Comment César et Antoine commencèrent à se faire mutuellement la guerre
1.
Le peuple romain avait perdu le gouvernement populaire, sans être
tombé cependant sous un gouvernement purement monarchique : Antoine et César
administraient les affaires sur le pied de l'égalité, bien qu'ils se fussent
partagé au sort la plus grande partie de l'empire et que le reste passât pour
être commun; car, en réalité, chacun d'eux cherchait, pour son compte personnel,
les moyens de prévaloir sur son rival. Mais ensuite, lorsque Sextus fut mort,
que l'Arménien fut pris, que les nations qui avaient fait la guerre à César
furent pacifiées et que le Parthe ne remua plus, les deux concurrents se
tournèrent l'un contre l'autre, et le peuple fut ouvertement réduit en
servitude. Or, voici quelles furent les causes et les prétextes de la guerre.
Antoine reprochait à César d'avoir destitué Lépidus dont il s'était, disait-il,
approprié le territoire ainsi que son armée et celle de Sextus, armées qui
auraient dû être partagées entre eux deux; il en réclamait la moitié avec celle
des soldats levés en Italie, moitié à laquelle ils avaient droit l'un comme
l'autre. César, de son côté, reprochait à Antoine, entre autres griefs, de
posséder l'Egypte sans que le sort en eût décidé; d'avoir fait mettre à mort
Sextus à qui il eût, disait-il, volontiers pardonné; d'avoir, en se saisissant
de la personne de l'Arménien et en le jetant dans les fers, imprimé, par cet
acte de perfidie, une tache au peuple romain; il réclamait de lui, à son tour,
la moitié des dépouilles, et, par-dessus tout, il lui reprochait Cléopâtre, les
enfants qu'il avait d'elle et qu'il élevait, les dons qu'il leur avait faits, et
principalement le nom de Césarion donné au fils de cette femme et son intrusion
dans la famille de César.
2. Voilà ce que, de part et d'autre, ils se reprochaient et ce qu'ils se
répondaient, tant en particulier qu'en public, César dans ses paroles, Antoine
dans ses lettres. C'était là aussi un prétexte de s'envoyer l'un à l'autre à
tout instant des députés, pour faire semblant d'avoir chacun les motifs les plus
légitimes qui se puissent imaginer d'accuser son rival, et aussi pour
s'espionner mutuellement. Ils ne laissaient pas cependant de ramasser de
l'argent comme s'il s'agissait de toute autre chose, et de faire des préparatifs
comme pour une guerre étrangère : cela dura jusqu'au moment où Cn. Domitius et
C. Sossius, tous les deux partisans d'Antoine, prirent possession du consulat.
Alors il n'y eut plus de mystère, ce fut une guerre ouverte. Voici comment la
chose arriva. Domitius, éprouvé par de nombreux malheurs, ne tenta rien
ostensiblement; mais Sossius, qui n'avait pas connu l'infortune, se répandit,
dès le jour même des calendes, en éloges pour Antoine et en blâmes pour César.
Il eût même fait rendre immédiatement un décret contre lui sans Nonius Balbus,
tribun du peuple, qui l'en empêcha. César, en effet, qui soupçonnait les
intentions du consul et ne voulait ni fermer les yeux, ni, d'un autre côté, s'il
cherchait à s'y opposer, paraître commencer la guerre, s'abstint de venir au
sénat et ne demeura plus à Rome ; il imagina un prétexte de s'absenter, tant
pour ce motif que pour mieux pouvoir, en réfléchissant à loisir sur les
nouvelles qui lui parvenaient, prendre conseil des circonstances : à son retour,
il assembla le sénat, entouré d'une garde de soldats et d'amis portant des
poignards cachés, et là, au milieu des consuls, assis sur une chaise curule,
sans quitter sa place, il s'exprima en termes modérés sur lui-même, s'étendit
sur ses griefs contre Sossius et contre Antoine. Comme personne, même l'un ou
l'autre des consuls, n'osa élever la voix, il fixa un nouveau jour de réunion,
afin de convaincre, par des pièces écrites, Antoine de ses torts. Les consuls,
n'ayant pas le courage de lui répondre et ne supportant pas de garder le
silence, quittèrent secrètement la ville avant la réunion, et allèrent ensuite
rejoindre Antoine : ils furent suivis d'un assez grand nombre de sénateurs.
César, à cette nouvelle, pour éviter que leur désertion ne parût le résultat
d'une injure de sa part, dit qu'il les aurait laissés librement partir, et qu'il
permettait à quiconque le voulait de se rendre impunément auprès d'Antoine.
3. Au reste, il trouva une compensation à ce départ dans plusieurs
personnages qui abandonnèrent Antoine pour s'attacher à lui, entre autres dans
Titius et dans Plancus, qui jouissaient de la plus grande considération auprès
de son rival, dont ils connaissaient tous les secrets. En effet, lorsqu'après
cette conduite des consuls et malgré leur absence, César eut convoqué le sénat,
où il lut et dit ce qu'il lui plut; et qu'Antoine, de son côté, informé de ce
qui se passait, eut réuni une sorte de sénat composé des membres présents, sénat
au sein duquel, après bien des discours dans l'un et l'autre sens, il accepta
les conséquences de la guerre et répudia Octavie, Titius et Plancus, soit par
mécontentement de cette résolution, soit aussi en haine de Cléopâtre, changèrent
de parti. César, qui les accueillit avec empressement, connut par eux, entre
autres choses, tous les actes et tous les desseins d'Antoine, les dispositions
de son testament et celui qui en était le dépositaire : Titius et Plancus y
avaient apposé leur cachet. Plus vivement irrité encore par ces révélations, il
n'hésita ni à chercher ce testament, ni à s'en saisir, ni à l'apporter dans le
sénat, à qui il en donna lecture, et ensuite dans l'assemblée du peuple. Les
dispositions de ce testament étaient de nature à mettre César hors de cause,
malgré tout ce qu'il y avait d'illégal dans cette manière d'agir. Antoine, en
effet, y déclarait que Césarion était véritablement fils de César; il faisait
aux enfants qu'il avait eus de l'Égyptienne des dons exagérés, et ordonnait que
son corps fût enseveli à Alexandrie avec celui de cette femme.
4. La colère que souleva cette révélation servit à confirmer la vérité des
bruits répandus sur le reste de la conduite d'Antoine, bruits d'après lesquels,
s'il avait l'avantage, il devait donner Rome à Cléopâtre et transporter en
Égypte le siège de l'empire. L'indignation fut telle que, non seulement les
adversaires d'Antoine ou ceux qui flottaient indécis, mais même ses plus grands
amis, le blâmèrent fortement ; car, frappés d'étonnement à cette lecture et
voulant prévenir les soupçons de César, ils tenaient le même langage que les
autres. On retira donc à Antoine le consulat, pour lequel il était désigné, et
tous ses autres pouvoirs; on évita, en apparence, de le déclarer ennemi public
par crainte de ceux qui l'entouraient, et qu'il aurait fallu traiter aussi en
ennemis dans le cas où ils ne l'auraient pas quitté; mais, en réalité, ce
n'était rien moins que cela qu'on lui signifiait. On décréta l'impunité et des
éloges à ceux qui abandonneraient son parti, et on déclara ouvertement la guerre
à Cléopâtre ; en outre, on changea d'habit, comme si la guerre était déjà
commencée, et on alla au temple de Bellone pour y accomplir, par le ministère de
César, comme par celui d'un fécial, toutes les cérémonies prescrites par les
lois avant la guerre. Toutes ces mesures étaient, en paroles, dirigées contre
Cléopâtre, mais, en réalité, elles l'étaient aussi contre Antoine.
5. Cléopâtre, en effet, l'avait asservi au point de lui faire accepter la
charge de gymnasiarque chez les Alexandrins et de se faire appeler par lui reine
et maîtresse, d'avoir des soldats romains dans sa garde et de voir son nom gravé
sur les boucliers de tous les soldats. Elle se rendait avec Antoine au Forum,
s'occupait avec lui des jeux publics, examinait avec lui les causes, et
chevauchait avec lui à travers les villes; ou bien encore, on la portait sur une
sorte de chaise curule, tandis qu'Antoine suivait à pied derrière elle avec les
eunuques. Il donnait aussi à son prétoire le nom d'habitation royale, parfois
même il se ceignait d'un cimeterre; d'autres fois, il revêtait un costume
étranger et se laissait voir, même en public, sur un lit enrichi d'or et
semblable à une chaise curule. Il se faisait représenter avec elle dans des
tableaux et des statues, lui, sous les traits d'Osiris et de Dionysos; elle,
sous ceux de la Lune et d'Isis. Ce fut là surtout ce qui autorisa la croyance
qu'elle avait troublé sa raison par un charme magique. Car ce n'était pas
seulement Antoine, mais tous ceux qui avaient quelque pouvoir auprès de lui,
qu'elle avait ensorcelés et enchaînés au point que, pour elle, le serment le
plus grand, quand elle affirmait quelque chose, était de jurer par la justice
qu'elle rendrait prochainement au Capitole.
