Histoire
romaine, par Dion Cassius
Livre XLVII |
Comment César, Antoine et Lépidus, de retour à Rome, y firent beaucoup de
meurtres
1. L'accord ainsi conclu et juré, ils se hâtèrent de marcher sur Rome, en
apparence pour y commander avec une égale autorité, mais chacun avec la pensée
de posséder seul le pouvoir, bien que des prodiges, auparavant très
significatifs et alors encore très clairs, les eussent à l'avance instruits de
ce qui devait arriver. Pour Lépidus, un serpent qui s'enroula autour de l'épée
d'un centurion : un loup qui entra dans son camp et dans sa tente, au moment où
il soupait, et renversa la table, semblèrent un signe de sa puissance et des
difficultés qui l'accompagnèrent. Pour Antoine, du lait qui coula dans le fossé
tout à l'entour de son camp, une harmonie qui retentit pendant la nuit, lui
présagèrent et ses plaisirs et la ruine qui en fut la suite. Voilà ce qui leur
était arrivé avant de venir en Italie. Quant à César, un aigle se posant sur sa
tente aussitôt après le traité, et tuant deux corbeaux qui avaient fondu sur lui
et essayaient de lui arracher les ailes, lui donna la victoire sur ses deux
rivaux.
2.
Ce fut sous de tels auspices qu'ils vinrent à Rome; César arriva le premier, les
autres ensuite, chacun séparément avec tous ses soldats. Aussitôt ils firent
passer, à l'aide des tribuns, une loi confirmative de leurs résolutions. Toutes
leurs ordonnances, en effet, et toutes leurs violences prenaient le nom de loi
et leur attiraient des prières; car il fallait les presser avec les plus vives
instances de les mettre à exécution. Aussi des sacrifices furent-ils décrétés à
cette occasion comme pour des succès remportés, et on changea d'habit, comme si
l'on eût été dans des jours de bonheur, bien que grande fût la crainte inspirée
par ce qui se passait, et beaucoup plus grande encore celle que faisaient naître
les prodiges. En effet, les enseignes de l'armée qui gardait la ville se
couvrirent de toiles d'araignées: on vit des armes monter de terre au ciel, et
on les entendit retentir à grand bruit. Pendant les fêtes d'Esculape, des
abeilles allèrent en grand nombre se réunir en grappes au sommet du temple de ce
dieu : une troupe immense de vautours se posa sur le temple du Génie du peuple
romain et sur celui de la Concorde.
3.
On était encore, pour ainsi dire, dans cette situation, lorsque les meurtres
dont Sylla avait donné l'exemple par ses proscriptions se renouvelèrent, et la
ville entière fut remplie de cadavres. Bien des gens, en effet, furent tués ça
et là dans leurs maisons; beaucoup aussi sur les chemins et sur les places
publiques, ainsi que près des lieux sacrés. Les têtes furent, comme
précédemment, exposées sur les Rostres, et les troncs, tantôt laissés à
l'endroit même du meurtre et dévorés par les chiens et les oiseaux, tantôt jetés
dans le fleuve. Tous les maux du temps de Sylla se renouvelèrent alors, si ce
n'est toutefois qu'il n'y eut que deux listes affichées, une à part pour les
sénateurs et une pour les autres citoyens. Quant à la raison de ce fait, nul a
pu me la dire, et moi-même je n'ai pu la découvrir. La seule supposition
possible, en effet, celle d'une moindre quantité de morts, n'est nullement
fondée; car les victimes furent beaucoup plus nombreuses, attendu le nombre plus
grand des proscripteurs. Il y eut donc, avec les meurtres de l'époque
précédente, cette différence, que les noms des personnages importants ne furent
pas confondus avec ceux de la foule, mais affichés séparément; atroce dérision à
l'égard de gens qui n'en devaient pas moins être pareillement égorgés. En
revanche, une foule d'horreurs nouvelles, bien que les premières n'eussent. à ce
que l'on croyait, laissé rien à faire de plus, vinrent fondre sur les victimes.
4.
Sous Sylla, en effet, les auteurs des massacres se faisaient comme un rempart de
leur audace même : c'était la première fois qu'on essayait pareille chose, et ce
n'était pas de dessein prémédité. Aussi la plupart des meurtres étaient-ils
commis avec moins de perversité, étant le résultat non de la réflexion, mais du
hasard, et les victimes , succombant à des accidents subits et inouïs
jusqu'alors, trouvaient une sorte d'adoucissement à leurs malheurs dans ce
qu'ils étaient imprévus. Mais, à l'époque dont je parle ici, tout ce qu'on avait
osé auparavant, les uns pour l'avoir eux-mêmes exécuté, les autres pour l'avoir
su exécuter; d'autres, enfin, pour en avoir récemment entendu le détail, ayant
d'avance, pendant l'intervalle et dans l'attente de circonstances pareilles,
ceux-ci médité de le commettre, ceux-là appréhendé de le souffrir; les premiers,
pour rivaliser avec les crimes précédents et renchérir par la nouveauté sur les
raffinements d'autrefois, se livraient à fine foule d'actions des plus étranges;
tandis que les autres, réfléchissant à tout ce qu'ils pouvaient souffrir,
sentaient , comme s'ils y eussent été déjà en proie, leurs âmes déchirées bien
avant que le fût leur corps.
5.
C'est pour cela que les résultats furent alors pires que la première fois, et
aussi parce que, au temps de Sylla, ses ennemis et ceux d'hommes puissants près
de lui furent les seuls qui périrent, et que nul autre, par son ordre du moins,
ne fut mis à mon; de telle sorte qu'en dehors des gens tout à fait riches (pour
ceux-là en effet, jamais, en pareil cas, il n'y a de paix avec le plus fort), le
reste des citoyens était sans crainte; au lieu que, dans ces nouveaux massacres,
non seulement les ennemis des triumvirs et les riches, mais même leurs plus
grands amis, étaient tués contre toute attente. Presque personne d'ailleurs
n'avait, pour une cause privée, encouru l'inimitié de ces hommes au point d'être
égorgé par eux; mais les affaires publiques et des compromis d'ambition avaient
fait naître chez eux des amitiés et des haines très fortes. Quiconque avait
favorisé l'un et pris son parti, les autres le mettaient au rang de leurs
ennemis. Aussi arriva-t-il que les mêmes hommes étaient inévitablement amis de
l'un et ennemis des autres; en sorte que si chacun, en son particulier, se
vengeait de ceux qui avaient agi contre lui, en commun, tous faisaient périr
leurs amis les pins chers. Car comme, vis-à-vis les uns des autres, ils tenaient
compte des bonnes et des mauvaises dispositions qui leur avaient été témoignées,
aucun d'eux ne pouvait punir son ennemi, quand il était ami d'un autre, sans en
livrer un autre en échange; et leur ressentiment pour ce qui s'était passé,
ainsi que les soupçons qui en étaient la suite, les poussant à ne faire aucun
cas du salut d'un ami en comparaison de la punition d'un adversaire, les
décidaient sans peine à consentir à cet échange.
6.
Aussi se livraient-ils les uns aux autres ceux qui leur étaient les plus chers
en échange de ceux qui leur étaient les plus odieux, et leurs plus grands
ennemis en échange de ceux avec qui ils avaient les liaisons les plus intimes.
Tantôt ils donnaient nombre pour nombre, tantôt plusieurs pour un seul, ou un
nombre moindre pour un plus grand, trafiquant ainsi que sur un marché public et
mettant tout à l'enchère comme pour des objets vendus sous la haste. Quand l'un
était trouvé égal à l'autre, de manière à en être, pour ainsi dire.
l'équivalent, alors l'échange se faisait purement et simplement; mais ceux à qui
quelque vertu, quelque dignité ou quelque parenté donnait un prix supérieur,
étaient mis à mort en échange d'un nombre plus grand. Car, ainsi qu'il arrive
dans les guerres civiles, surtout quand elles se prolongent avec des incidents
très divers, plusieurs avaient, dans les séditions, offensé leurs parents les
plus proches. Ainsi, Antoine avait eu à combattre contre son oncle Lucius César
; Lépidus, contre son frère L. Paulus. Ces derniers, cependant, furent sauvés;
tandis que, parmi les autres, beaucoup rencontrèrent dans les amis et dans les
parents dont ils attendaient le plus secours et respect, des gens qui les
égorgèrent. Pour que la crainte d'être dépouillé de ses récompenses (M. Caton,
dans sa questure, réclama des assassins du temps de Sylla tout ce qu'ils avaient
reçu pour ces meurtres) ne rendît aucun meurtrier moins hardi à verser le sang,
les triumvirs déclarèrent qu'aucun écrit public ne conserverait leur nom. Aussi
les meurtriers n'en furent que plus disposés à égorger leurs concitoyens et les
riches, sans avoir contre eux aucune animosité. La quantité d'argent dont ils
avaient besoin, et l'impossibilité de contenter autrement les désirs des
soldats, rendirent les triumvirs ennemis communs des riches. Entre autres
contraventions aux lois, qui en furent la suite, ils mirent un enfant au nombre
des adolescents, afin qu'étant déjà entré dans la classe des hommes. on pût le
faire mourir.
7.
Antoine et Lépidus étaient les principaux auteurs de ces violences (honorés
pendant longtemps par le premier César, et avant exercé plusieurs magistratures
et commandements, ils avaient beaucoup d'ennemis); mais, parce qu'il partageait
la puissance avec eux, César semblait en être coupable aussi, bien qu'il n'eût
aucun besoin de faire mourir beaucoup de monde : car il n'était pas cruel de sa
nature, et il avait été élevé dans les mœurs de son père. En outre, jeune encore
et récemment arrivé aux affaires, il n'avait eu aucune occasion de haine bien
vive contre personne, et, de plus, il voulait être aimé. La preuve en est que,
dès qu'il fut délivré de ses collègues et seul maître du pouvoir, il ne fit plus
rien de pareil. Même alors. non seulement le nombre de ses victimes fut peu
considérable, mais encore il en sauva beaucoup ; il en usa durement envers ceux
qui trahirent leurs maîtres ou leurs amis, tandis qu'il se montra plein de bonté
envers ceux qui leur vinrent en aide. Par exemple. Tanusia, femme d'une
naissance distinguée, cacha d'abord dans un coffre, chez son affranchi
Philopoemen, T. Vinius, son mari, qui était proscrit, pour faire croire â sa
mort; profitant ensuite de jeux publics que devait célébrer un de ses parents,
elle s'arrangea, avec l'aide d'Octavie, sœur de César, pour qu'il vint au
théâtre seul des triumvirs, et là, s'élançant vers lui, elle lui découvrit son
secret, et faisant apporte le coffre, en tira son mari ; de telle sorte que
César, frappé d'admiration, leur fit grâce à tous (car il y avait peine de mort
pour ceux qui recelaient un proscrit) et éleva Philopoemen à la dignité de
chevalier.
