Curion porte au sénat la lettre dans laquelle César promettait de licencier son
armée, à condition que Pompée licencierait la sienne.
Les consuls s'opposent à la lecture de cette lettre.
1.
Voilà ce que lit alors Curion : ensuite, ayant reçu des lettres de César pour le
sénat, il se rendit à Rome le jour même des calendes, où Corn. Lentulus et C.
Claudius prenaient possession du consulat ; mais, craignant qu'ils ne les
fissent disparaître s'ils les avaient hors du sénat, il ne les leur remit que
lorsqu'ils y furent entrés. Malgré ces précautions, les consuls, qui ne
voulaient pas les lire, hésitèrent longtemps encore et n'en donnèrent enfin
connaissance qu'après y avoir été contraints par les tribuns Q. Cassius Longinus
et Marc Antoine. Celui-ci, en retour des services qu'il rendit alors à César,
devait un jour obtenir de lui les plus grands avantages et monter aux premières
dignités. Dans ces lettres, César exposait tout ce qu'il avait fait pour la
République, et se détendait contre les accusations auxquelles il était en butte.
Il promettait de licencier son armée et de se démettre du commandement, à
condition que Pompée en ferait autant, et il ajoutait que si Pompée restait sous
les armes, il ne serait pas juste de le forcer à mettre bas les siennes, puisque
ce serait le livrer à ses ennemis.
Délibération sur la proposition contenue dans la lettre de César: les tribuns Q.
Cassius Longinus et M. Antoine quittent Rome et se rendent auprès de César.
2.
Le vote sur cette question se fit en passant de tel ou tel côté du sénat, et non
par tête : on aurait craint que la honte ou la crainte n'empêchassent de voter
sincèrement. Personne n'opina pour que Pompée, qui était dans les faubourgs avec
ses troupes, mît bas les armes ; mais tous, excepté un certain M. Caelius et
Curion, qui avait apporté les lettres de César, votèrent pour que celui-ci les
déposât. Je ne dis rien des tribuns, qui, ayant le droit d'approuver ou de
désapprouver un décret, comme il leur convenait, ne crurent pas qu'il fût
nécessaire pour eux de passer d'un côté ou d'un autre. Telle fut la résolution
du sénat ; mais Antoine et Longinus ne permirent pas de la ratifier, ce jour-là
ni le lendemain.
3.
Tandis que les sénateurs s'en indignaient et décrétaient le deuil public, les
mêmes tribuns s'opposèrent aussi à ce décret : il fut néanmoins sanctionné et
mis à exécution. Les sénateurs sortirent tous sur-le-champ du lieu où ils
étaient assemblés, y rentrèrent, après avoir changé de vêtement, et délibérèrent
sur la peine qui devait être infligée à Longinus et à Antoine. A la vue de ce
qui se passait, les deux tribuns résistèrent d'abord ; mais ensuite saisis de
crainte, surtout lorsque Lentulus les eut engagés à s'éloigner avant que les
voix fussent recueillies ils se rendirent auprès de César avec Curion et Caelius
après de longs discours et une protestation, sans s'inquiéter de ce que leurs
noms avaient été effacés sur l'album sénatorial. Après avoir pris ces
résolutions, le sénat chargea, suivant l'usage, les consuls et les autres
magistrats de veiller à la sûreté de Rome. Ensuite il se transporta auprès de
Pompée, hors du pomérium, déclara qu'il y avait tumulte, et lui confia de
l'argent et des troupes. Il décréta, en outre, que César remettrait le
commandement à ses successeurs et licencierait son armée avant le jour qui lui
serait assigné, oit qu'on le regarderait comme un ennemi public et comme traître
à la patrie.
César s'avance jusqu'à Ariminum et marche sur Rome - Défection de Labiénus
4.
A cette nouvelle, César mit, alors pour la première fois, le pied hors de son
gouvernement et s'avança jusqu'à Ariminum. Il assembla les soldats, et ordonna à
Curion et à ceux qui étaient venus avec lui de leur raconter ce qui s'était
passé. Après ce récit, il les aigrit encore davantage lui-même par un discours
adapté à la circonstance. Puis il leva le camp, marcha directement vers Rome, et
s'empara, sans coup férir, de toutes les villes situées sur son passage : parmi
les garnisons chargées de leur défense, les unes, trop faibles pour résister,
les abandonnèrent ; les autres embrassèrent son parti. Instruit de ces
événements et tenu au courant de tous les projets de César par Labiénus, Pompée
éprouva des craintes. Labiénus, qui avait abandonné César, livra ses secrets à
Pompée auprès duquel il s'était retiré. On s'étonnera sans doute de la défection
d'un homme jadis comblé d'honneurs par César et qui avait été chargé du
commandement de son armée au-delà des Alpes, toutes les fois qu'il était
lui-même en Italie. Voici quelle en fut la cause : Labienus, opulent et couvert
de gloire, commençait à vivre avec plus de faste que n'en comportait son rang.
César, qui le voyait s'égaler à lui, ne lui témoigna plus la même affection.
Labienus ne put se faire à ce changement : il craignit une disgrâce, et se
sépara de lui.
Pompée envoie des députés à César
5.
D'après ce qu'il avait appris au sujet de César, Pompée, qui n'avait pas encore
rassemblé des forces suffisantes, et qui voyait d'ailleurs qu'à Rome, surtout
parmi ses partisans, on redoutait la guerre par le souvenir des cruautés de
Marius et de Sylla, et qu'on désirait en être dispensé, si on le pouvait sans
danger, changea de résolution. Il députa vers César L. César, son parent, et le
préteur L. Roscius, qui s'étaient offerts pour cette mission. Son but était
d'échapper à la première impétuosité de César, et de traiter ensuite avec lui à
des conditions modérées. César répéta de vive voix ce qu'il avait écrit dans ses
lettres, et ajouta qu'il serait bien aise de s'aboucher avec Pompée. Cette
réponse fut mal accueillie par la plupart des partisans de Pompée, qui
craignirent que César et Pompée ne fissent quelque pacte contraire à leurs
intérêts ; mais les ambassadeurs, après un long éloge de César, assurèrent que
personne n'aurait rien à souffrir de sa part, et promirent qu'il congédierait
ses troupes sur-le-champ. Alors on se livra à la joie et on lui envoya les mêmes
députés, en les conjurant hautement, sans cesse et partout d'obtenir que César
et Pompée missent bas les armes simultanément.
Pompée se dirige vers la Campanie: il ordonne au sénat et à tous ceux qui
étaient revêtus de quelque charge publique de le suivre
6.
Tout cela remplit Pompée de crainte : il savait bien que, si le peuple était
pris pour juge, César l'emporterait. Il se dirigea donc vers la Campanie, avant
le retour des ambassadeurs, dans l'espoir d'y faire plus facilement la guerre.
Il ordonna à tout le sénat et à ceux qui étaient revêtus de quelque charge
publique de le suivre, après avoir fait décréter qu'ils pourraient impunément
quitter Rome et déclaré qu'il regarderait comme ses ennemis tous ceux qui y
resteraient. Il fit décréter aussi qu'il emporterait le trésor public et toutes
les offrandes déposées dans les temples, espérant s'en servir pour lever des
troupes considérables. Toutes les villes d'Italie lui étaient si dévouées que,
peu de temps auparavant, à la nouvelle qu'il était dangereusement malade, elles
ordonnèrent des sacrifices publics pour sa conservation. Ce fut un éclatant
témoignage en sa faveur, personne n'oserait le nier ; car on n'en accorda de
semblable qu'à ceux qui furent investis plus tard du pouvoir suprême. Toutefois
ce n'était pas une preuve certaine qu'elles ne l'abandonneraient point par la
crainte d'un homme plus puissant. Malgré ces décrets sur le trésor public et sur
les offrandes sacrées, il n'y fut porté aucune atteinte ; car, le bruit ayant
couru sur ces entrefaites que César n'avait fait entendre aux ambassadeurs
aucune parole de paix, qu'il leur avait même reproché d'avoir répandu des
faussetés sur son compte, que ses soldats étaient nombreux, pleins d'audace et
prêts à ne reculer devant aucune violence, comme il arrive dans ces conjonctures
où les rumeurs alarmantes vont toujours grossissant, les partisans de Pompée,
frappés de terreur, quittèrent Rome en toute hâte, sans avoir touché à rien.
Les
partisans de Pompée quittent Rome: trouble et désordre qui accompagnent leur
départ
7.
Leur départ fut en tout marqué par le désordre et par le trouble. La foule qui
sortait de Rome (elle se composait des membres les plus éminents du sénat, de
l'ordre des chevaliers et même de la fleur des plébéiens), semblait partir pour
la guerre ; mais, en réalité, elle subissait le sort ordinaire des captifs.
Contraints d'abandonner leur patrie et de n'y plus séjourner, de préférer une
ville étrangère à celle qui les avait vus naître, ils étaient en proie à la plus
vive douleur. Ceux qui s'éloignaient avec toute leur famille savaient que les
temples, leurs pénates et le sol natal allaient tomber aussitôt au pouvoir de
leurs ennemis ; et comme ils n'ignoraient pas les dispositions de Pompée, ils
s'attendaient, s'ils échappaient aux dangers de la guerre, à avoir pour demeure
la Macédoine et la Thrace. Ceux qui laissaient à Rome leurs femmes, leurs
enfants et ce qu'ils avaient de plus précieux, semblaient conserver quelque
espérance d'y revenir ; mais, au fond, leur départ était beaucoup plus
douloureux que celui des autres : arrachés à ce que les hommes ont de plus cher
au monde, ils étaient exposés aux jeux les plus contraires de la fortune. Et en
effet, ayant laissé à la merci de leurs plus implacables ennemis les êtres
qu'ils affectionnaient le plus, ils devaient, s'ils disputaient à dessein la
victoire avec peu d'ardeur, courir eux-mêmes des dangers, ou les perdre à tout
jamais, s'ils combattaient avec vaillance, et n'avoir pour amis ni Pompée ni
César ; ou plutôt les avoir l'un et l'autre pour ennemis : César, parce qu'ils
n'étaient point restés à Rome ; Pompée, parce qu'ils n'avaient pas emmené toute
leur famille avec eux. Ainsi, leurs sentiments, leurs vœux, leurs espérances
flottant au hasard, ils étaient physiquement séparés de ceux qu'ils aimaient le
plus, et livrés moralement à mille anxiétés.
8.
