De
la politique de César après la victoire d'Actium
1. Tel fut le combat qu'ils soutinrent l'un contre l'autre sur mer le 2
septembre. Si j'ai cité cette date, contrairement à mon habitude, c'est que
César réunit alors pour la première fois tout le pouvoir entre ses mains, et
qu'à ce jour commence la supputation exacte des années de son règne. C'est aussi
en mémoire de ce jour que César fit à Apollon Actien l'offrande de vaisseaux à
trois rangs, quatre rangs, et ainsi de suite, jusqu'à dix rangs de rames,
choisis parmi ceux qu'il avait capturés, bâtit en son honneur un temple plus
grand, institua une lutte de tous les talents de l'esprit et du corps, ainsi que
des courses du cirque, jeux quinquennaux et sacrés (ce nom de sacrés appartient
aux jeux qui sont accompagnés d'un banquet), sous la dénomination de jeux
Actiens. Il fonda aussi, sur l'emplacement de son camp, par le rassemblement de
quelques peuples limitrophes et le rétablissement de quelques autres, une ville
à laquelle il donna le nom de Nicopolis. En outre, il pava de pierres
quadrangulaires l'endroit où avait été sa tente et le décora de rostres pris à
l'ennemi, après y avoir élevé à Apollon une statue en plein air. Mais cela n'eut
lieu que plus tard ; dans le moment, il envoya une partie de sa flotte à la
poursuite d'Antoine et de Cléopâtre ; ces vaisseaux poursuivirent les fugitifs,
mais comme ils ne purent pas les atteindre, ils revinrent. César, avec les
vaisseaux qui lui restaient, s'empara des retranchements ennemis sans rencontrer
aucune résistance, à cause du petit nombre des défenseurs ; puis, ayant surpris
le reste de leur armée qui se dispersait en Macédoine, il se l'incorpora sans
coup férir. Déjà s'étaient enfuis, entre autres, les principaux personnages :
les Romains vers Antoine, et ceux des étrangers qui lui avaient prêté leur
concours, dans leurs foyers. Ces derniers, néanmoins, ne firent plus la guerre
contre César ; mais se tenant en repos, eux et tous les peuples qui auparavant
étaient sujets romains, ils traitèrent avec lui, les uns sur-le-champ, les
autres plus tard.
2. Il frappa les villes d'une contribution et les punit en enlevant à leurs
assemblées ce qui leur restait d'autorité sur les citoyens; quant aux princes et
aux rois, tous, à l'exception d'Amyntas et d'Archélaüs, furent dépouillés des
territoires qu'ils avaient reçus d'Antoine : Philopator, fils de Tarcodimotus ;
Lycomède, qui régnait sur une partie du Pont Cappadocien; Alexandre, frère de
Jamblique, furent destitués ; le dernier, qui avait reçu ce gouvernement comme
récompense pour avoir accusé son frère, fut mis à mort après avoir été mené en
triomphe. La place de Lycomède fut donnée à un certain Médéus, parce que, avant
le combat naval, il avait détaché d'Antoine les Mysiens d'Asie et avait combattu
avec eux contre ceux qui tenaient pour ce parti. Il donna la liberté aux
Cydoniens et aux Lappéens, dont il avait reçu quelque secours ; il rebâtit même
la ville des Lappéens, qui avait été renversée. Parmi les sénateurs, chevaliers
et autres citoyens marquants qui avaient soutenu Antoine, il infligea une peine
pécuniaire à plusieurs, en mit plusieurs à mort, et fit grâce à quelques-uns. Au
nombre de ces derniers, on remarqua Sossius ; bien qu'ayant souvent fait la
guerre contre César, bien qu'alors en fuite et caché, quand, longtemps après, il
fut découvert, il eut néanmoins la vie sauve : de même un certain M. Scaurus;
frère maternel de Sextus, après avoir été condamné à mort, il fut gracié à cause
de Mucia, sa mère. Au nombre de ceux qui furent punis, on cite les noms des
Aquilius Florus et de Curion : celui-ci, parce qu'il était fils de ce Curion qui
avait rendu de nombreux services au premier César ; les Florus, parce que,
malgré l'ordre reçu de tirer au sort qui des deux serait tué, ils périrent tous
les deux. C'étaient le père et le fils ; l'un, avant de tirer au sort, se livra
volontairement au meurtrier ; l'autre fut frappé d'une telle douleur, qu'il se
tua de sa propre main sur le corps de son père.
3. Tels furent les résultats pour ces personnages ; quant à la foule des
soldats d'Antoine, César l'incorpora dans ses légions, renvoya ensuite en
Italie, sans rien donner à aucun, ceux des citoyens qui, dans les deux armées,
avaient passé l'âge, et dissémina le reste. En Sicile, en effet, après la
victoire, ils avaient inspiré des craintes ; César appréhenda qu'ils
n'excitassent de nouveaux troubles, et, pour ce motif, il se hâta, avant qu'ils
eussent tenté le moindre mouvement, de donner aux uns leur congé définitif, et
de disperser les autres, qui étaient trop nombreux. Conservant encore, même
alors, des soupçons contre les affranchis, il leur accorda la remise du
quatrième payement qu'ils devaient effectuer sur la contribution à eux imposée.
Ceux-ci, loin de lui garder ressentiment pour avoir été dépouillés d'une partie
de leurs biens, lui témoignèrent, au contraire, de la reconnaissance comme s'ils
eussent reçu les sommes qu'ils n'avaient pas versées. Les légionnaires qui
restèrent en activité, maintenus en partie par leurs tribuns, en partie aussi,
et même principalement, par l'espérance des trésors de l'Egypte, ne bougèrent
pas; mais ceux qui avaient vaincu avec César, et qui étaient congédiés,
s'irritèrent de n'avoir pas reçu de récompense et ne tardèrent pas à exciter une
sédition. Cependant César, soupçonnant leurs desseins et craignant que Mécène,
préposé par lui à l'administration de Rome et de l'Italie, ne fût pour eux un
objet de mépris, parce qu'il n'était que chevalier, trouva un prétexte pour
envoyer Agrippa, auquel il donna, ainsi qu'à Mécène, une telle autorité en tout,
que les lettres écrites par lui au sénat et aux autres citoyens étaient lues
d'abord par eux, et qu'ils y changeaient ce qu'ils voulaient. C'est pour cela
aussi qu'ils reçurent de lui un anneau qui leur permettait de les sceller; car
il s'était fait faire un double du cachet dont il se servait le plus à cette
époque. Sur chacun de ces cachets était pareillement représenté un sphinx. Dans
la suite, quand il eut fait graver son portrait, il s'en servit comme d'une
signature habituelle. Les empereurs qui lui succédèrent en firent également
usage, à l'exception de Galba, qui se servit communément d'un cachet qu'il
tenait de ses ancêtres, et sur lequel était un chien la tête penchée à la proue
d'un navire. D'ailleurs, lorsqu'il écrivait à Agrippa et à Mécène, ainsi qu'à
ses amis intimes, s'il avait besoin de leur faire connaître quelque chose de
secret, il mettait constamment, au lieu de la lettre convenable, celle qui, dans
l'alphabet, suivait immédiatement.