8.
César donc sauva tous ceux qu'il put; Lépidus aussi permit à son frère
Paulus de s'enfuir à Milet, et ne se montra point inexorable à l'égard des
autres ; mais Antoine faisait cruellement et sans pitié mourir non seulement les
proscrits, mais encore ceux qui avaient essayé de secourir quelqu'un d'entre
eux. Il examinait leurs têtes, même lorsqu'il se trouvait à table, et restait
longtemps à se rassasier de ce funeste et déplorable spectacle. Fulvie aussi,
tant pour satisfaire sa haine particulière que pour avoir leur argent, fit
mourir beaucoup de citoyens, dont quelques-uns n'étaient même pas connus de son
mari. C'est ainsi qu'en voyant la tète de l'un d'eux Antoine s'écria :
«
Je ne le connaissais pas.
»
Quand la tête de Cicéron leur fut enfin apportée (arrêté dans sa fuite, il avait
été mis à mort), Antoine, après lui avoir adressé de sanglants reproches,
ordonna de l'exposer sur les Rostres, plus en vue que les autres, afin qu'en ce
même endroit d'où le peuple l'avait entendu parler contre lui, il l'y pût voir,
la main droite coupée; Fulvie prit la tête dans ses mains, avant qu'on
l'emportât, et, après l'avoir insultée par des paroles amères et avoir craché
dessus, elle la plaça sur ses genoux ; puis, lui ouvrant la bouche, elle en tira
la langue, qu'elle perça avec les aiguilles dont elle se servait pour parer sa
tête, tout en l'accablant de railleries criminelles. Tous les deux, cependant,
épargnèrent quelques proscrits dont ils reçurent plus d'argent qu'ils
n'espéraient en retirer de leur mort; et, pour ne pas laisser vides, sur les
tables de proscription, la place occupée par leurs noms, ils leur substituèrent
d'autres victimes. Ainsi donc, excepté la grâce de son oncle, accordée aux
instantes supplications de sa mère Julia, Antoine ne fit rien d'honnête.
9.
Durant ces malheurs, il y eut diverses façons d'être mis à mort, de même qu'il y
eut diverses façons d'être sauvé. Beaucoup, en effet, durent leur perte a leurs
plus grands amis: beaucoup durent leur salut à leurs plus grands ennemis. Les
uns se donnèrent eux-mêmes la mort : d'autres furent épargnés par les meurtriers
eux-mêmes, qui firent semblant de les avoir tués. Il y en eut de punis pour
avoir trahi leurs maîtres, ou leurs amis: d autres qui reçurent des honneurs
pour le même fait; quelques-uns de ceux qui tirèrent du danger des proscrits
furent livrés au supplice, quelques autres furent récompensés. Comme il y avait
non pas un seul magistrat, mais trois, faisant tout chacun suivant sou caprice
et son intérêt particulier, qu'ils n'avaient pas les mêmes hommes pour ennemis
ou pour amis, et que souvent même l'un s'efforçait de sauver celui que l'autre
voulait perdre et de faire périr celui que l'autre voulait laisser vivre, il
arriva une foule d'événements étranges, selon que les triumvirs avaient pour
quelqu'un (le la bienveillance ou de la haine.
10.
Quant à moi, je ne m'arrêterai pas à les raconter tous en détail (ce serait me
charger d'une tâche pénible et sans aucune utilité sérieuse pour cette
histoire), je rapporterai seulement ceux que je crois le plus dignes de mémoire.
Ici, c'est un esclave qui, ayant caché son maître dans une caverne, le voyant
ensuite sur le point de périr par suite de la dénonciation d'un autre, change de
vêtements avec lui, et, comme si c'eût été lui qui était le maître, va à la
rencontre de ceux qui le poursuivaient, et se laisse égorger. Grâce à ce
stratagème, ceux-ci s'en retournent persuadés qu'ils ont tué celui qu'ils
voulaient, et, quand ils sont éloignés, le maître s'enfuit autre part. Là, c'est
un autre esclave qui, ayant également changé en entier son costume pour celui de
son maître, monte dans sa litière couverte et la lui fait porter; puis, quand
ils sont arrêts, l'esclave est tué sans même être vu et le maître échappe à la
mort comme n'étant qu'un des porteurs. Voilà des dévouements d'esclaves pour
leurs maîtres eu retour de bienfaits qu'ils avaient reçus d'eux. Mais un esclave
stigmatisé, loin de trahir l'auteur de ses stigmates, prit un soin tout
particulier pour le sauver. Tandis qu'il l'emmenait secrètement, il avait été vu
et on le poursuivait; l'esclave alors tue un homme qu'il rencontre par hasard,
et met sur un bûcher le cadavre, dont il donne la toge à son maître; lui-même,
avec les vêtements et l'anneau de son maître, va au-devant de ceux qui le
poursuivaient, et, feignant d'avoir tué son maître qui s'enfuyait, il réussit à
se faire croire en leur montrant les dépouilles et les stigmates: il sauva son
maître et en même temps fut comblé d'honneurs. Il n'a survécu aucun souvenir du
nom des auteurs de ces actions. Hosidius Géta dut la vie à son fils qui célébra
publiquement ses funérailles comme s'il eût été mort; Quintus Cicéron, frère de
Marcus, fut dérobé à tous les regards par son fils et sauvé par lui, en tant du
moins qu'il fut au pouvoir de l'enfant. Le fils, en effet, cacha le père si bien
qu'on ne put le trouver, et la question, à laquelle on l'appliqua ne put, malgré
toutes les tortures, lui arracher aucun aveu ; mais le père, instruit de ce qui
se passait et plein à la fois d'admiration et de compassion pour le fils, se
montra volontairement aux yeux de tous et se livra lui-même aux meurtriers.
11.
Voilà jusqu'ici d'illustres exemples de vertu et de piété qui se produisirent à
cette époque. Au contraire, Popilius Laenas tua Marcus Cicéron qui pourtant
était devenu son bienfaiteur en le défendant en justice, et, comme si ce n'eût
pas été assez de la renommée et qu'il eût aussi fallu la vue pour confirmer
qu'il était l'auteur de ce meurtre, il plaça près de la tête de Cicéron son
buste avec une couronne et une inscription relatant son nom et son action. II se
rendit par là tellement agréable à Antoine que celui-ci lui donna une somme plus
forte que celle qui as-ait été promise. M. Térentius Varron n'était coupable
d'aucune offense ; mais comme son nom était, à un seul prénom près, le même que
celui d'un des proscrits, et qu'il craignait, par suite de cette ressemblance,
d'éprouver le sort de Cinna, il fit poser une affiche pour en donner avis : il
était alors tribun du peuple. Par là il se rendit l'objet des entretiens et des
railleries de tout le monde. Mais voici un exemple qui témoigne bien de
l'instabilité de la vie : L. Philuscius, dont la tête avait été autrefois mise à
prix par Sylla et qui avait alors échappé au péril, fut inscrit de nouveau sur
les tables de proscription et fut tué, tandis que M. Valérius Messala, quoique
condamné à mort par Antoine, non seulement vécut en sûreté, mais même fut, dans
la suite, créé consul à sa place. Ainsi, beaucoup se tirent sains et saufs des
circonstances les plus difficiles, tandis que beaucoup périssent de ceux qui
étaient pleins d'assurance ; ce qui montre bien qu'il ne faut ni se laisser
abattre, en présence d'un malheur subit, au point de perdre toute espérance, ni
se laisser emporter à des sentiments insensés par l'excès d'une joie inattendue,
mais, prenant pour intermédiaire dans les deux cas l'attente de l'avenir, rester
ferme dans l'une comme dans l'autre fortune.
12.
Voilà comment se passèrent les choses; en outre, beaucoup, qui n'étaient pas
proscrits, furent tués à cause d'inimitiés privées ou bien à cause de leurs
richesses, comme aussi un grand nombre de ceux dont la tête fut mise à prix non
seulement survécurent, mais rentrèrent par la suite dans leurs foyers ;
quelques-uns même furent revêtus de magistratures. Les proscrits se retirèrent
auprès de Brutus et de Cassius, ou bien auprès de Sextus. La plupart se
réfugièrent auprès de ce dernier: choisi d'abord pour commander la flotte et
ayant joui quelque temps de la puissance maritime, il s'était, bien que
dépouillé plus tard de ce commandement par César, acquis des forces
personnelles, et, maître de la Sicile, lorsque ensuite il fut lui-même proscrit
à son tour, il rendit, pendant que durèrent les massacres, des services signalés
à ceux qui étaient en butte à la même fortune que lui. Stationnant près de
l'Italie, il envoya à Rome et dans toutes les villes offrir, entre autres
avantages, à ceux qui sauveraient un proscrit le double de la récompense
proposée aux meurtriers et promettre aux proscrits eux-mêmes retraite,
assistance, argent et honneurs. Aussi beaucoup vinrent-ils à lui.
13.
Quant au chiffre, je ne rapporte, aujourd'hui encore, ni celui de ceux qui
furent proscrits, ni celui de ceux qui furent tués ou qui échappèrent par la
fuite, attendu que beaucoup de ceux qui, dans le premier moment, avaient été
inscrits sur les listes, en furent effacés, et que beaucoup d'autres y furent,
dans la suite, inscrits à leur place; que, parmi ceux-ci, un assez grand nombre
furent sauvés et que d'autres, également en assez grand nombre, furent tués. Il
n'était permis à personne de pleurer, et plusieurs moururent pour l'avoir fait.