Tel était l'état de ceux qui quittaient Rome ceux qui y restaient éprouvaient
des angoisses différentes, mais aussi vives. Séparés des leurs, privés de
défenseurs et incapables de se défendre eux-mêmes, exposés à toutes les horreurs
de la guerre, destinés à tomber entre les mains de celui qui serait maître de la
ville, ils redoutaient les outrages et les meurtres, comme s'ils se commettaient
déjà. Ceux qui faisaient à leurs proches un crime de les avoir abandonnés leur
souhaitaient tous les maux qu'ils craignaient pour eux-mêmes, et ceux qui les
excusaient par la nécessité tremblaient qu’ils n'eussent à les souffrir. Les
autres citoyens, quoiqu'ils ne tinssent par aucun lien à ceux qui partaient,
compatissaient à leur sort, et s'affligeaient de ce qu'une grande distance
allait les séparer de leurs voisins ou de leurs amis, pressentant qu'ils
auraient d'indignes traitements à exercer ou à souffrir ; mais c'était surtout
leur propre sort qu'ils déploraient. Voyant les magistrats, le sénat et tous
ceux qui avaient de l'influence s'éloigner d'eux et de leur patrie (ils ne
savaient pas si un seul resterait), et réfléchissant que des hommes si
considérables ne sortiraient point de Rome si elle n'était pas menacée de maux
nombreux et terribles ; enfin, privés de leurs magistrats et de leurs frères
d'armes, ils ressemblaient à des orphelins et à des veuves. Déjà préoccupés des
ressentiments et de la cupidité de ceux qui rentreraient vainqueurs dans leur
patrie, se rappelant les excès commis dans le passé, les uns pour avoir été
victimes des fureurs de Marius et de Sylla, les autres, pour les avoir entendu
raconter par ceux qui les avaient souffertes, ils n'espéraient aucune modération
de la part de César. Ils s'attendaient même à souffrir des maux plus nombreux et
plus terribles, parce que la plus grande partie de son armée était composée de
barbares.
9.
Ils étaient tous livrés à de semblables inquiétudes, et tout le monde regardait
la situation comme grave, excepté les amis de César, qui pourtant n'étaient pas
eux-mêmes dans une complète sécurité, à cause des changements que les
circonstances amènent d'ordinaire dans le caractère des hommes. On ne saurait
s'imaginer facilement quel trouble et quelle douleur accompagnèrent le départ
des consuls et des citoyens qui sortirent de Rome avec eux. Pendant toute la
nuit, poussés par la dure nécessité qui pesait sur eux, ils coururent çà et là
en désordre. Aux premiers rayons du jour, pressés autour des temples, ils
faisaient entendre des voeux, invoquaient les dieux, baisaient la terre,
énuméraient les périls auxquels ils avaient tant de fois échappé, et se
lamentaient de quitter leur patrie ; cruelle extrémité que jusqu'alors aucun
d'eux n'avait eu à subir, et la commisération publique éclatait en leur faveur.
De longs gémissements retentirent aussi aux portes de la ville. Ceux-ci
s'embrassaient les uns les autres et embrassaient ces portes, comme s'ils se
voyaient et s'ils les voyaient pour la dernière fois ; ceux-là pleuraient sur
eux-mêmes, et faisaient des voeux pour ceux qui s'éloignaient. La plupart se
croyaient trahis et proféraient des imprécations ; car tous les citoyens, même
ceux qui devaient rester à Rome, étaient là avec leurs femmes et leurs enfants.
Puis, les uns sortirent de la ville ; les autres les escortèrent : quelques-uns
temporisèrent, retenus par leurs amis ; quelques autres se tinrent longtemps
enlacés dans de mutuels embrassements. Ceux qui ne quittaient pas Rome suivirent
jusqu'à une grande distance ceux qui partaient en les accompagnant de cris,
expression de leur douleur : ils les conjuraient, au nom des dieux ; de les
emmener avec eux, ou de ne pas abandonner leurs foyers. Chaque séparation
provoquait des cris de douleur et faisait couler des larmes abondantes. Sous le
coup du malheur présent, ceux qui restaient à Rome et ceux qui s'éloignaient
n'espéraient pas un meilleur avenir, et s'attendaient même à de nouveaux
malheurs. A ce spectacle, on eût dit deux nations et deux villes formées d'une
seule nation et d'une seule ville ; l'une partant pour l'exil, l'autre délaissée
et tombée au pouvoir des ennemis. C'est ainsi que Pompée quitta Rome, suivi d'un
grand nombre de sénateurs : quelques-uns y restèrent, parce qu'ils étaient
dévoués à César ou n'avaient embrassé aucun parti. Il se hâta de lever des
troupes dans les villes, d'exiger de l'argent et d'envoyer des garnisons sur
tous les points.
César se rend en personne à Corfinium et l'assiège
10.
A cette nouvelle, César ne se dirigea pas vers Rome (il savait que cette ville
serait le prix du vainqueur, et répétait qu'il n'avait point pris les armes
contre elle, comme contre une cité ennemie, mais pour la défendre contre les
factieux). Il répandit dans toute l'Italie des lettres par lesquelles il
conjurait Pompée de soumettre leurs démêlés à un tribunal, et engageait par clé
belles promesses tous les citoyens à avoir confiance et à se tenir tranquilles ;
et comme Corfinium, occupé par Lucius Domitius, n'avait pas embrassé sa cause,
il s'y rendit en personne, battit ceux qui vinrent à sa rencontre et cerna la
ville. Corfinium étant ainsi assiégé et un grand nombre de villes penchant pour
César, Pompée ne conserva plus aucune espérance sur l’Italie, et résolut de
passer en Macédoine, en Grèce et eu Asie. Il comptait beaucoup sur le souvenir
de ses exploits dans ces contrées et sur l'amitié des peuples et des rois. Toute
l'Espagne aussi lui était dévouée ; mais il ne pouvait s'y rendre sans danger,
parce que les Gaules étaient sous la main de César. Il calculait d'ailleurs que,
s'il mettait à la voile, personne ne le poursuivrait, à cause du manque de
vaisseaux et à cause de l'hiver (on était déjà à la fin de l'automne), et qu'il
pourrait lever à loisir beaucoup d'argent et beaucoup d'hommes chez les peuples
soumis à la domination romaine et chez les alliés.
Pompée gagne Brindes
11.
Guidé par ces considérations, il gagna Brindes, et ordonna à Domitius de quitter
Corfinium pour le suivre. Domitius avait des forces qui lui inspiraient de la
confiance : il s'était toujours appliqué à gagner l'affection des soldats, et se
les était attachés, en leur promettant des terres ; car il avait acquis jadis de
vastes possessions en soutenant le parti de Sylla. Cependant il obéit à Pompée,
et chercha le moyen de sortir de Corfinium sans danger ; mais ceux qui étaient
avec lui, instruits de son projet et craignant que ce départ ne fût regardé
comme une fuite, se déclarèrent pour César et servirent sous ses drapeaux. Quant
à Domitius et aux autres sénateurs, César leur reprocha vivement d'avoir pris
parti contre lui ; mais il les laissa libres, et ils se retirèrent auprès de
Pompée.
César fait à Pompée des propositions de paix, qui ne sont pas acceptées
12.
César désirait ardemment d'en venir aux mains avec Pompée avant qu'il mît à la
voile, de terminer la guerre en Italie, et d'écraser son rival pendant qu'il
était encore à Brindes, car, comme ses vaisseaux ne suffisaient pas pour
transporter toute son armée, Pompée avait fait prendre les devants aux consuls
et à d'autres, afin qu'ils ne pussent rien tenter à la faveur d'un plus long
séjour en Italie. César, voyant que cette place était difficile à prendre,
invita Pompée à traiter, et lui offrit la paix et son amitié ; mais, celui-ci
s'étant borné à répondre qu'il communiquerait sa proposition aux consuls, qui
avaient décrété qu'on n'entrerait point en négociation avec un citoyen armé,
César attaqua Brindes. Pompée soutint la lutte contre lui pendant quelques
jours, jusqu'au retour de la flotte, et profita de ce temps pour garnir de
retranchements et de palissades les issues qui conduisaient au port, afin qu'on
ne pût l'attaquer lorsqu'il en sortirait. Puis il mit à la voile pendant la
nuit, et parvint sain et sauf en Macédoine. Brindes et deux vaisseaux chargés de
soldats tombèrent au pouvoir de César.
César attaque Brindes; Pompée se dirige vers la Macédoine ; réflexions
13.
C'est ainsi que Pompée quitta Rome et l'Italie. Ses résolutions et sa manière
d'agir furent alors le contraire de ce qu'elles avaient été à son retour d'Asie
: aussi sa fortune et l'opinion qu'il donna de lui furent-elles également tout
l'opposé. A son retour d'Asie, il avait congédié immédiatement son armée en
arrivant à Brindes, pour qu'elle n'inspirât aucune inquiétude à ses concitoyens
: alors, au contraire, il emmenait hors de l'Italie, par cette même ville, une
armée destinée à combattre contre sa patrie. A son retour d'Asie, il avait
apporté à Rome les trésors des barbares : maintenant il enlevait de Rome tout ce
qu'il pouvait, et, n'ayant aucun secours à attendre de sa patrie, il prenait
pour alliés contre elle les étrangers qu'il avait asservis autrefois, et, pour
assurer son salut et sa puissance, il s'appuyait plus sur eux que sur ceux dont
il avait bien mérité. Ainsi, revenu en Italie tout couvert de la gloire qu'il
avait conquise dans tant de guerres, il en partait accusé de s'être laissé
abattre par la crainte de César, et l'éclat que lui avait attiré
l'agrandissement de sa patrie était remplacé alors par la honte d'un lâche
abandon.
Présages sinistres pour Pompée
14.
Dès son arrivée à Dyrrachium, il apprit que cette guerre n'aurait pas une
heureuse issue pour lui. Pendant le trajet même, la foudre tua plusieurs de ses
soldats, des araignées couvrirent les étendards militaires, et, quand il fut
débarqué, des serpents se traînèrent sur ses pas et en effacèrent la trace. Tels
sont les prodiges qui apparurent à Pompée en personne : d'autres se montrèrent à
la ville entière, cette année et peu de temps auparavant ; car, dans les
dissensions civiles, l'État est blessé de toutes parts. Ainsi, des loups et des
hiboux parurent souvent dans Rome ; la terre éprouva de fréquentes secousses
accompagnées de mugissements ; des flammes s'élancèrent du couchant au levant ;
d'autres dévorèrent plusieurs temples, notamment celui de Quirinus ; il y eut
une éclipse totale de soleil ; la foudre endommagea le sceptre de Jupiter, le
bouclier et le casque de Mars placés au Capitole, et les colonnes sur lesquelles
les lois étaient gravées ; beaucoup d'animaux engendrèrent des monstres ;
quelques oracles furent publiés comme venant de la Sibylle, et plusieurs hommes,
saisis de l'esprit divin, prophétisèrent. Aucun préfet de Rome ne fut créé à
l'occasion des féries latines, comme il aurait dû l'être d'après l'usage.
Plusieurs pensent que les préteurs furent chargés de toutes les fonctions
dévolues à ce magistrat : d'autres rapportent que ce fut l'année suivante ; sans
doute cela arriva deux fois de suite ; mais, cette année, mourut Perpenna, qui
avait été, je l'ai déjà dit, censeur avec Philippe : il fut le dernier de ceux
qui obtinrent la dignité sénatoriale pendant qu'il était censeur, ce qui parut
aussi annoncer quelque événement extraordinaire. Tout le monde fut effrayé de
ces prodiges, et cela devait être ; mais chaque parti pensait et espérait que
les malheurs prédits tomberaient sur le parti contraire, et l'on n'offrit aucun
sacrifice expiatoire.
César se rend à Rome: il cherche à calmer les inquiétudes du sénat et du peuple
15.