4. César, comme s'il n'y eût plus eu rien à craindre de la part des
vétérans, organisa les affaires de la Grèce et se fit initier aux mystères des
deux Déesses ; puis, s'étant rendu en Asie, il y régla également les affaires,
et en même temps attendit avec impatience des nouvelles d'Antoine ; car il ne
savait pas encore bien clairement de quel côté il avait dirigé sa fuite, et il
se disposait à marcher contre lui aussitôt qu'il aurait quelques renseignements
exacts. Mais les vétérans, sur ces entrefaites, ayant profité du grand
éloignement où il était d'eux, pour exciter des troubles, il craignit qu'ils ne
fissent du mal, s'ils trouvaient un chef. Il confia à d'autres le soin de
chercher Antoine et revint lui-même en hâte en Italie, au milieu de l'hiver, où
il fut consul pour la quatrième fois avec M. Crassus. Crassus, en effet, bien
qu'ayant suivi le parti de Sextus et d'Antoine, fut alors, sans même avoir passé
par la préture, le collègue de César dans le consulat. Arrivé à Brindes, César
n'alla pas plus loin. En effet, le sénat, instruit de son débarquement, s'étant,
à l'exception des tribuns du peuple et de deux préteurs, restés à Rome en vertu
d'un sénatus-consulte, porté tout entier au-devant de lui en cet endroit; puis
le corps des chevaliers, la plus grande partie du peuple, d'autres encore, soit
par des députations, soit volontairement, s'y étant rendus en grand nombre,
personne, à cause de son arrivée et de la faveur générale dont il était l'objet,
ne songea plus à tenter aucun mouvement. Les soldats eux-mêmes, ceux-ci par
crainte, ceux-là par espoir, les autres parce qu'ils y avaient été mandés,
vinrent aussi à Brindes. César leur donna de l'argent, et, de plus, il distribua
des terres à ceux qui avaient fait avec lui toutes les campagnes. Il chassa de
leurs demeures les peuples d'Italie qui avaient suivi le parti d'Antoine, pour
faire présent de leurs villes et de leurs terres à ses soldats ; quant à eux, il
leur donna pour la plupart, comme compensation, des établissements à Dyrrachium,
à Philippes et ailleurs; quant aux autres, tantôt il leur distribua de l'argent
pour prix de leurs terres, tantôt il se contenta de leur en promettre. La
victoire lui en avait beaucoup procuré, mais il en dépensa bien plus encore. Ce
fut pour cette raison qu'il mit publiquement en vente sous la haste ses biens et
ceux de ses amis, afin que si quelqu'un voulait en acheter quelque partie ou la
prendre en échange, il pût le faire. Mais rien ne fut ni vendu ni pris en
échange : qui, en effet, eût osé l'un ou l'autre? Ce fut donc pour lui un
prétexte de remettre honnêtement l'exécution de sa promesse, qu'il dégagea plus
tard avec les dépouilles de l'Égypte.
Sur
Antoine et Cléopâtre, et sur ce qu'ils firent après leur défaite
5. Après avoir pourvu à ces affaires et aux autres mesures urgentes, accordé
à ceux qui avaient obtenu l'impunité l'autorisation de vivre en Italie (la chose
n'était pas permise), sans souci du peuple resté à Rome, il leva l'ancre pour
retourner en Grèce trente jours après son arrivée, et, transportant ses
vaisseaux, à cause de l'hiver, par-dessus l'isthme du Péloponnèse, il arriva en
Asie avec une rapidité telle, qu'Antoine et Cléopâtre apprirent deux nouvelles à
la fois, celle de son départ et celle de son retour. En effet, quand ils
s'enfuirent, à la suite du combat naval, ils marchèrent de conserve jusqu'au
Péloponnèse ; là, ayant, parmi leurs hommes, renvoyé tous ceux contre lesquels
ils avaient des soupçons (il y en eut aussi grand nombre qui les quittèrent sans
leur permission), Cléopâtre, de peur que ses sujets, instruits à l'avance de sa
défaite, ne se révoltassent, se hâta de rentrer en Égypte. Afin de voyager en
sûreté, elle fit couronner les proues, comme si elle eût remporté la victoire,
et chanter au son des flûtes des chants de triomphe; puis, quand elle fut en
lieu sûr, elle fit mourir un grand nombre des premiers citoyens, parce qu'ils
lui avaient été toujours opposés et que sa défaite les avait alors enhardis :
elle se procura beaucoup d'argent aux dépens de leurs biens et de propriétés
tant profanes que sacrées, vu qu'elle ne respecta pas même les temples les plus
inviolables ; elle leva des armées et chercha des alliés partout autour d'elle ;
elle fit mettre à mort le roi d'Arménie, dont elle envoya la tête au roi des
Mèdes, comme si, par ce présent, elle eût dû en obtenir un secours pour sa
cause. Quant à Antoine, il fit voile pour la Libye, vers Pinarius Scarpus et
l'armée réunie avec lui en cet endroit pour la garde de l'Égypte; mais Pinarius,
loin de consentir à le recevoir, ayant égorgé les députés qui lui avaient été
envoyés, et puni de mort plusieurs des soldats sous ses ordres pour s'être
indignés de ce meurtre, il revint alors, lui aussi, à Alexandrie, sans avoir
rien fait.
6. Tout en se préparant activement pour la guerre, ils inscrivirent parmi
les éphèbes, Cléopâtre son fils Césarion et Antoine son fils Antyllus, qu'il
avait eu de Fulvie, afin que les Égyptiens, se sentant désormais un homme pour
roi, fussent remplis d'ardeur, et que les autres, avec de tels chefs, s'il
arrivait quelque malheur, eussent la force de rester fidèles. Cela même perdit
ces jeunes gens. César, en effet, les considérant comme des hommes qui avaient
une apparence de souveraineté, n'épargna ni l'un ni l'autre. Antoine donc et
Cléopâtre se préparaient à combattre en Égypte avec des vaisseaux et avec des
troupes de terre, et invoquaient à cet effet. l'aide des peuples limitrophes et
des rois amis, sans cependant prendre moins de dispositions pour passer en
Espagne, s'il y avait urgence, afin de gagner les populations de ce pays à force
d'argent, entre autres moyens, ou bien encore de s'enfuir sur les bords de la
mer Rouge. Afin de tenir plus longtemps ces projets inconnus à César et
d'essayer de le tromper ou de le faire périr par ruse, ils envoyèrent des
messagers porteurs de propositions de paix pour lui et d'argent pour ceux de sa
suite. Sur ces entrefaites, Cléopâtre lui envoya, à l'insu d'Antoine, un sceptre
d'or, une couronne d'or et le siège royal, comme si, en lui livrant ces
insignes, elle lui livrait l'autorité suprême, afin que, s'il nourrissait contre
Antoine une haine implacable, il eût du moins pitié d'elle. César reçut les
présents, qu'il regarda comme un présage, et ne donna aucune réponse à Antoine;
quant à Cléopâtre, en public, il lui répondit, entre autres paroles menaçantes,
que « si elle quittait les armes et la royauté, il verrait ce qu'il aurait faire
à son égard ; » en secret, que « si elle tuait Antoine, il lui accorderait et
l'impunité et son royaume intact. »
7. Pendant que ces choses se passaient, les vaisseaux construits dans le
golfe Arabique pour naviguer sur la mer Rouge, furent brûlés par les Arabes à la
persuasion de Q. Didius, gouverneur de Syrie; de plus, les peuples et les
princes refusèrent tous leur secours. Un sujet d'étonnement pour moi, c'est que,
tandis que d'autres en si grand nombre, bien qu'ayant reçu d'eux beaucoup de
bienfaits, les ont néanmoins abandonnés, des gens de la plus infime condition,
nourris pour les combats de gladiateurs, montrèrent le plus grand dévouement à
leur cause et combattirent valeureusement. Ces hommes qu'on exercait à Cyzique
en vue de jeux pour le triomphe qu'on se flattait de remporter sur César, ne
furent pas plutôt instruits de ce qui était arrivé, qu'ils partirent pour
l'Égypte dans l'intention de porter secours à Antoine et à Cléopâtre. Ils firent
beaucoup de mal à Amyntas en Galatie, aux fils de Tarcondimotus en Cilicie, qui,
après avoir été des plus grands amis d'Antoine, avaient alors passé du côté de
la fortune, et à Didius qui leur avait fermé le passage. Néanmoins ils ne purent
pénétrer en Égypte. Après avoir, bien que cernés, repoussé toute proposition
d'accommodement, malgré les promesses sans nombre de Didius, et avoir, au
contraire, appelé Antoine à eux, dans l'espoir de combattre avec plus d'avantage
en Syrie, sous ses ordres; lorsqu'ensuite ils virent que non seulement il ne
venait pas lui-même, mais que, de plus, il ne leur envoyait aucun message,
convaincus alors qu'il avait péri, ils consentirent à traiter, bien qu'à regret,
à la condition de ne plus jamais être gladiateurs. Daphné, faubourg d'Antioche,
leur fut accordé pour résidence par Didius jusqu'à ce que César en fût informé.