A la fin, comme la calamité était plus forte que toute dissimulation , et que
personne , même les plus courageux, ne pouvait v résister, une sombre tristesse
éclata partout, et dans les actions et dans les paroles: et même les fêtes
ordinaires du commencement de l'année n'auraient pas été célébrées sans un édit
qui ordonna de se livrer à la joie, avec peine de mort contre quiconque
n'obéirait pas. C'est ainsi que les Romains étaient forcés de se réjouir des
maux publics comme d'un bonheur. Mais à quoi bon rapporter ces détails, quand,
entre autres honneurs, on leur décerna (je dis aux triumvirs) des couronnes
civiques comme avant été les bienfaiteurs et les sauveurs de la ville? Car non
seulement ils prétendaient ne pas être accusés pour avoir tué quelques citoyens,
mais ils voulaient être loués pour n'en avoir pas tué davantage. Ils allèrent
même jusqu'à dire un jour ouvertement au peuple qu'ils n'imitaient ni la cruauté
de Marius et de Sylla, afin de ne pas être haïs, ni la démence de César, afin de
ne pas être méprisés et, par suite, en butte à des complots. Voilà ce qui se
passa durant les massacres.
14.
Quant aux biens des citoyens, il se passa une foule de choses qui n'ont pas
de nom. Ils promirent de donner aux femmes de ceux qui avaient été tués leur dot
; aux enfants mâles, le dixième ; aux filles, le vingtième des biens de chacun
d'eux, afin de paraître justes et cléments. Mais, à très peu d'exceptions prés,
cette portion ne fut même pas donnée, et tous les biens du reste des citoyens
furent pillés impunément. Ici, ce fut un droit annuel d'habitation qu'ils
exigèrent pour toutes les maisons dans Rome et dans les autres parties de
l'Italie, savoir, une année entière pour celles qui étaient occupées par des
locataires, et un semestre pour celles qui l'étaient par leurs propriétaires
eux-mêmes, d'après l'estimation des édifices; là, ce fut une moitié de leurs
revenus qu'ils prirent à ceux qui possédaient des terres. De plus, ils firent
fournir gratuitement des vivres aux troupes par les villes dans lesquelles elles
étaient en quartiers d'hiver, et, avec les soldats qu'ils envoyaient de côté et
d'autre par tout le territoire comme dans des biens confisqués et appartenant à
des gens qui leur résistaient encore (les habitants, en effet, pour ne leur
avoir pas cédé au jour fixé étaient réputés ennemis publics), ils enlevaient
tout ce qui restait. Car, afin d'avoir, en leur donnant à l'avance la récompense
de leurs services, les soldats à leur dévotion, les triumvirs leur permirent
cette licence, promirent de leur accorder des villes et des terres et leur
nommèrent à cet effet des chefs pour partager les terres et fonder des villes.
Ils s'attachaient par ces mesures la masse des soldats; quant aux principaux,
ils prenaient les uns par l'appât des biens de ceux qui étaient tués, tantôt les
leur vendant à vil prix, tantôt les leur donnant pour rien; les autres, ils les
revêtaient des magistratures et des sacerdoces de leurs victimes. En effet, afin
de s'emparer eux-mêmes impunément des plus belles terres et des plus belles
maisons, et de donner aux soldats tout ce qu'ils voudraient, ils firent défense
à tout autre d'approcher de la haste sans acheter, sous peine de mort pour le
contrevenant. Quant aux acheteurs, on s'arrangeait de façon à leur faire voir
des choses dont ils avaient besoin, pour les forcer d'acheter au prix le plus
élevé et leur faire ainsi passer l'envie des achats.
15.
Voilà comment les choses se passaient pour les terres; quant aux magistratures
et aux sacerdoces de ceux qui étaient mis à mort, les triumvirs les
distribuaient non pas d'après les prescriptions des lois, mais suivant leur bon
plaisir. César avant abdiqué le consulat (après s'être montré désireux de cette
magistrature au point de faire la guerre pour l'obtenir, il en sortit de son
plein gré), et son collègue étant mort, ils nommèrent consuls un autre citoyen
et P. Ventidius, bien qu'il fût alors préteur, et mirent préteur en sa place un
des édiles: ensuite, destituant les autres préteurs, qui avaient encore cinq
jours à exercer leur charge, ils les envoyèrent gouverner des provinces et en
établirent d'autres à leur place. Ils abolirent aussi plusieurs lois pour y en
substituer d'autres. En un mot, ils agirent dans tout le reste suivant leur bon
plaisir : sans prendre des titres devenus odieux et pour cette raison abolis,
ils administrèrent les affaires d'après leurs volontés et leurs caprices, de
telle sorte que la domination de César paraissait un siècle d'or. Voilà ce
qu'ils firent cette année: de plus, ils décrétèrent un temple à Sérapis et à
Isis.
16.
Sous le consulat de M. Lépidus et de L. Plancus, de nouvelles tables furent
affichées qui ne condamnaient plus personne à mort, mais qui dépouillaient de
leurs biens ceux qui avaient conservé la vie; car, avant besoin d'argent, devant
beaucoup à beaucoup de soldats, dépensant beaucoup pour les actes qu'ils
accomplissaient par leurs mains et prévoyant plus de dépenses encore pour les
guerres auxquelles ils s'attendaient, ils se mirent à lever des contributions.
Cependant les impôts auparavant abolis et alors rétablis ou ajoutés aux anciens,
les contributions sans nombre qu'ils levaient et sur les terres et sur les
esclaves, n'affligeaient pas encore trop les Romains : mais l'inscription sur
ces tables de ceux qui, non seulement parmi les sénateurs ou les chevaliers,
mais même parmi les affranchis, avaient conservé un revenu quelque faible qu'il
fût, la dîme que l'on exigeait d'eux, causaient à tout le monde une vive
douleur. Car, bien qu'en apparence, ils ne prissent que le dixième du bien de
chacun, en réalité, ils ne lui en laissaient même pas le dixième, En effet, au
lieu d'imposer le payement d'une somme fixée d'après la valeur des propriétés,
ils en faisaient faire l'estimation par les propriétaires eux-mêmes et tiraient
de là un prétexte pour les accuser d'estimation mensongère et les spolier du
restant.
17.
Si quelques-uns parvenaient à y échapper, comme ils étaient réduits par les
contributions à une gêne étroite et à une grande disette d'argent, ils se
trouvaient, eux aussi, en quelque sorte dépouillés de tout. Voici encore une
autre chose qui eut lieu, chose pénible à entendre, excessivement pénible â
subir : on donna à qui le voulut la faculté de pouvoir, en cédant tout son bien,
en réclamer le tiers, c'est-à-dire de ne rien recevoir du tout et en outre de
s'attirer des tracas. Comment, en effet, lorsqu'on s'est laissé ouvertement
arracher les deux tiers par force, recouvrer le troisième, surtout les ventes se
faisant à vil prix ? Car, d'un côte, le grand nombre de propriétés mises en
vente à la fois, dans un moment où la plupart des citoyens n'avaient ni or ni
argent et ou le reste n'osait acheter, par crainte de perdre même le peu dont il
paraîtrait possesseur, faisait diminuer les prix ; d'un autre côté, on vendait
tout aux soldats bien au-dessous de sa valeur. Aussi parmi les simples
particuliers personne ne sauva rien qui vaille : car, en outre des autres
charges, ils avaient à fournir pour la marine des esclaves qu'il leur fallait
acheter, quand ils n'en avaient pas; les sénateurs avaient à entretenir les
routes à leurs frais. Seuls, les hommes de guerre regorgèrent de richesses. Loin
de se contenter de leur solde, bien qu'elle fût parfaitement suffisante, de
leurs gratifications, bien qu'ils en eussent reçu de fort nombreuses, des larges
récompenses qu'on leur avait données pour les meurtres, de la possession de
terres abandonnées, pour ainsi dire, à leur dévolu, les uns réclamaient et
obtenaient les biens entiers des citoyens qui mouraient, les autres
s'introduisaient par violence dans la famille de vieillards encore vivants et
sans enfants. Ils devinrent à tel point insatiables et impudents que, Attis,
mère de César, étant morte alors et avant été honorée de funérailles aux frais
de l'État, l'un d'eux osa demander ses biens à César lui-même.
18.
Telle était la conduite des triumvirs. En même temps ils comblaient d'honneurs
le premier César. Car, comme ils désiraient son pouvoir souverain et qu'ils
marchaient à grands pas vers ce but, ils poursuivaient avec acharnement le reste
de ses meurtriers, dans la pensée que, par là, ils se ménageraient de loin pour
l'avenir impunité et sûreté pour leurs actes: aussi, tout ce qui tendait à lui
rendre des honneurs, ils l'exécutaient avec empressement, dans l'espoir d'en
obtenir un jour autant pour eux-mêmes, et, dans cette intention, ils
accumulaient sur lui tous les honneurs qui lui avaient été précédemment
décernés, et ils en ajoutèrent de nouveaux. Le premier jour de l'année, ils
jurèrent eux-mêmes et firent jurer aux autres de ratifier tous ses actes (cette
coutume, aujourd'hui encore, s'observe à l'égard de tous ceux qui se succèdent
au pouvoir suprême ou qui l'ont exercé, toutes les fois qu'ils n'ont pas été
notés d'infamie), ils lui érigèrent un héroon sur le Forum, à la place même où
son corps avait été brûlé, et promenèrent, dans les jeux du cirque, une statue
de César avec une statue de Vénus. Quand on annonçait de quelque part une
victoire, ils décrétaient des supplications distinctes en l'honneur, et de celui
qui avait remporté cette victoire, et de César, bien qu'il fût mort. Ils
contraignirent aussi tous les citoyens à célébrer son jour natal, des couronnes
de laurier sur la tête et la joie sur le visage, sous peine, pour ceux qui
négligeraient ce devoir, d'être, de par la loi, dévoués à Jupiter et à César
lui-même; et, si les coupables étaient sénateurs ou fils de sénateurs, de payer
deux cent cinquante mille drachmes. Bien plus, les jeux Apollinaires tombant le
même jour, on décréta de fêter, la veille, la naissance de César, attendu qu'un
oracle sibyllin défendait de fêter ce jour-là un autre dieu qu'Apollon.
19.
