Histoire
romaine, par Dion Cassius
Livre XLVIII |
Comment César fit la guerre à Fulvie et à Lucius Antoine
1. C'est ainsi que finirent Brutus et Cassius, percés des mêmes glaives
dont ils avaient abusé contre César; le reste de ceux qui avaient pris part à la
conspiration furent, les uns auparavant, les autres alors, d'autres plus tard,
mis a mort, à un très petit nombre d'exceptions près, comme le comportait la
justice, et suivant la façon dont la volonté des dieux conduisit les événements
a l'égard des meurtriers d'un homme qui avait été leur bienfaiteur et qui
s'était élevé à un si haut degré de vertu et de fortune. César et Antoine
s'attribuèrent, dans le moment, la supériorité sur Lépidus, attendu qu'il
n'avait pas eu de part à leur victoire, mais ils devaient, peu de temps après,
se retourner l'un contre l'autre. Il était difficile, en effet, que trois
hommes, ou même deux, égaux en honneur, devenus par la guerre maîtres d'une si
grande puissance, s'entendissent ensemble. C'est pour cette raison que tout ce
qu'ils firent jusqu'à ce moment d'un commun accord, en vue de renverser le parti
opposé, ils commencèrent à en faire dès lors, à l'égard les uns des autres, le
prix de leur ambition. Ainsi ils se partagèrent immédiatement l'empire : César
eut l'Espagne et la Numidie; Antoine, la Gaule et l'Afrique : ils convinrent, de
plus, que si Lépidus se montrait irrité de ce partage, on lui céderait
l'Afrique.
2.
Ces contrées furent les seules qu'ils tirèrent au sort, parce que la
Sardaigne et la Sicile étaient encore occupées par Sextus, et les pays en dehors
de l'Italie remplis de troubles. Je n'ai pas besoin de dire que cette dernière
contrée resta toujours en dehors dans ces sortes de partages: en effet, à en
croire leurs discours, ce n'était pas pour sa possession, mais pour ses intérêts
qu'ils combattaient. Laissant donc ces pays en commun, Antoine se chargea de
pacifier ceux qui avaient pris part à la guerre et de ramasser l'argent
nécessaire pour payer les sommes promises aux soldats: César, de réprimer
Lépidus, s'il tentait quelque mouvement: de faire la guerre contre Sextus, et de
distribuer aux vétérans qui avaient combattu pour eux les terres qu'ils
s'étaient engagés à leur donner; puis, ils les licencièrent aussitôt. De plus,
César laissa Antoine emmener deux de ses légions: celui-ci lui promit de lui en
donner en remplacement deux autres qui étaient alors en Italie. Après être en
leur particulier convenu de ces conditions, les avoir écrites et y avoir imprimé
leur seing, ils échangèrent entre eux leurs reconnaissances pour s'assurer
réciproquement des preuves en cas d'infraction : après cela, Antoine partit pour
l'Asie, et César pour l'Italie.
3.
Dans le trajet et pendant la traversée, il fut saisi par la maladie avec une
telle violence que, dans Rome, on alla jusqu'à croire qu'il était mort.
Cependant on pensait généralement que c'était moins sa santé qui causait ses
retards que les apprêts de quelque méchant coup, et, par suite, on s'attendait à
subir toutes les calamités imaginables. On ne laissa pas, néanmoins, outre les
honneurs sans nombre décernés en commun aux triumvirs à l'occasion de leur
victoire, honneurs qu'on aurait rendus à leurs adversaires s'ils avaient eu
l'avantage (tout le monde, en pareilles circonstances, attaque le parti vaincu
et prodigue les honneurs au vainqueur), de décréter, bien malgré soi, des
supplications à remplir presque toute l'année; César, en effet, les avait
ouvertement ordonnées en actions de grâces de la punition des meurtriers. Comme
il tardait, des bruits de toute espèce coururent parmi le peuple et y
produisirent des sentiments fort divers. Les uns, en effet, répandaient qu'il
était mort, et ainsi causaient de la joie à bien des gens; d'autres, qu'il
méditait quelque attentat, et inspiraient des craintes à un grand nombre. Aussi,
une partie des citoyens cachait ses richesses et se tenait sur ses gardes, une
partie cherchait où fuir. D'autres, et c'étaient les plus nombreux, ne pouvant
respirer, tant leur crainte était forte, se croyaient perdus corps et biens. La
quantité de ceux qui avaient confiance était fort restreinte et fort petite:
tant de désastres divers avaient frappé les hommes et les fortunes que, les
triumvirs l'emportant, il n'y avait aucun malheur semblable ou pire encore
auquel on ne s'attendît. C'est pourquoi César, qui craignait que la présence de
Lépidus n'excitât quelque nouveau trouble, écrivit au sénat pour l'exhorter a
prendre confiance et lui promettre de se conduire en toutes choses avec clémence
et humanité, suivant l'exemple de son père. Tels étaient les événements qui se
passaient alors.
4.
L'année suivante, furent consuls : de nom, P. Servilius et Lucius Antoine;
en réalité, César et Fulvie. Belle-mère de César et femme d'Antoine, Fulvie ne
s'inquiétait en rien de Lépidus, à cause de son indolence, et dirigeait seule
les affaires, de telle sorte que ni le sénat ni le peuple ne décidaient rien
contre son gré. Ainsi Lucius ayant ardemment désiré triompher de certains
peuples des Alpes comme s'il les eût vaincus, tant que Fulvie s'y opposa,
personne n'y consentit: mais une fois que, cédant a ses assiduités, elle eut
accordé la permission, tous décernèrent cet honneur au consul, en sorte que si,
en apparence, ce fut Antoine (il n'avait rien fait qui méritât le triomphe, ni
même exercé aucun commandement dans ces contrées),. ce fut, en réalité, Fulvie
qui reçut les honneurs et le triomphe pour les peuples qu'Antoine prétendait
avoir vaincus. Aussi s'en montrait-elle, et à juste titre, bien plus fière que
lui : car accorder à quelqu'un la permission de triompher, c'était plus que de
célébrer les fêtes d'un triomphe qu'on tient d'un autre. Si ce n'est que Lucius
se revêtit de la toge, monta sur le char de triomphe, et accomplit les
cérémonies usitées en pareilles circonstances, Fulvie sembla se servir de son
ministère pour présider à cette solennité. Ce triomphe eut lieu le premier jour
de l'année. Lucius, en raison de cette coïncidence, se vanta d'être l'égal de
Marius, parce qu'il avait obtenu son triomphe au commencement même de l'année où
il était consul pour la première fois ; bien mieux, il se mettait au-dessus de
lui, prétendant que, lui, il avait volontairement déposé les ornements du
triomphe et qu'il avait, revêtu de la toge, assemblé le sénat, tandis que Marius
ne l'avait fait qu'à regret. II ajoutait qu'on avait à peine donné une ou deux
couronnes à Marius, au lieu que lui, il en avait, entre autres, reçu du peuple
une par tribu, chose qui n'était arrivée à personne auparavant, tout cela grâce
à Fulvie et à l'argent quelle avait secrètement distribué.
5.
Cette année-là, César vint a Rome, et, après avoir accompli les cérémonies
légales relativement à sa victoire, il tourna ses vues vers la direction et
l'administration des affaires. Lépidus, en effet, moitié par crainte de César,
moitié par faiblesse de caractère, s'était abstenu de toute innovation. Quant à
Lucius et à Fulvie, comme ils avaient avec lui des liens de parenté et
partageaient avec lui l'autorité, ils restèrent tranquilles dans les premiers
moments. Plus tard, en effet, ils se divisèrent : Lucius et Fulvie, parce qu'ils
n'avaient pas eu dans la distribution des terres la part qui revenait à Antoine;
César, parce qu'il n'avait pas reçu d'eux les légions promises. Par suite de ces
différends, les liens résultant du mariage furent dissous, et on en vint à une
guerre ouverte. César, ne supportant pas l'humeur altière de sa belle-mère
(c'était avec elle plus qu'avec Antoine qu'il voulait paraître en désaccord),
lui renvoya sa fille comme si elle était encore vierge, chose qu'il affirma par
serment, sans s'inquiéter en rien si l'on croirait à la virginité d'une femme
demeurée si longtemps chez lui, ou s'il ne passerait pas pour avoir arrêté
depuis longtemps cette résolution afin de se ménager l'avenir. Après la
répudiation, il n'y eut plus d'amitié entre eux; Lucius, secondé par Fulvie,
s'empara des affaires sous le prétexte de prendre les intérêts de Marc Antoine,
et ne fit aucune concession (dans son amour pour son frère il s'était attribué à
lui-même le surnom de Piétas) ; César n'en faisait nullement retomber la faute
sur Marcus, de peur de mettre les armes aux mains d'un homme qui administrait
les provinces d'Asie : il n'accusait que Lucius et Fulvie, et s'opposait à leurs
résolutions comme s'ils agissaient en tout contrairement aux intentions de
Marcus et désiraient dominer pour leur compte.
6.
Les uns et les autres mettaient dans la distribution des terres leur plus grand
espoir de puissance, et c'est pour cela qu'ils en firent leur premier motif de
dissension. César voulait, conformément aux conventions arrêtées à la suite de
la victoire, faire lui-même le partage à ses propres soldats et à ceux
d'Antoine, afin de s'attirer leur faveur; Lucius et Fulvie prétendaient assigner
aux leurs la part qui leur revenait et envoyer eux-mêmes les colonies dans les
villes, afin de se les attacher du même coup. Les uns et les autres, en effet,
regardaient comme le moyen le plus expéditif de donner à ceux qui avaient
combattu pour eux les biens de ceux qui n'avaient pas d'armes. Mais comme,
contrairement à leur opinion, il s'éleva un grand tumulte et que la guerre
menaçait (car, d'abord, dans toute l'Italie, à la réserve des portions possédées
par quelques vétérans, qui les avaient soit rentes comme récompense, soit
achetées de l'Etat, César enlevait aux maîtres leurs terres avec leurs esclaves
et tout le reste de leur mobilier pour en faire don aux soldats; ce qui donnait
lieu, de la part des citoyens dépouillés, à une violente irritation contre lui).
Fulvie et le consul changèrent de conduite, espérant trouver une ressource plus
grande dans les victimes de cette mesure : ils négligèrent ceux qui devaient
recevoir des terres pour tourner leurs vues du côté des citoyens, plus nombreux,
qui, pour avoir été dépouillés, faisaient éclater une juste colère. C'est
pourquoi, les prenant sous leur protection, ils prêtèrent leur aide à chacun
d'eux et en formèrent une ligue, de telle sorte que ceux qui, auparavant,
redoutaient César, maintenant qu'ils se sentaient soutenus, reprirent courage,
et ne cédèrent plus rien de ce qui leur appartenait, croyant cette conduite
approuvée aussi de Marcus.
7.
Ainsi Lucius et Fulvie attiraient à eux les citoyens sans offenser en rien les
partisans de César. Ils ne contestaient pas, en effet, l'obligation de
distribuer des terres, mais ils prétendaient que celles de leurs adversaires
étaient suffisantes, surtout vu qu'ils indiquaient des biens et des meubles, les
uns maintenant encore disponibles, les autres vendus, dont il fallait,
disaient-ils, donner aux soldats les uns en nature, les autres en argent. Si ces
ressources ne suffisaient pas, ils tenaient tous les esprits en suspens par
l'espoir de ce qui devait venir d'Asie. Ces manœuvres eurent pour résultat de
faire promptement encourir à César, qui dépouillait violemment les possesseurs
de leurs biens et exposait tout le monde également à des fatigues et à des
dangers, le mécontentement des deux partis: tandis que Lucius et Fulvie, qui ne
dépouillaient personne, et qui se faisaient fort de remplir avec les ressources
existantes leurs promesses envers ceux qui devaient avoir part à la
distribution, se concilièrent les uns et les autres. Cette conduite, surtout
quand, la mer étant fermée du côté de la Sicile par Sextus, et dans le golfe
Ionique par Cnéius Domitius Ahénobarbus, on était vivement pressé par la famine,
mettait César dans un grand embarras. Domitius, en effet, était un des
meurtriers; après s'être échappé de la bataille de Philippes, il rassembla une
flotte assez considérable, domina quelque temps sur le golfe et fit beaucoup de
mal à ses ennemis.