6. Tels furent les motifs pour lesquels on décréta la guerre contre
Cléopâtre ; quant à Antoine, on ne lui fit aucune déclaration de ce genre : on
était d'ailleurs bien convaincu que, même sans cela, il prendrait, de son propre
mouvement, sa part de la guerre (il n'avait, en effet, nulle intention
d'abandonner cette femme pour embrasser le parti de César), et on voulait avoir
à lui reprocher une lutte volontairement entreprise par lui en faveur de
l'Égyptienne contre sa patrie, sans que ses concitoyens lui eussent causé, comme
simple particulier, aucun ennui. Dans les deux partis, on procédait activement
de toute part aux enrôlements, on ramassait de l'argent et on réunissait en hâte
tout ce qui sert à la guerre. Les préparatifs étaient bien plus considérables
que ceux qui s'étaient faits précédemment, tant de peuples prêtaient leur
concours pour cette guerre. César avait pour lui l'Italie (toutes les colonies,
même celles qu'Antoine avait fondées : les unes effrayées du petit nombre de
leurs habitants, les autres gagnées par des bienfaits, embrassèrent la cause de
César, qui, entre autres moyens, reconstitua la colonie de Bononia, afin d'être
considéré comme son fondateur) ; l'Italie, dis-je, la Gaule, l'Espagne,
l'Illyrie, la Libye, tant la partie déjà soumise auparavant à l'obéissance de
Rome, à l'exception de la Cyrénaïque, que celle où avaient régné Bogud et
Bocchus ; la Sardaigne, la Sicile et les autres îles voisines des continents qui
viennent d'être nommés, combattaient pour lui. Antoine, de son côté, avait tous
les pays sujets de Rome sur le continent asiatique et en Thrace, la Grèce, la
Macédoine, les Égyptiens et les Cyrénéens, avec les peuples voisins et les
insulaires qui habitent aux environs, tous les rois et tous les princes, pour
ainsi dire, qui touchaient à la partie de l'empire romain alors sous son
commandement, se joignirent à lui soit en personne, soit par des lieutenants.
Les deux rivaux étaient animés d'une telle ardeur que, pour s'assurer ces
secours, ils allèrent jusqu'à demander, l'un et l'autre, un serment à leurs
alliés respectifs.
7. Voilà donc quelles étaient leurs forces. Antoine jura publiquement à ses
soldats qu'il ferait une guerre à outrance et qu'il se dépouillerait de son
commandement deux mois après la victoire et remettrait l'autorité tout entière
entre les mains du sénat et du peuple ; on eut même de la peine à lui faire
promettre de n'accomplir cette promesse qu'au bout de six mois, afin d'avoir le
temps de mettre ordre aux affaires. Bien que n'ayant nulle intention de rien
tenir, Antoine ne laissait pas de mettre en avant ces promesses, comme s'il ne
pouvait manquer d'être vainqueur. Il se voyait le plus fort par le nombre, et il
espérait affaiblir ses adversaires par la corruption. Aussi s'efforça-t-il, en
envoyant partout de l'or en Italie, et jusque dans Rome, d'exciter çà et là des
soulèvements et de s'attacher les populations. Ce fut pour César une raison
d'exercer une surveillance plus active et de distribuer de l'argent à ses
soldats.
8. Pendant qu'ils poussaient leurs préparatifs avec cette ardeur, maintes
rumeurs diverses circulaient parmi les hommes, et les dieux annonçaient l'avenir
par maints présages sur lesquels on ne pouvait se tromper. Ainsi, un singe,
entré dans le temple de Cérès au moment d'un sacrifice, bouleversa tout dans
l'intérieur; un hibou s'envola d'abord sur le temple de la Concorde, puis sur
tous les autres édifices, pour ainsi dire, les plus saints, et finit, après
avoir été partout chassé, par aller se poser sur le temple du Génie du Peuple,
sans qu'on pût ni le prendre ni le déloger que le soir et fort tard. Au cirque,
le brancard de Jupiter se brisa dans les jeux Romains; un flambeau, pendant
plusieurs jours, parcourut les airs suspendu au-dessus de la mer de Grèce. Il y
eut aussi des accidents tellement nombreux causés par un vent de tempête qu'un
trophée, élevé sur l'Aventin, fut renversé, qu'une statue de la Victoire tomba
de la scène du théâtre, et que le Pont de bois fut entièrement brisé ; de plus,
le feu exerça beaucoup de ravages, il s'élança de l'Etna en abondance et
occasionna des dégâts dans les villes et dans les campagnes. La vue et la
nouvelle de ces prodiges rappelèrent aux Romains ce qu'un serpent leur avait
prédit pour le temps présent : peu de temps auparavant, en effet, en Étrurie, un
serpent à deux têtes, long de quatre-vingt-cinq pieds, se montra tout à coup et
fut, après avoir causé des maux sans nombre, frappé de la foudre. C'étaient là
des présages s'adressant au peuple tout entier. Des deux côtés, en effet, les
combattants étaient Romains pareillement; beaucoup devaient, de part et d'autre,
périr sur le moment, et tous ceux qui survivraient être ensuite sous la
domination du vainqueur. Quant à Antoine, les enfants de Rome lui prédirent sa
défaite : partagés en deux troupes, sans aucun ordre, et se donnant, les uns, le
nom d'Antoniens, les autres celui de Césariens, ils eurent, pendant deux jours,
une mêlée à la suite de laquelle furent vaincus ceux qui portaient le nom
d'Antoine; sa perte même fut annoncée par une statue de lui sur le mont Albain,
placée auprès de celle de Jupiter, statue qui, bien que faite de pierre,
répandit du sang en abondance.
9. Tous étaient dans la même attente des événements ; néanmoins, il n'y eut
rien de plus, cette année. César, en effet, retenu en Italie, entre autres
raisons, par l'argent qu'il savait avoir été envoyé par Antoine, ne put marcher
contre lui avant l'hiver. Quant à Antoine, il s'avança comme s'il eût eu
intention de faire la guerre en Italie sans y être attendu ; mais, arrivé à
Corcyre, et instruit que les vaisseaux envoyés en avant pour le surveiller
étaient à l'ancre près des monts Cérauniens, il crut que César y était arrivé
avec toute sa flotte, et, au lieu d'aller plus loin, il revint dans le
Péloponnèse (on était déjà au sortir de l'automne) hiverner à Patra; il dispersa
de tous côtés ses soldats pour garder le pays et pour se procurer plus aisément
des vivres. Sur ces entrefaites, il y eut, dans les deux partis, des sénateurs
et d'autres citoyens qui abandonnèrent volontairement l'un des deux adversaires
pour s'attacher à l'autre : un espion, L. Mésius, fut pris par César, qui, bien
que ce Mésius fût un des prisonniers faits autrefois à Péruse, le relâcha après
lui avoir montré toute son armée. César, en outre, écrivit à Antoine qu'il eût
ou à s'éloigner de la mer de l'espace qu'un cheval parcourt en un jour, et à lui
permettre, à lui et à ses vaisseaux, de s'avancer sans crainte à sa rencontre,
avec condition d'engager ensemble le combat dans l'espace de cinq jours, ou
d'avoir à passer lui-même en Italie aux mêmes conditions. Ce n'était pas que,
dans sa pensée, rien de cela dût avoir lieu (Antoine rit beaucoup de cette
demande : « Qui sera, dit-il, le juge des transgressions? »), mais il espérait
par là donner de la hardiesse à ses soldats et frapper ses adversaires
d'épouvante.