Tels furent les honneurs rendus à César; de plus, le jour de sa mort, jour
auquel le sénat avait toujours siégé, fut réputé néfaste. On ferma sur-le-champ
la salle où il avait été tué, et, dans la suite, on la convertit en latrines. On
bâtit encore, conformément au décret, près du Comitium, la curie Julia, ainsi
appelée du nom du dictateur. En outre, on ordonna qu'aucune image de César,
attendu qu'il était véritablement dieu, ne serait portée aux funérailles de ses
parents, ainsi que cela s'était pratiqué de toute antiquité et se pratiquait
encore à cette époque. On défendit d'entraîner ou d'arracher par force celui
qui, pour s'assurer l'impunité, se serait réfugié dans son héroon, privilège
qui, si l'on excepte ce qui eut lieu sous Romulus, n'avait été accordé à aucun
des dieux. Cet endroit, d'ailleurs, bien que déclaré asile, ne conserva, depuis
l'accroissement de la population, qu'un nom sans valeur effective: car on
l'obstrua de façon que personne désormais ne pût y entrer. Les triumvirs
attribuèrent donc à César ces privilèges, et accordèrent aux Vestales celui
d'être accompagnées chacune d'un licteur, parce que l'une d'elles revenant le
soir chez elle, au sortir d'un souper, avait été outragée par ignorance. Ils
nommèrent aussi aux magistratures urbaines pour plusieurs années, afin d'honorer
par ce moyen leurs partisans et, en assurant ainsi la succession des magistrats,
d'affermir leur pouvoir pour un temps plus long.
Brutus et Cassius, ce qu'ils firent avant la bataille de Philippes
20.
Une fois ces actes accomplis, Lépidus resta à Rome, ainsi que je l'ai dit, pour
administrer les affaires de la ville et celles de l'Italie; César et Antoine se
mirent en campagne. Brutus et Cassius. en effet, après leur convention avec
Antoine et le reste des citoyens, étaient d'abord descendus au Forum, où ils
exercèrent leur préture avec le même appareil qu'auparavant ; puis, lorsque
quelques citoyens eurent commencé à s'irriter de la mort de César, ils sortirent
comme pour se rendre en hâte dans les provinces qui leur étaient confiées.
Cassius, cependant, était préteur urbain et n'avait pas encore célébré les jeux
Apollinaires. Il les fit, bien qu'absent, célébrer avec une grande magnificence
par son collègue Antoine, et, au lieu de faire voile immédiatement pour quitter
l'Italie, il s'arrêta dans la Campanie avec Brutus, pour observer les
événements. Ils envoyèrent même à Rome, en leur qualité de préteurs, des lettres
au peuple, jusqu'au moment où César Octavien commença à s'occuper des affaires
et à s'attacher le peuple. Alors, désespérant du gouvernement populaire et
redoutant César, ils levèrent l'ancre. Athènes leur fit une réception brillante
: presque tous les autres peuples leur rendaient des honneurs pour ce qu'ils
avaient fait, mais les Athéniens leur décernèrent publiquement des statues
d'airain à côté de celles d'Harmodius et d'Aristogiton, comme à des imitateurs
de ces héros.
21.
Sur ces entrefaites, ayant appris que César devenait de plus en plus fort,
Brutus et Cassius renoncèrent à se rendre en Crète et en Bithynie où ils étaient
envoyés, parce qu'ils virent qu'il n'y avait aucun secours important à en tirer;
et comme, d'un autre côté, la Syrie et la Macédoine, sans leur appartenir, leur
offraient une position forte, de l'argent el des troupes, ils se portèrent de ce
côté. Cassius se dirigea vers les Syriens, parce qu'ils étaient liés avec lui et
ses amis depuis l'expédition de Crassus ; Brutus rangeait la Grèce et la
Macédoine à son parti. La gloire de ses actions et l'espérance d'autres
semblables lui valurent l'obéissance des peuples; d'ailleurs un grand nombre de
soldats. les uns errants çà et là depuis la bataille de Pharsale, les autres,
venus avec Dolabella et abandonnés ensuite pour cause de maladie ou
d'indiscipline, avaient renforcé son armée, et il lui était venu d'Asie de
l'argent envoyé par Trébonius. Avec ces ressources, il n'eut pas de peine à
soumettre la Grèce qui n'avait pas même une armée digne de ce nom; quant à la
Macédoine, il y vint au moment où Caïus Antoine venait d'y arriver, et où Q.
Hortensius, qui la gouvernait auparavant, était sur le point d'en partir;
cependant il n'éprouva pas de difficultés. Hortensius se joignit aussitôt à lui,
et Antoine, empêché qu'il était par la prépondérance de César à Rome de faire
aucun acte de magistrat, restait sans force. Vatinius commandait aux Illyriens
limitrophes de la Macédoine, il partit de chez eux pour se saisir de Dyrrachium.
C'était un adversaire politique de Brutus; il ne put cependant lui causer aucun
dommage, car les soldats, qui le haïssaient et le méprisaient parce qu'il était
malade, l'abandonnèrent. Brutus, les prenant également avec lui, marcha contre
Antoine qui était à Apollonie, gagna ses soldats comme il s'avançait à sa
rencontre, l'enferma dans les murailles où il s'était réfugié et le prit vivant
par trahison, mais ne lui fit aucun mal.
22.
Après s'être ensuite emparé de toute la Macédoine et de toute l'Épire, il
écrivit au sénat pour l'instruire de ce qu'il avait fait et se soumettre à ses
décisions, lui, ses provinces et ses soldats. Le sénat, qui commençait à se
défier de César, lui donna de grands éloges et lui ordonna de prendre le
gouvernement de tous ces pays. Quand il vit son autorité ainsi confirmée par un
sénatus-consulte, il sentit lui-même s'augmenter son courage, et trouva les
sujets de Rome disposés à le secourir sans hésitation. Tant que César sembla
faire la guerre â Antoine, il ne cessa d'envoyer vers lui pour l'exhorter à
résister à cet ennemi et à se réconcilier avec lui; lui-même il se tenait prêt à
faire voile pour l'Italie, quel que fût l'endroit d'où l'appellerait le sénat.
Mais quand César fut empiétement maître des affaires a Rome et qu'il se fut mis
à punir ouvertement les meurtriers de son père, Brutus garda son poste et songea
aux moyens de repousser avantageusement son attaque; il se montra plein de bonté
dans l'administration des autres provinces et dans celle de la Macédoine, et fit
rentrer dans l'obéissance les légions soulevées contre lui par Antoine.
23.
Antoine, en effet, bien que Brutus ne lui eût pas même enlevé les ornements de
la préture, au lieu de se contenter de jouir tranquillement de l'impunité et des
honneurs qui lui étaient accordés, provoqua une défection parmi les soldats de
Brutus: mais, découvert avant d'avoir causé un grand mal, et mis, après avoir
été dépouillé de ses ornements de préteur, en garde libre, de crainte de
nouveaux mouvements, loin de se tenir en repos, il recommença de plus belle ses
menées, à tel point qu'une partie des soldats en vinrent aux mains avec leurs
camarades, et qu'une autre partie marcha sur Apollonie dans l'intention de l'en
enlever. Ils ne purent toutefois y réussir, car Brutus, instruit de leur projet
par des lettres qu'il intercepta, emmena secrètement hors de la ville Antoine
qu'il jeta, comme une personne malade, dans une litière couverte : les soldats,
n'ayant pu trouver Antoine et redoutant Brutus, s'emparèrent d'une colline
au-dessus de la ville. Brutus, après les avoir lui-même amenés à se rendre, et,
parmi les plus audacieux, puni les uns de mort, et chassé les autres de son
armée, inspira au reste des dispositions telles qu'ils se saisirent de ceux qui
avaient été renvoyés et les mirent à mort comme ayant été les principaux auteurs
de la sédition, et réclamèrent le questeur et les légats d'Antoine.
24.
Brutus ne leur en livra aucun, mais, les jetant dans des barques, sous
l'apparence de les faire périr dans les flots, il les envoya en lieu sûr : d'un
autre côté, craignant que les soldats, s'ils apprenaient les événements de Rome,
événements qu'on exagérait d'une façon effrayante, ne fissent de nouveau
défection, il laissa dans Apollonie Antoine sous la garde d'un certain C.
Clodius, et lui-même, avec le gros et l'élite de son armée, se retira dans la
Macédoine supérieure d'où, plus tard, il fit voile pour l'Asie, afin de les
emmener le plus loin possible de l'Italie et de les nourrir aux dépens des
populations de cette province. Dans cette circonstance il s'acquit, entre autres
alliances, celle de Déjotarus, bien que ce prince fût arrivé à une extrême
vieillesse et eût refusé son secours à Cassius. Pendant son séjour en Asie,
Gellius Publicola conspira contre lui, et Marc Antoine essaya de faire enlever
son frère Lucius par des émissaires. Clodius, ne pouvant plus garder vivant son
prisonnier, le tua, soit de sa propre autorité, soit d'après l'ordre de Brutus :
car Brutus, à ce que l'on rapporte, s'intéressa. d'abord, de toutes les manières
au salut d'Antoine, mais, dans la suite, ayant appris la mort de Décimus, il ne
s'en occupa plus. Pour ce qui est de Gaius, il fut découvert, mais ne subit
aucun supplice, car Brutus, qui avait toujours mis ce Gellius au nombre de ses
grands amis et qui savait que son frère M. Messala était tout dévoué à Cassius,
lui accorda son pardon. Cependant il trama un complot contre Cassius aussi, mais
alors encore il ne lui arriva aucun mal. La raison en est que sa mère Pola,
instruite à l'avance du complot, craignant que Cassius. qu'elle aimait beaucoup,
n'en fut victime et que son fils ne fût découvert, révéla d'elle-même la
conspiration à Cassius, et reçut en retour la vie de son fils. Cependant elle ne
le rendit pas plus honnête; car il abandonna ses bienfaiteurs pour passer à
César et à Antoine.
25.
Brutus donc. dès qu'il eut connaissance de la tentative de Marc Antoine et
du meurtre de son frère, craignit qu'il ne survint encore de nouveaux mouvements
dans la Macédoine pendant son absence; il se hâta de revenir en Europe, où il
prit possession du territoire qui avait appartenu à Sadalus (Sadalus, mort sans
enfants, avait légué son royaume aux Romains) ; il entreprit aussi une
expédition contre les Besses pour tâcher de les punir du mal qu'ils lui avaient
fait, et de conquérir le titre et la dignité d'Imperator, afin de faire, s'il
les obtenait, plus aisément la guerre à César et à Antoine, double but qu'il
atteignit, aidé surtout du concours de Rhascyporis, un des princes de ce pays.
Après être de là passé en Macédoine, où il rétablit l'ordre, il retourna en
Asie. Tels furent les exploits de Brutus; de plus, il frappa des monnaies sur
lesquelles il fit graver un pileum et deux poignards, pour montrer, par cette
image aussi bien pie par l'inscription, qu'il avait, de concert avec Cassius,
affranchi sa patrie.
26.