8.
César était vivement affligé de ces menées, et aussi de ce que, dans les
disputes qui survenaient entre les soldats, les sénateurs et la foule des
possesseurs de terres (il s'en élevait fréquemment, en effet, attendu qu'il y
allait des intérêts les plus grands), il y avait danger pour lui à prendre parti
pour les uns ou pour les autres. Il lui était impossible de faire plaisir à tous
à la fois : les uns voulaient commettre des violences, les autres ne rien
souffrir; les uns s'emparer des biens d'autrui, les autres conserver ce qui leur
appartenait. Toutes les fois donc que, suivant la nécessité des circonstances,
il prêterait soit ceux-ci, soit ceux-là, il encourait la haine des autres, et
recueillait moins de reconnaissance pour les services qu'il rendait que de
ressentiment pour ce qu'il n'accordait pas. Les uns, en effet, recevant tout ce
qu'on leur donnait comme chose qui leur était due, ne tenaient nul compte du
bienfait: les autres n'étaient pas moins irrités que si on les eût dépouillés de
leur bien. Aussi offensait-il continuellement l'un ou l'autre parti, accusé
tantôt de favoriser le peuple, tantôt de favoriser les soldats. Comme ces
alternatives n'avançaient rien, et l'expérience d'ailleurs lui faisant
reconnaître que les armes ne pouvaient lui concilier la faveur de ceux qu'il
offensait; qu'elles lui fournissaient bien un moyen d'anéantir tout ce qui
résisterait, mais qu'il n'était pas en leur pouvoir de le faire aimer de qui ne
voulait pas; il se décida, malgré lui, à renoncer à ses projets, et n'enleva
plus rien aux sénateurs (son intention était d'abord de tout distribuer aux
soldats, même les possessions des sénateurs, à qui il demandait :
«
Comment enfin récompenserons-nous ceux qui nous ont servis
?
» comme si on lui avait ordonné de faire la guerre ou de
tant promettre); quant au reste, tout ce qui servait d'hypothèque à des dots de
femmes, toute possession moindre que la quantité de terre donnée à chacun des
vétérans, il s'abstint d'y toucher.
9.
Cette conduite inspira au sénat et à ceux qui échappaient aux spoliations des
sentiments assez bienveillants à son égard ; mais, d'un autre côté, les soldats,
ne voyant dans ces ménagements et cet honneur accordés aux citoyens qu'un
déshonneur et un dommage pour eux-mêmes, comme si on allait leur donner moins,
s'exaspérèrent et mirent à mort plusieurs centurions et soldats qui, favorables
à César, cherchaient à réprimer leur sédition; peu s'en fallut qu'ils ne
tuassent César lui-même, se faisant de tout un prétexte suffisant pour se
mutiner. Leur irritation ne s'arrêta que lorsqu'un eut concédé à leurs proches,
ainsi qu'aux pères et aux enfants de ceux qui étaient tombés sur les champs de
bataille, toutes les terres qu'ils se trouvaient posséder. Par suite de cette
mesure, les dispositions des soldats lui redevinrent favorables : mais, pour la
même raison, le peuple laissa de nouveau éclater son mécontentement. On en vint
aux mains, et des conflits fréquents furent engagés, de sorte que, de part et
d'autre pareillement, il v eut beaucoup de blessés et de tués. Les uns, en
effet, avaient la supériorité, grâce aux armes et à l'expérience de la guerre;
les autres, grâce à leur nombre et aux traits qu'ils lançaient du haut de leurs
toits; ce qui fit qu'un grand nombre de maisons furent brûlées, et que remise
d'une année entière de location fut accordée, jusqu'à concurrence de cinq cents
drachmes dans Rome et jusqu'à concurrence du quart de cette somme dans le reste
de l'Italie. De même, dans toutes les villes, partout où ils se rencontraient,
il y avait bataille.
10.
Pendant que ces événements se passaient de la sorte, les soldats envoyés en
avant en Espagne par César excitèrent quelque trouble dans Placentia, et ne
rentrèrent dans l'ordre qu'après avoir reçu de l'argent des habitants du pays;
de plus, Calénus et Ventidius, gouverneurs de la Gaule Transalpine, les
empêchèrent de franchir ces montagnes; César craignit alors un échec, et voulut
se réconcilier avec Fulvie et le consul. Les messages qu'il leur envoyait en son
propre et privé nom n'avançant à rien, il alla trouver les Vétérans et traita
par leur intermédiaire. Cette démarche enhardit Lucius et Fulvie : ils réunirent
à leur parti tous ceux qui avaient été dépouillés de leurs terres : Lucius
allait de tout côté, les formant en ligue et les détachant de César; Fulvie se
saisit de Préneste, et, entourée de sénateurs et de chevaliers qui lui servaient
d'auxiliaires, elle délibérait avec eux sur toutes les affaires et envoyait des
ordres partout où besoin était. Comment, d'ailleurs, s'en étonner, quand elle
ceignait l'épée, donnait le mot d'ordre aux soldats, et souvent les haranguait,
de manière à faire, en ces choses même, échec à César?
11.
Cependant, comme il n'usait nul moyen de les renverser (il était moins puissant
qu'eux et il avait bien moins encore la faveur générale, car il causait de la
peine à beaucoup, tandis qu'eux, ils donnaient espoir à tous), il les engagea
plusieurs fois en son privé nom, par l'intermédiaire d'amis, à se réconcilier
avec lui; mais, n'obtenant rien, il leur envoya des députés choisis parmi les
vétérans. II se flattait surtout d'obtenir ce qu'il demandait, de mettre ordre
au présent, et d'être, par suite, en état de leur résister à l'avenir; s'il
était refusé, ce ne serait pas lui, mais eux qui seraient accusés de cette
division. C'est ce qui arriva. N'avant obtenu aucun résultat, même avec
l'entremise des soldats, il députa des sénateurs, à qui il montra ses
conventions avec Antoine, et qu'il lit juges du différend. Comme même alors rien
ne se fit, (tantôt on incitait en avant une foule de conditions que César ne
devait pas exécuter, tantôt on prétendait tenir une conduite de tous points
conforme aux prescriptions de Marc Antoine), César alla de nouveau trouver les
vétérans.
12.
Ceux-ci s'étant donc, après cela, rendus en grand nombre à Rome comme pour
faire une communication au peuple et au sénat, ne s'en mirent nullement en
peine; réunis dans le Capitole, ils se firent lire les conventions intervenues
entre Antoine et César, les confirmèrent, et se portèrent juges du différend.
Ils écrivirent cette décision sur des tablettes scellées qu'ils remirent aux
Vestales, et signifièrent tant à César, qui était présent, qu'aux autres, par le
ministère de députés, d'avoir à se trouver au jour dit à Gabies pour y être
jugés. César s'étant montré disposé à s'en rapporter à leur jugement, et ses
adversaires, après avoir promis de se présenter, ayant fait défaut, soit par
crainte, soit aussi par mépris (ils leur donnaient, entre autres railleries, le
nom de sénat Galigat, à cause des chaussures militaires qu'ils
portaient), les vétérans prononcèrent que Lucius et Fulvie avaient agi
injustement et prirent parti pour César. Dès lors, après avoir plusieurs fois
renouvelé leurs délibérations, ils entreprirent de nouveau la guerre, et s'y
préparèrent activement. Ils recueillirent de l'argent de toutes parts, même des
temples. En effet, les offrandes et tous les objets pouvant être convertis en
argent, qui existaient soit dans la partie de l'Italie soumise à leur pouvoir,
soit à Rome même, furent enlevés par eux. La Gaule Togata, qui déjà faisait
partie de la préfecture d'Italie, en sorte que personne, autre que les
triumvirs, n'entretenait, à titre de gouverneur de cette province, de soldats en
deçà des Alpes, leur fournit des hommes et de l'argent.
13.
Tandis que César faisait ses préparatifs, Fulvie et Lucius se procuraient des
ressources et rassemblaient leurs troupes. Dans l'intervalle, les uns et les
autres traitaient par ambassadeurs et envoyaient partout des soldats et des
tribuns militaires; tantôt ils arrivaient à temps pour réussir, tantôt ils
échouaient. Je passerai sous silence la plupart des faits qui ne présentent rien
de grand ni d'intéressant, et je me contenterai de raconter brièvement ceux qui
offrent le plus d'importance. César, dans une expédition contre Nursia, dans le
pays des Sabins, mit en fuite les postes avancés, mais il échoua contre la
ville, défendue par Tisiénus Gallus. A la suite d'une marche en arrière dans
l'Ombrie, il vint mettre le siège devant Sentinum sans réussir à la prendre;
car, dans l'intervalle, Lucius avant d'abord, tantôt sous un prétexte, tantôt
sous un autre, secrètement envoyé à Rome des soldats à ses amis, puis étant
lui-même survenu tout à coup, après avoir vaincu la cavalerie qui s'avançait à
sa rencontre, avoir refoulé l'infanterie dans les murs et pris la ville à l'aide
des soldats qui, envoyés par lui à l'avance, se jetèrent sur les défenseurs du
dedans, sans que Lépidus, à qui la garde de la ville était confiée, fit, par
suite de son indolence naturelle, rien pour s'y opposer, non plus que le consul
Servilius, trop ami du repos; César, quand il en fut instruit, laissa Q.
Salvidiénus Rufus devant Sentinum, et se dirigea en personne sur Rome. A la
nouvelle de son arrivée, Lucius sortit au-devant de lui, après avoir fait
décréter qu'il marcherait contre César comme on marche à la guerre, et harangua
le peuple en habit militaire, ce qu'aucun autre n'avait fait avant lui. Quoi
qu'il en soit, César fut reçu dans Rome sans coup férir, et, après avoir
poursuivi Lucius sans pouvoir l'atteindre, il revint sur ses pas et renforça la
garnison. Sur ces entrefaites, Rufus, aussitôt que César se fut éloigné de
Sentinum et que C. Furnius, qui avait la garde des remparts, fut sorti au loin à
sa poursuite, fondit à l'improviste sur ceux qui étaient dans l'intérieur de la
ville, et, après l'avoir prise, la pilla et la livra aux flammes. Quant aux
Nursiniens, ils capitulèrent avant d'éprouver aucun dommage: cependant, comme,
en donnant la sépulture aux soldats morts dans la bataille livrée par eux à
César, ils avaient gravé sur leurs monuments qu'ils étaient morts en combattant
pour la liberté, ils furent punis d'une amende tellement forte qu'ils en
abandonnèrent leur ville et tout leur territoire. Voila ce qui se faisait.
14.
Lucius alors, au sortir de Rome, partit pour la Gaule, mais, arrêté en
chemin, il se dirigea sur Péruse, ville d'Étrurie; là, les lieutenants de César
d'abord, puis César lui-même, vinrent l'assiéger. Le siège se prolongeant (la
place était naturellement forte et suffisamment approvisionnée, et les cavaliers
envoyés par Lucius ayant l'entier investissement causaient beaucoup de mal à
César; elle était, en outre, vigoureusement défendue par une foule d'auxiliaires
venus de divers côtés), il y eut plusieurs combats tant contre chacun de ces
corps auxiliaires qu'au pied des remparts; jusqu'au moment où, bien qu'avant
presque toujours eu la supériorité, les partisans de Lucius furent pris par
famine. Lucius et quelques autres obtinrent l'impunité, mais la plupart des
sénateurs et des chevaliers furent mis à mort. Suivant la tradition, leur mort
ne fut pas une mort ordinaire : menés à l'autel consacré au premier César, trois
cents chevaliers et des sénateurs, au nombre desquels était Tibérius Canutius
(le même qui, autrefois, étant tribun, avait convoqué le peuple en faveur
d'Octavien), y furent offerts en sacrifice. La plupart des Pérusiens et des
autres qui furent pris avec eux périrent, et la ville elle-même, à l'exception
du temple de Vulcain et de la statue de Junon, fut tout entière livrée aux
flammes. Cette statue, qui dut son salut, pour ainsi dire, au hasard, fut
transportée à Rome à cause d'un songe qu'eut César, et salut à ceux qui le
voulurent la permission d'habiter la ville comme colons, sans toutefois qu'il
leur fût accordé plus de sept stades et demi de terrain.