Dans la suite, trompés par Messala, ils furent dispersés dans divers endroits,
sous prétexte d'être incorporés dans les légions, et on profita de la première
occasion favorable pour les mettre à mort.
8. Quant à Antoine et Cléopâtre, après avoir appris de leurs ambassadeurs
les intentions de César, ils envoyèrent de nouveau vers lui, l'une promettant de
lui donner beaucoup d'argent, l'autre lui rappelant leur amitié et leur parenté,
se justifiant en outre de son commerce avec l'Égyptienne, et énumérant toutes
les preuves qu'ils s'étaient autrefois données d'un amour réciproque, et toutes
leurs liaisons de jeunesse. Enfin Antoine livra P. Turullius, sénateur, l'un des
meurtriers de César, et alors son ami, et promit de se donner lui-même la mort,
si, à cette condition, on accordait la vie à Cléopâtre. César fit mourir
Turullius (celui-ci, qui avait, pour construire la flotte, coupé, à Cos, le bois
d'une forêt consacrée à Esculape, sembla, parce que le jugement fut exécuté à
Cos, donner satisfaction au dieu); quant à Antoine, il ne lui fit, même alors,
aucune réponse. Antoine lui envoya une troisième ambassade et lui dépêcha son
fils Antyllus avec une grande quantité d'or : César prit l'argent et renvoya
Antyllus à vide, sans lui donner aucune réponse. Il fit néanmoins à Cléopâtre
une seconde et une troisième fois, comme il l'avait fait une première, beaucoup
de menaces et de promesses. Toutefois, dans la crainte que, finissant par perdre
l'espoir d'obtenir leur pardon, ils ne persistassent en leurs entreprises, et,
dans le cas où ils n'obtiendraient pas la supériorité par leurs propres
ressources, ils ne s'embarquassent pour l'Espagne et la Gaule, ou n'anéantissent
leurs trésors, qui, à ce qu'il entendait dire, étaient considérables (Cléopâtre,
en effet, les avait tous ramassés dans le monument qu'elle construisait en sa
demeure royale, et menaçait, si elle éprouvait le moindre échec, de les brûler
tous avec elle) ; il envoya Thyrsus, son affranchi, lui dire, entre autres
paroles bienveillantes, qu'il était épris d'elle, afin de la porter, s'il y
avait moyen, elle qui croyait avoir droit à l'amour de tous les hommes, à tuer
Antoine et à se conserver elle-même avec ses trésors intacts. La chose lui
réussit.
Comment Antoine, vaincu en Égypte, se donna la mort
9. Avant cela, informé que Cornélius Gallus a pris les troupes de Scarpus et
qu'avec elles il s'est tout à coup, en passant, emparé de Paraetonium, au lieu
de se rendre en Syrie, comme il le voulait, à l'appel des gladiateurs, Antoine
marcha contre Gallus, dans l'espoir, avant tout, d'attirer sans peine à lui les
soldats (ils avaient pour lui quelque bienveillance à cause de campagnes faites
sous son commandement), ou, s'il ne le pouvait, d'en venir à bout par la force
avec sa nombreuse armée de mer et de terre. Néanmoins, il ne put réussir à leur
adresser une seule parole, bien que s'étant avancé jusqu'au pied des remparts et
les ayant appelés à grands cris ; car Gallus, en donnant aux trompettes l'ordre
de sonner, empêcha que personne entendît rien. De plus, il fut battu dans une
sortie subite des assiégés, et ses vaisseaux, ensuite, éprouvèrent également un
échec. Gallus, en effet, ayant, la nuit, tendu des chaînes sous l'eau, à
l'entrée du port, feignit de ne s'inquiéter en rien de sa garde et laissa à
l'ennemi toute sécurité pour y entrer avec une assurance dédaigneuse; puis,
quand il l'y vit engagé, alors, au moyen de machines, il éleva brusquement les
chaînes, et, entourant les vaisseaux de tous les côtés à la fois, et du côté de
la terre, et du côté des maisons, et du côté de la mer, il incendia les uns et
coula les autres. Sur ces entrefaites, César prit Péluse, en apparence par
force, tandis que, en réalité, elle lui était livrée par Cléopâtre. Cléopâtre,
en effet, voyant qu'il ne venait aucun secours, et sentant qu'il était
impossible de résister à César, se figura, d'après les paroles de Thyrsus, ce
qui devait être le plus important à ses yeux, qu'elle était véritablement aimée
: d'abord, elle le voulait, ensuite elle avait pareillement asservi et le père
de César et Antoine. Elle se flatta d'obtenir par ce moyen non seulement
l'impunité et son royaume d'Égypte, mais encore l'empire romain : elle abandonna
donc immédiatement Péluse à César, et, lorsqu'il marcha sur Alexandrie, elle fit
défendre sous main aux habitants d'exécuter de sorties, bien qu'elle les y
excitât publiquement par les plus chaleureuses exhortations.
10. Antoine, revenant de Paraetonium, à la nouvelle de la prise de Péluse,
rencontra César devant Alexandrie, et, l'ayant surpris tandis qu'il était encore
fatigué de la route, le vainquit dans un engagement de cavalerie. Enhardi par ce
succès et par des billets qu'il avait lancés dans le camp ennemi au moyen de
flèches, billets par lesquels il promettait mille cinq cents drachmes, il
engagea une nouvelle action avec son infanterie et fut défait. César lut
lui-même, de son plein gré, les billets à ses soldats, non sans attaquer
Antoine, leur inspirant ainsi, avec la honte d'une trahison, l'enthousiasme pour
sa propre cause ; de telle sorte que ce motif, je veux dire l'indignation
d'avoir été mis à cette épreuve et le désir de montrer qu'ils étaient résolus à
ne pas se conduire volontairement en lâches, les poussa à redoubler d'efforts.
Antoine, vaincu contre son attente, se réfugia vers sa flotte, et il se
disposait à livrer un combat sur mer, ou, en tous cas, à faire voile pour
l'Espagne. A cette vue, Cléopâtre fit déserter les vaisseaux et courut tout à
coup se renfermer dans le monument, feignant de craindre César et voulant,
disait-elle, le prévenir par son trépas, tandis qu'en réalité elle ne cherchait
qu'à y attirer Antoine. Antoine soupçonnait la trahison, mais son amour
l'empêchait d'y croire ; loin de là, sa compassion était plus grande pour elle
que pour lui-même. Aussi Cléopâtre, qui le savait parfaitement, conçut-elle
l'espoir que, s'il apprenait sa mort, il ne lui survivrait pas et mourrait
sur-le-champ. Ce fut pour cette raison qu'elle courut dans le monument avec un
eunuque et deux femmes, et que, de là, elle lui envoya annoncer qu'elle
n'existait plus. A cette nouvelle, Antoine n'hésita pas, il désira la suivre. Il
commença par prier un des assistants de le tuer, puis, lorsque celui-ci, ayant
tiré son épée, s'en fut percé, il voulut l'imiter et se fit lui-même une
blessure : il tomba sur la figure et les assistants le crurent mort. Un certain
tumulte s'étant élevé à la suite de cet événement, Cléopâtre s'en aperçut et
regarda du haut du monument, car, les portes une fois fermées, on ne pouvait les
ouvrir que par un mécanisme, et les parties hautes, vers le toit, n'étaient pas
encore achevées. En la voyant regarder de là, quelques-uns poussèrent des cris
tels qu'Antoine les entendit. Instruit qu'elle vivait encore, il se leva comme
s'il eût pu vivre, mais, ayant perdu beaucoup de sang, il désespéra de son salut
et supplia les assistants de le porter vers le monument et de le hisser avec les
cordes attachées pour élever les pierres. Ce fut ainsi que mourut Antoine dans
les bras de Cléopâtre.