Dans ce même temps, Cassius, prévenant Dolabella, passa en Asie pour rejoindre
Trébonius, et, avec l'argent qu'il reçut de lui, rangea à son parti un grand
nombre des cavaliers que Dolabella avait envoyés en avant-garde en Syrie, ainsi
que beaucoup d'autres appartenant aux Asiatiques et aux Ciliciens. Par suite, il
contraignit Tarcondimotus et les Tarsiens à entrer malgré eux dans son alliance
; car les Tarsiens étaient tellement portés pour le premier César et, â cause de
lui, pour le second, qu'ils avaient changé le nom de leur ville en celui de
Juliopolis. Cassius donc, après avoir fait ces choses, vint en Syrie, et là,
réduisit sans coup férir tous les peuples et toutes les armées. Car, voici
quelle était alors la situation en Syrie. Cécilius Bassus, de l'ordre équestre,
après avoir servi sous Pompée et s'être retiré à Tyr, y séjournait secrètement
dans l'entrepôt. Le gouverneur de la Syrie était Sextus : il était questeur et
parent de César qui, lors de son expédition contre Pharnace, à son retour de
l'Égypte. lui avait donné l'administration de toutes ces contrées. Bassus donc
se tint d'abord tranquille, satisfait de ce qu'on le laissât vivre; puis, quand
il eut réuni autour de lui quelques-uns de ceux de son parti, qu'il se fut
attaché des soldats de Sextus venus, les uns à une époque, les autres à une
autre, en garnison dans la ville, comme on recevait d'Afrique beaucoup de
nouvelles fâcheuses sur le compte de César, il ne se contenta plus de sa
condition présente; mais, soit pour favoriser Scipion. Caton et les Pompéiens,
soit pour se faire â lui-même une certaine puissance. il excita un soulèvement.
Découvert par Sextus avant d'être prêt, il dit qu'il rassemblait des secours
pour Mithridate de Pergame contre le Bosphore, et, ayant réussi a se faire
croire, il fut relâché. Après cela, il feignit des lettres envoyées par Scipion,
lettres d'après lesquelles il annonçait que César avait été défait et était mort
en Afrique ; le gouvernement de la Syrie, ajoutait-il, lui avait été confié à
lui-même. Par cet artifice, il s'empara de Tyr avec l'aide des soldats qu'il
avait mis dans ses intérêts; de là, marchant contre les troupes de Sextus, il
tomba sur lui à l'improviste et fut mis en déroute et blessé. A la suite de cet
échec, il n'essaya plus d'agir par la force; mais, par le moyen d'émissaires
qu'il envoya aux soldats, il s'en concilia si bien un certain nombre qu'ils
tuèrent Sextus de leur propre main.
27.
Sextus mort, Bassus attira a lui toutes les troupes à peu d'exceptions près,
car il poursuivit celles qui, étant en quartiers d'hiver à Apamée, s'étaient,
avant son arrivée, retirées en Cilicie, sans pouvoir les amener à son parti. A
son retour en Syrie, il prit le titre de préteur et fortifia la ville d'Apamée,
pour s'en faire une place de guerre. Il leva, non seulement parmi les hommes
libres, mais aussi parmi les esclaves, ceux qui étaient en âge, ramassa de
l'argent et se procura des armes. Il était ainsi occupé, quand un certain C.
Antistius vint l'assiéger. Après des combats où la chance fut a peu près égale
et où ni l'un ni l'autre ne purent obtenir aucun avantage sérieux, ils
suspendirent la lutte bien que sans aucune convention, pour faire venir des
renforts. Antistius eut pour lui ceux des habitants du pays qui étaient
favorables à César, et les soldats que celui-ci envoya de Rome; Bassus, l'Arabe
Alchaudonius. Alchaudonius, en effet, qui précédemment avait, comme je l'ai
rapporté, traité avec Lucullus, et avait ensuite prêté secours aux Parthes
contre Crassus, fut alors appelé par les deux partis à la fois: arrivé au milieu
de la ville et des légions, avant de donner aucune réponse, il mit son alliance
aux enchères, et, comme Bassus donnait davantage, il se joignit à lui et avec
ses archers remporta un avantage signalé. Les Parthes aussi vinrent au secours
de Bassus qui les avait appelés, sans cependant rester longtemps avec lui a
cause de l'hiver; aussi ne fit-il rien d'important. Bassus. après avoir un
instant eu l'avantage, fut ensuite assiégé par M. Crispus et par L. Statius
Murcus.
28.
Les choses étaient dans cet état, lorsque survint Cassius qui gagna aussitôt
toutes les villes à sa cause, tant par la renommer de ce qu'il avait fait étant
questeur que par toutes ses autres sortes de célébrité, et n'eut pas de peine à
s'adjoindre les légions de Bassus et celles des autres. Tandis qu'il avait
toutes ses troupes campées dans un seul endroit, il tomba tout à coup du ciel
une grande pluie, et, pendant ce temps, des sangliers, se précipitant par toutes
les portes a la fois, renversèrent et bouleversèrent tout dans son camp: en
sorte que quelques-uns virent dans ces sangliers un présage de la puissance
qu'il allait obtenir sur le moment et de la catastrophe qui devait suivre.
Maître de la Syrie, il marcha coutre la Judée, ou il avait appris que se
dirigeaient les soldats laisses en Égypte par César, et les fit sans efforts
passer, eux et les Juifs, dans son parti. Ensuite il congédia, sans leur faire
aucun mal, Bassus, Crispus et les autres. qui refusaient de s'allier avec lui ;
quant à Statius, il lui conserva la dignité qu'il avait en venant le trouver,
et, de plus, lui donna le commandement de sa flotte. Cassius, de la sorte,
devint puissant en peu de temps: il écrivit à César en vue d'une réconciliation,
et au sénat au sujet des affaires présentes une lettre semblable a celle de
Brutus. C'est pourquoi le sénat lui confirma le gouvernement de la Syrie et lui
décerna la conduite de la guerre contre Dolabella.
29.
Le gouvernement de la Syrie avait été confié à Dolabella, et il était consul
quand il partit de Rome, mais, s'étant attardé en traversant la Macédoine et la
Thrace pour se rendre dans la province d'Asie, prolongea son séjour. La nouvelle
du sénatus-consulte. qui lui parvint lorsqu'il y était encore, fit qu'au lieu
d'aller en Syrie, il resta en Asie, où il s'empara si bien de l'esprit de
Trébonius que, lui ayant donné une haute opinion de sa bienveillance à son
égard, il reçut pour ses troupes des vivres qui lui furent volontairement
fournis, et vécut sans crainte en société avec lui. Comme, par suite de ces
rapports, Trébonius était plein de confiance et ne se tenait pas sur ses gardes.
Dolabella s'empara tout à coup, la nuit. de Smyrne où ils résidaient, tua
Trébonius, dont il jeta la tête au pied de la statue de César, et se rendit
ensuite maître de toute l'Asie. A Rome, quand on fut instruit de ces événements,
on déclara la guerre à Dolabella; car César n'avait encore ni vaincu Antoine ni
mis la main au gouvernement de la République. On fixa un terme à ceux qui
étaient avec lui pour renoncer a son amitié sous peine d'être, eux aussi,
traités en ennemis; les consuls reçurent ordre de prendre la conduite générale
de la guerre contre lui, quand ils auraient terminé les affaires présentes, car
on ignorait encore que Cassius était en possession de la Syrie : les gouverneurs
de provinces limitrophes devaient, dans l'intervalle, l'empêcher d'augmenter ses
forces: lorsqu'ensuite on eut connaissance des succès de Cassius, avant que ces
gouverneurs eussent pu rien faire, on rendit le décret dont j'ai parlé.
30.
Quant à Dolabella, devenu ainsi maître de l'Asie, il vint en Cilicie, tandis que
Cassius était en Palestine, et, avant pris Tarse qui se rendit volontairement,
vainquit plusieurs des garnisons que Cassius avait à Égées et se jeta sur la
Syrie. A Antioche, il fut repoussé par les troupes qui gardaient la ville, mais
il prit Laodicée sans coup férir, attendu l'amitié qu'avaient les habitants pour
le premier César. Puissant durant quelques jours, par suite de ces succès entre
autres avantages, il avait su sa flotte arriver promptement d'Asie, il passa à
Aradus pour s'y procurer de l'argent et des vaisseaux : là, surpris avec une
poignée de gens, il courut risque de la vie. Dans sa fuite, il fut rencontré par
Cassius, qui s'avançait contre lui. et défait dans l'engagement qui s'ensuivit.
S'étant enfermé dans Laodicée, il en soutint le siège, complètement coupé du
côté du continent (quelques Parthes, entre autres peuples, prêtèrent secours à
Cassius), mais resté puissant néanmoins par les vaisseaux d'Asie et par ceux
d'Égypte que lui envoya Cléopâtre, et, de plus, par l'argent qui lui était venu
de sa part; jusqu'au moment où Statius rassembla sa flotte, et, pénétrant dans
le port de Laodicée, vainquit les troupes opposées à son attaque. et lui ferma
également la mer. Ayant alors les vivres coupés des deux côtés. il fut réduit à
tenter une sortie par manque du nécessaire, mais promptement rejeté dans ses
murs, et voyant qu'on les livrait à l'ennemi, il craignit d'être pris vif et se
donna la mort. M. Octavius, son lieutenant, se tua comme lui. Cassius leur
accorda la sépulture, bien qu'ils eussent jeté Trébonius sans la lui accorder;
ceux qui avaient combattu avec eux et qui survécurent, bien qu'a Rome on les eut
déclarés ennemis de l'État, obtinrent la vie sauve et l'impunité. Les Laodicéens,
non plus, n'eurent d'autre mal à souffrir qu'une contribution en argent. De
même, aucun autre de ceux qui, dans la suite, conspirèrent en grand nombre
contre Cassius ne fut puni.
31.