15.
La prise de cette ville, qui eut lieu sous le second consulat de Cnéius
Calvinus et le premier d'Asinius Pollion, eut pour résultat de faire passer,
partie de bon gré, partie de force, le reste de l'Italie du côté de César;
Fulvie s'enfuit, pour cette raison, avec ses enfants, auprès de son mari, tandis
qu'un grand nombre de ses principaux partisans se retirèrent, les uns vers
Antoine, les autres vers Sextus, en Sicile. Julie, mère des Antoines, se rendit
d'abord dans cette contrée, où elle reçut un accueil tout amical de la part de
Sextus, qui ensuite l'envoya, avec des ambassadeurs, porter à son fils des
ouvertures de paix. Parmi les fugitifs qui alors quittèrent l'Italie pour aller
rejoindre Antoine, se trouvait Claudius Tibérius Néron. II commandait une
garnison dans la Campanie; quand César eut le dessus, il partit avec sa femme,
Livia Drusilla. et avec son fils, Tibérius Claudius Néron, ce qui donna lieu à
une chose des plus étranges : car cette même Livie, qui alors fuyait César,
l'épousa dans la suite et ce même Tibère, qui alors s'échappait avec ses
parents, fut son successeur à l'empire. Mais cela n'eut lieu que plus tard.
16.
Pour le moment, les habitants de Rome reprirent les habits de paix (ils les
avaient quittés sans décret, contraints par le peuple), célébrèrent des fêtes,
ramenèrent dans la ville César revêtu de la toge triomphale, et l'honorèrent
d'une couronne qu'il devait porter dans toutes les occasions où ceux qui ont
obtenu le triomphe avaient coutume d'en user. César, après avoir terminé les
affaires d'Italie et délivré le golfe d'Ionie (Domitius, désespérant d'être
désormais assez fort à lui seul, avait fait voile vers Antoine), se préparait à
marcher contre Sextus; mais, instruit de sa puissance et des communications
qu'il avait eues avec Antoine par l'entremise de sa mère et d'ambassadeurs, il
craignit d'avoir à les combattre tous les deux à la fois, et, jugeant Sextus
plus fidèle et, peut-être aussi, plus puissant qu'Antoine, il lui envoya sa mère
Mucia, et épousa sa sœur de L. Scribonius Libon, son beau-père, pour tacher de
se concilier son amitié par ce bienfait et par cette alliance.
Comment Sextus Pompée occupa la Sicile
17.
Sextus, qui, conformément à ses conventions avec Lépidus, avait évacué
l'Espagne et reçu, peu de temps après, le commandement de la flotte, en avait
été dépouillé par César; continuant néanmoins à garder la flotte, il osa faire
voile contre l'Italie. Mais, voyant que César en était déjà maître, instruit,
d'ailleurs, qu'il était lui-même compris dans la condamnation des meurtriers du
père de César, il se tint loin du continent, et, côtoyant les îles, il attendait
avec anxiété et pourvoyait à sa subsistance sans commettre aucune déprédation ;
car, comme il n'avait eu aucune part au meurtre, il espérait être rappelé par
César lui-même. Lorsque cependant son nom eut été affiché sur les listes et
qu'il sut que sa tête était à prix, il désespéra d'obtenir son retour par César,
et fit ses préparatifs de guerre. II se mit a construire des trirèmes, il
accueillit les fugitifs, s'associa les pirates et prit les exilés sous sa
protection. Par cette manière d'agir, il ne tarda pas à être puissant et maître
de la mer qui baigne l'Italie : il entrait dans les ports, emmenait les
vaisseaux et exerçait des rapines. Ces expéditions ayant réussi au point de lui
procurer et des soldats et de l'argent, il fit voile pour la Sicile, où il
s'empara de Myles et de Tyndaris sans coup férir, mais fut repoussé de Messine
par Pompéius Bithynicus, alors gouverneur de Sicile. Cependant il ne s'éloigna
pas complètement de cette ville; et, à force de faire des incursions sur son
territoire, de lui couper les vivres, et d'amener à son parti, parmi ceux qui
venaient au secours de la place, les uns par la crainte d'éprouver le sort des
Messéniens, les autres par les pertes qu'il leur fit éprouver dans une
embuscade, il se rendit maître du questeur et de son argent, et finit par
prendre Messine et Bithynicus lui-même, qui capitula sous la condition de
partager avec lui le commandement sur le pied de l'égalité. Sextus ne fit pour
lors aucun mal à Bithynicus; quant aux Messéniens, il leur enleva leurs armes et
leur argent. Après cela, il soumit Syracuse et quelques autres villes, d'où il
ramassa un grand nombre de soldats et une flotte puissante: Q. Cornificius aussi
lui envoya quelques troupes d'Afrique. Ce fut ainsi que Sextus accrut ses
forces.
18.
César, jusque-là, n'avait pris aucune attention à Sextus, tant par dédain pour
lui que par suite de l'embarras où l'avaient mis les événements: mais, quand la
famine eut enlevé à Rome une foule d'habitants et que Sextus eut fait une
tentative contre l'Italie, alors il commença à équiper une flotte, et envoya en
avant à Rhegium Salvidiénus Rufus avec de nombreuses troupes. Celui-ci chassa
Sextus de l'Italie, et, après la retraite de l'ennemi en Sicile, essaya de
construire, à l'imitation de ceux qui naviguent sur l'Océan, des bateaux de
cuir, qu'il soutenait intérieurement par de légères pièces de bois, tendant sur
l'extérieur un cuir de bœuf cru, en forme de bouclier sphérique. Mais, ayant
fait rire de lui, et croyant qu'il était dangereux d'essayer de s'en servir pour
traverser le détroit, il renonça à ces bateaux et affronta le passage avec la
flotte, qui était équipée et qui l'avait rejoint, mais il ne put l'effectuer. En
effet, le nombre et la dimension de ses vaisseaux le cédaient de beaucoup à
l'habileté et à l'audace de ses adversaires. César, qui vit de ses yeux ce
combat, la chose s'étant passée à l'époque de son expédition en Macédoine, fut
vivement affligé de cet échec, surtout a la suite d'un premier engagement. Aussi
n'osa-t-il plus, bien que la majeure partie de sa flotte eût été sauvée, essayer
de forcer le passage; et, après avoir fait secrètement plusieurs tentatives,
dans l'espoir qu'une fois descendu dans l'île, ses troupes de terre lui
assureraient infailliblement une grande supériorité. Voyant qu'il n'obtenait
aucun résultat à cause des forces qui la couvraient de toutes parts, il confia à
d'autres le soin de veiller à la Sicile, pour se rendre lui-même auprès
d'Antoine à Brindes, d'où, avec le secours de ses vaisseaux, il traversa la mer
Ionienne.
19.
Sextus devint par là maître de l'île entière, et fit mourir Bithynicus, sous
prétexte qu'il avait conspiré contre lui ; il donna des spectacles comme après
une victoire et fit livrer par les captifs, sur le détroit, en face même de
Rhégium, de manière à être vu de ses adversaires, un combat naval où il mettait
aux prises, pour se moquer de Rufus, des bateaux de bois contre des bateaux de
cuir. Ensuite, il construisit des vaisseaux en grand nombre, établit sa
domination sur tout le littoral, et poussa la présomption et l'orgueil jusqu'à
se regarder comme fils de Neptune, parce que son père avait eu autrefois le
commandement sur toute l'étendue de la mer. Voilà ce qu'il fit tant que le parti
de Cassius et celui de Brutus furent encore debout; eux morts, plusieurs de
leurs partisans, entre autres L. Statius, se réfugièrent près de lui. Sextus
l'accueillit d'abord avec joie (Statius amenait avec lui le corps qu'il
commandait), mais ensuite, voyant en lui un homme d'action et de sentiments
élevés, il le fit mourir sous prétexte de trahison. A partir de ce moment,
s'étant mis à la tête de la flotte de Statius et d'une multitude d'esclaves qui
accouraient d'Italie, il accrut considérablement sa puissance. En effet, le
nombre des fugitifs était tel que les Vestales, dans les sacrifices, demandaient
aux dieux d'arrêter cette désertion.
20.
Ce fut pour ces motifs, et aussi parce qu'il accueillait les fugitifs,
recherchait l'amitié d'Antoine et ravageait une partie de l'Italie, que César
désira se réconcilier avec Sextus; mais, ayant échoué dans cette tentative, il
donna ordre à M. Vipsanius Agrippa de lui faire la guerre, et partit lui-même
pour la Gaule. Instruit de ce départ, Sextus épia le moment où Agrippa était
occupé aux jeux Apollinaires. Agrippa, en effet, était préteur, et, entre autres
magnificences qu'il déploya, comme intime ami de César, il célébra pendant deux
jours les jeux du cirque, et eut l'honneur de faire donner par les enfants
patriciens la cavalcade appelée Troie. Pendant ce temps, Sextus passa en Italie,
et continua d'y exercer des ravages jusqu'à l'arrivée d'Agrippa ; laissant pour
lors garnison dans quelques places fortes, il remit à la voile. Quant à César,
il avait essayé auparavant, comme il a été dit plus haut, de s'emparer de la
Gaule par des lieutenants: quoique n'ayant pu, jusqu'à ce moment, y réussir, à
cause de Calénus et des autres partisans d'Antoine, il parvint alors a s'en
rendre maître en personne, ayant trouvé Calénus mort de maladie et s'étant sans
peine concilié ses légions. Sur ces entrefaites, voyant Lépidus irrité d'avoir
perdu sa part de pouvoir, il l'envoya en Afrique, afin que, recevant cette
province de lui seul, sans la participation d'Antoine, ses dispositions à son
égard fussent plus bienveillantes.
21.
Les Romains, je l'ai dit, avaient deux provinces dans cette partie de la Libye;
elles étaient gouvernées, avant le triumvirat, la Numidie par T. Sextius,
l'autre par Cornificius et par Décimus Lélius, partisans l'un d'Antoine, les
autres de César. Sextius attendait qu'ils fissent une incursion dans son
gouvernement, car ils avaient une armée bien plus considérable que la sienne, et
il se préparait à les combattre sur son terrain. Comme ils hésitaient, il conçut
pour eux du mépris; excité, en outre, par un bœuf qui, dit-on, lui parla en
langue humaine et lui ordonna de poursuivre ses projets, et aussi par un songe
où il crut entendre un taureau, enfoui dans la ville de Tucca, lui donner le
conseil de faire déterrer sa tête et de la faire promener au bout d'une pique
autour de son armée comme devant être pour lui un gage de victoire, il ne
balança plus, surtout depuis qu'il eut trouvé le taureau à l'endroit indiqué par
le songe, et il fit lui-même une invasion en Afrique. Tout d'abord, il prit
Adrumète et quelques autres places qu'il attaqua à l'improviste; puis, à raison
même de ce succès, ne se tenant pas sur ses gardes, il tomba dans une embuscade
dressée par le questeur, et, après avoir perdu une grande partie de son armée,
fit retraite en Numidie. Comme le hasard voulut que ce revers lui arrivât
lorsqu'il n'avait pas avec lui la tête du taureau, il attribua sa défaite à
cette circonstance, et prépara une nouvelle expédition. Dans l'intervalle, ses
adversaires le prévinrent en faisant irruption dans sa province : ils
assiégèrent Cirta, tandis que le questeur fondait sur lui avec sa cavalerie, et,
après quelques avantages obtenus dans des engagements de cavalerie, amenait le
questeur de Sextius à son parti. Ces événements accomplis, Sextius, renforcé par
un nouveau secours, tenta une seconde fois la fortune, vainquit à son tour le
questeur, et enferma dans ses retranchements Lélius, qui courait la campagne.
Quant à Cornificius, qui venait à son secours, l'ayant trompé par la fausse
nouvelle de la prise de Lélius, et jeté par là dans le découragement, il le
défit et le tua, ainsi que Lélius, qui était sorti de ses lignes dans
l'intention de tomber sur les derrières de l'ennemi.