10. Les consuls pour l'année suivante étaient César et Antoine, désignés dès
l'époque où les triumvirs avaient, en une seule fois, réglé les charges pour
huit années, dont celle-ci était la dernière; mais, Antoine ayant été destitué,
ce fut Valérius Messala, proscrit, comme je l'ai dit, par eux, qui fut consul
avec César. Dans ce moment, un homme atteint de folie s'étant élancé sur le
théâtre pendant les jeux, prit la couronne du premier César, la posa sur sa tête
et fut mis en pièces par les assistants; un loup, subitement entré dans le
temple de la Fortune, fut pris et mis à mort dans le Cirque; un chien tua un
autre chien et le dévora. Un incendie anéantit, outre un grand nombre
d'édifices, une portion considérable du Cirque lui-même, le temple de Cérès,
avec un autre consacré à l'Espérance. Les affranchis passèrent pour avoir fait
le coup, parce qu'à tous ceux qui étaient en Italie et qui y possédaient une
propriété de cinquante mille drachmes ou plus, on avait imposé une redevance du
huitième. De là des troubles, des meurtres et des incendies en grand nombre,
dont ils furent les auteurs, désordres qui n'eurent de fin que lorsqu'on les eut
réprimés par les armes. A la suite d'une telle mesure, les hommes libres qui
avaient des possessions en Italie se tinrent tranquilles, eux aussi, par
crainte; bien qu'on eût exigé d'eux le quart de leur revenu annuel, et qu'ils
eussent intention d'exciter des mouvements en cette circonstance, ils n'osèrent
plus remuer et payèrent, quoique malgré eux, la contribution sans qu'il fit
besoin de combat. Ces faits semblèrent accuser les affranchis d'avoir mis le feu
de dessein prémédité ; du reste, la multitude même des édifices brûlés fit
compter cet incendie au nombre des prodiges les plus grands.
11. Malgré l'apparition de tels présages avant la lutte, les deux
adversaires ne furent pas effrayés et ne s'en firent pas moins la guerre ; loin
de là, ils passèrent l'hiver à s'espionner et à se causer mutuellement des
ennuis (César partit de Brindes et fit voile jusqu'à Corcyre, dans l'intention
d'attaquer à l'improviste son ennemi mouillé à Actium ; mais, surpris par une
tempête et après avoir éprouvé des avaries, il dut revenir en arrière);
néanmoins, au printemps, Antoine ne bougea pas (ses équipages, ramassis de
nations diverses, hivernant loin de lui, ne s'étaient pas exercés et étaient
encore diminués par la maladie et par les désertions; de plus, Agrippa, qui,
après avoir pris d'assaut Méthone, où il tua Bogus, explorait, sur les côtes de
Grèce, les endroits propices pour faire aborder des vaisseaux de transports et
des lieux favorables à un débarquement, ne laissait pas que de l'inquiéter
vivement) : César, de son côté, enhardi par les hésitations de son rival, et
voulant profiter au plus tôt de l'ardeur d'une armée parfaitement exercée,
préférant d'ailleurs engager la guerre en Grèce et près des possessions de son
rival, plutôt qu'en Italie, près de Rome, rassembla à Brindes tous les soldats
dont il pouvait tirer quelque utilité, ceux des sénateurs et des chevaliers qui
jouissaient de quelque influence les uns, afin de s'assurer leur concours ; les
autres, afin de les empêcher de rien tenter, s'ils restaient seuls, et, ce qui
était le plus important, afin de montrer à l'univers que la partie la plus
nombreuse et la meilleure des Romains était avec lui. Puis, après avoir enjoint
à tous d'amener un certain nombre d'esclaves et d'avoir à s'entretenir
eux-mêmes, les soldats exceptés, il traversa la mer Ionienne avec tout cet
appareil.
12. Ce ne fut ni dans le Péloponnèse ni contre Antoine qu'il mena ses
troupes, mais à Actium, où se tenait à l'ancre la plus grande partie de la
flotte de son adversaire, dans l'intention de s'en rendre maître de gré ou de
force. Pour cette raison, il y envoya son armée de terre, qui débarqua au pied
des monts Cérauniens, et, s'étant lui-même, avec ses vaisseaux, emparé de
Corcyre abandonnée de sa garnison, il vint stationner dans le port le Doux (le
nom donné à ce port vient de ce que le fleuve qui s'y jette en adoucit les
eaux), où il mouilla, et, de ce port, il fit voile pour se rendre à Actium.
Comme personne, non seulement ne venait à sa rencontre, mais même n'entrait en
pourparler avec lui, bien qu'il proposât à ses adversaires, de deux choses
l'une, une conférence ou un combat (ils refusèrent ces propositions, l'une par
défiance de lui, l'autre par crainte), il se saisit de l'endroit où est
aujourd'hui Nicopolis, et posa son camp sur une hauteur d'où la vue plongeait
également sur toute l'étendue de la mer, tant sur la partie située au dehors, du
côté de Paxos, que sur celle qui est au-dedans d'Ambracie, et sur celle du
milieu où se trouvent les ports avoisinant Nicopolis. Il fortifia cette
position, y établit des murailles qui allaient jusqu'au port extérieur appelé
Gomarus, et de là il se mit à observer Actium, qu'il tint assiégé par terre et
par mer. J'ai également entendu dire qu'il transporta par-dessus ce mur, au
moyen de peaux fraîches enduites d'huile, en guise de rouleaux, des trirèmes de
la mer extérieure dans le golfe; mais, ce que firent ces vaisseaux dans le
golfe, je n'en ai pas connaissance, et c'est pour cela que je ne saurais ajouter
foi à un récit mensonger, car ce n'était pas petite chose que de transporter sur
des peaux des trirèmes à travers un endroit si étroit et si inégal. La chose,
cependant, eut ainsi lieu, dit-on. Quant à Actium, c'est un temple d'Apollon ;
il se trouve en avant de la passe du détroit formé par le golfe d'Ambracie, en
face des ports qui avoisinent Nicopolis. Le détroit, d'une largeur uniforme,
s'étend fort loin à travers cet espace resserré; il offre, ainsi que toute la
partie qui le précède, un lieu propice pour le mouillage et pour le
stationnement des vaisseaux. Les gens d'Antoine s'étant donc à l'avance emparés
de la position, élevèrent des tours des deux côtés de la passe et en occupèrent
le milieu avec leur flotte, en sorte qu'ils pouvaient sortir et rentrer sans
danger; de plus, ils s'établirent près du temple, sur un des côtés du détroit,
dans une plaine large et unie, plus commode pour engager un combat que pour
asseoir un camp, et ce ne fut pas une des moindres causes de la maladie qui,
l'hiver, et bien plus encore l'été, sévit contre eux.
13. Pour ce qui est d'Antoine, il ne fut pas plutôt informé de l'arrivée de
César que, sans hésiter, il se rendit en diligence à Actium avec ceux qui
étaient près de lui. Il y arriva peu de temps après César, sans toutefois se
mettre immédiatement en devoir de combattre, bien que celui-ci rangeât à tout
instant son armée en ligne de bataille devant le camp ennemi, et qu'avec ses
vaisseaux, il s'avançât à la rencontre de ses adversaires, capturant leurs
transports, afin de pouvoir, avant la réunion de toutes leurs troupes, engager
l'action avec celles qui étaient alors présentes. Ce fut pour ce même motif
qu'Antoine ne voulut pas risquer le tout en une seule fois, et qu'il s'essaya
pendant plusieurs jours dans des escarmouches jusqu'au moment où ses troupes
furent réunies. Antoine, attendu surtout que César ne le pressait plus si
vivement, profita de la circonstance pour traverser le détroit, placer sou camp
à peu de distance de celui de son adversaire, le tenir assiégé des deux côtés à
la fois, en entourant le golfe de sa cavalerie. César, alors, se tint
tranquille, et, au lieu de s'exposer volontairement dorénavant à aucun péril,
envoya en Grèce et en Macédoine des émissaires pour tacher d'attirer Antoine
dans ces parages. Les émissaires suivaient leurs instructions, quand Agrippa,
faisant voile tout à coup contre Leucade, s'empara de l'île et des vaisseaux qui
s'y trouvaient, après avoir vaincu sur mer Q. Nasidius; plus tard, il se rendit
également maître de Corinthe. A la suite de ces événements, lorsque M. Titius et
Statilius Taurus eurent, dans une sortie subite, remporté un avantage sur la
cavalerie d'Antoine et amené à leur parti Philadelphe, roi de Paphlagonie;
lorsque, dans l'intervalle, Cn. Domitius, irrité contre Cléopâtre, eut passé
dans les rangs opposés (bien qu'il ne fût d'aucune utilité à César, puisqu'il
mourut, peu de temps après, de maladie, il sembla néanmoins avoir abandonné une
cause désespérée, car beaucoup d'autres imitèrent son exemple), Antoine n'eut
plus la même assurance; il soupçonna tout le monde et mit à mort, entre autres
personnes, Jamblique, roi d'une partie de l'Arabie, qu'il fit périr dans les
tourments, et un sénateur, Q. Postumius, qu'il laissa massacrer. Enfin,
craignant que Q. Dellius et Amyntas le Galate (ils avaient été envoyés en
Macédoine et en Thrace pour y lever des mercenaires) n'embrassassent aussi la
cause de César, il partit pour aller les rejoindre comme s'il eût l'intention de
leur prêter secours en cas d'attaque.