Sur ces entrefaites, les habitants de Tarse essayèrent de barrer le passage du
Taurus à Tillius Cimber, l'un des meurtriers de César, alors gouverneur de
Bithynie, qui venait en hâte au secours de Cassius: puis, ayant, par crainte,
abandonné les défilés, ils firent sur le moment un traité avec Cimber, croyant
qu'il était en force, mais s'étant ensuite aperçus du petit nombre de ses
soldats, ils refusèrent de le recevoir dans leur ville et de lui fournir des
vivres. Cimber, après avoir élevé une forteresse contre eux, s'en alla, estimant
qu'il valait mieux secourir Cassius que d'emporter la ville; les Tarsiens alors,
se mettant en campagne, lui firent tête et marchèrent contre Adana, ville
voisine et toujours en différend avec eux, sous prétexte qu'elle tenait pour
Cassius. A cette nouvelle. Cassius envoya d'abord contre eux L. Rufus, car
Dolabella visait encore: plus tard, il y vint en personne, et, comme déjà ils
s'étaient rendus à Rufus sans combat, il ne leur fit aucun mal et se contenta
d'enlever tout l'argent des particuliers et tout l'argent de l'État. A la suite
de ces événements, les Tarsiens reçurent des triumvir (ils étaient déjà en
possession des affaires à Rome) des éloges et l'espérance d'un dédommagement
pour ce qu'ils avaient perdu: Cléopâtre, pour avoir envoyé des Secours à
Dolabella, obtint que son fils qu'on nommait Ptolémée et qu'elle prétendait
avoir eu de César et que, pour ce motif, elle appelait Césarion, fût proclamé
roi d'Égypte.
32.
Cassius, après avoir mis ordre aux affaires de Syrie et de Cilicie, se
rendit en Asie auprès de Brutus. Car, lorsqu'ils apprirent la conjuration des
triumvirs et furent informés des décrets portés contre eux, ils se réunirent en
ce pays et agirent avec plus de concert : ayant le même motif de faire la
guerre, s'attendant au même danger et n'ayant pas encore alors renoncé au
dessein de défendre la liberté du peuple romain, pleins d'ailleurs du désir de
renverser cette association de trois hommes qui commettaient de telles
atrocités, ils n'en furent que plus disposés à unir leurs projets et leurs
efforts. En somme, ils résolurent de se rendre en Macédoine et d'empêcher
l'ennemi d'y arriver, ou de passer eux-mêmes les premiers en Italie. Mais comme
on disait les triumvirs encore occupés a rétablir l'ordre à Rome, et que Sextus,
qui les observait de prés, leur donnerait, à ce qu'ils croyaient, assez à faire,
au lieu d'exécuter immédiatement leur projet. ils se mirent à courir le pays et
envoyèrent des émissaires chez les peuples qui ne s'étaient pas encore rangés a
leur parti, afin de les attirer à eux et de ramasser de l'argent.
33.
Les autres peuples de ces contrées, même ceux dont on ne s'était pas occupé
auparavant, se rangèrent tous immédiatement de leur côté: mais Ariobarzane, les
Rhodiens et les Lyciens, sans opposer aucune résistance, refusèrent de s'allier
avec eux. Brutus et Cassius les soupçonnant d'être, à cause des bienfaits qu'ils
avaient reçus du premier César, favorables à leurs ennemis, et craignant qu'en
leur absence ils n'excitassent quelques troubles et ne poussassent les autres à
la défection, résolurent de se tourner contre eux d'abord, espérant, grâce à la
grande supériorité de leurs armes et aux bienfaits qu'ils prodiguèrent, les
réduire promptement par la persuasion ou par la force. Cassius, bien que les
Rhodiens eussent de leur marine une opinion assez haute pour être allés avec
leurs vaisseaux au-devant de lui jusque sur le continent et lui montrer les
entraves qu'ils apportaient pour les nombreux captifs dont ils comptaient
s'emparer, les défît néanmoins sur mer, d'abord auprès de Mynde, puis sous les
murs mêmes de Rhodes, avec l'aide de Statius, le nombre et la grandeur des
vaisseaux l'ayant emporté sur l'expérience. Après cela, il passa lui-même dans
l'île, sans leur faire aucun mal ils n'opposèrent pas de résistance, (et le
séjour qu'il avait fait parmi eux au temps de son éducation le rendait
bienveillant à leur égard); il leur enleva seulement leurs vaisseaux et leurs
richesses tant profanes que sacrées, à l'exception du char du Soleil. Quant à
Ariobarzane. dont il s'empara ensuite, il le fit mettre à mort.
34.
Brutus, de son côté, défit dans une bataille l'armée commune des Lyciens qui
était venue à sa rencontre, lui prit d'emblée, sur ses frontières mêmes, son
camp où elle s'était réfugiée ; puis il s'empara de la plupart des villes sans
coup férir, mais il dut investir Xanthe. Les Xanthiens, dans une sortie, ayant
lancé le feu sur ses machines et décoché des flèches et des javelots, lui firent
courir le plus grand danger. Bien plus, il était perdu sans ressource, si ses
soldats, sautant tout à coup à travers les flammes, n'eussent, contre toute
attente, fondu sur l'ennemi armé a la légère et ne l'eussent refoulé dans
l'enceinte de ses murs, où, se précipitant avec lui, ils lancèrent le feu sur
quelques maisons, et frappèrent de terreur ceux qui assistaient à ce spectacle,
tandis qu'à ceux qui étaient au loin ils donnaient lieu de croire que tout était
pris: car alors les habitants eux-mêmes incendièrent volontairement le reste, et
la plupart se donnèrent la mort les uns aux autres.
Après cela, Brutus se dirigea vers les Pataréens et les exhorta à être ses amis
; comme ils ne l'écoutèrent pas (les esclaves et, parmi les hommes libres, les
pauvres qui avaient obtenu, les uns la liberté, les autres l'abolition de leurs
dettes, s'opposaient à un traité), il commença par leur envoyer les prisonniers
xanthiens (beaucoup leur étaient parents par alliance), dans l'espoir de les
amener par eux à son parti ; puis, s'apercevant qu'ils n'en étaient pas plus
disposés à capituler, bien qu'il rendit à chacun ses parents sans rançon, il
établit au pied même des murailles, dans un endroit sûr, un lieu d'exposition où
il amena l'un après l'autre les principaux d'entre ses prisonniers, afin
d'arriver par là à émouvoir les Pataréens. Ce moyen ne lui avant pas réussi
davantage, il se décida, après en avoir vendu un petit nombre, à mettre le reste
en liberté. Voyant cela, ceux qui étaient dans l'intérieur de la ville cessèrent
la résistance et embrassèrent aussitôt sa cause comme celle d'un honnête homme,
sans qu'il leur infligeât d'autre châtiment qu'une amende pécuniaire. Les
Myriens les imitèrent également après qu'il eut relâché leur stratège fait
prisonnier dans le port maritime. Le reste du pays ne tarda pas à se soumettre
de même.
35.
Ces exploits accomplis, ils revinrent l'un et l'autre en Asie; puis, après
s'être, dans un entretien particulier, mutuellement exposé tous les sujets de
défiance que les calomnies, ainsi que cela arrive ordinairement en semblables
occurrences, leur avaient inspirés a l'un contre l'autre, et les avoir dissipés,
ils se hâtèrent de se rendre en Macédoine. Ils y furent devancés par C. Norbanus
et Décidius Saxa, qui traversèrent la mer Ionienne avant l'arrivée de Statius,
occupèrent tout le pays jusqu'au Pangée et établirent leur camp près de
Philippes. Cette ville est située au pied du Pangée et du Symbolon: ce lieu est
en effet nommé Σύμβολον (signe de ralliement) parce que cette montagne συμβάλλει
(rallie) une autre montagne qui s'étend dans l'intérieur des terres : il se
trouve entre Naples et Philippes. L'une de ces villes est au bord de la mer, en
face de Thasos : l'autre est bâtie dans l'intérieur des montagnes, au milieu
d'une plaine. Aussi Brutus et Cassius (Saxa et Norbanus s'étaient d'avance saisi
de ce passage qui était le plus court) n'essayèrent pas même de traverser de ce
côté : ils firent le tour jusqu'à un autre passage plus long, vers l'endroit
nommé les Crénides, et trouvèrent la aussi une garnison: cette garnison forcée,
ils parvinrent dans l'intérieur de la montage, et, s'approchant de la ville par
les hauteurs, y assirent leur camp chacun séparément, si l'on peut s'exprimer
ainsi, puisque. en réalité, ils n'eurent qu'un seuil et unique retranchement.
Ils divisèrent, en effet, leur camp en deux, afin d'avoir les soldats mieux
rangés et plus dociles au commandement; mais, tout l'espace compris entre eux
étant entouré d'un fossé et d'une palissade, la ligne d'enceinte tout entière
des uns et des autres n'en formait qu'une seule et leur donnait une commune
sûreté.
36.
Ils étaient bien supérieurs en nombre aux ennemis alors présents; aussi ils
s'emparèrent du Symbolon après les avoir délogés de cette position, reçurent
plus promptement les vivres par la voie de la mer et en tirèrent de la plaine
par des incursions. Car Norbanus et Saxa n'osèrent pas engager contre eux une
action générale, et se contentèrent de les faire charger, à l'occasion, par leur
cavalerie, sans rien tenter de décisif: ils songeaient plutôt à garder leur
armée qu'a l'exposer aux chances d'un combat, pendant qu'ils mandaient â César
et à Antoine de venir en hâte. Ceux-ci, tant que par leurs informations ils
surent Brutus et Cassius occupés avec les Lyciens et les Rhodiens, pensaient que
la guerre était encore éloignée, et, sans se presser, ils avaient envoyé en
avant Saxa et Norbanus en Macédoine. Mais, quand ils virent les Lyciens et les
Rhodiens soumis. ils leur donnèrent des éloges, leur promirent une gratification
en argent, et partirent eux-mêmes aussitôt de Rome. Mais, s'étant attardés,
Antoine à Brindes, où il était arrêté par Statius, et César â Rhégium, où il
s'était porté contre Sextus qui occupait la Sicile et tentait de passer en
Italie, ils perdirent du temps.
Comment Brutus et Cassius furent vaincus par César, et moururent
37.