22.
A la suite de ces événements, il devint maître de l'Afrique, et gouverna les
deux provinces sans être inquiété, jusqu'au moment où César, en avant pris le
gouvernement en vertu de son traité avec Antoine et Lépidus, y préposa C.
Fuficius Phangon. Sextius alors sortit des provinces de son plein gré.
Cependant, lorsque, après la bataille livrée à Brutus et Cassius, César et
Antoine se furent partagé l'empire, et que, dans la Libye, César eut reçu la
Numidie et Antoine l'Afrique (Lépidus, ainsi que je l'ai dit, n'avait que le nom
de triumvir, et souvent même il n'en était pas fait mention dans les décrets) ;
lors donc que ces événements furent arrivés, et qu'il eut reçu de Fulvie le
conseil de s'emparer de l'Afrique (il avait prétexté l'hiver pour prolonger son
séjour en Libye ; mais le véritable motif était la certitude qu'il s'y passerait
quelque chose de nouveau), il ne put, il est vrai, décider Phangon à lui céder
la province ; mais les habitants étaient fatigués de leur gouverneur (Phangon
avait servi en qualité de mercenaire: or, je l'ai dit, beaucoup de gens de cette
espèce avaient été introduits dans le sénat ; de plus, il les gouvernait mal),
Sextius les mit de son parti. Phangon, par suite, se retira en Numidie où il
châtia durement les Circéens, qui le méprisaient à cause de son désastre.
Arabion, chef de quelques peuplades barbares du voisinage, qui, après avoir, au
commencement, pris le parti de Lélius, était plus tard uni à Sextius, fut chassé
de ses États pour lui avoir refusé son secours. Arabion s'étant réfugié auprès
de Sextius, Phangon, qui le réclama sans l'obtenir, entra en colère, et, se
jetant sur l'Afrique, ravagea une partie du pays. Sextius avant, à son tour,
marché contre lui, il fut défait dans des engagements légers, mais répétés, et
fit, pour cette raison, de nouveau retraite en Numidie. Sextius, qui s'était mis
à sa poursuite, avait, surtout grâce à la cavalerie d'Arabion, l'espoir de le
vaincre en peu de temps; mais, ayant conçu des soupçons contre Arabion et
l'ayant tué perfidement, il ne fit plus rien alors ; car les cavaliers, irrités
de la mort de leur chef, l'abandonnèrent, et la plupart d'entre eux se
joignirent à Phangon.
23.
Pour le moment, cependant, Phangon et Sextius, comme si tout prétexte de guerre
entre eux avait disparu, conclurent amitié ensemble ; mais, dans la suite,
Phaugon, ayant remarqué que, confiant dans le traité, Sextius ne se tenait pas
sur ses gardes, fit une incursion en Afrique. Là tous les deux, dans un
engagement, furent d'abord vainqueurs et vaincus (l'un obtint l'avantage par sa
cavalerie numide, l'autre par ses légions romaines); en sorte que, de part et
d'autre, les camps furent mutuellement pillés, sans que ni l'un ni l'autre eût
connaissance de ce qui était arrivé à ses compagnons d'armes. Quand, au sortir
du combat, ils s'aperçurent de ce qui s'était passé, ils en vinrent aux mains de
nouveau, et, les Numides ayant pris la fuite, Phangon se réfugia sur les
montagnes, où, la nuit, des buffles qui vinrent à passer près de là, lui firent
croire que c'était la cavalerie ennemie, et il se tua. Sextius se rendit ainsi
sans peine maître du reste de la province, et s'empara par famine de Zama, qui
lui résistait depuis longtemps. A partir de ce moment, il commanda de nouveau
aux deux provinces jusqu'à l'époque où Lépidus y fut envoyé. Sextius, soit pour
se conformer à la décision d'Antoine, soit aussi parce qu'il était lui-même
inférieur en forces, au lieu de rien faire contre lui, trouvant dans cette
nécessité un moyen de se concilier Lépidus, se tint en repos. C'est ainsi que
Lépidus se trouva maître des deux provinces. Voilà comment les choses se
passèrent.
Comment les Parthes occupèrent tout le pays jusqu'à l'Hellespont
24.
Vers le même temps, après la bataille de Philippes, Marc Antoine passa sur le
continent asiatique, et là, parcourant lui-même certaines contrées, envoyant des
agents dans d'autres, il rançonnait les villes et vendait les royautés. S'étant
sur ces entrefaites épris de Cléopâtre, qu'il avait vue en Cilicie, il n'eut
plus aucun souci de son honneur; il se fit l'esclave de l'Égyptienne et ne
s'occupa que de son amour pour elle. Entre autres actes insensés que lui inspira
cette passion, il fit mettre à mort les frères de cette femme, qu'il arracha du
temple de Diane, à Éphèse. A la fin, laissant Plancus dans la province d'Asie,
et Saxa dans celle de Syrie, il partit pour l'Égypte. Ce fut là surtout
l'occasion de troubles nombreux; ainsi, les habitants de l'île d'Aradus
refusèrent d'obtempérer aux ordres des agents qu'il avait envoyés pour lever des
contributions, et, de plus, en mirent quelques-uns à mort. Les Parthes, déjà
révoltés, s'acharnèrent alors bien plus encore coutre les Romains. Ils avaient
pour chefs Labiénus et Pacorus, fils, l'un du roi Orodes , l'autre de T.
Labiénus. Voici comment Labiénus vint chez les Parthes, et prêta, dans cette
circonstance, son concours à Pacorus. Il combattait dans les rangs de Cassius et
de Brutus; envoyé vers Orodes avant la bataille, pour en obtenir quelque
secours, il fut longtemps tenu en suspens, avec dédain, par ce prince, qui, bien
que n'avant pas l'intention de s'engager avec lui, craignait cependant de le
refuser. Quand, ensuite, arriva la nouvelle de la défaite, comme les vainqueurs
semblaient disposés à n'épargner aucun de ceux qui avaient porté les armes
contre eux, il resta chez les Barbares, aimant mieux vivre parmi ces peuples que
de périr dans sa patrie. Ce Labienus donc, aussitôt qu'il s'aperçut du
relâchement d'Antoine, de sa passion et de son départ pour l'Égypte, persuada
aux Parthes d'attaquer les Romains. Leurs armées, disait-il, étaient les unes
complètement anéanties, les autres décimées; le reste était en récolte et en
viendrait de nouveau à une guerre intestine. Ce fut pour ce motif qu'il
conseilla au roi de subjuguer la Syrie et les contrées limitrophes tandis que
César, en Italie, était occupé contre Sextus, et qu'Antoine, en Égypte,
s'abandonnait à son amour. II s'engagea donc à conduire la guerre, et promit
d'amener la défection d'un grand nombre de peuples mal disposés pour les
Romains, dont ils étaient continuellement maltraités.
25.
Ces discours décidèrent à la guerre le roi, qui lui confia une armée nombreuse
et son fils Pacorus. A la tête de ces forces, Labiénus se jeta sur la Phénicie.
Il échoua dans son attaque contre les murs d'Apamée, mais obtint la reddition
volontaire des garnisons placées dans le pays. Ces garnisons, en effet, étaient
composées de soldats ayant combattu avec Cassius et Brutus ; Antoine les avait
incorporées dans ses légions, et leur avait alors, à cause de leur connaissance
du pays, donné la garde de la Syrie. Anciens camarades, Labiénus les amena
facilement à lui, à l'exception toutefois de Saxa, qui les commandait en ce
moment (frère du chef de l'armée et son questeur, il fut le seul qui ne passa
pas à Labiénus); vainquit en bataille rangée, tant par le nombre que par la
valeur de sa cavalerie, Saxa, leur chef, et le poursuivit ensuite, la nuit,
tandis qu'il s'enfuyait de ses retranchements. Saxa, en effet, craignant que ses
troupes, gagnées par les sollicitations de Labiénus, qui, au moyen de flèches,
lançait des billets dans leur camp, n'embrassassent son parti, prit la fuite.
Maître des soldats de son adversaire, Labiénus en fit périr le plus grand
nombre; et, comme Saxa s'étant réfugié à Antioche, Apamée, qui le crut mort,
cessa de résister, il s'empara de cette ville, et soumit ensuite Antioche, que
Saxa venait de quitter. Enfin, après l'avoir poursuivi lui-même dans sa fuite en
Cilicie et s'être emparé de sa personne, il le tua.
26.
Saxa mort, Pacorus subjugua la Syrie, et la réduisit tout entière sous sa
domination, à l'exception de Tyr; car le reste des Romains et ceux des habitants
du pays qui étaient de leur parti s'en emparèrent d'abord, et ni la persuasion,
ni la force (Pacorus n'avait pas de vaisseaux), ne purent rien contre eux. Cette
portion resta donc imprenable. Quant à Pacorus, maître des autres parties, il
envahit la Palestine, destitua Hyrcan, qui administrait alors cette province
pour les Romains, et établit à sa place son frère Antigone gouverneur, suivant
l'usage de cette nation. Labiénus, pendant ce temps, s'empara de la Cilicie et
il se rattacha les villes continentales de l'Asie, (Plancus, effrayé, était
passé dans les îles) à l'exception de Stratonicée, la plupart sans avoir à
combattre; mais Mylassa et Alabanda furent prises de vive force. Les habitants,
en effet, avaient accepté une garnison : mais, après l'avoir massacrée dans une
fête, ils avaient fait défection. Aussi, après s'être rendu maître d'Alabanda,
il livra ses habitants au supplice, et rasa Mylassa, qui avait été abandonnée.
Quant à Stratonicée, il l'assiégea longtemps sans pouvoir en aucune façon
l'emporter. Il leva des contributions dans le pays, pilla les temples et se
décerna lui-même les titres d'Imperator et de Parthique, contrairement à la
coutume des Romains; car c'était à ceux qu'il avait menés contre eux qu'il
empruntait son surnom, comme si t'eût été des étrangers et non des concitoyens
qu'il eût vaincus.
Comment César et Antoine traitèrent avec Sextus
27.
Antoine était instruit de ces événements, comme de ceux qui s'accomplissaient en
Italie, car il n'en ignorait absolument aucun; cependant il ne sut aviser à rien
en temps utile : enchaîné par l'amour et par l'ivresse, il ne songea ni à ses
alliés ni à ses ennemis. Tant qu'il fut dans une position inférieure et qu'il
aspira au premier rang, il tint son esprit tendu vers les affaires ; mais, une
fois au pouvoir, il ne prit plus soin de rien, et s'abandonna à la mollesse avec
Cléopâtre et les Égyptiens, jusqu'au moment où il fut complètement renversé.
Contraint tardivement enfin de se réveiller, il fit voile pour Tyr, comme s'il
allait marcher à son secours, mais, voyant le reste de la contrée déjà au
pouvoir de l'ennemi, il abandonna Tyr, sous prétexte de la guerre contre Sextus,
bien qu'il mit en avant les affaires des Parthes pour excuser sa lenteur à
marcher contre lui. De la sorte, il ne secourut ni ses alliés, à cause de Sextus,
ni l'Italie, à cause des Parthes; mais, longeant le continent jusqu'à l'Asie, il
passa en Grèce, et là, dans une entrevue avec sa mère et sa femme, il déclara
César ennemi public, et fit un traité d'amitié avec Sextus. Côtoyant ensuite
l'Italie, il s'empara de Sipunte, et mit le siège devant Brindes, qui refusait
de se rendre.
28.