César ne tenta pas même de faire alors voile vers la Macédoine, parce qu'il
manquait de, vaisseaux et n'était pas sans inquiétude pour l'Italie : il
craignait que les lieutenants de Pompée ne revinssent d'Espagne pour s'en
emparer. Il mit donc une garnison à Brindes, afin qu'aucun de ceux qui s'étaient
embarqués avec Pompée ne pût y rentrer, et se rendit à Rome. Il parut devant le
sénat assemblé hors du Pomérium par Antoine et par Longinus qui, chassés de ce
corps, l'avaient convoqué dans cette circonstance, et, par un discours long et
plein d'humanité, il chercha à gagner la bienveillance des sénateurs pour le
présent et à les remplir de bonnes espérances pour l'avenir. Sentant qu'ils
supportaient avec peine ce qui se faisait, et qu'ils voyaient de mauvais mil le
grand nombre de ses soldats, il crut devoir les calmer et les apprivoiser, pour
ainsi dire, afin qu'ils se tinssent tranquilles jusqu'à ce qu'il eût terminé la
guerre. Il n'accusa, il ne menaça donc personne ; mais il fit entendre des
reproches et des imprécations contre ceux qui désiraient la guerre civile. Enfin
il proposa d'envoyer sans délai une députation aux consuls et à Pompée, pour
demander la paix et la concorde.
16.
Après avoir parlé dans le même sens au peuple accouru aussi hors du Pomérium, il
fit venir du blé des îles et promit soixante-quinze drachmes à chaque citoyen,
espérant les amorcer ainsi. Mais la multitude se disait qu'il y a une grande
différence entre les sentiments et les actions des hommes, quand ils désirent
une chose et quand ils l'ont obtenue : au début d'une entreprise, ils font les
plus séduisantes promesses à ceux lui pourraient leur être opposés ; mais ils
les oublient toutes, quand ils ont atteint le but de leurs désirs, et tournent
leurs forces contre ceux qui ont contribué à leur puissance. Elle se souvenait
aussi de Marius et de Sylla, qui, après avoir tenu souvent le langage le plus
humain, commirent des cruautés inouïes. Enfin elle sentait bien ce qu'exigeait
la position de César, et, voyant ses soldats répandus en foule dans tous les
quartiers de Rome, elle ne pouvait se fier à ses paroles ni se croire en sûreté.
Toujours sous l'empire de son ancienne terreur, elle le regardait comme suspect,
surtout parce que les députés chargés de négocier la paix avaient été désignés,
mais n'étaient point partis, et parce que César avait témoigné un vif
mécontentement à Pison, son beau-père, pour en avoir reparlé un jour.
Démêlés de César avec le tribun Métellus
17.
César ne donna pas alors au peuple les sommes qu'il lui avait promises : bien
loin de là, il exigea pour l'entretien de l'armée qui inspirait tant de craintes
tout l'argent déposé dans le trésor public. De plus, comme si la République
avait été dans une situation prospère, on prit le vêtement réservé pour le temps
de paix ; ce qui ne s'était pas encore fait. Un tribun du peuple, Lucius
Métellus, combattit la proposition concernant les fonds.
Ayant échoué, il se rendit au trésor public et en garda les portes ; mais les
soldats ne s'inquiétèrent pas plus de sa présence qu'ils ne s'étaient inquiétés
de la liberté de ses discours. Ils brisèrent la serrure (les consuls avaient
emporté la clef, comme si, dans les mains de certains hommes, elle ne pouvait
pas être remplacée par la hache) et enlevèrent tout l'argent. Le même esprit
dicta tous les décrets et tous les actes, ainsi que je l'ai dit plusieurs fois :
en apparence ils avaient pour but l'égalité (car c'était Antoine qui les
proposait presque tous) ; mais, en réalité, ils fondaient le despotisme. César
et Pompée donnaient l'un et l'antre à leurs adversaires le nom d'ennemis de la
patrie, et répétaient qu'ils faisaient la guerre dans l'intérêt général, tandis
qu'ils ne travaillaient que pour accroître leur puissance, et ruinaient tous les
deux également la République.
César s'empare de la Sardaigne et de la Sicile: il permet aux enfants des
proscrits de briguer les charges publiques
César termine en Espagne la guerre contre Afranius et Pétréius
18.
Voilà ce que fit César : il s'empara, en outre, sans coup férir, de la Sardaigne
et de la Sicile, que leurs gouverneurs avaient abandonnées, et renvoya
Aristobule dans la Palestine, sa patrie, pour qu'il tentât d'y agir contre
Pompée. Il permit aux enfants des citoyens proscrits par Sylla de briguer les
charges publiques, et organisa tout à Rome et en Italie, comme il convenait le
mieux à ses intérêts, dans l'état présent des affaires. Il confia Rome et
l'Italie à Antoine, et se dirigea en personne vers l'Espagne, qui appuyait
Pompée avec ardeur et lui faisait craindre que la Gaule ne fût entraînée par sou
exemple. Sur ces entrefaites, plusieurs sénateurs et Cicéron, sans avoir même
paru devant César, se déclarèrent pour Pompée, qui leur semblait défendre le
parti le plus juste et devoir sortir vainqueur de cette lutte. Les consuls,
avant de s'embarquer, et Pompée lui-même, en sa qualité de proconsul, leur
avaient ordonné de les suivre à Thessalonique, disant que Rome était au pouvoir
des ennemis, et qu'ils représenteraient la République partout où ils se
trouveraient, puisqu'ils formaient le sénat. Ces considérations rallièrent
autour d'eux la plupart des sénateurs et des chevaliers, les uns sur-le-champ,
les autres plus tard : il en fut de même de toutes les villes qui n'étaient pas
opprimées par les arrhes de César.
Marseille refuse de recevoir César ; siége de cette ville - Les Marseillais sont
vaincus par Brutus dans un combat naval - Capitulation de Marseille
19.
Seuls de tous les peuples de la Gaule, les habitants de Marseille ne se
déclarèrent pas pour lui et ne, lui ouvrirent point leurs portes. Dans une
réponse digne d'être transmise à la postérité, ils déclarèrent qu'ils étaient
les alliés du peuple romain, et aussi bien disposés pour César que pour Pompée ;
qu'ils ne s'inquiétaient pas de savoir quel était celui qui défendait une
mauvaise cause, n'étant pas capables de le reconnaître ; que, s'ils voulaient
l'un ou l'autre venir en ami dans leur ville, ils le recevraient sans armes ;
mais qu'ils la fermeraient à l'un et à l'autre, s'ils se présentaient pour faire
la guerre, Assiégés par César, ils le repoussèrent, et résistèrent longtemps à
Trébonius et à Décimus Brutus, qui les cernèrent ensuite ; car César avait
assiégé lui-même, pendant un certain temps, Marseille dont il croyait s'emparer
sans peine (il regardait comme une honte de n'y avoir pas été reçu, lui qui
s'était rendu maître de Rome sans coup férir) ; mais, les habitants ayant tenu
bon, il confia ce siège à d'autres, et marcha en toute hâte vers l'Espagne.
20.
Il y avait envoyé C. Fabius ; mais, craignant qu'il ne reçût quelque échec s'il
soutenait seul la lutte, César s'y rendit en personne. L'Espagne était gouvernée
alors par Afranius et Pétréius, qui avaient chargé un corps de troupes de
défendre le passage des montagnes, et rassemblé le gros de leur armée à llerda,
où ils attendaient les ennemis de pied ferme. Ils tombèrent à l'improviste sur
Fabius, qui, après avoir forcé les troupes préposées à la garde des Pyrénées,
traversait le Sicoris, et massacrèrent un grand nombre de ses soldats abandonnés
par leurs compagnons ; car le pont s'était rompu avant qu'ils l'eussent franchi.
Cet accident servit puissamment Afranius et Pétréius. César arriva bientôt après
: il passa le fleuve sur un autre pont, et les provoqua au combat. Pendant
plusieurs jours, ils n'osèrent pas en venir aux mains avec lui, placèrent leur
camp en face du sien et se tinrent tranquilles. Cette attitude lui inspira une
telle confiance qu'il tenta de s'emparer d'une position très forte, qui se
trouvait entre leurs retranchements et Ilerda, espérant les empêcher de rentrer
dans la ville. Afranius, qui avait deviné ses vues, occupa d'avance cette
position, repoussa ceux qui l'attaquaient et les mit en fuite. Pendant qu'il les
poursuivait, il eut à soutenir le choc de ceux qui sortirent de leur camp pour
fondre sur lui ; puis, cédant à dessein, il les attira dans un lieu qui lui
était favorable et en tua un plus grand nombre que précédemment. Enhardi par ce
succès, il tomba sur les fourrageurs de l'armée ennemie, et fit beaucoup de mal
à ceux qui étaient dispersés dans la campagne. Quelques soldats de César avaient
traversé le fleuve, et le pont sur lequel ils l'avaient passé avait été détruit
par un violent orage. Afranius franchit le fleuve sur un autre pont voisin de la
ville, et, comme personne ne pouvait les secourir, il les massacra tous.
21.
Ces événements réduisaient César aux dernières extrémités : il ne recevait aucun
secours de ses alliés ; car l'ennemi les observait, et interceptait leur marche
aussitôt qu'ils se rapprochaient de lui, et il manquait de vivres, par suite de
ses revers sur une terre étrangère. Lorsque sa situation fut connue à Rome, les
uns, désespérant de sa fortune et Pensant qu'il ne se soutiendrait pas
longtemps, penchèrent du côté de Pompée ; d'autres, appartenant aux diverses
classes de citoyens et même, au sénat, se rendirent aussi auprès de lui. Si les
Marseillais, secourus par Domitius, et d'ailleurs plus habiles marins que les
Romains, n'avaient pas été vaincus en ce moment dans un combat naval par Brutus,
qui dut cet avantage à la grandeur de ses vaisseaux et à la force de ses soldats
; s'ils n'avaient pas été renfermés dans leurs murs, à la suite de cette
défaite, rien n'aurait arrêté la ruine de César. La nouvelle de cette victoire,
exagérée à dessein, opéra un tel changement parmi les Espagnols que plusieurs se
déclarèrent pour lui. A peine eurent-ils embrassé sa cause qu'il trouva des
vivres en abondance, construisit des ponts, tomba inopinément sur, ses
adversaires dispersés dans la campagne, et en fit un grand carnage.
22.
Afranius, abattu par ces revers, et voyant qu'il ne trouvait pas à Ilerda les
ressources nécessaires pour y séjourner longtemps, résolut de se retirer sur les
bords de l'Èbre et vers les villes voisines. Il leva le camp et se mit en marche
pendant la nuit, dans l'espérance de cacher son départ ou de prévenir l'ennemi.
César ne l'ignora point ; mais il ne se mit pas immédiatement à sa poursuite :
il ne lui parut point prudent de courir pendant les ténèbres, avec des soldats
qui ne connaissaient pas le pays, après un ennemi qui le connaissait. Aussi, dès
que le jour parut, il fit diligence, rejoignit les Pompéiens au milieu de leur
marche et disposa de loin son armée, de manière à les envelopper soudain de
toutes parts. Il fut secondé par ses troupes, qui étaient beaucoup plus
nombreuses que celles d'Afranius, et par le lieu même, qui formait un creux ;
mais il ne voulut pas en venir aux mains. Il craignit que, poussés au désespoir,
ils ne se portassent à quelque résolution extrême : il comptait d'ailleurs les
réduire sans coup férir, et c'est ce qui arriva. Les Pompéiens tentèrent sur
plusieurs points de se faire jour à travers leurs rangs, mais en vain.