Or donc, comme Sextus ne leur semblait pas facile à vaincre, et que, du côté de
Brutus et de Cassius, les affaires les pressaient plus vivement, ils laissèrent
une portion de leur armée pour garder l'Italie, et, avec le gros de leurs
troupes, passèrent sans danger la mer Ionienne. César étant tombé malade à
Dyrrachium fut laissé en arrière, Antoine poussa jusqu'à Philippes et apporta
sur-le-champ une certaine force aux siens ; mais un échec dans une embuscade
contre quelques fourrageurs ennemis lui fit perdre courage a lui-même. A cette
nouvelle, César, craignant également qu'Antoine n'essuyât une défaite en
combattant isolement ou qu'il ne remportât une victoire : dans le premier cas,
il voyait Brutus et Cassius, dans le second, Antoine tout-puissant contre lui,
se hâta d'aller le rejoindre, bien qu'il sr trouvât encore mal rétabli. Son
arrivée rendit le courage aux soldats d'Antoine, et, comme les deux chefs
crurent qu'il y avait péril à camper séparément, ils réunirent leurs trois corps
d'armée dans un seul endroit et dans un seul retranchement. Les camps ainsi
placés vis-à-vis l'un de l'autre, il y eut, des deux côtés, quelques sorties et
quelques escarmouches fortuites ; mais, pendant quelque temps, il ne se livra
aucune bataille rangée, bien que César et Antoine eussent hâte d'engager une
action; car, s'ils étaient plus forts que l'ennemi par leurs troupes, ils
avaient moins d'approvisionnements, attendu que, leur flotte se trouvant engagée
contre celle de Sextus, ils n'étaient pas maîtres de la mer.
38.
Ces motifs et la crainte que Sextus, qui occupait la Sicile et tentait de passer
en Italie, ne s'emparât de ce pays, s'ils tardaient, et ne vînt en Macédoine,
enflammaient leur impatience. Quant à Cassius et à Brutus, ils ne redoutaient
pas un combat (car, s'ils étaient inférieurs pour la valeur des soldats, ils
avaient l'avantage pour le nombre) : d'un autre côté, considérant la situation
de l'ennemi et la leur (chaque jour il leur arrivait des alliés, et leurs
vaisseaux leur fournissaient des vivres en abondance), ils différaient dans
l'espoir de remporter peut-être la victoire sans danger et sans perte d'hommes;
car, comme ils aimaient véritablement le peuple et qu'ils combattaient contre
des concitoyens, ils ne songeaient pas moins à leurs adversaires qu'à leurs
propres soldats, et ils désiraient procurer aux uns et aux autres le salut et la
liberté. Ils restèrent donc quelque temps en suspens, sans vouloir en venir aux
mains. Cependant, comme leurs troupes, composées en majeure partie de peuples
soumis, étaient fatiguées du retard et pleines de mépris pour des ennemis qui
avaient fait dans l'intérieur des retranchements la lustration ordinaire avant
une bataille comme s'ils y eussent été obligés par la frayeur, brûlaient de
combattre. et parlaient, si l'on tardait plus longtemps, d'abandonner l'armée et
de se séparer, ils se virent, malgré eux, contraints d'engager l'action.
39.
Que cette bataille ait été la plus grande et la plus importante de toutes
celles qui eurent lieu dans les guerres civiles entre les Romains, on peut
justement se le figurer. Ce n'est pas qu'elle l'ait emporté par le nombre ou par
la valeur des combattants (il y eut maintes fois en présence des combattants
bien plus nombreux et bien plus braves): mais c'est que la liberté et la
république étaient ici, plus qu'elles ne l'avaient jamais été, le motif de la
guerre. On en vint donc de nouveau aux mains comme auparavant ; mais, dans les
luttes précédentes, il s'agissait de décider à qui on obéirait, au lieu que,
dans la circonstance actuelle, un parti conduisait le peuple romain à la
domination d'un seul, tandis qu'un autre s'efforçait de lui rendre son
indépendance. Aussi le peuple, bien que n'ayant été vaincu par aucune nation
étrangère, ne leva-t-il plus désormais la tête à un langage vraiment libre (les
sujets et les alliés qui prirent part à la lutte n'étaient, en quelque sorte,
que l'accessoire des citoyens romains): supérieur et, en même temps, inférieur à
lui-même, il fut lui-même l'auteur et la victime de sa chute, et à partir de ce
moment l'esprit populaire se perdit, tandis que l'esprit monarchique se
fortifia. Je ne prétends pas dire par là que cette défaite ne fut pas alors
utile pour les Romains. Que dire, en effet. de ceux qui combattirent des deux
côtés, sinon que des Romains furent vaincus et que ce fut César qui remporta la
victoire? Les Romains, dans la position où se trouvait la république, n'étaient
plus capables de concorde; car il n'est pas possible qu'un gouvernement purement
populaire, parvenu à un empire aussi excessif, puisse se maintenir dans les
bornes de la modération. Plus d'une lutte pareille, engagée pour plus d'une
raison, aurait inévitablement amené la servitude ou la ruine.
40.
Les prodiges, d'ailleurs, qui arrivèrent alors, témoignent assez que, pour les
Romains, cette bataille fut de la plus haute importance : la divinité, suivant
sa coutume de presque toujours annoncer à l'avance les événements
extraordinaires, leur prédit exactement, à Rome et en Macédoine, les résultats
de cette lutte. A Rome, le soleil tantôt diminuait et devenait très petit,
tantôt il se montrait grand et triple, parfois même il brilla la nuit : la
foudre frappa, entre autres endroits, l'autel de Jupiter Victorieux : des
torches traversèrent le ciel ; le son des trompettes, le cliquetis des armes, le
cri des armées, se faisaient entendre, la nuit, dans les jardins de César et
dans ceux d'Antoine, voisins les uns des autres, sur les bords du Tibre. De
plus, un chien, traînant le cadavre d'un autre chien, près du temple de Cérès,
creusa la terre avec ses pattes et l'y enfouit; un enfant naquit avec dix doigts
à chaque main; une mule mit au monde un monstre à deux natures, semblable pour
la partie de devant à un cheval, et à un mulet pour le reste du corps. Le char
de Minerve se brisa en revenant des jeux du cirque au Capitole, la statue de
Jupiter sur le mont Albain répandit du sang de son épaule et de sa main droites
dans le temps même des Féries Latines. Outre ces présages donnés par la
divinité, des fleuves se tarirent complètement dans le pays même qu'ils
arrosent, d'autres se mirent à remonter leur cours. A ces mêmes présages
semblèrent se rapporter aussi toutes les actions que les hommes firent par
l'effet du hasard : pendant les Féries Latines, le préfet de la ville célébra
les Latiares, bien que ce ne fût ni dans ses attributions ni a l'époque
habituelle : les édiles plébéiens donnèrent, en l'honneur de Cérès, des combats
de gladiateurs en remplacement des jeux du cirque. Tels étaient les prodiges qui
avaient lieu à Rome : on y répandit, de plus, avant comme après, certains
oracles qui avaient trait au renversement de la république; en Macédoine (car le
Pangée et le pays qui l'entoure sont censés en faire partie), d'innombrables
abeilles enveloppèrent le camp de Cassius : lors de la lustration de l'armée, on
lui mit sur la tète sa couronne à l'envers: un enfant qui, dans une de ces
processions habituelles aux soldats, portait une Victoire, fit une chute. Mais
ce qui. plus que tout le reste, annonça leur perte, au point que leurs
adversaires eux-mêmes le remarquèrent. c'est qu'un grand nombre de vautours et
autres oiseaux qui mangent les cadavres voltigeaient sans cesse au-dessus d'eux
seulement et dirigeaient sur eux leurs regards, faisant entendre des cris et des
sifflements terribles qui donnaient le frisson.
41.
C'était pour ce parti autant de présages de malheur; l'autre n'eut, que je sache
du moins, aucun prodige, mais il eut des songes tels que ceux-ci. Un homme de la
Thessalie crut que le premier César lui ordonnait de dire au jeune César que la
bataille aurait lieu le surlendemain, qu'il eût à prendre quelqu'un des objets
qu'il portait étant dictateur. Ce fut pour ce motif que César mit aussitôt a son
doigt l'anneau de son père et le porta souvent dans la suite. Voilà ce que vit
cet homme. Le médecin qui soignait César crut que Minerve lui commandait de le
faire sortir de sa tente, quoique alors encore mal portant, et de le placer
devant la ligne de bataille : ce fut ce qui le sauva. Car, si, pour les autres,
rester dans leur camp et dans leurs retranchements c'est le salut, tandis que
courir aux armes et aux combats c'est le danger, le contraire arriva pour César
: sa sortie hors des retranchements et sa présence au milieu des soldats, bien
qu'il se tînt difficilement debout, même sans armes, par suite de sa faiblesse,
le tira évidemment du péril.
42.
Voici comment la chose se passa. Rien n'était décidé relativement au jour de
la bataille: cependant tous, à l'aurore, comme par suite d'une convention,
prirent leurs armes, s'avancèrent, pareils à des lutteurs, dans la plaine qui
séparait les deux armées, et, là, se rangèrent tranquillement en bataille. Quand
ils furent en présence les uns des autres, les généraux des deux côtés, leurs
lieutenants et les autres chefs inférieurs s'adressèrent à leurs soldats tantôt
en masse, tantôt eu particulier, leur prodiguant et des exhortations nécessaires
à l'instant du combat et des encouragements appropriés aux conséquences qu'on en
attendait, comme pouvaient le faire des gens sur le point de s'exposer au danger
et inquiets de l'avenir. Les discours furent tous dans le même sens, car il n'y
avait pareillement de part et d'autre que des Romains avec leurs alliés. Il n'y
eut qu'une seule différence, c'est que, dans les rangs de Brutus, les chefs
mettaient sous les eux des leurs la liberté, la république, l'affranchissement
de la tyrannie et du despotisme, tous les avantages de l'égalité et tous les
inconvénients de la monarchie, choses qui leur étaient connues, soit pour en
avoir fait eux-mêmes l'expérience, soit pour avoir entendu dire que d'autres les
avaient éprouvées; et, leur montrant séparément ces avantages et ces
inconvénients, ils les conjuraient de rechercher ceux-ci et d'éviter de subir
ceux-là, de rechercher les uns et de fuir les autres : l'ennemi, au contraire,
exhortait son armée à punir les meurtriers, à s'emparer des biens de leurs
adversaires, à désirer l'empire sur tous leurs concitoyens; ils lui promettaient
en outre, et c'était l'encouragement le plus puissant, un don de cinq mille
drachmes.
43.
Après cela, commença la distribution des tessères aux soldats (celles de Brutus
portaient le mot Liberté, celles des autres, le mot, quel qu'il soit, qui fut
donné); ensuite, un trompette seul, de chaque côté. donna le signal : quant aux
autres, ils se firent entendre ainsi : d'abord les trompettes, qui, placés dans
un endroit circulaire, sonnèrent l'ordre de se former en rangs et de se tenir
prêts, puis ceux qui excitaient l'ardeur des soldats et les animaient au combat.