14. Sur ces entrefaites eut lieu un combat naval. Sossius, en face de qui
stationnait L. Tarésius avec un petit nombre de vaisseaux, dans l'espoir de se
signaler par quelque action d'éclat s'il avait un engagement avant l'arrivée
d'Agrippa (car c'était Agrippa qui avait le commandement en chef de la flotte),
poussa tout à coup en avant, au point du jour, à la faveur d'une forte brume
qui, dérobant à l'ennemi le nombre de ses vaisseaux, devait l'empêcher de
prendre la fuite, et, après lui avoir, dès le premier choc, fait tourner le dos,
le poursuivit sans réussir cependant à l'atteindre; car, Agrippa étant par
hasard survenu, loin de retirer aucun fruit de sa victoire, Sossius périt avec
Tarcondimotus et plusieurs autres. Antoine, à la suite de cet échec, et parce
que lui-même il avait été battu dans un combat de cavalerie contre les
avant-postes de César, résolut de ne pas garder son camp en face de lui ; et
abandonnant, la nuit, la position voisine de ses adversaires, il se retira de
l'autre côté du détroit, où était la plus grande partie de son armée. Puis,
comme, les convois n'arrivant plus, les vivres commençaient à manquer, il tint
conseil pour savoir si l'on devait, ou, en conservant la position actuelle,
risquer une bataille, ou traîner la guerre en longueur en allant camper autre
part.
Comment César vainquit Antoine à Actium
15. Après bien des avis divers, ce fut celui de Cléopâtre qui l'emporta,
avis suivant lequel on mettrait des garnisons dans les places les plus exposées,
tandis que le reste de l'armée se rendrait en Égypte avec elle et avec Antoine.
Des prodiges alarmants lui avaient suggéré cette proposition. Des hirondelles
avaient fait leur nid aux alentours de sa tente et sur le vaisseau prétorien qui
la portait; du lait et du sang avaient jailli d'un morceau de cire; les statues
que les Athéniens avaient élevées à elle et à Antoine dans leur citadelle avec
les attributs divins avaient été précipitées sur le théâtre par la foudre. Ces
prodiges et le découragement qui s'en était suivi parmi l'armée, joints à la
maladie, avaient mis la frayeur au cœur de Cléopâtre, et elle fit partager ses
craintes à Antoine. Cependant, pour ne point effrayer leurs alliés, ils
résolurent de ne partir ni en cachette ni ouvertement, comme s'ils prenaient la
fuite, mais comme des gens disposés à combattre et aussi à forcer le passage, si
on mettait obstacle à leur sortie. Choisissant donc, à la suite de cette
décision, leurs meilleurs vaisseaux, attendu que la maladie et la désertion
avaient diminué le nombre des matelots, ils mirent le feu au reste, puis, la
nuit, ils transportèrent à la dérobée sur les vaisseaux conservés tous leurs
objets les plus précieux. Quand tout fut prêt, Antoine convoqua ses soldats et
leur parla en ces termes :
16. « Soldats, les ressources qu'il était de mon devoir de me procurer pour
cette guerre, mes préparatifs les ont toutes suffisamment assurées. Vous formez
une immense multitude, l'élite et la fleur, pour ainsi dire, tant des peuples
sujets que des peuples alliés de Rome; toutes les manières de combattre, celles,
du moins, qui sont en usage chez nous, ont parmi vous des troupes qui les
représentent ; vous êtes tellement exercés, que chaque corps, à lui seul, suffit
pour effrayer. Vous voyez vous-mêmes le nombre et la force de nos vaisseaux, le
nombre et la force de nos soldats légionnaires, de nos cavaliers, de nos
frondeurs, de nos vélites, de nos archers à pied et à cheval ; armes dont la
plupart font complètement défaut à vos adversaires, ou qui, s'ils en possèdent
quelques-unes, sont bien inférieures chez eux, et pour la quantité et pour la
valeur. Ils ont peu d'argent, et encore cet argent est-il le produit d'une
contribution forcée; il ne saurait être longtemps suffisant, et il a rendu ceux
qui ont payé cette contribution plus favorables à notre cause qu'à celle des
exacteurs. Aussi la sédition s'est-elle ouvertement ajoutée à des dispositions
déjà peu bienveillantes. Notre argent, à nous, tiré de ressources immenses, n'a
causé de peine à personne et nous sera utile à tous.
17. « Avec des avantages si nombreux et si grands, je craindrais de parler
inutilement de moi en termes pompeux; mais puisqu'il y a là, aux yeux de tous
les hommes, une des choses qui donnent le plus de force dans la guerre (je veux
dire la chance, pour une armée disposée à combattre vaillamment, d'avoir à sa
tête un bon général), le besoin même des circonstances m'impose la nécessité de
vous en parler, afin que vous sachiez mieux encore que la position est telle
pour vous que, seuls et sans un bon général, vous pouvez vaincre; telle pour
moi, que je puis, seul et même avec de mauvais soldats, remporter la victoire.
Je suis parvenu à un âge où l'homme a toute la vigueur du corps et de l'esprit,
où il est également à l'abri et de la témérité de la jeunesse et de l'épuisement
de la vieillesse; à cet âge intermédiaire où il a atteint son plus haut degré de
force. En outre, mes qualités, tant celles que je tiens de la nature que celles
que je tiens de l'éducation, m'ont rendu capable de connaître ce qui est utile
et de pouvoir l'exprimer sans peine. Quant à l'expérience, qui fait paraître
même les insensés et les ignorants dignes de quelque estime, je l'ai acquise en
passant par toutes les charges civiles et militaires; car, dès ma jeunesse
jusqu'à ce jour, j'en ai constamment exercé quelqu'une sous vos yeux. Souvent
j'ai servi sous le commandement d'un autre, souvent aussi j'ai commandé; je sais
donc les devoirs de celui qui ordonne et de celui qui obéit. J'ai éprouvé la
crainte, j'ai éprouvé la confiance; c'est pour cela que j'ai contracté
l'habitude de me garder et d'une frayeur exagérée et d'une hardiesse téméraire.
J'ai eu des succès, j'ai eu des revers; ils m'ont appris à ne désespérer de
rien, à ne rien mépriser. Je parle à des hommes qui me connaissent, lorsque je
vous prends à témoin, vous qui m'entendez ; ce n'est pas forfanterie de ma part
(il suffit pour ma gloire que vous en ayez la conscience), c'est désir de vous
mieux faire connaître par là combien nos moyens l'emportent sur ceux de nos
adversaires. Inférieurs à nous et par le nombre de leurs soldats et par l'argent
dont ils disposent, par les ressources de toute sorte, ils ne nous cèdent en
rien tant que par la jeunesse et par l'inexpérience de leur chef. Sans avoir
besoin d'entrer dans un long détail à son sujet, je dirai, en somme, ce que vous
savez, vous aussi, qu'il est d'une faible constitution et qu'il n'a jamais
remporté, ni sur terre ni sur mer, aucune victoire digne d'être signalée. A
Philippes, par exemple, dans le même combat, tandis que j'étais victorieux, il a
été vaincu. Telle est la différence qui existe entre nous deux; or, la plupart
du temps, la victoire appartient à celui qui est le mieux préparé. Si donc ils
ont une force quelconque, c'est dans leurs légions et dans leurs troupes de
terre qu'on peut la trouver ; car, pour leurs vaisseaux, il leur sera tout à
fait impossible de marcher à notre rencontre. Vous voyez vous-mêmes la grandeur
et la hauteur de nos bâtiments; en sorte que, même en supposant les vaisseaux de
nos adversaires capables de soutenir la lutte, les nôtres n'auraient, qu'ils
soient heurtés par l'éperon ou attaqués en flanc, aucune avarie à redouter de
leur part; ils ont des murs assez épais, une hauteur assez grande pour pouvoir,
même en l'absence de combattants à leur bord, résister sans peine. D'ailleurs,
avec tant d'archers, tant de frondeurs qui montent nos vaisseaux, qui, de plus,
atteindront de loin nos adversaires du haut des tours, où un seul de leurs
navires pourra-t-il engager un combat ? Si cependant un seul ose s'approcher,
comment ne sombrera-t-il pas sous les coups multipliés de nos rames ? comment ne
sera-t-il pas englouti sous les traits lancés de nos ponts et de nos tours ?