Pendant qu'Antoine était ainsi occupé, César, qui était déjà de retour de la
Gaule, rassembla ses troupes, et envoya P. Servilius Rullus à Brindes, et
Agrippa à Sipunte. Ce dernier emporta la ville de vive force; quant à Servilius,
Antoine, fondant sur lui à l'improviste, lui tua un grand nombre de soldats et
en amena un grand nombre à passer de son côté. Cette rupture des deux rivaux et
les secours qu'ils envoyaient solliciter des villes et des vétérans dont ils
pensaient avoir quelque aide, remplirent de nouveaux troubles l'Italie, et Rome
surtout ; ceux-ci se rangèrent immédiatement au parti de l'un ou de l'autre ;
ceux-là différèrent. Tandis que les chefs et ceux qui allaient combattre pour
leur cause étaient en suspens, Fulvie mourut à Sicyone, où elle demeurait. On
accusa Antoine d'avoir causé cette mort par son amour pour Cléopâtre et par les
débordements de son amante. Quoi qu'il en soit, à la nouvelle de cette mort, on
déposa les armes de part et d'autre, soit que réellement Fulvie eût été entre
eux la première cause de la guerre, soit qu'ils se fissent de sa mort un
prétexte pour cacher la crainte que leur inspirait mutuellement l'égalité de
leurs forces et de leurs espérances. César eut alors en partage la Sardaigne et
la Dalmatie, avec l'Espagne et la Gaule; Antoine eut tous les pays au-delà de la
mer Ionienne qui, tant en Europe qu'en Asie, appartenaient à Rome; car Lépidus
occupait la province de Libye, et Sextus la Sicile.
29.
Ils divisèrent donc ainsi de nouveau l'empire entre eux, et s'associèrent pour
faire la guerre à Sextus, bien qu'Antoine se fût, par l'intermédiaire de
parlementaires, lié par serment avec lui contre César. Ce ne fut pas là la
moindre raison qui décida César à accorder l'impunité à tous ceux qui, dans la
guerre contre Lucius, frère d'Antoine, étaient passés à l'ennemi; et, parmi eux,
à quelques-uns même des meurtriers, entre autres à Domitius, ainsi qu'à tous
ceux qui avaient été portés sur les tables de proscription, ou même qui, après
avoir combattu dans les rangs de Brutus et de Cassius, avaient, dans la suite,
embrassé le parti d'Antoine. Telle est, en effet, l'inconséquence des séditions
et des guerres : ceux qui sont aux affaires ne songent nullement à la justice;
ils ne considèrent, dans l'amitié et dans la guerre, que leurs intérêts de
chaque jour, et, par suite, voient dans les mêmes hommes, selon les
circonstances, tantôt des ennemis, tantôt des amis.
30.
Ces conventions arrêtées, à Brindes, dans leurs camps, ils se donnèrent
réciproquement un festin, César à la manière d'un soldat et d'un Romain. Antoine
à la manière d'un Asiatique et d'un Egyptien. Après cette apparente
réconciliation, les soldats qui étaient alors avec César entourèrent Antoine,
pour réclamer de lui l'argent qu'il leur avait promis à la bataille de
Philippes, et qu'il était allé en Asie ramasser en aussi grande quantité que
possible. Comme il ne leur donnait rien, ils en seraient venus à des voies de
fait, si César ne les eût retenus en leur faisant prendre espoir. Les deux chefs
envoyèrent ensuite dans les colonies les soldats émérites, afin de prévenir de
nouvelles séditions, et s'occupèrent de la guerre. Sextus, en effet, était venu
en Italie, conformément à ses conventions avec Antoine, dans l'intention de
faire, de concert avec lui, la guerre à César; mais, quand il apprit leur
accord, il s'en retourna en Sicile, et donna ordre à Ménas, son affranchi, en
qui il avait toute confiance, d'aller avec une partie de la flotte ravager les
possessions de ses ennemis. Celui-ci dévasta une grande partie de l'Etrurie,
prit vif M. Titius, fils de Titius, l'un des proscrits réfugiés alors auprès de
Sextus, qui rassemblait une flotte, afin de dominer pour son propre compte, et
avait mouillé près de la Narbonnaise. Titius n'éprouva aucun mauvais traitement
(son père et aussi le nom de Sextus que ses soldats portaient sur leurs
boucliers, lui valurent la vie sauve); mais, loin de témoigner une honorable
reconnaissance à son bienfaiteur, il lui fit la guerre et le tua : aussi ce
trait est-il un des plus cités parmi ceux du même genre. Voilà comment se
comporta Ménas; passant de là en Sardaigne, il livra bataille à M. Lurius,
gouverneur de cette île; il fut d'abord mis en fuite; mais ensuite ayant, contre
toute attente, soutenu le choc de son ennemi qui le poursuivait sans précaution,
il le vainquit à son tour. M. Lurius ayant, après cette défaite, abandonné
l'île, Ménas s'empara du pays par composition, et de Caralis après un siège: car
un assez grand nombre des vaincus s'y étaient réfugiés après le combat. Il
renvoya sans rançon les captifs, entre autres Hélénus, affranchi de César, qui
l'affectionnait singulièrement, mettant de loin à l'avance en dépôt ce bienfait
dans le cœur de César, et se préparant un refuge, s'il venait à en avoir besoin.
Voilà ce que fit Ménas.
31.
Les habitants de Rome, quand une fois la Sardaigne fut au pouvoir de Ménas et
que le littoral fut en proie à ses déprédations; quand ils virent les vivres
interceptés, et que la famine, les nombreux impôts de toute espèce, les
contributions levées sur ceux qui possédaient des esclaves, leur eurent
occasionné de violents ennuis, les habitants de Rome ne se tinrent plus
tranquilles ; autant la réconciliation d'Antoine et de César leur avait causé de
joie, dans la pensée que l'accord des deux chefs leur procurerait la paix à
eux-mêmes, autant et plus ils se montrèrent irrités de la guerre faite à Sextus.
Après les avoir précédemment ramenés dans Rome, montés sur des chevaux en
manière de triomphe, les avoir décorés de la toge triomphale à l'égal des
triomphateurs, leur avoir accordé d'assister aux jeux sur des chaises curules,
avoir donné pour femme à Antoine Octavie, sœur de César, dont le mari était mort
et qui était grosse, ils changèrent à tel point que, d'abord dans les lieux de
réunion ou quand on s'assemblait pour quelque spectacle, ils les exhortaient à
faire la paix et la demandaient à grands cris; puis, comme ils ne parvinrent pas
à les persuader, ils se détachèrent d'eux et penchèrent pour Sextus. Entre
autres marques de faveur à l'égard de Sextus, ils accueillaient avec des
applaudissements répétés la statue de Neptune, lorsque, dans les jeux du cirque,
on la promenait en pompe, et témoignaient leur joie à cette vue. Comme pendant
quelques jours la statue n'avait pas été amenée, ils chassèrent du Forum les
magistrats à coups de pierres, et renversèrent les statues d'Antoine et de
César: ils finirent même, n'obtenant rien malgré ces démonstrations, par
s'élancer tout à coup contre eux, comme pour les tuer. César, bien qu'avant eu
quelques-uns des siens blessés, déchira ses vêtements et recourut aux
supplications; mais Antoine se comporta d'une façon plus violente Cette conduite
ayant porté l'irritation à son comble et faisant appréhender quelque acte de
désespoir, Antoine et César furent contraints d'entrer, malgré eux, en
négociations avec Sextius.
32.
Sur ces entrefaites, ils destituèrent les préteurs et les consuls, bien qu'on
fût à la fin de l'année, pour leur en substituer d'autres, sans s'inquiéter du
peu de jours que ces magistrats auraient à exercer leur charge. Parmi ceux qui
furent alors consuls, il y eut L. Cornélius Balbus, de Gadès, qui surpassait
tellement en richesses et en munificence les hommes de son temps, qu'en mourant
il légua aux Romains environ vingt-cinq drachmes par tête. Telle fut la conduite
des deux triumvirs; de plus, un édile étant mort le dernier jour de l'année, ils
en mirent un autre à sa place pour les heures qui restaient. A cette même
époque, l'eau appelée Julia fut amenée dans Rome par un aqueduc, et les jeux
promis aux dieux à l'occasion de la guerre contre les meurtriers furent célébrés
par les consuls. Ce furent les pontifes qui remplirent les fonctions des prêtres
nommés septemvirs épelons, aucun de ceux-ci ne se trouvant à Rome, et cela se
pratiqua souvent dans d'autres circonstances.
33.
Tels furent les événements de cette année; de plus, César célébra, aux frais
de l'État, les funérailles de Sphérus, son pédagogue et son affranchi. Il fit
mettre aussi à mort Salvidiénus Rufus, sous prétexte qu'il avait conspiré contre
lui. Ce Salvidiénus était d'une naissance obscure; pendant qu'il paissait un
troupeau, sa tête fut entourée de flammes ; César l'éleva si haut qu'il fut
nommé consul, sans même être sénateur, et que le convoi de son frère, mort avant
lui, traversa le Tibre sur un pont construit tout exprès. Mais il n'y a rien de
stable dans les choses humaines; il fut accusé en plein sénat par César
lui-même, et égorgé comme ennemi de César et du peuple entier ; il y eut des
supplications à cette occasion, et, en outre, la garde de la ville fut remise
aux triumvirs, avec l'injonction habituelle de veiller à ce qu'elle n'éprouvât
aucun dommage. L'année précédente, aux jeux Apollinaires, des citoyens
appartenant à l'ordre équestre avaient abattu dans le cirque des bêtes féroces,
et un jour intercalaire avait été inséré, contrairement à l'usage, afin que les
calendes de l'année suivante ne tombassent pas en même temps que les nundines,
chose que, de toute antiquité, on avait bien soin d'éviter; et il est bien
évident qu'il, y eut un autre jour de retranché ensuite, pour conformer la
supputation du temps aux décrets du premier César. Le gouvernement d'Attale et
celui de Déjotarus, morts dans la Galatie, furent donnés à un certain Castor: la
loi appelée Falcidia, qui, aujourd'hui encore, a, en matière de succession. une
autorité très grande, et aux termes de laquelle un héritier qui se sent grevé
par quelque clause testamentaire, peut, en prenant le quart de ce qui lui est
légué, renoncer au reste. fut promulguée par Falcidius alors tribun du peuple.
Tels furent les événements de ces deux années.
34.
L'année suivante, sous le consulat de L. Marcius et de C. Sabinus, les actes
des triumvirs depuis leur entrée au pouvoir furent ratifiés par le sénat;
quelques impôts furent en outre établis par eux, parce que les dépenses
s'élevaient bien au-delà de ce qui avait été réglé par le premier César. Bien
que prodiguant l'argent, surtout aux soldats, ils avaient honte de se livrer
seuls à des dépenses exagérées. C'est ainsi que César, s'étant alors coupé la
barbe pour la première fois, célébra lui-même une fête splendide et offrit à
tous les citoyens un banquet aux frais de l'État. Depuis, il eut toujours le
menton rasé, comme tout le monde; car déjà il commençait à aimer Livie et, pour
cette raison, il répudia ce même jour Scribonie, bien qu'elle lui eût donné une
fille. Les dépenses donc étaient bien plus considérables qu'auparavant, et les
revenus, d'ailleurs insuffisants, allaient en diminuant à cause des guerres
civiles; les triumvirs établirent quelques impôts nouveaux et firent entrer au
sénat un grand nombre, non seulement d'alliés ou de soldats et de fils
d'affranchis, mais même des esclaves. Ainsi un certain Maximus, au moment où il
briguait la questure, fut reconnu et emmené par son maître. Maximus ne fut point
puni pour avoir osé demander une charge; mais un autre, surpris dans les rangs
des préteurs, fut précipité des rochers du Capitole, après avoir été
préalablement affranchi, afin de donner de la dignité à son supplice.
35.
Le prétexte des triumvirs pour créer tant de sénateurs fut l'expédition
qu'Antoine préparait contre les Parthes; ce fut encore pour ce motif qu'ils
nommèrent à l'avance aux autres charges pour un temps plus long et au consulat
pour huit années entières, récompensant ainsi les uns de leur concours et se
conciliant la faveur des autres. Il y eut non pas deux consuls annuels, selon la
coutume, mais un plus grand nombre élus alors pour la première fois
immédiatement dans les comices. Auparavant, quelques citoyens avaient bien
exercé le consulat à la suite d'autres qui n'étaient pas morts, qui n'avaient
pas été notés d'infamie ou destitués pour quelque autre raison; mais ceux-ci
furent nommés suivant le caprice de ceux qui avaient été désignés pour l'année
entière, et personne ne fut plus depuis lors consul pour une année; puis
d'autres encore furent créés pour les diverses portions de l'année. Les premiers
entrés en charge avaient, et cela se pratique encore aujourd'hui, toute l'année
le nom de consuls, et c'étaient eux qui, soit à Rome, soit dans l'Italie, à
chaque époque de leur magistrature, nommaient les autres consuls, ce qui
s'observe encore aujourd'hui; le reste des citoyens ne connaissait que
quelques-uns de ces derniers ou même n'en connaissait aucun, et , pour cette
raison, les appelait les petits consuls. Voilà ce qui se fit alors à Rome.