Découragés par l'inutilité de leurs efforts, épuisés par les veilles et par les
fatigues de la route, dépourvus de vivres (ils n'en avaient pas emporté,
s'imaginant que ce jour leur suffirait pour arriver au terme de leur marche,
manquant d'eau, car l'eau est extrêmement rare dans ce pays, ils capitulèrent, à
condition qu'il ne leur serait point fait de ma) et qu'ils ne seraient pas
forcés de combattre avec César contre Pompée.
23.
César tint fidèlement parole sur ces deux points. Il ne fit mettre à mort aucun
de ceux qui avaient été pris pendant cette guerre (et cependant les soldats d'Aranius
avaient profité d'une trêve pour tuer quelques-uns des siens qui ne se tenaient
point sur leurs gardes) et n'en força aucun à faire la guerre contre Pompée : il
rendit même la liberté à ceux qui occupaient le premier rang parmi eux et attira
les autres sous ses drapeaux par l'appât du gain et des honneurs. Cette conduite
ne contribua pas peu à sa gloire et à ses succès. Elle lui concilia toutes les
villes d'Espagne et tous les soldats qui s'y trouvaient : outre ceux qui étaient
dans la Bétique, Marcus Térentius Varron, lieutenant de Pompée, en avait un
grand nombre sous ses ordres.
24.
César les admit dans son armée et prit toutes les mesures convenables ; puis il
s'avança jusqu'à Cadix, sans inquiéter personne : seulement il leva partout de
fortes contributions d'argent. Il accorda des honneurs à plusieurs personnes, en
son nom et au nom de l'État, et donna à tous les habitants de Cadix le titre de
citoyens romains, qui fut plus tard confirmé par le peuple. Il leur accorda ce
privilège, en souvenir du songe qu'il avait eu dans cette ville, quand il était
questeur, et pendant lequel il crut avoir commerce avec sa mère ; car c'est
d'après ce songe qu'il conçut, comme je l'ai dit, l'espérance d'être seul maître
de l'empire. Il confia ensuite le gouvernement de l'Espagne à Cassius Longinus,
qui s'était fait aux mœurs des habitants à l'époque où il avait été questeur de
Pompée, et se rendit par mer à Tarragone. De là, continuant sa route à travers
les Pyrénées, il n'éleva aucun trophée ; parce qu'il savait qu'on avait blâmé
Pompée d'en avoir érigé, et se contenta de construire un grand autel en pierres
polies, non loin des trophées de ce général.
Capitulation de Marseille
25.
Sur ces entrefaites, les Marseillais reçurent encore quelques vaisseaux de
Pompée et tentèrent une seconde fois la fortune des combats. Ils essuyèrent une
nouvelle défaite ; mais ils tinrent ferme, quoiqu'ils eussent appris que
l'Espagne était déjà au pouvoir de César, et repoussèrent vigoureusement toutes
les attaques. Ayant obtenu une trêve par la promesse de se soumettre à César dès
son arrivée, ils firent sortir secrètement de la ville Domitius et traitèrent
les soldats romains qui les avaient attaqués pendant la nuit, à la faveur de la
suspension d'armes, de telle manière que ceux-ci n'osèrent plus rien
entreprendre ; mais ils capitulèrent aussitôt que César fut arrivé. Il leur
prit, en ce moment, leurs armes, leurs vaisseaux et leur argent : plus tard il
leur enleva tout le reste, excepté le nom de la liberté qu'il leur laissa ;
parce que Pompée avait respecté la liberté de Phocée, leur mère patrie.
Révolte militaire à Plaisance: discours de César
26.
Quelques soldats de César se révoltèrent à Plaisance et refusèrent de le suivre,
sous prétexte qu'ils étaient brisés par les fatigues ; mais, en réalité, parce
qu'il ne leur permettait pas de piller ni de satisfaire tous leurs désirs. Ils
se flattaient qu'il n'y avait rien qu'ils ne pussent obtenir de lui, parce qu'il
avait le plus grand besoin de leurs services ; mais César ne céda pas. Il
rassembla les mutins et réunit en même temps autour de lui le reste de ses
soldats, pour qu'ils veillassent à sa sûreté et afin de les maintenir dans le
devoir par les reproches qu'ils entendraient adresser aux rebelles et par les
punitions qui seraient infligées en leur présence.
27.
« Soldats, leur dit-il, je tiens à être aimé de vous ; mais je ne saurais
partager vos fautes pour avoir votre affection. Je vous chéris et je souhaite,
comme un père pour ses enfants, que vous échappiez à tous les dangers et que
vous arriviez à la prospérité et à la gloire. Mais n'allez pas croire que celui
qui aime doive permettre à ceux qu'il aime de commettre des fautes qui appellent
inévitablement sur eux les dangers et la honte. Il doit, au contraire, les
former au bien et les détourner du mal par ses conseils et par les châtiments.
Vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles, si vous ne regardez pas comme utile
ce qui profite dans le moment plutôt que ce qui procure des avantages permanents
; si vous ne mettez pas votre honneur à satisfaire vos passions plutôt qu'à les
maîtriser ; car il est honteux de rechercher des plaisirs que suit le remords,
et déshonorant d'être subjugué par la volupté, après avoir vaincu les ennemis
sur le champ de bataille.
28.
« Pourquoi vous tiens-je ce langage ? parce qu'ayant abondamment tout ce qui est
nécessaire (je veux vous parler avec une entière franchise et sans rien
dissimuler), recevant votre solde intégralement et à jour fixe, trouvant des
provisions abondantes toujours et partout, ne supportant ni fatigue sans gloire
ni danger sans profit, toujours libéralement récompensés de votre valeur et à
peine légèrement repris pour vos fautes ; rien de tout cela ne peut vous
contenter. Ces reproches ne s'adressent pas à vous tous (vous n'êtes pas tous
les mêmes) : ils ne tombent que sur ceux dont la cupidité déshonore les autres ;
car la plupart d'entre vous exécutent mes ordres avec la plus louable docilité
et se montrent fidèles aux moeurs de nos ancêtres ; et c'est par là que vous
avez acquis tant de terres, tant de richesses et tant de gloire. Mais il y a
dans vos rangs un petit nombre d'hommes qui attirent sur nous tous la honte et
l'infamie. Je savais déjà ce qu'ils sont ; car rien de ce qui vous intéresse ne
m'échappe ; mais je faisais semblant de l'ignorer dans l'espoir qu'ils se
corrigeraient, s'ils croyaient que je ne connaissais pas leurs torts, et qu'ils
craindraient, en commettant de nouvelles fautes, d'être punis même de celles qui
leur avaient été pardonnées. Mais puisque leur audace n'a point de bornes, comme
s'ils avaient le droit de tout oser, parce qu'ils n'ont pas été châtiés
sur-le-champ ; puisqu'ils cherchent à pousser à la révolte ceux qui sont
irréprochables, je suis forcé d'appliquer un remède au final et de sévir contre
les coupables.
29.
« Aucune association ne peut se former ni se maintenir parmi les hommes, si les
méchants ne sont pas contenus. Alors, comme il arrive dans le corps, la partie
malade corrompt tout le reste, si elle n'est pas guérie. Il en est de même dans
les armées : les rebelles, sentant qu'ils ont quelque force, deviennent plus
audacieux. Ils communiquent leur mauvais esprit aux bons et paralysent leur
zèle, en faisant croire qu'ils ne recueilleront aucun fruit de leur fidélité au
devoir. Et en effet, là où l'audace l'emporte, la raison a forcément le dessous
; là où l'injustice est impunie, la vertu reste sans récompense. Comment
serez-vous portés à bien faire, si les méchants ne sont pas punis ? Comment
croirez-vous avoir obtenu les distinctions auxquelles vous avez droit, s'ils ne
subissent pas une punition méritée ! Ignorez-vous que si les hommes sont
affranchis de la crainte du châtiment et privés de l'espérance des récompenses,
il ne se fait rien de bien et que le mal alors surgit de toutes parts ? Si donc
vous êtes réellement attachés à la vertu, détestez les rebelles comme des
ennemis. Ce n'est point la nature, ce sont les moeurs et les actions qui
établissent une ligne de démarcation entre l'ami et l'ennemi : sont-elles
bonnes, elles attirent l'affection même de ceux qui nous sont étrangers ;
sont-elles mauvaises, elles aliènent même nos parents.
30.
« Plaidez vous-mêmes votre cause ; car leurs fautes nous compromettent tous,
quoique nous n'ayons rien à nous reprocher. Quiconque entend parler de notre
grand nombre et de notre avidité, fait tomber sur nous tous les torts de
quelques-uns ; et c'est ainsi que, sans prendre part à leurs excès, nous sommes
en butte aux mêmes accusations. Qui pourrait ne pas s'indigner que des hommes
qui portent le nom de Romains agissent comme des Celtes ? Qui pourrait ne pas
s'affliger, en voyant l'Italie dévastée comme la Bretagne ? N'est-ce pas une
indignité que nous ne fassions aucun mal aux Gaulois subjugués par la guerre, et
que nous ravagions, comme le feraient des Épirotes, des Carthaginois ou des
Cimbres, les contrées situées en deçà des Alpes ? N'est-il pas honteux que nous
répétions avec orgueil que les premiers d'entre les Romains nous avons traversé
le Rhin et navigué sur l'océan, et que nous pillions notre pays natal laissé
intact par les ennemis ; emportant ainsi le blâme au lieu des éloges, la honte
au lieu des honneurs, les pertes au lieu du profit, les châtiments au lieu des
récompenses ?
31.
« Et ne vous croyez pas supérieurs à ceux de vos concitoyens qui sont dans leurs
foyers, parce que vous êtes sous les drapeaux : les uns et les autres vous êtes
Romains. Comme vous, ils ont fait la guerre et ils la feront. Ne croyez pas
avoir le droit de faire du mal aux autres, parce que vous avez des armes ; car
les lois sont plus puissantes que vous, et vous aussi, à coup sûr, vous mettrez
bas les armes un jour. Ne vous fiez pas non plus à votre grand nombre ceux qui
souffrent de vos excès seraient plus nombreux que vous, s'ils se coalisaient ;
et ils se coaliseront, si vous ne changez pas de conduite. Si vous avez vaincu
les barbares, ce n'est pas une raison pour mépriser des hommes sur lesquels vous
n'avez l'avantage ni par la naissance, ni par les lumières, ni par l'éducation,
ni par vos goûts. Ah ! plutôt, le devoir et votre intérêt vous le commandent,
n'employez la violence contre personne, ne maltraitez personne : ne demandez
qu'à la bonne volonté d'autrui ce qui vous est nécessaire et n'ambitionnez
d'autres récompenses que celles qui vous sont offertes spontanément.
32.
« Outre ce que je viens de dire et ce qu'on pourrait ajouter, si l'on voulait
s'étendre sur ce sujet, vous devez considérer que nous sommes venus ici pour
secourir la patrie attaquée et pour la venger contre ceux'qui lui font du mal.