18. « Parce qu'Agrippa, dans les parages de la Sicile, a remporté une
victoire navale, n'allez pas pour cela croire qu'ils sont valeureux sur mer : ce
n'est pas à Sextus, mais à ses esclaves; ce n'est pas à des forces telles que
les nôtres, mais à des forces bien différentes qu'ils ont eu à faire. Si l'on
met un haut prix à ce succès, il est juste de leur porter aussi en ligne de
compte la défaite essuyée par César en personne contre Sextus; de la sorte, on
trouvera que, chez nous, il y a, non seulement égalité pour égalité, mais encore
supériorité en tout et pour le nombre et pour la force. En un mot, quelle faible
partie du reste de l'empire occupe la Sicile, à quelle faible partie de nos
ressources étaient comparables les troupes de Sextus, pour que l'armée de César,
qui est la même qu'auparavant, qui n'est devenue ni plus nombreuse ni plus
vaillante, puisse à juste titre nous inspirer plutôt la crainte par une victoire
remportée que la confiance par les échecs éprouvés ? Aussi, guidé par ces
réflexions, je n'ai pas voulu engager d'abord l'action sur terre, où nos ennemis
semblent avoir quelque force, de peur que quelqu'un de vous, s'il survenait un
échec, ne se sentît découragé; j'ai préféré l'engager sur la mer, où est notre
supériorité, et où le nombre immense de nos vaisseaux nous assure l'avantage,
afin que, victorieux sur cet élément, nous puissions avoir en mépris jusqu'à
leurs troupes de terre. D'ailleurs, vous le savez, pour l'un comme pour l'autre,
c'est de notre flotte que dépend ici le résultat de la guerre : la flotte une
fois victorieuse, plus de dangers à courir pour nous de la part du reste de
l'armée; cernés comme dans une île, attendu que tous les alentours seront en
notre pouvoir, la famine seule, à défaut d'autres moyens, suffira pour en venir
à bout sans combattre.
19. « Que ce ne soit pas d'intérêts faibles ou de médiocre importance qu'il
s'agisse dans cette lutte, qu'il s'agisse, au contraire, des avantages les plus
grands si nous combattons avec ardeur, et du sort le plus affreux si nous
montrons de l'indifférence, il n'est, je crois, nul besoin de vous le rappeler.
Vainqueurs, que ne nous feront-ils pas, quand ils ont tué, pour ainsi dire, tous
les personnages du parti de Sextus, quand ils ont fait périr une foule d'hommes
qui, de concert avec Lépidus, avaient servi leur cause ? Mais pourquoi parler de
ces faits, lorsque Lépidus lui-même, sans leur avoir causé aucun préjudice,
après même avoir été leur allié, est dépouillé par eux de tout pouvoir et détenu
comme un prisonnier de guerre? N'ont-ils pas, en Italie, sans excepter les
affranchis et ceux qui possèdent des terres, levé sur tous des contributions
telles qu'on a, parfois, été réduit à la nécessité d'en venir aux armes, et
qu'un certain nombre ont été mis à mort par suite de la répression? Sans doute
ils nous feront grâce, à nous, lorsqu'ils n'ont pas fait grâce à leurs alliés?
Ils épargneront ce qui nous appartient, lorsqu'ils ont imposé des tributs sur ce
qui appartenait aux leurs ? Ils prendront pitié de nous après la victoire,
lorsqu'avant même d'avoir le dessus, ils se sont ainsi conduits ? Mais, pour ne
point perdre le temps à rappeler dans ce discours tout ce qu'ils ont fait contre
les autres et pour ne parler que de ce qu'ils ont osé contre nous, qui ignore
que moi, moi élu l'associé et le collègue de César, ayant reçu, sur le pied de
l'égalité avec lui, la direction des affaires de l'Etat, ayant obtenu les mêmes
dignités et les mêmes charges, et en ayant joui si longtemps, j'ai été, autant
que cela dépendait de lui, dépouillé de tout, réduit à la condition d'un simple
particulier au lieu de la condition d'un général, à la condition d'un citoyen
dégradé au lieu de la condition d'un consul ? Mais cet arrêt n'a été prononcé ni
par le peuple, ni par le sénat (comment, en effet, la chose aurait-elle pu avoir
lieu, lorsque, pour ne pas rendre un pareil décret, les consuls, et plusieurs
citoyens avec eux, se sont ouvertement enfuis de Rome?); il l'a été par César,
par ceux qui l'entourent, gens qui ne comprennent pas que c'est là lui donner
sur eux-mêmes les premiers un pouvoir monarchique. Celui, en effet, qui a osé,
moi vivant, lorsque je suis à la tête d'une armée si puissante, lorsque je suis
vainqueur des Arméniens, rechercher mon testament, l'enlever de vive force aux
dépositaires, l'ouvrir et le lire publiquement, comment pourrait-il vous faire
grâce, à vous ou à qui que ce soit? Celui qui s'est montré tel envers moi, son
ami, son commensal et son parent, comment montrerait-il quelque humanité envers
les autres avec qui il n'a rien à ménager ?
20. « A en juger par ses décrets, c'est vous qu'il menace ostensiblement,
car il vous a, la plupart, proclamés ennemis à la face de l'univers; quant à
moi, sans m'avoir fait aucune déclaration de ce genre, il ne laisse pas
néanmoins de me faire la guerre et de se conduire à mon égard, non seulement
comme s'il m'avait vaincu, mais même comme s'il m'avait tué. Si donc, envers
moi, qu'il affecte encore aujourd'hui de ne pas regarder comme ennemi, il a
commis de tels attentats, il n'aura aucuns ménagements pour vous, avec qui il
avoue sans détour qu'il est en guerre. A quoi bon porter ses armes contre nous
tous pareillement, et dire, dans le décret, qu'on fait la guerre aux uns, qu'on
ne la fait pas aux autres ? Ce n'est pas, par Jupiter ! qu'il y ait de sa part
intention d'établir des différences entre nous, ou d'en user d'une façon envers
ceux-ci et d'une autre façon envers ceux-là, s'il venait à l'emporter : non ;
c'est intention de nous brouiller en excitant la sédition parmi nous et de nous
affaiblir par ce moyen. Il n'ignore pas, en effet, que si nous n'avons qu'un
même esprit, que si nous agissons en tout d'après l'impulsion d'une seule
volonté, il n'arrivera jamais, de quelque manière qu'il s'y prenne, à nous
vaincre; tandis que, si nous sommes divisés, si nous prenons les uns une
résolution, les autres une autre, la victoire lui sera facile. Voilà le motif
qui dirige sa conduite envers nous.
21. « De même donc que moi et les Romains qui sont avec moi, bien que les
décrets nous assurent une sorte d'impunité, nous voyons d'avance le danger et
nous comprenons le piège; de même que nous ne vous abandonnons pas et que nous
n'avons pas en vue notre intérêt particulier : de même, vous aussi, vous qu'il
ne nie pas tenir pour ses ennemis, que dis- je? pour ses plus grands ennemis,
vous devez, songeant à toutes ces considérations et tenant pour communs nos
dangers comme nos espérances, nous prêter aide de tout votre pouvoir dans cette
circonstance, déployer avec ardeur votre courage, soutenus par la comparaison du
sort que nous réserve, comme je l'ai dit, une défaite, et de celui qui nous
attend après la victoire. C'est assurément un point important de ne pas être
vaincus, afin de n'avoir ni outrages ni humiliations à subir ; mais le plus
important, c'est de vaincre, afin d'être en position de faire tout ce qu'on peut
souhaiter. Ce serait le comble de la honte d'aller, lorsque nous sommes si
nombreux et si vaillants, lorsque nous avons des armes, de l'argent, des
vaisseaux, des chevaux, choisir le pire parti au lieu du meilleur, et, lorsqu'il
est en notre pouvoir de rendre la liberté même à nos ennemis, de préférer être
esclaves avec eux. Entre moi et César il y a cette différence, que, lui, il
aspire à régner sur vous, tandis que, moi, je veux affranchir même ceux de son
parti, comme je l'ai affirmé par serment. Ainsi donc, soldats, pleins de cette
conviction que nous lutterons également dans l'intérêt des uns et des autres et
que nous conquerrons des avantages communs à tous, efforçons-nous de vaincre en
ce moment et d'assurer notre bonheur pour l'avenir.