36.
César et Antoine traitèrent avec Sextus, d'abord par l'intermédiaire de
leurs amis, des clauses et conditions de la paix ; ensuite ils entrèrent
eux-mêmes en conférences avec lui près de Misène. César et Antoine se tenaient à
terre et Sextus au milieu de la mer sur une digue baignée à dessein de tous
côtés par les flots et construite à peu de distance de ses adversaires, afin
d'assurer sa sûreté. A cette conférence assistait toute la flotte de l'un,
toutes les troupes des autres; ce n'étaient pas des spectateurs indifférents;
ils étaient, ceux-ci à terre, ceux-là sur leurs vaisseaux, rangés en armes
vis-à-vis les uns des autres, en sorte qu'il fut évident pour tous que la
crainte de leurs préparatifs réciproques et la contrainte imposée, aux triumvirs
par le peuple, à Sextus par ceux qui étaient avec lui, les forçait à traiter.
Les conditions furent la liberté pour les esclaves fugitifs et le rappel des
exilés, à l'exception des meurtriers. Ces derniers furent exceptés, sans doute
parce que quelques-uns d'entre eux étaient vraiment sur le point de rentrer,
Sextus lui-même semblant être un des meurtriers. On décida que les autres
citoyens, ceux-là seuls exceptés, pourraient revenir sans être inquiétés et
recevraient le quart de leurs biens confisqués; que quelques-uns même
obtiendraient sur-le-champ des charges de tribuns du peuple et de préteurs,
ainsi que des sacerdoces: que Sextus lui-même serait élu consul et nommé augure,
qu'il recouvrerait sur la fortune paternelle dix-sept millions cinq cent mille
drachmes, aurait pour cinq ans le gouvernement de la Sicile, de la Sardaigne et
de l'Achaïe, à la condition de ne recevoir plus les esclaves fugitifs, de ne
point se procurer de nouveaux vaisseaux, de n'avoir aucune garnison en Italie,
d'assurer la paix maritime et d'envoyer à Rome une quantité de blé déterminée.
Ils lui fixèrent ce terme de cinq ans, parce qu'ils voulaient paraître ne
posséder eux-mêmes qu'une puissance temporaire et non une puissance perpétuelle.
37.
Ces conditions arrêtées et rédigées par écrit, ils en déposèrent l'acte
entre les mains des Vestales: après quoi ils se donnèrent la main et
s'embrassèrent mutuellement. Alors une clameur immense et éclatante s'éleva de
la terre et des vaisseaux tout à la fois. Beaucoup de soldats, en effet, et
aussi beaucoup de citoyens qui étaient présents, dans leur ennui extrême de la
guerre et leur vif désir de la paix, poussèrent subitement tous ensemble un cri
tel que l'écho des montagnes en retentit: ce qui occasionna un grand frisson et
un grand saisissement à la suite desquels plusieurs expirèrent à l'instant,
plusieurs autres périrent foulés aux pieds ou étouffés. Ceux, en effet, qui
étaient dans des barques n'attendirent pas qu'elles eussent abordé à terre, ils
sautaient dans la mer, pendant que les autres s'élançaient dans les flots. Là,
ils se saluaient mutuellement tout en nageant et s'embrassaient en s'avançant
dans l'eau, en sorte que c'était un spectacle et des bruits divers. Ceux-ci,
sachant que leurs parents et leurs amis étaient vivants et les voyant alors
présents devant eux, se laissaient aller à des transports sans borne; ceux-là,
qui auparavant les avaient crus morts et les revoyaient alors contre toute
attente, demeuraient longtemps incertains et restaient sans pouvoir parler, n'en
croyant pas leurs yeux, et, en même temps, priant les dieux que cette vision
devint une réalité; ils ne les reconnaissaient que lorsqu'ils les avaient
appelés par leurs noms et qu'ils les avaient entendus parler. Leur joie était
aussi grande que si ces parents et ces amis fussent revenus à la vie, et, comme
leur allégresse était naturellement à son comble, l'entrevue ne se passait pas
sans larmes. D'autres, dans l'ignorance de la mort d'amis qui leur étaient
chers, croyant qu'ils étaient encore en vie et qu'ils étaient présents, les
cherchaient çà et là et demandaient de leurs nouvelles à tous ceux qu'ils
rencontraient; tant qu'ils ne savaient rien de certain, ils ressemblaient à des
insensés et demeuraient indécis, espérant les trouver et craignant en même temps
qu'ils ne fussent morts, sans que leur désir leur permit de se décourager ou
leur espérance de se laisser aller à la douleur. Quand une fois ils savaient la
vérité, ils s'arrachaient les cheveux et déchiraient leurs vêtements, appelaient
les morts par leurs noms comme s'ils eussent pu être entendus d'eux, et les
pleuraient comme s'ils ne venaient que de mourir et étaient ensevelis près
d'eux. Ceux qui n'avaient aucune émotion personnelle de ce genre ne laissaient
pas néanmoins de se troubler de celle des autres; ou bien ils se réjouissaient
de l'allégresse de quelqu'un ou bien ils s'affligeaient de sa douleur; en sorte
que, bien qu'étant en dehors de toute émotion domestique, ils ne postaient, à
cause de leurs rapports avec les autres, demeurer impassibles. Aussi, emportés
tous par les mêmes sentiments, ils ne connaissaient ni satiété ni honte, et le
jour tout entier, avec la plus grande partie de la nuit, se consuma dans ces
démonstrations.
38.
Ensuite les autres citoyen, se reçurent mutuellement et les chefs eux-mêmes se
donnèrent des festins: Sextus le premier sur son vaisseau, puis César et Antoine
à terre. Sextus, en effet, avait sur eux par sa flotte une supériorité telle
qu'il ne descendit à terre qu'après que César et Antoine furent venus à son
bord. Malgré cette réserve et bien que les tenant tous les deux en son pouvoir
avec une suite peu nombreuse sur son vaisseau, il pût les faire périr, ainsi que
Ménas lui en donnait le conseil, il ne voulut pas y consentir; loin de là,
content d'avoir décoché contre Antoine qui s'était emparé de la maison de son
père dans les Carènes, (c'est le nom d'un des quartiers de Rome) un trait fort
plaisant (le mot de carène étant également le nom de la quille d'un vaisseau),
il lui dit
«
qu'il leur donnait un banquet dans les Carènes
»
.), il ne fit rien qui témoignât son ressentiment contre eux, et, le lendemain,
il se laissa traiter à son tour et fiança sa fille à M. Marcellus, neveu de
César. De ce côté la guerre fut donc ajournée.
Comment P. Ventidius vainquit les Parthes et recouvra l'Asie
39.
Quant à la guerre de Labiénus et des Parthes, voici comment elle se termina.
Antoine, étant retourné d'Italie en Grèce, y séjourna longtemps, se livrant à
tous les désordres et ravageant les villes, afin de les remettre à Sextus aussi
faibles qu'il pouvait. Entre autres actes contraires aux usages de la patrie,
qu'il commit alors, il se donna lui-même le nom de nouveau Dionysos, et
prétendit se faire appeler ainsi par les autres; les Athéniens lui ayant, pour
cette raison et pour d'autres encore, fiancé Minerve, il répondit qu'il
acceptait la main de la déesse, et exigea d'eux un million de drachmes pour dot.
Or donc, tandis qu'il était ainsi occupé, il envoya en avant P. Ventidius en
Asie. Celui-ci atteignit Labiénus avant qu'il fût instruit de sa marche, et,
l'ayant frappé de terreur par l'imprévu de son arrivée et par ses légions (Labiénus,
isolé des Parthes, n'avait avec lui que les soldats ramassés dans le pays), il
le chassa de cette contrée sans qu'il eût osé en venir aux mains avec lui, et le
poursuivit, à la tête de ses troupes légères, jusqu'en Syrie où il se dirigeait
dans sa fuite. L'ayant joint au pied du Taurus, il l'empêcha dès lors d'avancer
plus loin: puis, tous les deux avant posé là leur camp vis-à-vis l'un de
l'autre. ils restèrent plusieurs jours tranquilles. Labiénus attendant les
Parthes, et Ventidius ses légions.
40.
Quand donc ces renforts furent arrivés à la fois de part et d'autre, le même
jour, Ventidius, par crainte de la cavalerie des Barbares, resta sur les
hauteurs où il était campé : mais les Parthes, le méprisant, tant à cause de
leur nombre que du souvenir de leur première victoire, s'avancèrent, au point du
jour, vers la colline avant d'opérer leur jonction avec Labiénus, et, comme
personne ne s'offrait à leur rencontre, ils s'avancèrent vers le sommet jusque
sur l'escarpement. Arrivés là, une charge des Romains les mit aisément en fuite
sur le versant. Beaucoup périrent sur-le-champ: le plus grand nombre fut écrasé
dans la retraite, en tombant les uns sur les autres, ceux-ci avant déjà le dos
tourné, ceux-là montant encore. Quant a ceux qui échappèrent, ils s'enfuirent
non pas vers Labiénus, mais en Cilicie. Ventidius les poursuivit jusqu'à leur
camp, où, à la vue de Labienus, il s'arrêta. Celui-ci se mit en ligne, comme
pour engager le combat; mais, sentant ses soldats découragés par la fuite des
Barbares, il n'osa pas résister et résolut de s'enfuir la nuit. Ventidius,
instruit de son projet par des transfuges, lui tua un grand nombre de soldats
dans une embuscade pendant sa marche ; quant au reste, qui avait été abandonné
par Labiénus, il les fit passer dans ses rangs. Labiénus s'enfuit en changeant
d'habit, et demeura quelque temps caché en Cilicie; mais, dans la suite, il fut
pris par Démétrius. Démétrius, en effet, qui était un affranchi du premier César
et qui avait été alors établi gouverneur de Chypre, le fit rechercher, quand il
sut qu'il se cachait, et le fit prisonnier.
41.
Ventidius s'empara ensuite de la Cilicie, y rétablit l'ordre, et détacha en
avant Pompédius Silon vers I'Amanus avec un corps de cavalerie. Cette montagne
est située sur les confins de la Cilicie et de la Syrie ; elle renferme un
défilé tellement étroit en certains passages qui on y construisit autrefois des
portes avec une muraille, et que ces portes ont donné leur nom à cet endroit.
Silon ne put s'en emparer: il faillit même tomber sous les coups de Pharnapates,
lieutenant de Pacorus, qui gardait le passage. Ce malheur lui serait
certainement arrivé, si Ventidius, survenant par hasard pendant le combat, ne
l'eût dégagé. Fondant sur les Barbares, qui ne s'y attendaient pas et qui
étaient inférieurs en nombre, il recouvra sans combat la Syrie, que les Parthes
venaient d'évacuer, à l'exception d'Aradus, et ensuite s'empara sans peine de la
Palestine, dont il effraya le roi Antigone. Telles furent les opérations de
Ventidius: il leva de fortes contributions sur tous séparément, et
principalement sur Antigone. Antiochus et Malchus le Nabatéen, qui avaient pris
le parti de Pacorus. Ventidius n'obtint du sénat, pour ces exploits, aucune
récompense, parce qu'il ne commandait pas en chef et qu'il n'était que le
lieutenant d'un autre; ce fut Antoine qui eut les éloges et l'honneur des
supplications. Les Aradiens, craignant d'être punis de ce qu'ils avaient fait
contre Antoine, ne se rendirent pas à Vertidius, malgré un siège d'une certaine
longueur, et ce ne fut que plus tard que d'autres généraux parvinrent, et encore
avec peine, à s'emparer de la ville. Dans ce même temps, il y eut en Illyrie et
chez les Parthiniens un mouvement que Pollion comprima par plusieurs combats.
42.