Si elle n'était pas en danger, nous ne serions pas entrés en Italie, les armes à
la main (car les lois le défendent) ; nous n'aurions pas laissé inachevée notre
expédition contre les Celtes et contre les Bretons, alors que nous aurions pu la
mener à bonne fin. N'est-il pas absurde que nous, qui sommes venus pour punir
les méfaits des autres, nous ne nous montrions pas moins d'ardeur qu'eux pour
nous emparer du bien d'autrui ? N'est-il pas déplorable que nous, qui sommes
accourus pour secourir la patrie, nous la forcions à chercher d'autres
défenseurs contre nous ? Ma cause me paraît plus juste que celle de Pompée, et
je l'ai souvent invité à la soumettre à des juges : sa conscience a reculé
devant une solution pacifique ; mais mon bon droit me conciliera, je l'espère,
tout le peuple romain et tous ses alliés. Mais si nous imitons nos adversaires,
je n'aurai plus rien à alléguer en notre faveur, ni aucun reproche à leur
adresser. Or, nous devons tenir le plus grand compte de la justice : appuyée sur
elle, la puissance des armes peut tout espérer ; sans elles au contraire, rien
n'est solide, alors même qu'on a tout d'abord obtenu quelques succès.
33.
« La nature a voulu qu'il en soit ainsi : la plupart d'entre vous le savent, et
c'est pour cela que vous remplissez tous vos devoirs, sans contrainte. C'est
pour cela aussi que je vous ai réunis : j'ai voulu vous mettre à même d'entendre
ce que je dis et de voir ce que je fais. Vous n'avez rien de commun avec les
rebelles, et je vous en félicite ; mais vous voyez comment un petit nombre
d'hommes, peu contents de n'avoir pas été punis, quoique souvent coupables,
osent nous menacer. Je ne saurais approuver que l'homme revêtu de l'autorité
soit dominé par ceux qui sont placés sous ses ordres, ni croire qu'il soit
possible de faire le bien si ceux qui doivent obéir veulent commander.
Demandez-vous quel serait l'état d'une maison où les jeunes gens mépriseraient
les vieillards ; l'état des écoles, si les disciples ne respectaient pas les
maîtres ; comment des malades pourraient recouvrer la santé, s'ils n'obéissaient
pas aux médecins ; quelle sécurité pourraient avoir ceux qui naviguent, si les
matelots n'écoutaient pas les pilotes. La nature a établi deux lois nécessaires
au salut des hommes : les uns doivent commander, les autres obéir. Sans ces
lois, il n'est rien qui puisse durer même un instant. Le devoir de celui qui
gouverne est donc de trouver ce qu'il faut et de le prescrire ; le devoir de
celui qui obéit est de se soumettre sans vaine excuse et d'exécuter ce qui lui
est ordonné. C'est là surtout ce qui fait toujours mettre la sagesse au-dessus
de l'imprudence et les lumières au-dessus de l'ignorance.
34.
« Puisqu'il en est ainsi, jamais la contrainte ne me fera rien accorder à des
soldats révoltés ; jamais la violence ne me fera fléchir. A quoi bon être issu
d'Énée et d'Iule ? A quoi bon avoir géré la préture et le consulat ? A quoi bon
avoir emmené loin de vos foyers plusieurs d'entre vous et avoir enrôlé plus tard
les autres par de nouvelles levées ? A quoi bon être investi déjà depuis si
longtemps de la puissance proconsulaire, si je dois être esclave de quelqu'un
d'entre vous ; si je cède ici, en Italie, non loin de Rome ; moi qui vous ai
conduits à la conquête de la Gaule et à la victoire contre les Bretons ? Quelle
crainte, quelle appréhension pourrait m'y réduire ? Serait-ce la peur d'être tué
par quelqu'un d'entre vous ? Mais si vous avez tous résolu ma perte, j'aime
mieux mourir que de détruire la majesté du commandement et d'abjurer les
sentiments que demande la dignité dont je suis revêtu. La mort d'un homme tué
injustement a des conséquences moins dangereuses pour un État que l'habitude
contractée par les soldats de commander à leurs chefs et de prendre en main
l'autorité des lois.
35.
« Parmi les rebelles aucun ne m'a menacé de la mort : à l'instant même vous
l'auriez tous égorgé, je le sais ; mais ils refusent de continuer la guerre,
sous prétexte qu'ils sont épuisés de fatigue, et ils mettent bas les armes, sous
prétexte qu'ils n'ont plus la force de les porter. Si je ne les congédie pas
volontairement, ils déserteront leur poste pour passer sous les drapeaux de
Pompée : quelques-uns du moins laissent voir cette intention. Mais qui ne
voudrait pas être délivré de tels hommes ? Qui ne souhaiterait pas à Pompée des
soldats mécontents de ce qu'on leur donne, indociles aux ordres qu'ils
reçoivent, se disant vieux à la force de l'âge, faibles quand ils sont pleins de
vigueur, se croyant faits pour commander à leurs chefs et leur imposer le joug ?
Quant à moi, j'aimerais mieux mille fois me réconcilier avec Pompée, n'importe à
quelles conditions, et me soumettre à tout, plutôt que de rien faire qui soit
indigne de mes principes et de la grandeur d'âme de mes ancêtres. Ignorez-vous
que je n'aspire ni à la domination ni à l'opulence, que je ne poursuis pas un
but à tout prix ; fallût-il même recourir au mensonge, aux caresses, à la
flatterie pour l'atteindre ? Abandonnez donc mes drapeaux, vous que je ne sais
comment appeler : ce ne sera pourtant pas comme vous le voulez et comme vous
l'annoncez ; mais comme il est utile pour la République et pour moi.
»
Après ce discours, César tira au sort le nom de ceux qui devaient être punis de
mort et il infligea cette peine aux plus mutins ; car il avait tout arrangé pour
qu'ils fussent désignés par le sort. Quant aux autres, il les congédia sous
prétexte qu'il n'avait pas besoin d'eux ; mais ils témoignèrent du repentir et
servirent plus tard sous ses ordres.
César est nommé dictateur par M. Æmilius Lépidus: ses actes: il renonce à la
dictature
36.
Pendant qu'il était encore en marche, M. Émilius Lépidus, celui qui fut triumvir
dans la suite (il était alors préteur), conseilla au peuple d'élire César
dictateur et il le nomma aussitôt lui-même, au mépris de la coutume clés
ancêtres. César entra en possession de la dictature, dès son arrivée à Rome ;
mais il ne prit aucune mesure violente. Bien loin de là, il permit à tous les
exilés de rentrer, excepté à Milon, et nomma des magistrats pour l'année
suivante : ceux qui s'étaient éloignés n'avaient pas été remplacés pendant
l'année courante, et comme il n'était resté aucun édile à Rome, les tribuns du
peuple avaient été chargés des fonctions de l'édilité. Il remplaça les pontifes
qui étaient morts, mais sans observer toutes les règles établies. Enfin il donna
le droit de cité aux Gaulois de la Cisalpine transpadane, parce qu'ils avaient
été sous son commandement. Ensuite il renonça au titre de dictateur ; mais il en
conserva réellement toute l'autorité : outre qu'il avait en main la force des
armes, les membres du sénat qui n'avaient pas quitté Rome lui conférèrent une
sorte de pouvoir légitime, en lui permettant de faire impunément tout ce qu'il
voudrait.
Mesures concernant les dettes
37.
Aussitôt qu'il en fut revêtu, il mena à bon terme une grande réforme, devenue
nécessaire. Les créanciers, qui, à cause des séditions et des guerres, avaient
besoin de sommes considérables, usaient contre les débiteurs des mesures les
plus rigoureuses. Ceux-ci, par suite des mêmes circonstances, étaient pour la
plupart hors d'état de payer, quand même ils l'auraient voulu ; car ils ne
pouvaient ni vendre, ni emprunter facilement. De là, de part et d'autre, mille
fraudes et expédients de mauvaise foi, et il était à craindre que le mal ne
devînt incurable. Plusieurs tribuns du peuple avaient déjà cherché, il est vrai,
à fixer les intérêts à un taux modéré ; mais les dettes ne s'éteignaient point,
malgré cela. D'une part, les débiteurs abandonnaient les biens hypothéqués, et,
de l'autre, les créanciers exigeaient leur capital en argent. César améliora
alors la position des uns et des autres, autant qu'il était possible : il
ordonna que les biens hypothéqués seraient estimés à leur juste valeur et que
des arbitres prononceraient sur cette estimation, si elle donnait lieu à quelque
contestation.
38.
Comme on disait que plusieurs citoyens, possesseurs de sommes considérables, les
cachaient, César défendit d'avoir plus de quinze mille drachmes en argent, ou en
or. Il ne voulut pas que cette défense fût regardée comme une loi établie par
lui, mais comme une ancienne loi qu'il avait renouvelée. Son but était d'amener
les débiteurs à payer quelques sommes et les créanciers à prêter à ceux qui
étaient dans le besoin, ou de forcer les riches à se faire connaître, et de ne
laisser entre les mains de personne de grandes sommes, qui pourraient servir à
exciter des troubles pendant son absence. Le peuple, exalté par cette loi,
demanda qu'une récompense fût assurée aux esclaves qui dénonceraient leurs
maîtres à cette occasion ; mais César n'inséra pas cette clause dans sa loi - il
jura même, sur sa tête, qu'il n'ajouterait jamais foi aux délations d'un esclave
contre son maître.
César part pour Brindes; présages favorables
39.
Après avoir adopté ces mesures et enlevé toutes les offrandes de divers temples
et celles du Capitole, César, vers la fin de l'année, partit pour Brindes, avant
de prendre possession du consulat pour lequel il était désigné. Pendant qu'il
faisait les préparatifs de son expédition, un milan laissa tomber, dans le
Forum, une branche de laurier sur un de ceux qui étaient placés auprès de lui.
Puis, au moment où il offrait un sacrifice à la Fortune, le taureau s'échappa,
avant d'être frappé, sortit de Rome et, parvenu auprès d'un marais, il le
traversa à la nage. Ces présages accrurent sa confiance et il hâta son départ,
poussé par les devins qui annonçaient qu'il trouverait la mort à Rome, s'il y
restait ; tandis que son salut serait assuré et qu'il remporterait la victoire,
s'il franchissait la mer. A peine fut-il parti que les enfants, à Rome, se
divisèrent d'eux-mêmes en deux camps : les uns prirent le nom de Pompéiens, les
autres celui de Césariens, et se livrèrent un simulacre de combat sans armes. La
victoire se déclara pour les Césariens.
P.
Corn. Dolabella est chassé de la Dalmatie
40.
Pendant que ces événements se passaient à Rome: et en Espagne, M. Octavius et L.
Scribonius Libon, avec les vaisseaux de Pompée, chassèrent de la Dalmatie, où il
se trouvait alors, P. Corn. Dolabella, qui soutenait la cause de César, et
renfermèrent ensuite dans une petite île C. Antonius, qui avait voulu venger sa
défaite. Abandonné par les habitants et pressé par la faim , celui-ci tomba
entre leurs mains avec ses soldats, à l'exception d'un petit nombre, qui avaient
pris les devants : ils s'étaient enfuis sur le continent. D'autres, naviguant
sur des radeaux, furent pris et se donnèrent la mort.
Curion s'empare de la Sicile: il passe en Afrique, où il trouve la mort
41.
Curion s'empara de la Sicile sans coup férir Caton, qui en était gouverneur,
n'ayant pas des forces suffisantes pour lutter contre lui et ne voulant pas
exposer inutilement les villes au danger, s'éloigna en toute hâte et se rendit
auprès de Pompée. Curion, ayant passé en Afrique, y trouva la mort. A son
approche, L. César quitta la ville d'Aspis, où il était par hasard, et Pub.