»
22. A la suite de ce discours, Antoine fit embarquer sur ses vaisseaux ses
principaux partisans, de peur que, s'ils restaient abandonnés à eux-mêmes, ils
ne tentassent quelque mouvement, à l'exemple de Dellius et autres, qui avaient
déserté sa cause; il embarqua aussi une foule d'archers et de frondeurs ; car,
comme la grandeur des vaisseaux de César et le nombre des matelots qui les
montaient n'avaient pas été une des moindres causes de la défaite de Sextus, il
construisit ses bâtiments bien plus hauts que ceux de l'ennemi (ses vaisseaux
avaient, quelques-uns trois, d'autres quatre, d'autres jusqu'à dix rangs de
rames; tout le reste était dans des proportions intermédiaires) ; il y établit
des tours élevées, les pourvut d'un nombreux équipage, qui devait combattre
comme du haut d'un rempart. César voyait leurs apprêts et faisait ses
dispositions ; mais, instruit par Dellius et par d'autres des intentions de
l'ennemi, il assembla, lui aussi, ses troupes et leur parla en ces termes
23. « En voyant, soldats, et d'après ce que m'apprend l'histoire et d'après
ce que l'expérience me prouve, que la justice et la piété, dans la guerre, ou
mieux, dans toutes les affaires humaines, assurent à ceux qui en font la règle
de leurs pensées et de leurs actions les succès les plus nombreux et les plus
importants, je me trouve amené à en faire, moi, le sujet des réflexions les plus
graves et à vous proposer cette considération comme un motif d'encouragement. En
effet, bien que le nombre et la grandeur de nos forces suffisent pour nous faire
espérer la victoire, lors même que notre cause serait moins juste, je mets
néanmoins bien plus de confiance dans les raisons qui ont fait naître la guerre
que dans nos forces. Romains, maîtres de la plus grande et de la meilleure
partie de l'univers, être méprisés et foulés aux pieds par une femme, par une
Égyptienne, c'est chose indigne de nos pères, qui ont vaincu et Pyrrhus, et
Philippe, et Persée, et Antiochus ; de nos pères, qui ont renversé Numance et
Carthage, qui ont taillé en pièces les Cimbres et les Ambrons; indigne de
nous-mêmes, enfin, qui avons soumis les Gaulois et dompté les Pannoniens, qui
nous sommes avancés jusqu'aux bords de l'Iister, qui avons franchi le Rhin et
tenté de passer en Bretagne. Comment ne ressentiraient-ils pas une vive douleur,
tous les grands hommes dont je viens de rappeler les hauts faits, s'ils
apprenaient que nous sommes tombés sous le joug d'une femme exécrable ? Comment,
nous aussi, ne nous couvririons-nous pas de honte, si, après nous être montrés
partout supérieurs à tous en courage, nous allions supporter avec calme les
insultes de ces hommes qui, par Hercule ! nés à Alexandrie, en Égypte (que dire
de pire et de plus vrai?), vénérant comme des dieux les reptiles et les autres
animaux, embaumant les cadavres pour faire croire à leur immortalité, prompts à
l'arrogance, faibles quand il faut montrer du courage, et, ce qu'il y a de plus
triste, esclaves d'une femme au lieu de l'être d'un homme, ont osé prétendre à
nos avantages et les conquérir avec notre aide, comme si nous étions disposés à
leur céder le bonheur dont nous jouissons ?
24. « Qui ne s'affligerait, en effet, à la vue de soldats romains escortant
la reine de tels hommes? Qui ne gémirait à la nouvelle que des chevaliers et des
sénateurs romains se font ses flatteurs comme de vils eunuques ? Qui ne
pleurerait à savoir, à voir de ses yeux qu'Antoine lui-même, Antoine deux fois
consul, souvent imperator, Antoine à qui avait été confiée avec moi la direction
des affaires de l'État, entre les mains de qui avaient été remises tant de
villes et tant d'armées, abandonne aujourd'hui les coutumes de sa patrie pour
adopter des mœurs étrangères et barbares, et, sans respect ni pour nous, ni pour
les lois, ni pour les dieux de nos ancêtres, se prosterne devant cette femme
comme si elle était Isis ou la Lune? donne aux enfants qu'il a d'elle les noms
de Soleil et de Lune, se donne à lui-même ceux d'Osiris et de Dionysos ?
distribue, par suite, comme s'il était le maître de toute la terre et de toute
la mer, des îles entières et des portions du continent? Ces choses, soldats, je
le sais, vous paraissent incroyables et étonnantes; c'est pour vous une raison
de plus d'en être irrités. Car si ce dont vous ne croyez pas le récit existe
véritablement, si des actes que personne ne saurait entendre raconter sans
douleur sont accomplis par ce débauché, comment n'en seriez-vous pas vivement
irrités ?
25. « Et
pourtant, dans les commencements, j'ai poussé la complaisance pour cet homme
jusqu'à lui donner une part de notre souveraineté, jusqu'à lui faire épouser ma
propre sœur, jusqu'à lui prêter des légions ; de plus, ma bienveillance et mon
amitié pour lui ont été assez fortes pour que ni l'outrage fait à ma sœur, ni
l'abandon des enfants qu'il avait eus d'elle, ni la préférence accordée à
l'Égyptienne, ni le don fait aux enfants de cette femme de presque tout ce qui
vous appartient, ni aucun motif ne m'a pu décider à le considérer comme ennemi
de l'État. La cause de cette conduite, c'est d'abord que je ne me croyais pas
autorisé par les lois à traiter de la même manière Cléopâtre et Antoine :
étrangère, Cléopâtre devait être immédiatement, à raison de ses actes, reconnue
comme ennemie ; citoyen de Rome, Antoine pouvait venir à résipiscence. Ensuite,
j'avais l'espoir que, lors même qu'il ne le voudrait pas, les décrets rendus au
sujet de cette femme l'amèneraient, sinon de son plein gré, du moins malgré lui,
à changer de sentiments. Voilà pourquoi je ne lui ai point déclaré la guerre.
Mais puisque, dédaignant et méprisant notre indulgence, il ne veut ni, malgré
notre pardon, être pardonné, ni, malgré notre pitié, accepter la pitié, et que,
soit sottise, soit démence (je crois, en effet, à ce qui m'a été dit, qu'il est
ensorcelé par cette abominable créature), loin de tenir compte de nos bienfaits
et de notre compassion, il ne recule pas, esclave de cette femme, devant la
guerre et devant les dangers auxquels il s'expose volontairement pour elle
contre nous et contre la patrie, quel parti nous reste-t-il, que de le combattre
en même temps que nous combattrons Cléopâtre?
26. « Qu'on se garde bien, d'ailleurs, de le considérer comme Romain, il est
Égyptien ; qu'on se garde de lui donner le nom d'Antoine, il est Sérapion; qu'on
se garde de croire qu'il ait jamais été consul ni imperator, il est
gymnasiarque. Lui-même, il a volontairement pris ces titres en place des autres
; il a renoncé à tout ce qu'avaient de respectable les usages de la patrie, pour
se mettre dans les rangs de ceux qui font résonner les cymbales de Canope. Que
personne non plus ne craigne qu'un tel homme ne pèse de quelque poids dans cette
guerre : déjà auparavant il n'était digne d'aucune considération, vous le savez
à n'en pas douter, vous qui l'avez vaincu à Mutina. Mais si la campagne faite
avec nous lui avait communiqué quelque vertu, vous savez parfaitement qu'il l'a
maintenant perdue tout entière dans son changement de vie. Il est impossible, en
effet, quand on s'abandonne au luxe comme les rois et à la mollesse comme les
femmes, de penser et d'agir en homme; car telle vie on mène, tel caractère on se
donne. La preuve, c'est que, n'ayant, tout ce temps, soutenu qu'une seule
guerre, entrepris qu'une seule expédition, il a fait périr une multitude de
citoyens dans les combats ; c'est que sa retraite de Proaspi a été une honte, et
qu'il a perdu quantité de soldats dans sa fuite. Ah ! s'il fallait danser
ridiculement ou conduire une "cordax", aucun de nous, infailliblement, ne
remporterait le prix, car il en a fait l'objet de ses études; mais quand il
s'agit d'armes et de combats, que redouter en lui ? Sa force physique ? Il a
dépassé l'âge, il s'est énervé. La vigueur de son esprit? Il est devenu femme,
il est ruiné par la débauche. Sa piété envers nos dieux ? Il leur fait la
guerre, à eux et à la patrie. Sa fidélité dans les alliances? Qui ne sait
comment il a chargé de chaînes le roi d'Arménie, après l'avoir attiré dans un
piège? Sa douceur envers ses amis ? Qui ne les a vus périr misérablement par ses
ordres? Sa réputation parmi les soldats ? Quel est celui d'entre eux qui ne
désespère de sa cause ? La preuve en est que beaucoup d'entre eux, chaque jour,
l'abandonnent pour passer dans nos rangs. Tous nos concitoyens aussi, j'en ai la
confiance, feront ce qu'ils ont fait autrefois, lorsque cet homme se rendait de
Brindes en Gaule. Tant qu'ils avaient l'espoir de s'enrichir sans danger,
quelques-uns sont restés bien volontiers avec lui, mais combattre contre nous,
contre leurs compatriotes, dans l'intérêt de gens qui ne leur sont rien, surtout
quand il leur est loisible de venir sans crainte jouir avec nous du salut et du
bonheur, c'est chose à laquelle ils ne consentiront jamais.
27. « On
dira qu'il a beaucoup d'alliés, beaucoup d'argent. Eh bien! nous sommes habitués
à vaincre les habitants du continent asiatique; témoin Scipion l'Asiatique,
témoin et Sylla Félix, et Lucullus, et Pompée, et César, mon père, et
vous-mêmes, vous qui avez vaincu ceux qui combattaient avec Brutus et Cassius.