Ensuite il y eut tout à coup un profond silence, et, un instant après,
éclatèrent des sons perçants et une clameur s'éleva de part et d'autre dans les
rangs. Les légionnaires, poussant leur cri de guerre, frappèrent leurs boucliers
de leurs javelots qu'ils se lancèrent mutuellement, les frondeurs aussi et les
archers décochèrent leurs flèches et leurs pierres. La cavalerie donna ensuite à
son tour, puis le corps de soldats cuirassés, qui, marchant derrière elle, en
vint aux mains le dernier.
44.
Les corps se heurtèrent et les épées se croisèrent, les soldats, au
commencement, visant à blesser sans être eux-mêmes blessés (ils voulaient, à la
fois, tuer leurs ennemis et sauver leur propre vie) : puis, quand leur ardeur se
fut augmentée et que leur courage se fut enflammé, marchant à la rencontre les
uns des autres sans désordre, mais sans prendre soin de leur sûreté, et, ne
s'inquiétant pas d'eux-mêmes, pourvu qu'ils fissent périr leurs adversaires. Il
y en avait aussi qui jetaient leurs boucliers, et, saisissant un antagoniste,
l'entraînaient par son casque et le frappaient dans le dos: d'autres lui
arrachaient les défenses qui le couvraient et lui perçaient la poitrine:
d'autres même, s'emparant de l'épée de l'ennemi, lui enfonçaient la leur au
travers du corps, comme s'ils n'eussent pas eu d'armes : d'autres exposaient aux
blessures une partie de leur corps, pour être plus libres dans l'usage du reste.
Quelques-uns, s'enlaçant à leurs adversaires, s'enlevaient à l'un et à l'autre
les moyens de frapper, et périssaient par l'enchevêtrement de leurs épées et de
leurs corps. Les uns mouraient d'un seul coup, les autres de plusieurs, sans
avoir le sentiment de leurs blessures (la mort prévenait la douleur) et sans
gémir sur leur sort, car ils n'avaient pas le temps de souffrir. Celui qui en
tuait un autre ne songeait pas, dans le transport subit de sa joie, qu'il allait
peut-être mourir à son tour. Ceux qui tombaient s'endormaient dans
l'insensibilité sans comprendre leur malheur.
45.
Des deux côtés, on restait ferme à son poste; ni les uns ni les autres ne
songeaient à reculer ou à poursuivre; tous, à l'endroit même où ils se
trouvaient placés, portaient et recevaient des blessures, donnaient et
recevaient la mort, jusque bien avant dans le jour. Si, comme il arrive eu
pareille circonstance, tous en fussent venus aux mains avec tous, ou bien si
Brutus eût été opposé à Antoine et Cassius à César, la lutte eût sans doute été
égale. Au lieu de cela, Brutus chassa de ses positions César malade, tandis
qu'Antoine vainquit Cassius, qui lui était fort inférieur pour l'habileté à la
guerre. Il n'y eut pas alors partout à la fois victoire complète de l'un des
deux partis sur l'autre; chacun deux à son tour éprouva, pour ainsi dire, le
même sort : chacun d'eux, en effet, fut vainqueur et vaincu, mit en déroute ceux
qui lui étaient opposés et fut mis en déroute par lui; il y eut poursuite et
déroute de part et d'autre: de chaque côté le camp fut pris. Les combattants
étaient si nombreux qu'ils occupaient la plus grande partie de la plaine, de
sorte que ceux d'un même parti ne se voyaient pas les uns les autres. Dans le
combat, chacun ne connut que ce qui le regardait personnellement. Aussi, quand
arriva la déroute, les deux armées s'enfuirent en sens inverse, sans retourner
sur leurs pas, chacune dans ses retranchements, situés à une grande distance les
uns des autres, ce qui, joint à l'immense poussière qui s'éleva, fit qu'elles
ignorèrent l'issue de la bataille : ceux qui étaient vainqueurs crurent que tout
était emporté, et ceux qui étaient défaits, que tout était perdu: ils ne
connurent ce qui s'était passé qu'au moment où leur camp fut pillé et où ceux
qui étaient vainqueurs se rencontrèrent mutuellement à leur retour, de part et
d'autre, dans leurs propres retranchements.
46.
Pour ce qui regarde la bataille, les deux partis remportèrent la victoire et
essuyèrent une défaite; car ils n'en vinrent plus aux mains pour le moment. mais
aussitôt que, s'étant vus les uns les autres à leur retour, ils connurent ce qui
était arrivé, ils se retirèrent chacun de leur côté sans qu'aucun d'eux osât
tenter quoi que ce fût. Ils eurent l'avantage et le dessous les uns sur les
autres, en ce que le camp de César et d'Antoine fut pris en entier avec tout ce
qu'il contenait (circonstance qui confirma le songe de la façon la plus
évidente: car, si César fût resté dans le camp, il aurait infailliblement péri
avec les autres): et. aussi, en ce que Cassius sortit sain et sauf du combat, et
trouva, après la perte de son camp, un refuge quelque part : puis, s'imaginant
que Brutus avait éprouvé un échec et que les vainqueurs arrivaient sur lui, se
hâta de recourir à la mort. Cassius, en effet, envoya un centurion examiner,
afin de lui en rendre compte, où était Brutus et ce qu'il faisait. Le centurion.
rencontrant des cavaliers détachés par Brutus à la recherche de Cassius, revint
sur ses pas, et chemina tranquillement de compagnie avec eux, dans la persuasion
que, en l'absence de tout danger, rien ne le pressait. Cassius, qui les vit de
loin, s'imagina que c'étaient des ennemis. et ordonna à Pandarus, son affranchi,
de le tuer. Le centurion, apprenant que sa lenteur avait fait perdre la vie à
son général, se donna la mort sur son corps.
47.
Brutus envoya aussitôt à Thasos, en secret, le corps de Cassius, craignant
que, s'il lui donnait la sépulture sur le lieu même, ce spectacle ne jetât le
deuil et le découragement parmi l'armée; puis, prenant sous sa conduite le reste
des soldats de Cassius, les consolant par ses paroles et réparant leurs pertes
par un don en argent, il passa dans leur camp, dont la position était plus
favorable, et d'où il inquiétait ses adversaires et partait pour attaquer la
nuit l'armée ennemie. Son intention, en effet, n'était pas d'engager de nouveau
avec eux une bataille rangée; mais, plein d'espoir d'en venir à bout avec le
temps, sans rien hasarder, il essaya, entre autres moyens, de jeter le trouble
et le désordre parmi eux ; une fois même il inonda une grande partie de leur
camp en détournant le cours d'un fleuve. Quant à César et à Antoine, ils
manquaient de vivres et d'argent, ce qui les empêcha de rien donner à leurs
soldats en retour de ce que le pillage leur avait fait perdre; de plus, les
renforts, qui leur arrivaient de Brindes sur des vaisseaux de transport furent
écrasés par Statius. Or, réduits à l'impossibilité soit de changer de position
sans danger, soit de gagner l'Italie, et mettant, alors encore, leurs
espérances. non seulement de victoire mais aussi de salut, uniquement dans leurs
armes, ils résolurent d'engager le combat avant que ni les leurs ni leurs
adversaires ne fussent instruits du désastre de leur flotte.
48.
Voyant que Brutus ne voulait pas livrer bataille, ils s'y prirent de façon à
lancer dans son camp des billets pour exhorter les soldats à embrasser leur
cause (ils leur faisaient certaines promesses), ou bien a en venir aux mains,
s'ils avaient le moindre courage. Pendant ces délais, quelques-unes des troupes
celtes passèrent dans les rangs de Brutus, comme, d'un autre côté, Amyntas,
général de Déjotarus, et Rhascyporis passèrent des rangs de Brutus dans ceux de
l'ennemi. Quant à Rhascyporis suivant quelques-uns, il se retira aussitôt dans
ses États. Brutus, alors, craignant des défections plus nombreuses, résolut de
combattre. Comme il avait un grand nombre de captif- dans son camp, et qu'il ne
pouvait ni les garder durant l'action, ni s'en rapporter à leur promesse de ne
pas l'incommoder, il fit périr la plupart d'entre eux, cédant malgré lui à la
nécessité : d'autant plus que les ennemis avaient mis à mort ceux de ses soldats
qui étaient tombés vifs en leur pouvoir. Cela fait, il mena ses troupes au
combat. Les deux armées étaient déjà en présence, quand deux aigles, volant sur
leurs têtes, combattirent l'un contre l'autre et leur présagèrent l'issue de la
guerre. De même, en effet, que l'aigle qui était du côté de Brutus, fut vaincu
et prit la fuite; de même ses légions, après avoir longtemps lutté a chances
égales, furent vaincues, et sa cavalerie, après des pertes nombreuses, quoique
avant vaillamment combattu jusque-là, finit par céder. Les vainqueurs, après
cela, poursuivirent les vaincus qui fuyaient ça et là: ils ne tuèrent personne
et ne firent aucun prisonnier, mais, la nuit, les surveillant homme par homme,
ils les empêchèrent de se reformer.
49.
Brutus essaya de se frayer un chemin jusqu'à son camp (il s'était retiré
dans un endroit naturellement fort); mais, n'avant pu y parvenir, et apprenant,
en outre, que quelques-uns de ses soldats s'étaient rendus aux vainqueurs, il
perdit tout espoir. Renonçant à sauver sa vie et croyant indigne de lui d'être
pris, il se réfugia, lui aussi, dans la mort. Après s'être écrié, comme Hercule
:
Malheureuse vertu! tu n'étais qu'un mot; je tee cultivais comme une réalité, et
tu étais l'esclave de la fortune;
il pria un de ceux qui se trouvaient avec lui de le tuer. Son corps fut enseveli
par Antoine et sa tête envoyée à Rome ; mais, dans le trajet de Dyrrachium, une
tempête qui s'éleva tout à coup la fit tomber dans la mer. Brutus mort, les
simples soldats profitèrent aussitôt de l'impunité qui leur était offerte pour
passer dans les rangs opposés; quant à Porcia, elle périt en avalant un charbon
ardent. Parmi les personnages marquants qui avaient exercé quelque magistrature,
ou qui étaient du nombre soit des meurtriers, soit de ceux dont la tête était
encore mise à pris, la plupart se tuèrent eux-mêmes sur-le-champ, ou bien, comme
Favonius, furent égorgés après avoir été faits prisonniers; le reste, pour le
moment, s'enfuit vers la mer et ensuite se joignit à Sextus. |
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