Attius Varus, qui commandait alors dans cette contrée, fut vaincu par lui et
perdit beaucoup de soldats et de villes ; mais Juba, fils d'Hiempsal et roi des
Numides, dévoué à la cause de Pompée qu'il regardait comme celle du peuple et du
sénat, ennemi de Curion pour cette raison et parce que celui-ci avait voulu, à
l'époque où il était tribun, le dépouiller de son royaume et confisquer ses
possessions, lui fit une guerre acharnée. Il n'attendit pas que Curion eût
pénétré dans la Numidie, au coeur de ses États, et marcha contre lui, pendant
qu'il assiégeait Utique ; mais ce ne fut pas avec toute son armée. Il aurait
craint que Curion, prévenu à temps, ne regagnât la haute mer, et il désirait
moins le repousser que se venger. Il n'envoya contre lui qu'un petit nombre de
soldats et fit courir le bruit qu'il se dirigeait en personne d'un autre côté et
loin de là ; tandis qu'il suivait son armée pas à pas. Juba ne fut point trompé
dans ses espérances.
42.
Curion, à la première nouvelle que ce roi venait à sa rencontre, s'était retiré
dans son camp placé prés de la mer ; bien résolu, s'il était poussé vivement, à
s'embarquer et à évacuer complètement l'Afrique ; mais, ayant appris que les
ennemis s'avançaient en petit nombre et que Juba n'était pas avec eux, il prit
confiance, leva le camp, à l'arrivée de la nuit, dans la crainte qu'ils ne lui
échappassent et marcha comme à une victoire assurée. Il tomba sur quelques
soldats de Juba qui avaient pris les devants et s'étaient endormis en route, les
massacra, et sa confiance s'accrut encore. Puis, ayant rencontré le reste de
l'armée ennemie, qui était sortie de son camp à la pointe du jour, il engagea le
combat sans délai, quoique ses troupes fussent épuisées par la marche et par les
veilles. Les barbares tinrent ferme, et la victoire était encore incertaine,
lorsque Juba parut soudain. Sa présence inattendue et le grand nombre de ses
soldats causèrent la défaite de Curion : il périt là avec la plus grande partie
de ses troupes. Juba en poursuivit les débris jusque dans leur camp et les força
à se renfermer dans leurs vaisseaux. A la faveur du désordre, il s'empara de
sommes considérables et fit un grand carnage des Romains. La plupart de ceux qui
avaient pris la fuite trouvèrent aussi la mort ; ceux-ci en montant sur les
vaisseaux, parce qu'ils se heurtaient les uns contre les autres et se
renversaient mutuellement ceux-là dans les vaisseaux mêmes qui, trop chargés,
coulèrent à fond. Dans cette catastrophe, plusieurs, craignant le même sort, se
réfugièrent auprès de Varus dans l'espoir de conserver la vie ; mais ils
n'obtinrent point grâce. Juba, sous prétexte que c'était lui qui avait remporté
la victoire, les fit mettre à mort, sauf quelques-uns. Ainsi périt Curion, l'un
des plus fermes appuis de César et qui lui avait donné les plus belles
espérances. Juba fut comblé d'honneurs par Pompée et par les sénateurs qui
étaient en Macédoine : il reçut même le titre de roi. Mais César et les
sénateurs qui étaient restés à Rome le déclarèrent criminel et ennemi public,
tandis qu'ils donnèrent le nom de roi à Bocchus et à Bogud, ennemis de Pompée.
An
de Rome 706 César II et Pub. Servilius consuls.
César et P. Servilius sont nommés consuls
43.
L'année suivante, les Romains eurent, contrairement aux lois, un nombre double
de magistrats et il se livra une très grande bataille. A Rome, César et P.
Servilius furent nommés consuls : on élut aussi des préteurs et d'autres
magistrats, en se conformant aux lois. Rien de semblable ne se fit à
Thessalonique : cependant il y avait là, suivant certains auteurs, deux cents
sénateurs avec les consuls, et l'on y avait même consacré un lieu pour prendre
les auspices, afin que tout parût se faire légalement. On eût dit que dans cette
ville se trouvaient ainsi le peuple et Rome tout entière. Ce qui empêcha d'y
élire des magistrats, c'est que les consuls n'avaient pas rendu de loi curiate.
On conserva ceux de l'année précédente et l'on ne changea que leurs noms. Les
uns furent appelés proconsuls, les autres propréteurs ou proquesteurs ; car,
quoiqu'ils eussent pris les armes et quitté leur patrie, ils respectaient
tellement les coutumes de leur pays qu'ils ne s'en écartaient en rien, même
quand il s'agissait d'adopter des mesures impérieusement réclamées par les
circonstances. Du reste, dans les deux partis, ces magistrats ne gouvernaient
que de nom : en réalité, César et Pompée, qui, dans l'intérêt de leur réputation
avaient pris, conformément aux lois, l'un le titre de Consul, l'autre celui de
proconsul, faisaient, non ce que ce titre permettait, mais tout ce qu'il leur
plaisait de faire.
Pompée et son parti à Thessalonique - César s'embarque pour l'Épire avec une
partie de son armée
44.
Ainsi, l'empire était divisé en deux camps : Pompée avait ses quartiers d'hiver
à Thessalonique ; mais il ne surveillait pas assez les côtes, ne supposant point
que César fût déjà revenu d'Espagne en Italie. Il ne croyait pas d'ailleurs
qu'alors même qu'il serait de retour, il oserait traverser la mer d'Ionie,
pendant la mauvaise saison. César, il est vrai, attendait le printemps à Brindes
; mais, informé que Pompée s'était éloigné et que l'Épire, située sur la rive
opposée, était gardée avec négligence, il saisit l'occasion de faire la guerre
et profita du premier vent favorable. Il s'embarqua donc, au coeur de l'hiver,
avec une partie de ses troupes ; car ses vaisseaux ne suffisaient pas pour les
transporter toutes à la fois, et, à l'insu de M. Bibulus , qui était chargé de
veiller sur la mer, il alla débarquer au promontoire appelé Acroceraunia : c'est
un cap de l'Épire à l'entrée du golfe Ionien. Arrivé là, avant même qu'on sût
qu'il devait mettre à la voile, il renvoya ses vaisseaux à Brindes, pour
transporter le reste de son armée. Bibulus leur fit beaucoup de mal à leur
retour, et en captura plusieurs qu'il amarra aux siens. L'événement prouva à
César qu'i avait navigué avec plus de bonheur que de prudence.
César s'empare de plusieurs villes de l'Épire - Oracle de Nymphæum
45.
En attendant le reste de son armée, César s'empara d'Oricum, d'Apollonie et
d'autres villes de l'Épire, abandonnées par les garnisons de Pompée. Apollonie,
fondée par les Corinthiens, est dans une position admirable, soit par rapport à
la terre, soit par rapport à la mer et aux fleuves. Ce qui m'a le plus étonné,
c'est le feu abondant qui jaillit auprès du fleuve Aous. Il ne se répand pas sur
les terres voisines et ne brûle pas le sol qui le nourrit. Il ne le rend pas
même plus sec : bien au contraire, tout auprès croissent du gazon et des arbres.
Ce feu s'accroît par les grandes pluies et s'élève à une certaine hauteur ; ce
qui lui a fait donner le nom de Nymphaeum. Il sert d'oracle et voici de quelle
manière : on prend de l'encens en prononçant n'importe quels voeux, et on jette
dans le feu l'encens qui les a reçu. Lorsqu'ils doivent être exaucés, le feu
absorbe aussitôt l'encens : si l'encens tombe hors du feu, le feu s'élance vers
lui, le saisit et le consume ; mais lorsqu'ils ne doivent pas l'être, l'encens
ne s'approche pas du feu. On a beau le jeter dans la flamme, il s'en écarte et
s'enfuit. Ces phénomènes se passent de cette manière, dans l'un et l'autre cas,
quels que soient les événements qu'on désire connaître, excepté la mort et le
mariage, sur lesquels il n'est permis absolument à personne de le consulter. Tel
est l'oracle de Nymphaeum.
Intrépidité de César au milieu d'une tempête
46.
Antoine, qui était chargé d'amener les soldats restés à Brindes, tardant à
arriver et toutes les nouvelles étant interceptées de ce côté par l'hiver et par
Bibulus, César les soupçonna de louvoyer et d'attendre les événements, comme il
arrive d'ordinaire dans les guerres civiles. Il résolut donc de s'embarquer seul
pour l'Italie, monta sur un esquif, sous un nom supposé, disant que César lui
avait donné une mission, et força le pilote de lever l'ancre, malgré un vent
impétueux. Quand ils se furent éloignés de la terre, le vent souffla avec
violence, et les flots agités les remplirent d'effroi. Le pilote n'osait avancer
davantage : la force même n'aurait pu l'y contraindre et, malgré César, il
voulait rétrograder. César alors se fit connaître, comme s'il eût dû apaiser
ainsi la tempête, et s'écria : « Prends courage, tu portes César. » Il avait une
si haute opinion de lui et de si grandes espérances, conçues témérairement ou
d'après certaines prédictions, qu'il ne doutait pas de son salut, alors même que
tout semblait lui être contraire. Cependant il ne traversa pas la mer et
retourna en arrière, après avoir longtemps lutté en vain.
47.
Ensuite, il établit son camp auprès de l'Apsus, en face de Pompée. Celui-ci, dès
qu'il fut instruit de l'arrivée de César, se dirigea sans délai vers Apollonie
avec une partie de son armée, dans l'espoir d'en avoir facilement raison, avant
qu'il eût reçu les renforts d'Antoine. César marcha à sa rencontre jusqu'à ce
fleuve, persuadé que ses forces seraient suffisantes pour tenir tête aux ennemis
qu'il avait alors devant lui ; mais, ayant reconnu qu'elles étaient très
inférieures en nombre, il s'arrêta là. Cependant, pour ne point paraître céder à
la peur ou donner le signal de la guerre, il fit proposer un accommodement à
Pompée, voulant gagner du temps par ce moyen. Celui-ci pénétra ses intentions,
résolut de l'attaquer le plus tôt possible et tenta de traverser le fleuve ;
mais son armée fut un trop lourd fardeau pour le pont, qui se rompit.
Quelques-uns de ses soldats, qui avaient passé les premiers, se trouvèrent
isolés et furent massacrés. Pompée, découragé par le mauvais succès de cette
première tentative, n'en fit pas d'autre. Antoine étant arrivé sur ces
entrefaites, il fut saisi de crainte et se dirigea vers Dyrrachium.
Antoine quitte Brindes après la mort de Bibulus
48.
Tant que Bibulus vécut, Antoine n'osa pas quitter le port de Brindes, tant la
mer était bien gardée ; mais lorsqu'il eut succombé à de grandes fatigues et que
le commandement de la flotte fut entre les mains de Libon, Antoine, à qui ce
nouveau chef n'inspirait aucune crainte, mit à la voile, bien décidé à s'ouvrir
un passage dans la mer, même par la force. Contraint de regagner la terre, il
repoussa Libon qui l'attaquait avec vigueur, et, lorsque celui-ci essaya ensuite
d'aborder, Antoine ne lui permit pas d'approcher de ces côtes. Libon, privé de
mouillage et d'eau, la petite île située devant le port, la seule où il pût
toucher terre, n'avait ni eau ni rade, s'éloigna, espérant trouver l'une et
l'autre sur un autre point. Ainsi, Antoine put mettre de nouveau à la voile :
Libon, qui avait résolu de tomber sur lui en pleine mer, ne lui fit aucun mal ;
car il s'éleva une violente tempête, qui empêcha Libon de l'attaquer et causa un
dommage aux deux flottes.