Puis donc qu'il en est ainsi, plus vous les croyez supérieurs à vous en
richesses, plus vous devez montrer de cœur pour vous en rendre maîtres ; car,
pour les plus grands intérêts, il est juste de soutenir les plus grandes luttes.
Malgré tout, je n'ai pas à vous proposer de raison plus décisive que de
maintenir la dignité de vos ancêtres, de rester fidèles à vos généreux
sentiments, de punir ceux qui se sont séparés de vous, de repousser l'injure qui
vous est faite, de commander à l'univers vaincu, de ne souffrir qu'aucune femme
s'égale à aucun homme. Est-ce que vous, vous ici présents, vous qui avez en
maintes rencontres vaillamment combattu les Taurisques, les Iapydes, les
Dalmates, les Pannoniens, afin de vous rendre maîtres de quelques murailles et
d'une terre déserte, et les avez tous subjugués, bien qu'ils soient reconnus
comme les plus belliqueux de tous les peuples; est-ce que vous, qui, par
Jupiter, avez pareillement soutenu contre Sextus, rien qu'en vue de posséder la
Sicile, et contre ce même Antoine, rien qu'en vue de vous emparer de Mutina, une
lutte où vous les avez vaincus l'un et l'autre, lorsque vous vous trouverez aux
prises avec une femme qui veut votre malheur à tous, avec son mari qui livre vos
biens aux enfants de cette femme, avec ses illustres amis et compagnons de
table, qu'ils appellent eux-mêmes des libertins, vous déploierez moins de
courage ? Pourquoi ? Serait-ce à cause de leur nombre ? Le nombre des soldats
n'est pas plus fort que la valeur. A cause de la noblesse de leur origine ? Ils
sont plutôt exercés à porter des fardeaux qu'à faire la guerre. A cause de leur
expérience ? Ils savent mieux manier la rame que combattre sur mer. A mes yeux,
c'est presque une honte pour nous d'avoir à lutter contre des hommes tels, que
le succès ne nous donnera pas de gloire, tandis que la défaite nous couvrirait
d'opprobre.
28. « N'allez pas non plus penser que la grandeur des navires, l'épaisseur
de leurs murailles, puissent balancer votre valeur. Quel vaisseau a, par lui
seul, blessé ou tué un homme ? Comment cette hauteur même et cette épaisseur ne
suffiront–elles pas pour entraver les manœuvres, pour rendre les vaisseaux
indociles au gouvernail? Quelle utilité ceux qui combattent à leur bord en
retireront-ils dans le combat, s'ils ne peuvent, ce qui est le point important
dans une bataille navale, ni sortir de la mêlée, ni faire évolution ? Car ce
n'est pas un combat de terre qu'ils nous livreront sur mer, ils ne sont pas
préparés pour soutenir un siège comme une garnison enfermée entre des murs. Ce
serait là, pour nous, un grand avantage, je veux parler d'un engagement contre
des remparts de bois. En effet, si leurs vaisseaux restent comme cloués à la
même place, il nous sera facile de les enfoncer avec nos éperons; il nous sera
facile de les briser, de les désemparer de loin avec nos machines; il nous sera
facile de les brûler en lançant sur eux le feu et les traits enflammés : s'ils
osent remuer, ils ne pourront ni saisir aucun des nôtres en lui donnant la
chasse, ni parvenir à se dérober eux-mêmes à nos coups par la fuite, après la
défaite, leur pesanteur même les rendant lents pour agir, leur grandeur même les
exposant aux avaries.
29. « Qu'est-il besoin de plus longs discours sur ce sujet, quand déjà, dans
plusieurs épreuves contre eux, soit dans les parages de Leucade, soit tout
récemment encore ici, bien loin d'avoir eu l'infériorité, nous leur avons été
partout supérieurs. Ainsi donc, fortifiés moins par mes paroles que par vos
propres actions, songez à mettre dès à présent un terme à la guerre. Vous le
savez : vainqueurs aujourd'hui, plus d'inquiétude pour nous; car il est dans la
nature humaine que, si dans les premières luttes on a éprouvé un échec, on ait
moins de courage pour affronter les autres. Sur terre, notre supériorité est
tellement incontestable, que, lors même que nos adversaires n'auraient éprouvé
aucune perte, nous aurions encore l'avantage. Ils le savent si bien eux-mêmes
qu'ils sont (je ne vous cacherai pas ce que j'ai entendu dire) dans le
découragement au sujet de ce qui s'est passé, et qu'ils désespèrent de trouver
leur salut en gardant leurs positions ; que, pour ce motif, ils cherchent à
s'échapper, et que, s'ils sortent du détroit, ce n'est pas dans le dessein de
combattre, mais pour prendre la fuite. Ils ont, du moins, embarqué sur leurs
vaisseaux ce qu'ils possèdent de meilleur et de plus précieux, afin, s'ils le
peuvent, de le conserver en nous échappant. Puis donc qu'ils s'avouent eux-mêmes
plus faibles que nous et qu'ils portent sur leurs vaisseaux le prix de la
victoire, ne souffrons pas qu'ils fassent voile quelque autre part,
arrachons-leur tous ces biens en les battant ici même. »
30. Ainsi parla César. Il eut ensuite la pensée de laisser sortir librement
l'ennemi, afin de tomber sur ses derrières tandis qu'il fuirait (il espérait,
grâce à la rapidité de ses vaisseaux, l'atteindre sans peine, et, en montrant à
tous les yeux qu'Antoine cherchait à fuir, amener ainsi sans combat les soldats
de son rival à passer dans ses rangs) ; mais, retenu par Agrippa, qui craignait
d'être distancé par des adversaires prêts à faire usage de leurs voiles, se
flattant d'ailleurs de vaincre sans peine, à cause d'une pluie torrentielle et
d'une quantité de grêle qui tomba sur la flotte d'Antoine seulement et y mit
partout le désordre, il abandonna ce projet ; et, après avoir, de son côté,
embarqué sur ses vaisseaux des troupes de terre, posté tous ses amis sur des
bâtiments de service, afin de pouvoir, par eux, communiquer les instructions
nécessaires aux combattants, autour desquels il les faisait circuler rapidement,
et avoir lui-même les renseignements utiles, il se mit à épier la sortie des
ennemis. Ceux-ci ayant levé l'ancre au signal donné par le clairon, et
présentant leurs vaisseaux en rangs serrés un peu en dehors du détroit, sans
néanmoins s'avancer davantage, César cingla vers eux dans l'espoir d'en venir à
un engagement, s'ils tenaient ferme, ou de les faire reculer; mais comme, sans
marcher à sa rencontre, ni faire retraite, ils conservaient leurs positions et,
en outre, serraient fortement leurs rangs, il hésita, et après avoir donné
l'ordre aux matelots de tenir les rames baissées dans l'eau, il s'arrêta un
instant; puis, tout à coup, à un signal donné, il déploya en cercle les ailes de
son armée, dans l'intention d'envelopper ses adversaires, ou, tout au moins, de
rompre leurs rangs. Aussi Antoine, craignant d'être enfermé dans cette courbe,
mit en ligne tout ce qu'il put, et en vint aux mains malgré lui.