Il y eut aussi des mouvements en Espagne, chez les Cérétains. Calvinus soumit ce
peuple, après une alternative de succès et de revers dans la personne de son
lieutenant tombé dans une embuscade des Barbares et abandonné par ses troupes.
Calvinus n'attaqua l'ennemi qu'après avoir puni ses soldats. Les avant
convoqués, comme pour un motif étranger, il les fit envelopper par le reste de
son armée, décima deux centuries et punit un grand nombre de centurions; entre
autres, celui qu'on appelle primipilaire. Après cet acte de sévérité, qui, à
cause de la punition infligée à son armée, lui valut un nom pareil à M. Crassus,
il marcha sur l'ennemi et le vainquit sans peine. Ayant obtenu le triomphe, bien
que le gouvernement de l'Espagne appartint à César (sur l'avis du chef, on
accordait cet honneur même à ceux qui commandaient sous ses ordres), il
n'accepta de l'or que les ville ont coutume de donner dans ces circonstances que
celui des villes d'Espagne, et il en dépensa une certaine quantité pour la fête,
et la plus grande partie pour la Régia. Cet édifice avait été la proie des
flammes: il le rebâtit et en fit la dédicace, le décorant, entre autres
magnificences, de statues qu'il emprunta à César, comme s'il eût eu l'intention
de les lui rendre. Mais lorsque, dans la suite, César les lui réclama, il usa
d'un trait d'esprit pour ne pas les rendre; il lui répondit, comme s'il n'eût
pas eu assez d'esclaves :
« Envoie
les prendre.
»
De sorte que César, craignant de commettre un sacrilège, laissa consacrer ses
statues. Voilà ce qui se passa à cette époque.
Comment César commença à faire la guerre à Sextus
43.
Sous le consulat d'Appius Claudius et de C. Norbanus, qui les premiers eurent,
chacun séparément, deux questeurs, le peuple se souleva contre les publicains
qui l'accablaient de leurs exactions, et en vint aux mains avec eux et leurs
ministres, ainsi qu'avec les soldats qui les appuyaient dans leur perception;
soixante-sept préteurs, nommés à la suite les uns des autres. exercèrent cette
magistrature. Un enfant élu questeur entra le lendemain dans la classe des
adolescents; un autre, porté sur la liste du sénat, voulut se faire gladiateur;
on l'en empêcha, et on défendit à tout membre du sénat de se faire gladiateur, à
tout esclave d'être licteur; on interdit aussi de brûler les morts à moins de
quinze stades de la ville. II était arrivé, avant cette époque, bien des
prodiges, entre autres, une source d'huile qui avait jailli sur les bords du
Tibre; il y en eut alors beaucoup encore. La cabane de Romulus, à la suite d'un
sacrifice que les pontifes y avaient célébré, fut consumée par le feu; une
statue de la Vertu, placée devant une certaine porte, tomba sur la face;
quelques prêtres, transportés de fureur par la mère des dieux, dirent que la
déesse était irritée contre le peuple. Dans cette conjoncture, on lut les livres
Sibyllins; comme ils disaient la même chose et prescrivaient de descendre la
statue à la mer et de l'y purifier dans ses eaux, la déesse s'avança jusque dans
la haute mer aussi loin que possible de la terre, y resta longtemps, et ce fut
avec peine que, le soir enfin, on la ramena. Une grande frayeur s'empara des
Romains, par suite de ce nouveau prodige, et ils ne reprirent courage qu'à la
vue de quatre palmes qui avaient poussé autour du temple de la déesse et dans le
Forum. Voilà les choses qui se passèrent, et, de plus, César épousa Livie.
44.
Livie était fille de Livius Drusus, qui fut mis sur la liste des proscrits et se
donna la mon après la défaite de Macédoine; femme de Néron, qu'elle accompagna
dans sa fuite, ainsi qu'il a été dit, elle était grosse de ses œuvres de six
mois. Comme César, incertain, demandait aux pontifes s'il lui était permis de
l'épouser, malgré son état de grossesse, ils répondirent que, si la conception
était douteuse, il fallait différer le mariage; mais que, la chose étant avérée,
rien n'empêchait qu'il eût lieu dès à présent; décision que peut-être ils
trouvèrent véritablement dans la jurisprudence transmise par les ancêtres, mais
que, en tous cas, ne l'y eussent-ils pas trouvée, ils auraient néanmoins rendue.
Le mari de Livie la dota lui-même comme un père. Pendant le festin, il leur
advint l'aventure que voici : un de ces petits enfants babillards, tels que les
matrones romaines ont coutume d'en élever tout nus pour leur divertissement,
voyant Livie à part auprès de César, et, de même, Néron couché à table près d'un
autre convive, s'avança vers elle et lui dit :
«
Que fais-tu ici, maîtresse? Ton mari (montrant Néron) est
là-bas, couché à table.
»
Voilà comment les choses se passèrent alors. Elle habitait déjà avec César,
lorsqu'elle donna le jour à Claudius Drusus Néron. César releva de terre
l'enfant et l'envoya à son père, fait qu'il consigna en ces termes dans ses
Mémoires :
«
César rendit à Néron, son père, l'enfant dont sa femme Livie était accouchée.
»
Néron, peu après, en mourant, laissa César lui-même pour tuteur à cet enfant et
à Tibère. Entre autres bruits qui circulèrent à ce sujet parmi la foule, on
disait qu'aux gens favorisés de la fortune des enfants naissaient au bout de
trois mois; en sorte que le mot passa en proverbe. Tels furent les événements de
Rome.
45.
A cette même époque, Bogud, de Mauritanie, ayant, soit par ordre d'Antoine, soit
de son propre mouvement, cinglé vers l'Espagne, y fit beaucoup de mal et en
souffrit beaucoup lui-même. Sur ces entrefaites, les Tingitanes, ses sujets,
s'étant détachés de sa domination, il quitta l'Espagne, mais ne recouvra pas son
royaume; car les partisans de César en Espagne, et Bocchus qui se joignit à eux,
furent plus forts que lui. Bogud, alors, alla trouver Antoine, et Bocchus
s'empara aussitôt de son royaume, et s'en fit ensuite confirmer la possession
par César; le droit de cité fut donné aux Tingitanes. Dans ce temps, et même
déjà auparavant, Sextus et César étaient en guerre l'un contre l'autre : comme
ce n'était pas volontairement , mais par contrainte, qu'ils avaient fait la
paix, ils n'y furent, pour ainsi dire, pas un instant fidèles, et, rompant
aussitôt les conventions, ils reprirent leurs inimitiés. Certes, la guerre
devait éclater entre eux à un moment ou à l'autre, lors même qu'ils n'auraient
trouvé aucun prétexte; mais ils eurent pour la faire les motifs que voici. Ménas,
qui pour lors était en Sardaigne avec le titre de préteur, encourut les soupçons
de Sextus pour avoir relâché Hélénus et pour avoir eu une entrevue avec César;
il était aussi jusqu'à un certain point calomnié par ses égaux, jaloux de sa
puissance. Mandé, en conséquence, par Sextus, sous le prétexte de rendre compte
du blé et de l'argent dont il avait l'administration, il n'obéit pas, mais, se
saisissant de ceux qu'on lui avait envoyés pour cet objet, il les lit mettre à
mort, et, après avoir à l'avance dépêché un héraut à César, il lui livra l'île,
la flotte, le reste de l'armée et sa propre personne. César, qui vit Ménas d'un
bon œil, parce que Sextus, disait-il, contrairement aux conventions, recevait
les fugitifs, construisait des trirèmes et avait des garnisons en Italie, refusa
de le rendre quand on le lui réclama, et le combla d'honneurs, lui accorda le
droit de porter l'anneau d'or et le mit au rang des chevaliers. Or voici ce que
c'est que ce droit de porter l'anneau d'or. Personne, chez les anciens Romains,
non seulement de ceux qui avaient été esclaves, mais même personne de race
libre, n'avait, à l'exception des sénateurs et des chevaliers, ainsi que je l'ai
dit, le droit de faire usage d'anneaux d'or; et c'est pour ce motif que les
affranchis, quand le chef de l'État le veut, sont, quoique portant de l'or sous
d'autres formes, gratifiés de cet anneau par marque d'honneur, pour signifier
qu'ils sont au-dessus de la condition d'affranchis, et capables d'être
chevaliers. Telle est la coutume à ce sujet.
46.
Sextus, de son côté, qui reprochait à César, outre cette injure, d'avoir dévasté
l'Achaïe et manqué aux promesses faites tant à lui qu'aux citoyens rentrés,
envoya en Italie Ménécrate, également son affranchi, et fit ravager par lui,
entre autres villes de la Campanie, celle de Vulturne. César, instruit de ce
fait, retira le traité d'entre les mains des Vestales, et manda Antoine et
Lépidus. Lépidus n'obtempéra pas immédiatement à cet appel. Antoine vint jusqu'à
Brindes (il se trouvait encore en Grèce); mais, avant d'opérer sa jonction avec
César qui était en Étrurie, saisi de crainte, parce qu'un loup était entré dans
son prétorium et avait tué plusieurs soldats, il fit voile de nouveau pour la
Grèce, sous le prétexte que la guerre des Parthes était pressante. César, bien
qu'il pensât que ce départ avait pour but principal de faire retomber sur lui
seul tout le poids de le guerre contre Sextus, ne laissa pourtant pas voir son
ressentiment. Sextus, de son côté, répandait partout qu'Antoine n'approuvait pas
cette guerre, et n'en mettait que plus d'ardeur à poursuivre ses projets; il
finit même par cingler vers l'Italie, et, descendant à terre, il y fit beaucoup
de mal et en éprouva lui-même beaucoup. A cette époque eut lieu une bataille
navale à Cumes entre Ménécrate et Calvisius Sabinus: César perdit dans ce combat
un plus grand nombre de vaisseaux, attendu qu'il avait affaire à des gens de
mer; mais Ménécrate, avant attaqué Ménas avec la fureur d'un rival et ayant été
tué, rendit l'échec égal pour Sextus. Aussi Sextus ne s'attribua point la
victoire, et César se consola de sa défaite.
47.
César se trouvait alors à Rhégium ; l'armée de Sextus, craignant qu'il ne passât
en Sicile, et découragée par la mort de Ménécrate, quitta Cumes. Sabinus, se
mettant à sa poursuite, arriva sans encombre jusqu'à Scylléum, promontoire
d'Italie; pendant qu'il le doublait, un grand vent s'étant élevé tout à coup
brisa plusieurs vaisseaux contre le promontoire, en engloutit quelques-uns et
dispersa tous les autres. Sextus, instruit de cet accident, envoya contre eux sa
flotte sous le commandement d'Apollophane. Celui-ci, ayant trouvé César qui
naviguait dans ces parages avec l'intention de passer avec Sabinus en Sicile,
fondit sur lui. César, par suite de cette attaque, ayant placé ses vaisseaux les
uns contre les autres et dispose dessus ses légions, repoussa d'abord
vigoureusement son agresseur; ses vaisseaux, rangés de manière à présenter la
proue en avant, ne permettaient pas à l'ennemi de les charger sûrement, et,
comme ils étaient plus gros et plus élevés, ils ne lui en causaient que plus de
dommage en cas d'approche; de plus, les soldats légionnaires, qui en venaient
alors aux mains avec lui, avaient une grande supériorité. Mais ensuite
Apollophane, chaque fois qu'il reculait, transportant sur d'autres vaisseaux
affectés à ce service ses blessés et ceux de ses soldats qui se fatiguaient,
pour les remplacer par des troupes fraiches, renouvelant sans cesse ses attaques
et se servant de traits incendiaires, César fut mis en déroute et fit rentrer sa
flotte pour chercher à terre un refuge ; mais les ennemis ne cessant, même dans
cette retraite, de les harceler, quelques vaisseaux coupèrent tout à coup leurs
ancres et fondirent à l'improviste sur eux. Cette manœuvre empêcha que tous les
vaisseaux ne fussent partie brûlés, partie emmenés par Apollophane; la nuit
aussi interrompit l'action.
48.
