait pas de guerre à soutenir et
que César manquait de soldats. Mais, lorsque la discorde eut éclaté entre eux,
Pompée, voulant reprendre cette légion et en enlever une autre à César, allégua
que Bibulus avait besoin de soldats pour combattre contre les Parthes, et, afin
qu'il ne se fit point des levées nouvelles, à cause de l'urgence et parce que
les Romains avaient, disait il, des légions en abondance, il fit décréter que
César et lui seraient tenus d'envoyer chacun une légion à Bibulus. Pompée
n'envoya aucune des légions qu'il avait avec lui, et donna l'ordre aux hommes
chargés de cette affaire de redemander celle qu'il avait cédée à César. De cette
manière, ils en fournirent en apparence une chacun ; mais, en réalité, César
seul en donna deux. Il ne fut pas dupe de ce manège ; mais il se résigna pour ne
pas être accusé de désobéissance, et surtout parce qu'il avait ainsi un prétexte
pour lever plus de soldats qu'il n'en perdait.
66.
Ces deux légions semblaient donc destinées à marcher contre les Parthes ; mais
comme Bibulus n'en réclamait pas l'envoi, parce qu'il n'en avait nullement
besoin, Marcellus, qui avait déjà craint qu'elles ne fussent rendues à César,
soutint qu'elles devaient rester en Italie, et les mit, ainsi que je viens de le
dire, à la disposition de Pompée. Comme tout cela se passait à la fin de l'année
et ne devait pas durer longtemps, puisque rien n'avait été sanctionné par le
sénat ni par le peuple, Marcellus emmena avec lui auprès de Pompée Cornélius
Lentulus et Caïus Claudius, désignés consuls pour l'année suivante, et fit
confirmer par eux les mesures qu'il avait prises. A cette époque , les
magistrats désignés avaient encore le droit de proposer des édits et de faire
des actes afférents à leur charge, avant d'en avoir pris possession. Lentulus et
Claudius crurent donc pouvoir accéder au désir de Marcellus, et Pompée, cet
homme en tout si rigide, pressé par la nécessité d'avoir des soldats, les
accepta avec empressement, sans s'inquiéter de quelle main il les recevait, ni
par quel moyen ils lui venaient. Ce fait d'une audace inouïe n'eut pourtant pas
les conséquences qu'on aurait pu prévoir. Contents d'avoir manifesté leur haine
contre César, les consuls ne firent aucun acte de violence, et lui fournirent un
prétexte plausible pour garder les soldats qu'il avait auprès de lui.
Curion se rend auprès de César
Curion
accusa vivement les consuls et Pompée devant le peuple, à cette occasion ; puis,
parvenu au terme de sa charge, il se rendit incontinent auprès de César.