11. Quant à elle, elle mit quelque confiance en César, et lui fit aussitôt
connaître ce qui s'était passé, mais sans se croire, malgré cela, à l'abri de
tout malheur. Elle se tint donc renfermée, afin d'acheter de César, à défaut
d'autres moyens de salut, en lui faisant craindre de perdre ses trésors,
l'impunité et le trône. Même alors, au milieu de tels malheurs, elle songeait au
pouvoir, et préférait mourir avec le titre et les ornements de reine, plutôt que
de vivre dans une condition privée. Aussi tenait-elle prêts pour ses trésors du
feu, pour elle-même des aspics et autres reptiles, dont elle avait auparavant
éprouvé sur des hommes l'action mortelle. César désirait vivement se rendre
maître des trésors et prendre Cléopâtre vivante pour la conduire. en triomphe.
Néanmoins, il ne voulut pas, en lui faisant une promesse, passer pour avoir été
lui-même un trompeur, afin de pouvoir se conduire à son égard comme à l'égard
d'une captive ou d'une femme soumise pour ainsi dire malgré elle. Aussi, lui
envoya-t-il C. Proculéius, chevalier romain, et Épaphrodite, son affranchi,
qu'il instruisit de ce qu'il fallait dire et faire. Ceux-ci, s'étant en
conséquence abouchés avec Cléopâtre et lui ayant tenu un langage plein de
mesure, s'assurèrent subitement de sa personne avant toute espèce de convention.
Après avoir écarté tout ce dont elle pouvait se servir pour se donner la mort,
ils lui accordèrent quelques jours de délai pour embaumer le corps d'Antoine;
puis ils la conduisirent dans sa demeure royale, où rien ne fut retranché ni de
sa suite ni de son service habituel, afin qu'elle espérât davantage ce qu'elle
désirait, et ne se fit aucun mal à elle-même. C'est ainsi que, lorsqu'elle eut
manifesté l'intention de voir César et de lui parler, elle obtint sa demande, et
que, pour l'abuser davantage encore, il promit de se rendre lui-même auprès
d'elle.
12. Ayant donc orné sa chambre avec magnificence et son lit avec
somptuosité, parée elle même négligemment (ses habits de deuil rehaussaient
l'éclat de sa beauté), elle s'assit sur le lit avec toute sorte de portraits du
père de César près d'elle, et portant dans son sein toutes les lettres qu'il lui
avait adressées. Puis, quand César entra, elle s'élança vers lui en rougissant
et lui dit: «Salut, ô maître. Un dieu t'a donné ce titre, qu'il m'a ravi, à moi.
Tu vois ton père tel qu'il est venu souvent vers moi; tu as entendu dire
comment, entre autres honneurs qu'il m'accorda, il me fit reine d'Égypte. Si tu
veux savoir de lui en quel estime il me tenait, prends et lis ces lettres qu'il
m'a écrites de sa main. » Elle lui disait ces paroles, et en même temps, elle
lui lisait mainte parole d'amour adressée par son père. Tantôt elle pleurait et
couvrait les lettres de baisers, tantôt elle se prosternait devant ses images et
les adorait. Puis elle détournait ses paupières vers César, gémissait avec
d'adroits ménagements, et prononçait des paroles langoureuses, s'écriant parfois
: « Que me servent, ô César, ces lettres de toi ? » parfois : Mais, pour moi, tu
vis dans celui-ci ; » puis, encore : « Oh que ne suis-je morte avant toi! »
puis, une autre fois : « Mais en possédant celui-ci, je te possède. » Elle
employait ainsi divers propos et divers gestes, jetant sur lui de doux regards
et lui adressant de douces paroles. César comprit bien qu'elle était émue et
cherchait à exciter la compassion, mais il feignit de ne pas s'en apercevoir,
et, tenant les yeux baissés vers la terre, il se contenta de lui dire : « Prends
confiance, ô femme, aie bon courage, il ne te sera fait aucun mal. » Mais elle,
au comble de la douleur de ce qu'il ne l'avait pas regardée et ne lui avait
parlé ni de royauté ni d'amour, tomba à ses genoux et s'écria fondant en larmes
: "La vie, César, je ne veux ni ne puis la supporter ; mais j'ai une grâce à te
demander en souvenir de ton père, c'est, puisque, après avoir été à lui, le sort
m'a livrée à Antoine, de me laisser mourir avec lui. Oh ! que ne suis-je morte
alors aussitôt après César ! Puisqu'il était dans ma destinée d'éprouver aussi
ce malheur, envoie-moi vers Antoine, ne m'envie pas de partager son tombeau,
afin que, mourant à cause de lui, j'habite à côté de lui dans les enfers.»
13. Telles étaient les paroles par lesquelles elle cherchait à émouvoir la
pitié ; mais César n'y répondit rien. Craignant cependant qu'elle ne se donnât
la mort, il l'exhorta de nouveau à prendre confiance et ne retrancha rien de son
service ; il fit prendre soin d'elle, afin qu'elle rehaussât l'éclat de son
triomphe. Cléopâtre, soupçonnant cette intention et pensant que mille morts
étaient préférables, désira réellement mourir; elle adressa force prières à
César pour qu'il mît fin à sa vie d'une façon quelconque, et imagina elle-même
une foule d'expédients. Voyant que rien ne lui réussissait, elle fit semblant de
changer de résolution, comme si elle eût beaucoup compté et sur César et sur
Livie : elle répétait qu'elle était toute disposée à s'embarquer et apprêtait,
pour les offrir en don à Livie, des parures tirées de ses coffres, afin de
pouvoir, si par ces artifices elle réussissait à persuader qu'elle ne cherchait
pas à mourir, être moins surveillée et accomplir le dessein qu'elle avait
prémédité contre elle-même. C'est ce qui arriva. Quand ses gardiens et
Epaphrodite, à qui elle avait été confiée, persuadés que ces sentiments étaient
véritables, se furent relâchés de la sévérité de leur surveillance, elle se
disposa à mourir le moins péniblement possible. Après avoir remis à Epaphrodite
lui-même un billet cacheté par lequel elle priait César d'ordonner qu'elle fût
mise dans le tombeau à côté d'Antoine (par le prétexte d'envoyer Epaphrodite
porter ce billet, comme s'il eût été relatif à tout autre objet, elle écartait
un obstacle), elle poursuivit son œuvre. Ce fut, revêtue de sa robe la plus
magnifique, richement parée et ornée de tous les insignes royaux, qu'elle
termina sa vie.
14. Personne ne sait au juste comment elle périt; on ne trouva que de
légères piqûres à son bras. Quelques-uns rapportent qu'elle y appliqua un aspic
qui lui avait été apporté soit dans une aiguière, soit parmi des fleurs ;
d'autres, qu'elle avait une aiguille, avec laquelle elle relevait ses cheveux,
enduite d'un venin, dont la subtilité était telle que, sans faire aucun mal au
corps, si peu qu'il fût mis en contact avec le sang, il causait une mort prompte
et exempte de douleur, aiguille qu'elle portait constamment à sa tête, suivant
la coutume, et qu'alors, après s'être préalablement fait une piqûre, elle
enfonça jusqu'au sang. Telle est la vérité, ou du moins ce qui en approche le
plus, sur la manière dont elle périt avec ses deux femmes : car l'eunuque, dès
que sa maîtresse fut saisie, s'était livré lui-même volontairement aux reptiles,
et, mordu par eux, s'était élancé dans un cercueil qu'il s'était préparé. César,
à la nouvelle de la mort de Cléopâtre, fut frappé de douleur; il visita son
corps, fit venir des remèdes et des Psylles, pour tâcher de la sauver. Les
Psylles sont des hommes (il ne naît aucune femme Psylle) ; ils peuvent, sur le
moment, avant qu'une personne soit morte, faire sortir par la succion tout le
venin d'un reptile, sans eux-mêmes en éprouver aucun danger, attendu qu'aucun de
ces animaux ne les mord. Ils naissent les uns des autres, et, pour éprouver la
légitimité de leurs enfants, ils les lancent, aussitôt nés, au milieu de
serpents, ou bien ils jettent leurs langes sur les serpents. Les reptiles ne
font aucun mal à l'enfant et s'engourdissent au contact de ses vêtements. Voilà
ce qui en est à cet égard. César, n'ayant pu par aucun moyen rappeler Cléopâtre
à la vie, fut saisi d'admiration et de pitié pour elle, de douleur pour
lui-même, comme s'il eût été par là privé de la plus belle partie de sa
victoire.