49.
Pompée, après que ses soldats eurent échappé au danger, se dirigea, comme je
l'ai dit, vers Dyrrachium. César s'attacha à ses pas, plein de confiance ; parce
que, grâce aux renforts qu'il avait reçus, ses troupes étaient plus nombreuses
que celles de son rival. Dyrrachium est situé sur une terre qui appartenait
autrefois aux Illyriens Parthiniens et qui maintenant, comme déjà à cette
époque, appartient à la Macédoine : sa position est excellente ; que ce soit
Epidamne fondée par les Corcyréens, ou bien une autre. Les écrivains qui ont
adopté cette opinion font remonter sa fondation et son nom à un héros appelé
Dyrrachus. Les autre disent que le nom de Dyrrachium, qui lui a été donné par
les Romains, est tiré des rochers qui en rendent l'accès difficile ; parce qu'Épidamne,
signifiant dommage dans la langue latine, leur parut être de mauvais augure pour
aborder sur ces plages.
Affaire de Dyrrachium: César a le dessous et se dirige vers la Thessalie
50.
Pompée s'étant donc retiré à Dyrrachium établit son camp hors de la ville et
l'entoura de fossés profonds et de fortes palissades. César campa en face et
l'attaqua, dans l'espoir d'emporter bientôt ses retranchements, grâce au nombre
de ses soldats ; mais il fut repoussé et essaya de les entourer de
circonvallations. Pendant qu'il exécutait ces travaux, Pompée, de son côté, fit
construire des palissades sur certains points, bâtir des remparts et creuser des
fossés sur d'autres : il éleva des tours sur les hauteurs et y plaça des
troupes. Ces travaux de défense formèrent un cercle immense que l'ennemi ne
pourrait franchir, alors même qu'il aurait l'avantage. Plusieurs engagements
eurent lieu pendant qu'on les faisait, mais ils furent sans importance : la
victoire pencha tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et les deux armées
comptèrent à peu près le même nombre de morts. César, pendant la nuit, approcha
de Dyrrachium même, après avoir cherché à corrompre les soldats chargés de sa
défense, et pénétra jusqu'à la passe étroite qui se trouvait entre les marais et
la mer, espérant que la ville lui serait livrée par trahison. Là, pris en face
par une partie considérable des ennemis, en même temps que beaucoup d'autres,
portés sur des barques, tombèrent inopinément sur ses derrières, il perdit un
grand nombre de soldats : peu s'en fallut qu'il ne pérît lui-même. Rassuré par
ce succès, Pompée épia le moment de tenter, à la faveur des ténèbres, un coup de
main sur les fortifications de César, les attaqua inopinément, en prit une
partie et tailla en pièces ceux qui avaient leurs tentes près de là.
51.
Ces événements et le manque de vivres firent craindre à César que le siège du
camp, s'il se prolongeait, ne l'exposât à être battu par Pompée, ou abandonné
par le reste de son armée : la mer et les pays d'alentour lui étaient hostiles,
et par cela même son année comptait plusieurs transfuges. Il renversa les forts
qu'il avait élevés, détruisit les retranchements qu'il avait établis, donna
subitement le signal du départ et se dirigea vers la Thessalie ; car, pendant le
siège de Dyrrachium, L. Cassius Longinus et Cn. Domitius Calvinus avaient été
envoyés par César en Macédoine et en Thessalie. Scipion et le Thrace Sadalus
firent essuyer au premier une grande défaite, et Calvinus fut chassé de la
Macédoine par Faustus ; mais, les Locres et les Étoliens s'étant joints à lui,
il envahit la Thessalie. En butte, dans un combat, aux embûches de Scipion, il
lui en tendit à son tour dans un autre et remporta sur lui une double victoire,
qui amena la soumission de plusieurs villes. César se dirigea incontinent vers
cette contrée, espérant qu'avec leur concours, il lui serait plus facile de se
procurer des vivres et de soutenir la guerre ; mais personne ne l'accueillit à
cause de ses revers. Forcé de laisser de côté les autres villes, il se jeta sur
Gomphi, petite ville de la Thessalie, s'en empara, y fit un grand carnage et la
livra au pillage, pour que cet exemple répandît la terreur dans tout le pays.
Aussi Métropolis, autre petite ville de la Thessalie, n'essaya pas même de lui
résister et se rendit sans combattre. César ne lui fit aucun mal : le sort
contraire de ces deux villes rendit plus facile la soumission de plusieurs
autres, et il redevint puissant.
52.
Pompée ne poursuivit point César, qui s'était éloigné soudain pendant la nuit et
avait traversé en toute hâte le fleuve Genusus. Persuadé qu'il avait mis fin à
la guerre, il prit le titre d'Imperator ; mais il ne se permit pas la moindre
jactance dans son langage et n'entoura pas ses faisceaux de lauriers : il lui
répugnait de faire parade d'une victoire remportée sur des concitoyens. Le même
sentiment le détermina à ne point faire voile vers l'Italie et à n'y envoyer
personne, quoiqu'il lui fût facile de l'occuper tout entière ; car ses forces
navales étaient considérables. II avait cinq cents vaisseaux légers et il
pouvait aborder sur tous les points à la fois. D'ailleurs les esprits n'étaient
pas mal disposés pour lui, et, alors même qu'ils l'auraient été, il n'y avait
pas des forces suffisantes pour lui résister. Enfin il désirait beaucoup ne pas
être soupçonné de faire la guerre en vue de l'Italie et ne voulait causer aucune
crainte à ceux qui étaient à Rome. Il n'entreprit donc rien contre ce pays et
n'adressa même aux magistrats de la République aucune lettre sur ses exploits.
Puis, s'étant mis à la poursuite de César, il arriva en Thessalie.
53.
Campées vis-à-vis l'une de l'autre, les deux armées présentaient une image de la
guerre ; mais les armes étaient au repos, comme en pleine paix. L'imminence d'un
grand danger, l'obscurité de l'avenir, l'incertitude du succès, une certaine
honte de mettre aux prises des concitoyens et des parents, tenaient les deux
chefs en suspens. Pendant ces hésitations, ils entrèrent en négociation, et
plusieurs conçurent en vain l'espérance de voir ces tentatives de réconciliation
réussir. Et en effet, César et Pompée aspirait l'un et l'autre à l'empire :
naturellement dévorés d'ambition, en proie à une rivalité née des circonstances
(car certains hommes ne peuvent se résigner à être au-dessous de leurs égaux et
de leurs proches), ils ne voulaient se faire aucune concession, parce que chacun
espérait vaincre, et ils ne pouvaient se persuader que, même après avoir traité,
ils ne chercheraient pas l'un et l'autre à accroître incessamment leur puissance
et ne susciteraient pas de nouveaux orages pour la posséder sans partage.
Parallèle entre Pompée et César
54.
Ils différaient essentiellement l'un de l'autre, en ce que Pompée ne voulait pas
être à la seconde place et que César convoitait la première. Pompée était jaloux
d'obtenir des honneurs décernés volontairement, d'exercer une autorité librement
acceptée et d'être aimé de ceux qui lui obéissaient. César, au contraire, ne
s'inquiétait pas si on lui obéissait à contre-coeur, si son autorité était
détestée, s'il s'était arrogé lui-même les honneurs dont il était revêtu. Du
reste, ils étaient fatalement entraînés tous les deux aux mêmes actes pour
arriver à leurs fins, et ils ne pouvaient y parvenir sans faire la guerre à des
concitoyens, sans armer des barbares contre leur patrie, sans extorquer des
sommes considérables, sans faire périr illégalement un grand nombre de leurs
amis. Leurs passions étaient donc différentes, mais ils devaient recourir aux
mêmes moyens pour les satisfaire. Aussi ne se firent-ils aucune concession, tout
en s'enveloppant de mille spécieux prétextes, et ils finirent par en venir aux
mains.
Bataille de Pharsale
55.
La bataille fut si terrible qu'aucune autre ne peut lui être comparée. César et
Pompée étaient regardés comme les généraux les plus habiles et les plus
illustres, non seulement parmi les Romains, mais parmi tous les hommes de leur
temps. Rompus au métier des armes dès l'enfance, leur vie s'était passée au
milieu des combats, et ils s'y étaient couverts de gloire. Doués d'un grand
courage, soutenus par un rare bonheur, ils étaient également dignes de commander
des armées et de remporter des victoires. Sous les drapeaux de César marchaient
la partie la plus nombreuse et la plus distinguée des légions, la fleur de
l'Italie, de l'Espagne, de toute la Gaule, et les hommes les plus belliqueux des
îles qu'il avait conquises. Dans les rangs de Pompée se trouvaient beaucoup de
sénateurs, beaucoup de chevaliers et les guerriers qu'il avait levés lui-même.
Il avait réuni, en outre, autour de lui des forces considérables, fournies par
les provinces soumises à Rome, par les peuples et par les rois ses alliés ; car,
à l'exception de Pharnace et d'Orode (il avait tenté d'attirer ce dernier dans
son parti, quoiqu'il le comptât parmi ses ennemis depuis qu'il avait fait périr
les deux Crassus), tous ceux qui lui furent jadis attachés par quelque lien lui
donnèrent de l'argent : les uns lui envoyèrent des secours, les autres les lui
amenèrent eux-mêmes. Le roi parthe lui avait promis de le secourir si la Syrie
lui était restituée - mais, ne l'ayant pas obtenue, il ne tint point parole.
Pompée l'emportait beaucoup par le nombre de ses soldats ; mais la bravoure
rétablissait l'équilibre pour l'armée de César. Ainsi, les avantages se
contrebalançaient de part et d'autre, et les deux armées marchaient au combat
avec les mêmes chances de victoire et de danger.
56.
Ces circonstances, la cause même et le sujet de la guerre rendirent cette
bataille à jamais mémorable. Rome et son empire, déjà vaste et puissant,
allaient être le prix du vainqueur ; car il était clair pour tous que Rome et
l'empire tomberaient sous son joug. La pensée fixée sur ce but, les deux
généraux se rappelaient, en outre, les victoires qu'ils avaient remportées,
Pompée sur Sertorius, sur Mithridate, sur Tigrane, sur la mer et en Afrique ;
César dans la Gaule, en Espagne, sur le Rhin et dans la Bretagne. Persuadés que
tout leur passé était en jeu, jaloux de s'approprier chacun la gloire de son
rival, tout les poussait à un effort suprême ; car ce ne sont pas seulement les
biens du vaincu qui deviennent le partage du vainqueur, c'est surtout sa gloire,
et plus un adversaire est grand et puissant, plus s'élève celui qui l'a dompté.
57.