31. Ce fut après s'être ainsi rapprochés qu'ils engagèrent le combat, au
milieu des appels qu'ils adressaient l'un l'autre à leur habileté et à leur
ardeur, au milieu des exhortations qu'ils entendaient, envoyées par les cris de
ceux qui étaient à terre. La manière de combattre n'était pas la même : les
soldats de César, dont les vaisseaux étaient plus petits et plus rapides, se
servaient de leurs rames et fondaient sur un adversaire contre les coups duquel
ils étaient garantis de toutes parts : qu'ils coulassent ou non leur ennemi, ils
commençaient par le heurter de leur éperon avant d'en venir aux mains; ou bien
ils faisaient tout à coup une nouvelle charge sur le même vaisseau, ou bien
encore ils l'abandonnaient pour se tourner contre d'autres; puis, après avoir
causé à ceux-là aussi quelques avaries en proportion avec le peu de durée de
l'engagement, ils marchaient sur d'autres et sur d'autres encore, afin de les
attaquer au moment où l'on s'y attendait le moins. Car, craignant les traits qui
leur étaient lancés de loin, et craignant aussi le combat de près, ils ne
s'attardaient ni à l'abordage, ni à l'attaque; mais, se glissant incontinent le
long de leur adversaire, de façon à ne pas être atteints par les armes de jet,
et se contentant de le désemparer ou seulement de le mettre en désordre, de
manière à ne pas être saisis par lui, ils se retiraient hors de la portée du
trait. De leur côté, les gens d'Antoine accablaient les vaisseaux ennemis d'une
grêle de pierres et de traits, et lançaient des mains de fer sur ceux qui
s'approchaient. Quand ils réussissaient à les atteindre, ils avaient l'avantage
; mais quand ils échouaient, les avaries causées à leurs bâtiments les faisaient
couler, ou bien le temps même qu'ils passaient à chercher un moyen de se
soustraire à ce danger donnait à d'autres ennemis plus de facilité pour
l'attaque ; car deux ou trois vaisseaux fondant ensemble sur le même bâtiment,
ceux-ci faisaient subir, ceux-là éprouvaient tous les dommages qu'il était
possible. La souffrance et la fatigue étaient, chez les uns, surtout pour les
pilotes et pour les rameurs ; chez les autres, pour les équipages. Les uns
ressemblaient à une cavalerie qui, libre d'avancer ou de reculer, tantôt pousse
en avant, tantôt tourne bride ; les autres ressemblaient à des soldats
légionnaires en garde contre les approches de l'ennemi et mettant tous leurs
efforts à le saisir. Aussi l'avantage était, pour les uns, de passer incontinent
le long de l'ennemi et de lui arracher les rames ; pour les autres, de faire
sombrer leur agresseur sous le poids des pierres qu'ils lui lançaient du haut de
leur bord. L'infériorité consistait, pour les uns, à ne pouvoir faire aucun mal
à leur adversaire lorsqu'il fondait sur eux ; pour les autres, à être, s'ils ne
réussissaient pas à couler le vaisseau ennemi, accrochés de manière que la lutte
devenait inégale.
32. Le combat, longtemps douteux parce qu'aucun des deux partis ne pouvait
l'emporter sur l'autre, se termina de cette manière : Cléopâtre, dont le
vaisseau, mouillé derrière les combattants, était battu par les vagues, ne
supporta pas l'attente d'un événement qui tardait tant à se décider ; dévorée
par une impatience féminine et digne d'une Égyptienne, par l'inquiétude qui la
tenait si longtemps suspendue, et par une anxiété qui se renouvelait sans cesse
dans l'un ou l'autre sens, Cléopâtre prit elle-même la fuite et en éleva le
signal pour ses sujets. A cet ordre, les Égyptiens, ayant incontinent déployé
leurs voiles et pris le large, favorisés par une brise qui vint à souffler,
Antoine, dans la persuasion que ce n'était pas l'ordre de Cléopâtre, mais la
crainte, résultat d'une défaite, qui les poussait à fuir, courut à leur suite.
Alors le découragement et le trouble s'emparèrent du reste des soldats ; pleins
du désir de s'échapper, eux aussi, n'importe de quelle façon, les uns serraient
les voiles, les autres précipitaient dans la mer les tours et les manœuvres,
afin de s'alléger dans leur fuite. Les voyant dans ces dispositions, l'ennemi,
fondant sur eux (il ne poursuivit pas ceux qui étaient en fuite, attendu qu'il
n'avait pas de voiles et qu'il ne s'était préparé que pour le combat), attaqua
de loin et de près un seul vaisseau avec deux ou trois à la fois ; en sorte que,
d'un côté comme de l'autre, la lutte présenta des chances aussi variées que
rapides. Les uns, en effet, portaient le ravage partout dans les parties
inférieures des vaisseaux, brisaient les rames et arrachaient les gouvernails;
puis, montant à l'abordage, ils entraînaient ceux-ci en les saisissant corps à
corps, repoussaient ceux-là et engageaient la lutte avec eux, égaux désormais en
nombre ; les autres, de leur côté, refoulaient les assaillants avec des crocs,
les tuaient à coups de hache, les écrasaient sous des masses de pierres et
autres matières, uniquement rassemblées à cette intention, et, quand on en
venait aux mains, se portaient contre l'ennemi. A la vue de ce qui se passait,
on eût dit, pour comparer les petites choses aux grandes, des murailles ou des
îles nombreuses et serrées les unes près des autres, assiégées par mer, tant les
uns faisaient d'efforts pour monter à bord de l'ennemi, comme si c'eût été une
citadelle sur la terre ferme, et mettaient d'ardeur à se servir de tout ce qui
devait les conduire à leur but; tant les autres faisaient usage de tous les
moyens qu'on a coutume d'employer en pareilles circonstances.
33. Les chances se balançant, César, incertain de ce qu'il devait faire,
envoya chercher du feu à son camp. Jusqu'à ce moment, il n'avait pas, dans
l'espérance de conserver l'argent, voulu recourir à cette extrémité; mais alors,
voyant qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'assurer la victoire, il recourut à
cet expédient comme à son unique ressource. A partir de ce moment, la face du
combat changea. Les uns, en effet, marchant de toutes parts à la fois contre
leurs adversaires, faisaient pleuvoir sur eux des traits enflammés, leur
jetaient de près des torches embrasées, leur lançaient de loin des marmites
remplies de charbons ardents et de poix; les autres repoussaient ces attaques,
et lorsque quelques-uns de ces projectiles, tombant sur eux, s'attachaient au
bois des vaisseaux et y développaient une grande flamme, comme il est naturel,
ils se servaient d'abord de l'eau potable qu'ils avaient apportée et
éteignaient, par ce moyen, l'incendie sur quelques points ; puis, cette eau
consumée, ils puisaient l'eau de mer. Si encore ils l'eussent versée en grande
abondance, ils eussent peut-être par la masse arrêté la violence du feu; mais,
se trouvant dans l'impossibilité de le faire partout (les vases qu'ils
employaient pour puiser étaient peu nombreux, et, dans leur trouble, ils les
remontaient à demi pleins), cette eau, loin de leur être utile, ne fit qu'animer
davantage le feu; car l'eau de mer, répandue en petites quantités sur la flamme,
en augmente la force. Vaincus de ce côté, ils entassaient leurs vêtements les
plus épais et les cadavres sur le feu : cet expédient arrêta un instant
l'incendie, et il y eut une apparence de soulagement ; mais ensuite, excité
surtout par un vent qui vint à souffler avec violence, le feu éclata avec une
intensité qu'augmentaient encore ces aliments. Tant qu'une partie seulement de
leur vaisseau était dévorée par l'incendie, quelques hommes cherchaient à y
mettre obstacle et sautaient au milieu des flammes : ils coupaient ceci,
transportaient ailleurs cela, lançaient les objets à la mer ou contre l'ennemi,
dans l'espérance de lui causer des dommages. D'autres, retirés sur la partie
demeurée intacte, faisaient plus que jamais usage des mains de fer et des
longues javelines, pour essayer d'accrocher à eux quelque vaisseau ennemi, afin
de sauter à son bord, ou, s'ils n'y pouvaient réussir, de l'embraser avec le
leur.
34. Comme les soldats de César, pour se dérober à ce danger, n'approchaient
pas, et que le feu, s'attachant tout à l'entour aux parois des vaisseaux, les
dévorait jusqu'en bas, il arriva quelque chose d'horrible aux soldats d'Antoine.
Ils périssaient, les matelots surtout, étouffés par la fumée avant d'être
atteints par les flammes : ceux-là y étaient grillés comme dans des fournaises ;
d'autres étaient lentement consumés par leurs armes rougies ; d'autres, avant
d'éprouver cette souffrance, ou même à demi brûlés, ceux-ci, en jetant leurs
armes, étaient blessés par des traits lancés de loin, ceux-là, en se précipitant
dans la mer, étaient ou suffoqués ou engloutis dans les flots sous les coups de
leurs adversaires, ou bien encore déchirés par les monstres marins. Seuls, comme
il arrive en pareilles circonstances, ceux-là eurent un trépas supportable qui
périrent avant d'avoir subi aucun de ces tourments ou se donnèrent la mort, soit
mutuellement, soit eux-mêmes ; car ils n'eurent à supporter aucune torture et
leurs cadavres furent brûlés avec leurs vaisseaux comme sur un bûcher. Aussi, à
cette vue, les Césariens, qui, auparavant, tant qu'ils sentaient l'ennemi
capable d'opposer encore quelque résistance, évitaient une mêlée, lorsque les
vaisseaux furent en feu et que leurs adversaires furent désormais dans
l'impossibilité de se défendre, loin de pouvoir faire aucun mal à qui les
attaquait, les Césariens s'empressèrent de marcher sur la flotte d'Antoine, afin
de s'emparer de l'argent, s'il était possible, et d'éteindre le feu qu'ils
avaient eux-mêmes allumé. Mais cela même fit que plusieurs d'entre eux périrent
corps et biens, avec leurs vaisseaux, dans les étreintes de la flamme et des
grappins.