Comment César soumit l'Égypte
15. Antoine et Cléopâtre, après avoir causé beaucoup de maux tant aux
Égyptiens qu'aux Romains, combattirent et moururent de la sorte : ils furent
embaumés de la même manière et ensevelis dans le même tombeau. Leur caractère
naturel et leur fortune dans la vie furent à peu près ce que je vais dire. L'un
ne fut inférieur à personne pour l'intelligence, et pourtant fit beaucoup de
choses insensées; en plusieurs circonstances il se distingua par son courage, sa
lâcheté le fit échouer dans bien des entreprises ; son âme était également
magnanime et servile; il ravissait le bien d'autrui et prodiguait le sien;
souvent capable de compassion, plus souvent encore de cruauté. Aussi, après être
de très faible devenu très fort, de très pauvre très riche, il ne tira pas le
moindre profit d'aucun de ces avantages, et, au moment où il se tua lui-même, il
avait l'espoir de posséder seul l'empire romain. Cléopâtre, insatiable de
voluptés, insatiable de richesses, tantôt pleine d'une noble ambition et tantôt
d'une audacieuse impudence, conquit par l'amour le royaume d'Égypte, et, quand
elle espérait lui devoir encore l'empire romain, elle échoua et perdit le sien.
Elle subjugua les deux plus grands hommes parmi les Romains de son temps, et se
donna elle-même la mort à cause du troisième. Voilà ce que furent ces
personnages et de quelle manière ils terminèrent leur vie. Quant à leurs
enfants, Antyllus, quoique fiancé à la fille de César et réfugié dans la
chapelle élevée à son père par Cléopâtre, fut immédiatement égorgé; Césarion,
qui s'enfuyait en Éthiopie, fut saisi en route et mis à mort. Cléopâtre épousa
Juba, fils de Juba; César la donna à ce prince avec le royaume de ses pères,
parce qu'élevé en Italie, il lui avait prêté aide dans ses expéditions; il
accorda aussi aux deux époux la grâce d'Alexandre et de Ptolémée. Ses nièces,
qu'Octavie avait eues d'Antoine et qu'elle avait élevée, reçurent de l'argent
pris sur les biens de leur père ; quant à Iulus, fils d'Antoine et de Fulvie, il
enjoignit à ses affranchis de lui donner sur-le-champ tout ce que, d'après les
lois, ils étaient tenus de laisser à leur patron.
16. Parmi ceux qui avaient jusqu'alors suivi le parti d'Antoine, il punit
les uns et fit grâce aux autres, soit de son propre mouvement, soit en
considération de ses amis. Comme il trouva un grand nombre d'enfants de princes
et de rois élevés auprès de lui, les uns comme otages, les autres par dérision,
il renvoya ceux-ci dans leurs foyers, maria ceux-là entre eux et en retint
quelques autres. Je passerai les autres sous silence et n'en citerai que deux
par leur nom. Il livra volontairement Jopata au roi de Médie, qui, après sa
défaite, s'était réfugié près de lui; mais il refusa de remettre à Artaxès ses
frères, bien qu'il les eût réclamés, parce qu'il avait tué les Romains restés en
Arménie. Voilà ce qu'il fit à l'égard des autres peuples. Aux Égyptiens et aux
Alexandrins il accorda un pardon si complet que personne ne fut mis à mort. Il
est vrai qu'il ne crut pas convenable, attendu leur nombre et les services
rendus par eux aux Romains en maintes circonstances, de prendre à leur égard
aucune mesure de rigueur; mais il prétexta, pour les épargner, le dieu Sérapis
et Alexandre, leur fondateur; enfin Arius, leur concitoyen, qu'il avait eu pour
maître de philosophie et dans la société duquel il avait vécu. Il prononça en
grec, afin d'être compris d'eux, le discours par lequel il leur accordait le
pardon. Après cela, il visita le corps d'Alexandre, et le toucha de manière,
dit-on, à lui briser une partie du nez ; quant aux corps des Ptolémée que les
Alexandrins, dans leur empressement, voulaient lui montrer, il refusa de les
voir : « J'ai désiré voir, dit-il, un roi et non des morts. » Ce fut pour le
même motif aussi qu'il ne voulut pas se rendre auprès d'Apis, disant « Qu'il
avait coutume d'adorer des dieux et non des bœufs. »
17. A partir de ce moment, il rendit l'Égypte tributaire et en donna le
gouvernement à Cornélius Gallus. Il n'osa pas néanmoins, vu la nombreuse
population de ses villes et de son territoire, la facilité et la légèreté des
mœurs des habitants, son commerce de blés et sa richesse, non seulement la
confier à un sénateur, mais même accorder permission d'y voyager sans une
autorisation nominative émanée de lui-même. Malgré cela, il n'accorda pas aux
Égyptiens la faculté de devenir sénateurs à Rome; il ordonna que les peuples de
cette contrée se gouverneraient chacun séparément, et les Alexandrins sans
l'assistance de sénateurs, tant il condamnait leur excessive inconstance. Parmi
les institutions alors établies, les autres sont maintenant encore observées
dans toute leur force, mais il y a aujourd'hui, à Alexandrie aussi, un sénat
créé du temps de l'empereur Sévère, et dont les membres ont été pour la première
fois, sous son fils Antonin, inscrits parmi les sénateurs romains. C'est ainsi
que l'Egypte fut asservie. Tous ceux d'entre eux qui résistèrent quelque temps
furent domptés, comme la divinité le leur avait clairement montré à l'avance. En
effet, il plut non pas de l'eau seulement, dans une contrée où jamais on n'en
sentit une goutte, mais même du sang. Ces pluies tombèrent des nues et en même
temps on y vit paraître des armes. On entendit de part et d'autre des tambours
et des cymbales, ainsi que des éclats de flûtes et de trompettes; un serpent
d'une grandeur extraordinaire, qui se montra tout à-coup, poussa des sifflements
indicibles. Dans le même temps, on vit apparaître des comètes et des fantômes;
les statues des dieux prirent un air triste, Apis poussa des mugissements
plaintifs et répandit des larmes. Voilà comment les choses se passèrent. On
trouva de l'argent en grande quantité dans la demeure royale, car Cléopâtre, en
enlevant pour ainsi dire toutes les offrandes, même celles des temples les plus
saints, avait accumulé des dépouilles pour les Romains, en leur épargnant la
souillure de la profanation; une grande quantité aussi fut ramassée aux dépens
de chacun de ceux qui furent accusés d'un délit. De plus, tous ceux à qui on ne
pouvait adresser aucun reproche particulier durent donner deux douzièmes de
leurs biens. Le produit servit à payer à tous les soldats les sommes qui leur
étaient dues; ceux qui étaient alors avec César reçurent en outre deux cent
cinquante drachmes par tête pour ne pas piller la ville. Ceux qui avaient des
dettes furent dégagés de toutes, et ceux des sénateurs et des chevaliers qui
avaient pris part à la guerre obtinrent de fortes gratifications : en un mot,
ces dépouilles servirent à enrichir l'empire romain et à orner ses temples.