Aussi, chacun des chefs adressa à ses soldats de longues exhortations, qui se
ressemblaient au fond. Ils dirent tout ce qui devait être dit, dans de
semblables circonstances, sur le danger du moment et sur l'avenir qui les
attendait. Nés dans la même république, discourant sur le même sujet, donnant
chacun à sou rival le nom de tyran et s'arrogeant celui de vengeur de la
liberté, ils ne pouvaient tenir un langage différent. D'un côté, disaient-ils,
est la mort ; de l'autre le salut : d'un côté la captivité ; de l'autre la
domination : d'un côté la chance de tout avoir ; de l'autre la chance de tout
perdre : ici, tous les maux à souffrir ; là, pouvoir de les faire souffrir à ses
adversaires. Après avoir excité ainsi les citoyens et donné par de tels discours
aux sujets et aux alliés de Rome l'espérance d'un meilleur avenir et la crainte
d'une condition encore plus triste, ils mirent aux prises des hommes de la même
nation, qui avaient reposé sous la même tente, mangé à la même table, et qui
étaient liés par des traités. Mais comment gémir sur les autres, lorsque les
deux chefs, unis par les mêmes liens que tous les combattants, s'étaient, en
outre, confié beaucoup de secrets, avaient pris part aux mêmes actes, contracté
une alliance de famille et entouré le même enfant de leur affection, l'un comme
père, l'autre comme grand-père ; et pourtant ils allaient en venir aux mains !
Ces liens du sang, formés par la nature, ils les dissolvaient alors, ils les
brisaient, ils les rompaient par une insatiable ambition, et c'est ainsi que
Rome se vit contrainte de combattre contre elle-même pour elle-même, et dut être
vaincue, même en remportant la victoire.
58.
C'est pour cette lutte terrible que les deux armées se mirent en marche l'une
contre l'autre ; mais elles ne l'engagèrent pas incontinent. Sorties de la même
patrie et des mêmes foyers, portant les mêmes armes, rangées dans le même ordre
de bataille, elles n'osaient ni l'une ni l'autre commencer le combat et donner
le signal du carnage. Des deux côtés régnaient le silence et un profond
abattement. Aucun soldat ne faisait un pas en avant, aucun ne bougeait : tous,
les yeux attachés à la terre, restaient immobiles, comme des corps inanimés.
César et Pompée, craignant qu'une plus longue inaction n'émoussât les courages
et n'amenât une réconciliation, ordonnèrent aussitôt aux trompettes de sonner la
charge et aux autres soldats de pousser le cri des batailles. Leurs ordres
furent exécutés ; mais il s'en fallut beaucoup que les meurs fussent raffermis.
Les trompettes faisaient entendre les mêmes sons, et les cris de guerre,
proférés dans la même langue, proclamaient plus haut encore que les combattants
étaient du même pays et de la même race. Des deux côtés coulèrent des larmes et
retentirent des lamentations !
59.
Enfin, les auxiliaires ayant commencé le combat, les autres en vinrent aussi aux
mains, poussés par leur exemple à une sorte de délire. Pour ceux qui se
battaient à distance, la lutte était moins horrible ; parce qu'ils ne
connaissaient pas ceux qu'atteignaient leurs traits, leurs lances, leurs
javelots, leurs frondes ; mais la position des légionnaires et des cavaliers
était affreuse. Placés les uns auprès des autres et pouvant même se parler, ils
reconnaissaient leurs adversaires, et ils les blessaient ; ils les désignaient
par leurs noms, et ils leur donnaient la mort ; ils rappelaient le souvenir de
leur commune patrie, et ils les dépouillaient ! Voilà ce qu'avaient à faire et à
souffrir, partout où ils se rencontraient, les Romains et les Italiens qui
étaient dans leurs rangs : plusieurs donnèrent à leurs meurtriers des
commissions pour leurs familles. Quant aux soldats des nations conquises, ils
combattaient avec ardeur et sans ménagement, déployant pour l'asservissement des
Romains la vigueur qu'ils avaient montrée jadis pour leur propre liberté, et
désirant les avoir pour compagnons d'esclavage, parce qu'ils étaient vis-à-vis
d'eux dans un état complet d'abaissement.
60.
La bataille fut acharnée et offrit des aspects très divers, soit par les
circonstances dont je viens de parler, soit à cause dit nombre des combattants
et de la variété des préparatifs. La plaine était inondée de légionnaires, de
cavaliers, d'archers, de frondeurs. Disséminés sur tous les points, ils
luttaient tantôt contre des hommes portant les mêmes armes, tantôt pêle-mêle
contre des adversaires ayant des armes différentes. Les meilleurs cavaliers et
les meilleurs archers étaient dans l'armée de Pompée. Aussi, se déployant de
loin autour de leurs ennemis, ils fondaient inopinément sur eux et se retiraient
après les avoir mis en désordre ; puis ils les attaquaient de nouveau coup sur
coup, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Pour éviter ces surprises, les
soldats de César développaient leurs lignes, la face toujours tournée du côté de
l'ennemi, le serrant de près, se jetant avec élan sur les hommes et sur les
chevaux ; car ils avaient mêlé de l'infanterie légère à la cavalerie dans cette
intention. Ces luttes, comme je l'ai dit, n'avaient pas lieu sur un seul point,
mais sur plusieurs points à la fois. Ainsi, les uns combattant à distance, les
autres corps à corps ; ceux-ci portant des coups, ceux-là en recevant ; les uns
fuyant, les, autres les poursuivant ; c'étaient simultanément plusieurs combats
d'infanterie et plusieurs combats de cavalerie, qui offraient mille accidents
imprévus. Celui qui avait mis un adversaire en fuite fuyait à son tour ; celui
qui avait échappé à un agresseur devenait agresseur lui-même, celui qui avait
fait une blessure était blessé, celui qui avait été renversé donnait la mort à
un adversaire qui était encore debout. Plusieurs mouraient sans blessure ;
plusieurs, déjà à demi morts, portaient des coups mortels. D'un côté c'étaient
la joie et des chants de victoire, de l'autre la douleur et des lamentations.
Partout retentissaient des cris et des gémissements : de là un trouble qui se
propageait de rang en rang. Les cris poussés par les étrangers dans une langue
inconnue étaient inintelligibles et produisaient une terreur profonde ; mais le
mal paraissait plus grand à ceux qui se comprenaient : outre leurs propres
souffrances, ils voyaient celles de leurs voisins et ils en recueillaient
l'expression.
61.
La victoire flotta longtemps incertaine, et il y eut également des deux côtés un
grand nombre de tués et de blessés. Enfin Pompée, dont l'armée était composée en
grande partie d'Asiatiques peu faits au métier de la guerre, fut vaincu. Divers
présages lui avaient annoncé sa défaite avant le combat : la foudre était tombée
dans son camp ; une flamme, qui avait brillé dans les airs au-dessus des
retranchements de César, vint fondre sur les siens ; des abeilles s'étaient
fixées sur ses étendards ; beaucoup de victimes, déjà conduites à l'autel,
s'étaient échappées. Plusieurs prodiges, annonçant cette bataille, éclatèrent
jusque parmi les étrangers. Ainsi, le jour même où elle fut livrée, on entendit
dans beaucoup d'endroits le bruit d'armées qui s'entre-choquaient et le
cliquetis de leurs armes ; à Pergame, les sons des tambours et des cymbales,
partis du temple de Bacchus, se répandirent clans toute la ville ; à Tralles, un
palmier naquit dans le temple de la Victoire, et la statue de la déesse se
tourna d'elle-même en face de celle de César qu'elle regardait de côté
auparavant. En Syrie, deux jeunes gens, qui avaient annoncé l'issue de ce
combat, ne reparurent jamais ; à Padoue, qui fait maintenant partie de l'Italie
et qui alors appartenait encore à la Gaule, des oiseaux n'en donnèrent pas
seulement des indices ; mais ils la rendirent, pour ainsi dire, visible ; car un
certain C. Cornélius lut exactement dans leur vol tout ce qui s'était passé et
l'exposa à ceux qui se trouvaient avec lui. Tels sont les prodiges qui
éclatèrent le jour même de la bataille : ils ne furent pas accueillis avec
confiance sur-le-champ, et cela devait être ; mais lorsque l'événement fut
connu, ils excitèrent un vif étonnement.
Magnanimité et clémence de César
62.
Parmi les Pompéiens qui ne périrent point sur le champ de bataille, les uns
s'enfuirent où ils purent, les autres passèrent du côté du vainqueur. César
pardonna aux simples soldats et leur ouvrit les rangs de son armée, sans garder
aucun ressentiment. Quant aux sénateurs et aux chevaliers, il fit mettre à mort
ceux auxquels il avait déjà pardonné lorsqu'ils étaient ses prisonniers. Il
n'excepta que ceux pour lesquels ses amis implorèrent sa clémence, car il avait
permis à chacun d'eux de demander grâce pour un Pompéien. Il renvoya sains et
saufs tous les autres qui avaient pris, alors pour la première fois, les armes
contre lui : « Je n'ai, disait-il, aucun reproche à faire à des hommes qui
s'étaient déclarés pour Pompée, leur ami, et qui ne me devaient rien. » Il agit
de même envers les princes et les peuples qui avaient soutenu Pompée et leur
pardonna, parce qu'il n'en connaissait aucun, ou qu'un très petit nombre ;
tandis que Pompée les avait comblés de bienfaits. Il en disait même beaucoup
plus de bien que de ceux qui, redevables de quelque service envers Pompée,
l'avaient abandonné au moment du danger.
Il espérait que les premiers pourraient lui être dévoués un jour : les autres,
qui avaient trahi leur ami, lui paraissaient, malgré le dévouement qu'ils
affichaient pour sa personne, ne pas devoir se montrer plus scrupuleux à son
égard.
63.
Témoin Sadalus le Thrace et le Galate Déjotarus : il leur laissa la vie,
quoiqu'ils eussent pris part ait combat. Il usa de la même clémence envers
Tarcondimotus, qui tenait sous sa puissance une partie de la Cilicie et qui
avait fourni des secours considérables à la flotte de Pompée. A quoi bon
énumérer tous ceux que César épargna et dont il n'exigea que de l'argent,
quoiqu'ils eussent envoyé des secours à Pompée ? Il ne leur infligea aucun
châtiment et ne leur enleva rien, malgré les faveurs que Pompée leur avait
prodiguées anciennement et tout récemment encore. Il donna, il est vrai, à
Ariobarzane, roi de Cappadoce, une partie de l'Arménie qui était devenue la
possession de Déjotarus ; mais en agissant ainsi, loin de nuire à Déjotarus, il
lui fit dit bien ; car il ne démembra pas ses États, et, ayant repris l'Arménie
entière dont Pharnace s'était emparé, il la partagea entre Ariobarzane et
Déjotarus. Telle fut la générosité de César à leur égard. Pharnace fit valoir
qu'il n'avait pas secouru Pompée et crut obtenir ainsi son pardon ; niais César,
loin de se montrer clément à son égard, lui reprocha d'avoir été méchant et
impie envers son bienfaiteur. Dans la suite, il témoigna la même douceur et la
même magnanimité à ceux qui avaient porté les armes contre lui : bien plus,
ayant trouvé dans les coffres de Pompée des lettres secrètes, qui contenaient
l'expression du dévouement de quelques hommes pour son rival et de leur haine
pour lui, il ne les lut pas et ne les fit pas transcrire ; il les brûla même
sur-le-champ, afin qu'elles ne le missent pas dans la nécessité, d'exercer des
actes de rigueur. Cette grandeur d'âme suffit pour appeler la haine sur ceux qui
tramèrent sa perte. Ce n'est pas sans raison que je tiens ce langage : il est
surtout dirigé contre M. Brutus Caepion, devenu plus tard son assassin, mais qui
fut alors son prisonnier et lui dut la vie.
|