Après une affaire de la sorte, un vent funeste, qui, le lendemain, surprit César
et Sabinus, tous les deux au même mouillage, fit regarder comme peu de chose le
précédent désastre. La flotte de Sabinus souffrit moins : Ménas, en effet, qui
avait depuis longtemps l'habitude de la mer, prévit la tempête et fit
immédiatement sortir ses vaisseaux ; puis, tenant les ancres lâches, de peur que
la tension ne rompît les cordages, il fit ramer contre le vent. De cette
manière, il n'avait aucun cordage tendu et restait continuellement au même
endroit, en se tenant en panne à l'aide de ses rames. Les autres, qui, la
veille, avaient été fort maltraités, et qui ne connaissaient pas encore bien les
choses de la mer, furent jetés contre la terre, qui était proche, et eurent
plusieurs vaisseaux perdus. La nuit, après leur avoir précédemment été d'un
grand secours, leur causa alors un désastre des plus épouvantables: car le vent,
avant fraichi à l'entrée de la nuit, arracha les vaisseaux de leurs ancres et
les fit chasser à la côte. Les vaisseaux sombrèrent donc; les matelots et les
soldats qui les montaient, ne pouvant ni rien voir à cause de l'obscurité, ni
rien entendre à cause du tumulte et de l'écho des montagnes, d'autant plus que
le bruit du vent couvrait tous les autres, périrent misérablement. Cet accident
fit que César désespéra de s'emparer de la Sicile et se contenta de garder les
côtes maritimes. Sextus en conçut plus d'orgueil encore qu'auparavant; il se
crut réellement fils de Neptune, et se revêtit d'une longue robe de couleur
azurée; il jeta dans le détroit des chevaux, et même, au rapport de certains
auteurs, des hommes vivants. II pilla en personne et ravagea l'Italie, et envoya
Apollophane en Libye. Ménas, ayant donné la chasse à Apollophane et l'ayant
atteint, lui fit éprouver des dommages. Quant aux insulaires voisins de la
Sicile qui se rangeaient du côté de Sextus, César prévint les Lipariens, les
enleva de leur île et les transporta en Campanie, où il les força d'habiter
Naples tant que dura la guerre.
49.
Pendant ce temps, on construisait des vaisseaux par toute l'Italie, pour ainsi
dire; César prenait, pour en faire des rameurs, d'abord les esclaves de ses
amis, comme s'ils les lui eussent volontairement donnés, puis ceux des
sénateurs, des chevaliers et des riches plébéiens; il enrôlait des soldats et
levait des contributions chez les citoyens romains, chez les alliés, chez les
peuples soumis, au dedans comme au dehors de l'Italie. Il employa cette année et
la suivante à construire des vaisseaux, à réunir et à exercer ses rameurs,
Inspectant et surveillant lui-même les travaux, en même temps que les événements
de l'Italie et de la Gaule (il y avait eu des mouvements dans cette contrée), et
s'en reposant sur Agrippa de l'équipement de sa flotte. Agrippa était occupé à
faire aux Gaulois révoltés une guerre où, le second des Romains, il franchit le
Rhin à main armée, lorsqu'il le rappela; il lui décerna les honneurs du
triomphe, et le chargea de construire une flotte et de l'exercer. Celui-ci, qui
était alors consul avec, L. Gellius, refusa de triompher, pensant qu'il serait
honteux à lui de montrer de l'orgueil dans un moment où César venait d'éprouver
un échec, et il donna tous ses soins à l'achèvement de la flotte. Les vaisseaux
se construisaient sur toute la côte de l'Italie ; mais, comme on ne trouvait
aucun abri sûr pour les y faire stationner (la plus grande partie de ce
continent était encore alors dépourvue de ports), il conçut et exécuta une œuvre
magnifique. Le détail où je vais entrer pour l'expliquer fera connaître et
l'œuvre elle-même et ce qui en est aujourd'hui le résultat.
50.
A Cumes, en Campanie, entre Misène et Putéoli, est une plaine en forme de
croissant ; elle est entourée de montagnes peu élevées et nues, à l'exception
d'un petit nombre, et renferme trois lacs sinueux. Le premier est en dehors de
la plaine et près des villes; le second n'est séparé du précédent que par une
étroite langue de terre; le troisième, sorte de marécage, se voit au fond même
du croissant. On l'appelle Averne, et celui du milieu Lucrin ; quant à celui qui
est en dehors de la Tyrhénie, il s'étend jusqu'à cette contrée, et en tire son
nom. Dans le lac du milieu, Agrippa ayant, par des ouvertures étroites
pratiquées le long du continent, coupé l'espace qui des deux côtés séparait le
Lucrin de la mer, en fit un port commode pour les vaisseaux. Pendant les
travaux, une image parut au-dessus de l'Averne (soit celle de Calypso, à qui ce
pays est consacré, et où, dit-on, Ulysse aussi pénétra sur son vaisseau, soit
celle de quelque autre héroïne), et se couvrit de sueur, comme si c''eût été une
personne humaine. Je ne saurais dire la cause de ce phénomène ; je n'en vais pas
moins rapporter les autres singularités remarquables que j'ai vues dans ce lieu.
51.
Ces montagnes, situées près des lacs intérieurs, renferment des sources d'un
feu très fort et d'eau mêlée avec le feu ; nulle part on n'y trouve l'un ou
l'autre de ces deux éléments isolé (on n'y voit, en effet, ni feu seul ni eau
froide seule) ; leur union rend l'eau chaude et le feu humide; l'eau se rend, à
travers le pied des montagnes, du côté de la mer, dans des citernes; on en fait
arriver la vapeur au moyen de tuyaux dans des chambres élevées, et on s'en sert
pour chauffer des étuves; car, plus elle monte en s'éloignant de la terre et de
l'eau, plus cette vapeur devient sèche. Des édifices somptueux sont construits
sur les deux rives et offrent les ressources les mieux appropriées aux
jouissances de la vie et à la guérison des maladies. Outre ces particularités,
cette montagne présente un terrain de la nature que je vais dire. Le feu ne
pouvant brûler (toute sa force comburante, en effet, s'éteint par son union avec
l'eau) et conservant néanmoins encore le pouvoir de désagréger et de liquéfier
les matières qu'il rencontre, il arrive que la partie grasse de la terre est
dissoute par lui, au lieu que la partie dure et osseuse, pour parler ainsi,
demeure dans son entier. Or les glèbes sont nécessairement poreuses; si on les
met dans un endroit sec, elles se résolvent en poussière; mais si on les pétrit
avec l'eau unie à la chaux, elles acquièrent de la consistance, et, tant
qu'elles sont dans un endroit humide, elles s'épaississent et prennent la dureté
de la pierre. La cause en est que leur partie friable se dilate et se brise par
l'action du feu, de la nature duquel elles participent, au lieu que, par leur
mélange avec un élément humide, elles se refroidissent, et que, ne cessant de se
resserrer à l'intérieur, elles deviennent insolubles. Tel est le terrain de
Baies (ainsi se nomme le pays) ; c'est là qu'alors Agrippa, aussitôt qu'il eut
achevé les passes, rassembla vaisseaux et rameurs, arma les uns et exerça les
autres à ramer sur leurs bancs.
52.
A Rome, les habitants furent troublés par des prodiges. Parmi nombre d'autres
dont la nouvelle leur fut apportée, une multitude de dauphins, aux environs
d'Aspis, en Afrique, se battirent les uns contre les autres et s'entretuèrent ;
de plus, dans ce même lieu, auprès de la ville, du sang tombé du ciel fut porté
en divers endroits par des oiseaux. Aux jeux Romains, aucun sénateur n'ayant,
ainsi que cela se pratiquait habituellement, pris part au banquet dans le
Capitole, on vit dans cette chose un présage. Celui qui survint à Livie fut pour
elle un sujet de joie; mais il inspira aux autres de la crainte : un aigle jeta
dans son sein une poule blanche portant à son bec un laurier avec son fruit. Le
présage lui sembla donc important ; elle prit soin de la poule et planta le
laurier. Or l'arbre, ayant poussé des racines, grandit au point que, dans la
suite, il suffit pour fournir longtemps aux triomphateurs; d'un autre côté,
Livie devait, elle aussi, renfermer dans son sein la puissance de César et le
dominer en tout.
53.
Le reste des citoyens à Rome fut fortement troublé par ces prodiges et par les
mutations de magistrats ; car ce n'était pas seulement les consuls et les
préteurs, mais aussi les questeurs, qui étaient, après peu de temps, remplacés
dans leurs charges. La cause, c'est que tous recherchaient les magistratures,
moins pour les exercer longtemps à l'intérieur, que pour être comptés au nombre
de ceux qui les avaient exercées, et jouir par là des honneurs et des
commandements militaires au dehors. Ainsi donc personne n'était plus élu pour un
temps fixe, mais seulement pour le temps de prendre le titre de magistrat et de
le quitter dès qu'il plaisait à ceux qui avaient le pouvoir; beaucoup même
firent l'un et l'autre le même jour. Il y en eut aussi qui, par pauvreté,
abandonnèrent leurs charges; je ne parle pas de ceux qui, étant alors avec
Sextus, furent flétris par une sorte de condamnation. Un certain M. Oppius
voulant, par suite de sa pauvreté (ils avaient été, lui et son père, au nombre
des proscrits), renoncer à l'édilité, les plébéiens ne le lui permirent pas et
lui fournirent, par une contribution, l'argent nécessaire pour tous les besoins
de la vie et pour les dépenses de sa charge. La tradition ajoute que des hommes
de mauvaise vie, étant entrés sur le théâtre le masque sur la figure , comme
s'ils remplissaient un rôle, apportèrent de l'argent pour leur part à la
contribution. Tel fut l'amour de la multitude pour Oppius, tant qu'il vécut; à
sa mort, qui arriva peu de temps après, elle le transporta dans le champ de
Mars, l'y brûla et l'y enterra. Le sénat, irrité de toutes ces marques
d'attachement prodiguées par les plébéiens à Oppius, fit, d'après l'avis des
pontifes, enlever ses os comme déposés contrairement à la religion dans un lieu
consacré, bien qu'il eût précédemment, comme il le fit plus tard, accordé cette
sépulture à d'autres citoyens.
54.
Dans ce même temps, Antoine revint de Syrie, sous prétexte que l'échec de César
le décidait à coopérer à la guerre contre Sextus. Cependant, au lieu de rester
auprès de son allié, et comme s'il fût venu plutôt pour le surveiller que pour
lui prêter son concours, il lui donna quelques vaisseaux, promit de lui en
envoyer d'autres encore, en échange desquels il reçut des légions; puis il
partit, comme pour marcher contre les Parthes. Avant qu'Antoine mît à la voile,
les deux rivaux s'adressèrent, par l'intermédiaire de leurs amis d'abord, et
ensuite eux-mêmes en personnes, de mutuelles accusations; mais, ne se croyant
pas encore le loisir de se faire la guerre, ils consentirent à une sorte de
réconciliation ménagée surtout par Octavie. Afin de s'enchaîner par des liens de
parenté plus nombreux, César fiança sa fille à Antyllus, fils d'Antoine, et
celui-ci fiança à Domitius, bien qu'il fût un des meurtriers de César et mis au
nombre des proscrits, la fille qui lui était née d'Octavie. Tout cela, de part
et d'autre, n'était que feinte; ils ne devaient tenir aucun de leurs
engagements, ce n'était qu'un rôle qu'ils jouaient pour le besoin de leurs
affaires présentes. Ainsi Antoine renvoya immédiatement de Corcyre en Italie
Octavie elle-même, en apparence pour ne pas l'exposer aux dangers qu'il allait
courir dans sa guerre contre les Parthes. Telle fut néanmoins la conduite qu'ils
tinrent dans le moment; de plus, ils destituèrent Sextus du sacerdoce et en même
temps du consulat auquel il avait été nommé, et se prorogèrent à eux-mêmes le
pouvoir pour cinq autres nouvelles années, les précédentes étant expirées. Après
cela, Antoine se dirigea en hâte vers la Syrie, et César commença la guerre.
Tout réussit à son gré, sinon que Ménas, inconstant par caractère, toujours
dévoué au parti du plus fort, irrité de n'avoir aucun commandement et d'être
sous les ordres de Sabinus, passa de nouveau du côté de Sextus.
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