18. César, après avoir fait ce que je viens de dire et fondé en ce lieu, sur
le champ de bataille même, une ville à laquelle il accorda le même nom et les
mêmes jeux qu'à la précédente, nettoya plusieurs canaux, en creusa d'autres à
nouveau et mit dans toutes les autres parties l'ordre dont elles avaient besoin.
Puis il se rendit à travers la Syrie dans la province d'Asie, et y prit ses
quartiers d'hiver, réglant les affaires de chacun des peuples soumis et en même
temps celles des Parthes. En effet, à la suite de dissensions qui éclatèrent
chez ce dernier peuple, un certain Tiridate, révolté contre Phraate, non
seulement n'avait pas voulu, même après le combat naval, tant qu'Antoine tenait
encore, se joindre à aucun des deux adversaires qui sollicitaient son alliance,
mais même il ne leur avait rien répondu sinon qu'il en délibérerait, donnant
pour prétexte qu'il n'avait pas le loisir de s'occuper des affaires de l'Égypte,
et, en réalité, pour qu'ils s'épuisassent, pendant ce temps, à combattre l'un
contre l'autre. Mais, lorsqu'après la mort d'Antoine Tiridate vaincu se fut
réfugié en Syrie, lorsque, d'un autre côté, Phraate victorieux eut envoyé des
ambassadeurs à César, César fit aux ambassadeurs une réception amicale, et, sans
promettre aucun secours à Tiridate, lui permit néanmoins de vivre en Syrie : un
fils de Phraate, que ce prince lui avait remis à titre de bon office, fut emmené
à Rome et retenu comme otage.
Comment César vint à Rome et y triompha
19. Pendant ce temps et déjà auparavant, les Romains restés en Italie
rendirent une foule de décrets à l'occasion de la victoire navale. Ils
décernèrent à César le triomphe, comme s'il l'eût obtenu sur Cléopâtre, avec un
arc porte-trophée à Brindes et un autre dans le Forum Romain : ils décidèrent
encore que le seuil de la chapelle de Jules serait décoré avec les rostres des
vaisseaux capturés, qu'on y célébrerait des jeux quinquennaux, que, le jour
anniversaire de sa naissance et celui où on avait reçu la nouvelle de sa
victoire, il y aurait supplications ; qu'à son entrée dans Rome les vierges
prêtresses de Vesta, le sénat, le peuple, avec femmes et enfants, iraient
au-devant de lui. Quant aux prières, aux statues, au titre de prince et autres
honneurs de cette sorte, il est désormais superflu d'en parler. Tels furent les
décrets d'abord rendus en l'honneur de César ; de plus, les insignes d'Antoine
furent, les uns arrachés, les autres effacés ; le jour de sa naissance fut
déclaré jour néfaste, et défense fut faite à aucun de ses parents de porter le
prénom de Marcus. Mais quand on apprit qu'Antoine était mort (la nouvelle en
arriva dans la partie de l'année où Cicéron, fils de Cicéron, était consul, et
plusieurs crurent que les dieux n'étaient pas étrangers à cette coïncidence,
attendu qu'Antoine avait, plus que tout autre, contribué à la mort du père du
consul), on décréta en outre en l'honneur de César des couronnes et plusieurs
jours de supplications, et on voulut qu'il triomphât une seconde fois, en
apparence des Egyptiens, car ni Antoine, ni les autres Romains vaincus avec lui,
ne furent nommés ni précédemment ni alors, comme si l'on devait célébrer des
fêtes à cause de ces événements; que le jour de la prise d'Alexandrie serait
répute jour heureux et servirait désormais de point de départ pour la
supputation des années de l'empire romain : on arrêta que César aurait à vie la
puissance tribunitienne, qu'il protégerait ceux qui recourraient à son
intercession et dans l'enceinte du Pomoerium et au dehors jusqu'à la distance de
huit demi-stades, puissance que n'avait aucun des tribuns; qu'il jugerait les
appels, et que, dans tous les tribunaux, son suffrage serait comme celui de
Minerve ; que les prêtres et les prêtresses, dans leurs prières pour le peuple
et pour le sénat, prieraient également pour lui ; que, dans les banquets, non
seulement publics, mais même particuliers, tout le monde ferait des libations en
son honneur. Telles furent les décisions prises alors.
20. César étant consul pour la cinquième fois avec Sextus Apuléius, tous ses
actes furent confirmés par serment au commencement de janvier; puis, quand
arrivèrent les lettres relatives aux Parthes, on établit qu'il serait inscrit
dans les hymnes à côté des dieux, qu'une tribu serait, de son nom, appelée
Julia, que, dans tous les jeux, il ferait usage de la couronne triomphale, que
les sénateurs qui avaient vaincu avec lui l'accompagneraient en laticlave pour
former son cortège, que le jour de son entrée dans Rome serait célébré par des
sacrifices du peuple entier et à jamais regardé comme sacré, enfin qu'il élirait
des prêtres hors nombre tant et toutes fois qu'il lui plairait; transmis par
lui, ce droit d'élection est appliqué avec si peu de mesure, qu'il n'y a plus
aucune nécessité pour moi de mentionner exactement le nombre des prêtres. César
donc accepta ces honneurs à l'exception de quelques-uns ; quant à ce qui avait
été ordonné, que tous les citoyens en corps iraient à sa rencontre,. il demanda
expressément que cela n'eût pas lieu. Une joie cependant surpassa celle que lui
causèrent tous les décrets : on ferma les portes de Janus, en signe que toutes
les guerres étaient finies, et on prit l'augure du salut, car on l'avait
jusqu'alors abandonné pour les motifs que j'ai dits. En effet, il y avait encore
en armes les Trévires qui avaient entraîné les Celtes dans leur mouvement, les
Cantabres, les Vaccéens et les Astures; les uns furent soumis par Taurus
Statilius, les autres par Gallus Nonius : néanmoins des troubles fréquents
éclataient successivement chez chacun de ces peuples. Mais, comme ils ne firent
rien de grand, on ne crut pas être alors en guerre, et, pour ma part, je n'ai à
raconter rien de remarquable à se sujet. César, pendant ce temps, entre autres
choses qu'il régla, permit d'ériger à Ephèse et à Nicée des temples entourés
d'une enceinte sacrée en l'honneur de Rome et de son père César qu'il nomma
héros Jules ; ces villes passaient alors pour les plus illustres de l'Asie et de
la Bithynie. César enjoignit aux Romains qui y étaient établis d'honorer ces
deux divinités, et accorda aux étrangers, qu'il désigna du nom de Grecs, de lui
consacrer à lui-même certaines enceintes, les Asiatiques à Pergame et les
Bithyniens à Nicomédie. De là cet usage se perpétua sous les empereurs, non
seulement chez les peuples d'origine grecque, mais chez tous ceux qui obéissent
aux Romains. Dans Rome elle-même et dans le reste de l'Italie, il n'y eut
personne, quelque considérable qu'il fût, qui osât le faire, et cependant,
lorsqu'ils ont quitté la vie, ceux qui ont bien régné y sont l'objet d'autres
honneurs qui les égalent aux dieux, et on leur élève des sanctuaires. Ces choses
eurent lieu l'hiver, et les Pergaméniens aussi reçurent l'autorisation de
célébrer les jeux appelés Sacrés, en l'honneur du temple de César.
21. L'été, César passa en Grèce et en Italie ; à l'occasion de son arrivée à
Rome, les citoyens offrirent, comme il a été dit, des sacrifices, ainsi que le
consul Valérius Potitus, car cette année-là tout entière, ainsi que les deux
précédentes, César fut consul, et Potitus succédait à Sextus. Potitus donc
offrit, au nom de l'État, à l'occasion de l'arrivée de César, pour le salut du
peuple et pour celui du sénat, un sacrifice de taureaux, ce qui ne s'était
jamais fait auparavant sous aucun autre consul. Après cela, César distribua des
éloges et des honneurs à ses lieutenants : Agrippa, entre autres distinctions,
fut récompensé d'un étendard couleur de mer en souvenir de sa victoire navale;
les soldats aussi reçurent des dons, le peuple eut une distribution d'environ
cent drachmes : d'abord les hommes faits, puis les enfants, à cause de
Marcellus, son neveu. De plus, comme. non content de refuser l'or coronaire des
villes de l'Italie, il paya toutes les sommes qu'il devait sans réclamer celles
qui lui étaient dues à lui-même, ainsi qu'il a été dit, les Romains oublièrent
tous leurs malheurs et virent avec plaisir son triomphe, comme si ceux qu'il
avait vaincus étaient, tous sans exception, des étrangers; car il circula dans
toutes les parties de la ville une telle quantité d'argent que les propriétés
augmentèrent de prix et que les intérêts, qu'on payait volontiers une drachme
auparavant, descendirent au tiers de la drachme. César, le premier jour, fêta
ses victoires sur les Pannoniens et les Dalmates, sur la Iapydie et les
peuplades voisines, sur des peuplades celtes et gauloises. C. Carinas, en effet,
dompta les Morins et quelques autres qui avaient pris part à leur soulèvement,
et repoussa les Suèves qui avaient passé le Rhin à main armée : ces exploits lui
valurent le triomphe, bien que, son père ayant été mis à mort par Sylla, il eût
été, avec ses pareils, déclaré incapable d'exercer jamais aucune charge; César
prit part au même triomphe, parce que l'honneur de la victoire remontait de
droit à son autorité suprême. Tel fut donc, le premier jour, l'objet de la fête;
le second, ce fut la victoire navale d'Actium, et le troisième, la soumission de
l'Égypte. La pompe des autres triomphes fut rehaussée par les dépouilles de ce
pays (on en avait assez ramassé pour suffire à tous); mais le plus somptueux et
le plus remarquable fut le triomphe sur l'Égypte. On y porta, entre autres
objets, Cléopâtre sur un lit, dans une attitude qui imitait celle de sa mort, en
sorte qu'elle aussi, on la voyait, avec les autres captifs, avec Alexandre
Hélios et Cléopâtre Séléné, ses enfants, figurer, pour ainsi dire, dans cette
pompe. Ensuite César, s'étant avancé sur son char à la suite de tous ces divers
objets, s'acquitta des cérémonies prescrites par la loi, mais il laissa de côté
le consul son collègue et le reste des magistrats qui, contrairement à l'usage
établi, le suivaient avec les autres sénateurs compagnons de sa victoire : la
coutume, en effet, voulait que les premiers marchassent en tête et les seconds à
la suite du cortège.
Comment fut dédiée la curie Julia
22. Après avoir accompli ces divers actes, il fit la dédicace du temple de
Minerve, de celui qu'on nommait le Chalcidicum, et de la curie Julia érigée en
l'honneur de son père. Il y plaça la statue de la Victoire, qui y est encore
aujourd'hui, pour montrer, vraisemblablement, que c'était d'elle qu'il tenait
son autorité. Cette statue appartenait aux Tarentins ; transportée de chez eux à
Rome, elle fut érigée dans le sénat et décorée des dépouilles de l'Égypte. Ces
dépouilles furent aussi un des ornements de la chapelle de Jules, dont la
consécration eut lieu alors : on y suspendit un grand nombre d'offrandes, et on
en dédia de nouvelles à Jupiter Capitolin, à Junon et à Minerve, attendu que
toutes celles qui, auparavant, passaient pour leur avoir été consacrées, ou qui,
même en ce moment encore, leur étaient consacrées, furent alors enlevées en
vertu d'un sénatus-consulte, comme si elles eussent été souillées. C'est ainsi
que Cléopâtre, bien que vaincue et captive, fut néanmoins glorifiée, parce que
ses ornements sont consacrés dans nos temples et qu'on la voit elle-même
représentée en or dans le temple de Vénus. La consécration de la chapelle fut
accompagnée de jeux de toute espèce : les enfants patriciens exécutèrent la
cavalcade troyenne; des hommes du même rang luttèrent les uns contre les autres
sur des chevaux de selle, sur des chars à deux et à quatre chevaux ; un certain
C. Vitellius, membre du sénat, se fit gladiateur. Une multitude de bêtes féroces
et d'animaux divers furent égorgés, entre autres un rhinocéros et un
hippopotame, qu'on vit alors à Rome pour la première fois. Beaucoup ont
rapporté, beaucoup plus encore ont vu quel animal est l'hippopotame; quant au
rhinocéros, il ressemble assez à l'éléphant, si ce n'est qu'il a sur le nez une
corne d'où lui vient son nom. Ces animaux furent donc produits dans les jeux; de
plus, des troupes de Daces et de Suèves combattirent les unes contre les autres.
Les derniers appartiennent en quelque sorte aux Celtes, et les premiers aux
Scythes : ceux-ci habitent, à proprement parler, au-delà du Rhin (car beaucoup
d'autres parmi ces peuples s'attribuent le nom de Suèves); ceux-là, les deux
rives de l'Ister; mais les uns, attendu qu'ils ont leur demeure en deçà du
fleuve, tout près des Triballes, font partie de la préfecture de Mysie, et sont
appelés Mysiens, excepté par les peuples tout à fait voisins : ceux qui viennent
à leur suite se nomment Daces, ou Gètes, ou Thraces, car la race dacique avait
autrefois établi des colonies dans les environs du Rhodope. Or, ces Daces
avaient, antérieurement à cette époque, envoyé une ambassade à César; mais,
n'ayant obtenu aucune de leurs demandes, ils penchèrent vers Antoine, sans lui
être, cependant, d'une grande utilité, attendu les séditions intestines
auxquelles ils étaient en proie ; plusieurs ayant été, à la suite de cela, faits
prisonniers, furent mis aux prises avec les Suèves. Les spectacles, on le pense
bien, durèrent plusieurs jouis; une maladie même de César n'y apporta aucune
interruption, d'autres les présidèrent en son absence. Pendant leur durée, les
sénateurs célébrèrent, chacun son tour, un banquet sous le vestibule de leurs
maisons; j'ignore le motif qui les y engagea, car la tradition ne dit rien sur
ce point. Voilà comment les choses se passèrent alors.
Comment la Mysie fut subjuguée
23. César était encore consul pour la quatrième fois, quand Statilius Taurus
fit construire, à ses propres frais, dans le champ de Mars, un théâtre en pierre
destiné à donner des chasses, et l'inaugura par un combat de gladiateurs,
munificence qui lui valut de la part du peuple le droit de nommer, chaque année,
un des préteurs. Dans le même temps que ces choses se passaient, M. Crassus,
envoyé en Macédonie et en Grèce, fit la guerre aux Daces et aux Bastarnes. Le
caractère du premier de ces peuples et les motifs de la guerre qu'on lui fit ont
été dits plus haut. Quant aux Bastarnes, ils sont justement rangés au nombre des
Scythes; passant alors l'Ister, ils soumirent la partie de la Mysie située en
face d'eux, ensuite les Triballes, limitrophes de cette contrée, et les
Dardaniens qui habitent le pays des premiers. Tant qu'ils ne firent que cela,
ils n'eurent aucune affaire avec les Romains; mais, quand ils franchirent l'Hémus
et firent des incursions dans la Thrace des Denthélètes, alliée de Rome,
Crassus, un peu pour défendre Sitas, roi des Denthélètes, qui était aveugle,
mais surtout parce qu'il craignait pour la Macédoine, marcha contre eux : la
terreur dont les frappa son arrivée suffit pour leur faire évacuer la contrée.
Tout en les poursuivant, après ce succès, pendant qu'ils se retiraient dans leur
pays, il s'empara de la partie appelée la Ségétique, et se jeta sur la Mysie,
dont il ravagea le territoire : son avant-garde éprouva un échec sous les murs
d'une place qu'il attaquait : les Mysiens, qui crurent que ces éclaireurs
étaient seuls, avaient fait une sortie; mais, étant venu à son secours avec le
reste de l'armée, il tailla l'ennemi en pièces et emporta la ville à la suite
d'un siège.
24. Tandis qu'il était ainsi occupé, les Bastarnes cessèrent de fuir et
s'arrêtèrent sur les bords du fleuve Cédrus, observant l'issue de la lutte. Mais
quand, après avoir vaincu les Mysiens, Crassus marcha contre eux à leur tour,
ils lui envoyèrent des ambassadeurs, le priant de ne point les poursuivre,
attendu, disaient-ils, qu'ils n'avaient fait aucun mal aux Romains. Crassus,
retenant ces ambassadeurs, sous prétexte de leur donner sa réponse le lendemain,
les traita du reste avec bonté, mais les enivra, de façon à savoir d'eux tous
les projets de leur nation; car toutes les races scythes ont pour le vin une
passion sans borne, et elles en sont vite rassasiées. Crassus, pendant ce temps,
s'étant, la nuit, approché d'une forêt au-devant de laquelle il plaça des
éclaireurs, fit reposer son armée ; les Bastarnes, dans la persuasion que ces
éclaireurs étaient seuls, ayant fondu sur eux et les ayant suivis dans leur
retraite jusque dans les fourrés, perdirent beaucoup de monde, là et dans leur
fuite ; car ils furent arrêtés par leurs chariots placés derrière eux, et, de
plus, en voulant sauver leurs femmes et leurs enfants, ils essuyèrent un échec.
Crassus tua lui-même leur roi Deldon, et il aurait suspendu ses dépouilles comme
dépouilles opimes dans le temple de Jupiter Férétrien, s'il eût commandé en
chef. Voilà comment les choses se passèrent. Quant au reste des barbares, les
uns, réfugiés dans un bois sacré, y furent enveloppés dans l'incendie de ce
bois, les autres, s'étant élancés dans la ville, furent pris ; d'autres périrent
en tombant dans l'Ister, d'autres en errant dans le pays. Quelques-uns, qui
échappèrent à cette défaite, s'étant emparés d'une position forte, soutinrent
contre Crassus un siège de plusieurs jours; mais, secouru ensuite par Rholès,
roi de certaines peuplades gètes, Crassus ne tarda pas à s'en rendre maître.
Alors Rholès, étant allé trouver César, reçut de lui, à cause de cette
assistance, le titre d'ami et d'allié; les captifs furent partagés entre les
soldats.
25. Après ces exploits, Crassus tourna ses armes contre les Mysiens, et,
partie persuasion, partie frayeur, partie force ouverte, il les subjugua tous
non sans peine et sans danger, à l'exception d'un très petit nombre. Alors
(c'était l'hiver) il se retira dans un pays ami, après avoir beaucoup souffert
du froid et beaucoup plus encore des Thraces, à travers lesquels il revint comme
à travers un peuple ami; c'est ce qui lui inspira la résolution de s'en tenir
aux exploits accomplis. En effet, des supplications et le triomphe avaient été
décernés non seulement à César, mais à Crassus aussi ; néanmoins il ne reçut
pas, au dire des historiens, le titre d'imperator, César seul le prit. Cependant
les Bastarnes, affligés de leurs défaites et instruits qu'il ne marcherait plus
contre eux, ayant tourné de nouveau leurs efforts contre les Denthélètes et
contre Sita, l'auteur principal, suivant eux, de leurs maux, Crassus sortit,
bien que malgré lui, de son repos; puis, s'avançant en diligence, il tomba sur
eux inopinément, et, les ayant vaincus, leur imposa les conditions qu'il voulut.
Une fois qu'il eut de nouveau touché les armes, il conçut le désir de se venger
des Thraces qui l'avaient inquiété à son retour de Mysie; on annonçait
d'ailleurs qu'ils fortifiaient leurs places et se disposaient à la guerre. Après
avoir écrasé deux peuples de cette race, les Merdes et les Serdes, dans
plusieurs batailles, et coupé les mains aux captifs, il parvint, non sans peine,
mais enfin il parvint à les subjuguer ; il fit des incursions dans le reste du
pays, excepté le territoire des Odryses. Il fit grâce à ce peuple, parce qu'il
est attaché au culte de Bacchus, et qu'alors il vint à sa rencontre sans armes ;
il lui fit don du pays dans lequel ils honorent ce dieu, après en avoir
dépouillé les Besses qui le possédaient.
26. Tandis qu'il était ainsi occupé, Rholès, en guerre avec Dapyx, roi,
comme lui, de quelques peuples gètes, l'appela à son aide : Crassus vint le
secourir, culbuta la cavalerie ennemie sur l'infanterie, et, remplissant par là
les fantassins eux-mêmes d'épouvante, il n'eut plus de combat à livrer et fit un
grand carnage des fuyards, cavaliers et fantassins. Dapyx s'étant, à la suite de
cette déroute, réfugié dans un château fort, Crassus vint l'y assiéger. Un des
hommes enfermés dans la ville, l'ayant salué en grec du haut des murs, entra en
pourparler avec lui, et convint de lui livrer la place. Ainsi pris, les barbares
s'élancèrent les uns contre les autres, et Dapyx mourut avec un grand nombre des
siens. Crassus, cependant, ayant pris vif le frère de Dapyx, non seulement ne
lui fit aucun mal, mais même lui rendit la liberté. Ces choses faites, il marcha
sur la caverne appelée Cira. Car dans cette caverne, si grande et à la fois si
forte que, selon la Fable, les Titans, vaincus par les dieux, y trouvèrent un
refuge, les habitants du pays, qui s'en étaient emparés en grand nombre, avaient
transporté leurs objets les plus précieux et tous leurs troupeaux. Crassus, en
ayant cherché les ouvertures, ouvertures tortueuses et difficiles à trouver, les
boucha et vint ainsi à bout de leur résistance par la famine. Comme ces
expéditions lui avaient réussi, il ne ménagea plus aucun des autres peuples
gètes, bien qu'ils n'eussent aucun lien avec Dapyx; il marcha sur Génucla, le
rempart le plus solide de l'empire de Zyraxès, parce qu'il avait entendu dire
que là étaient les enseignes enlevées à Caius Antoine, près d'Istria, par les
Bastarnes; et quoiqu'il l'attaquât à la fois par terre et par l'Ister (elle
était bâtie sur l'eau), il lui fallut, bien que Zyraxès fût absent, non beaucoup
de temps, mais beaucoup de peine pour l'emporter. Zyraxès, en effet, aussitôt
qu'il fut instruit de la marche de Crassus, s'était embarqué, avec de fortes
sommes, pour aller chez les Scythes solliciter leur alliance; l'événement
devança son retour.
27. Tels furent les exploits de Crassus chez les Gètes. Ceux des Mysiens
soumis qui s'étaient soulevés furent reconquis par ses lieutenants; quant aux
Artacéens et à quelques autres, qui, pour n'avoir jamais été subjugués et
n'avoir pas voulu se livrer à lui, se montraient orgueilleux de cette résistance
et excitaient les autres à la haine et à la révolte, il marcha contre eux en
personne, et, partie par force, après une défense énergique, partie aussi par
crainte pour ceux des leurs qui étaient captifs, les réduisit sous sa puissance.
Ces événements eurent lieu à une époque postérieure. Je rapporte et les faits,
et même les noms, tels qu'ils furent transmis par la tradition. Autrefois, en
effet, Mysiens et Gètes habitaient tous le pays situé entre l'Hémus et l'Ister ;
dans la suite du temps, quelques-uns d'entre eux changèrent de nom; puis le nom
de Mysie fut le nom qui prévalut pour toute la partie que le Savus, eu se jetant
dans l'Ister au-dessus de la Dalmatie et au-dessus de la Macédoine et de la
Thrace, sépare de la Pannonie. Parmi beaucoup d'autres peuplades, il y a chez
eux celles qu'on appelait autrefois les Triballes et celles qu'on appelle encore
aujourd'hui les Dardaniens.