Les dix première
années du règne de Tibère
1. Voilà ce
qui eut lieu sous le règne d'Auguste. Tibère était de race et d'éducation
patriciennes, mais il avait un caractère tout à fait à lui. Il n'avouait rien de
ce qu'il désirait et ne voulait à peu près rien de ce qu'il disait vouloir ;
tenant sans cesse un langage en contradiction avec ses vues, tout ce qu'il avait
à coeur d'obtenir, il le repoussait ; tout ce qui lui était désagréable, il le
proposait ; il s'emportait lorsqu'il était le moins en colère ; il paraissait
doux, lorsqu'il était le plus mécontent ; on le voyait plaindre ceux qu'il
punissait avec rigueur, s'irriter contre ceux auxquels il pardonnait ;
quelquefois il accueillait son plus grand ennemi comme un ami intime, et il
traitait son meilleur ami comme le plus étranger des hommes. En un mot, il
pensait qu'un prince ne doit pas laisser voir ce qu'il a dans l'âme ; car, selon
lui, cela entraînait de nombreux et graves inconvénients ; tandis que,
disait-il, le système contraire avait des avantages beaucoup plus nombreux et
beaucoup plus grands. Si c'eût été là son seul trait caractéristique, il eût été
facile de se tenir en garde contre lui, quand une fois on en aurait eu
l'expérience ; on aurait, prenant le contre-pied de toutes ses paroles, conclu
de ce qu'il ne voulait pas une chose, qu'il la souhaitait avec ardeur ; de ce
qu'il demandait telle autre chose, qu'il ne s'en souciait nullement ; mais il se
fâchait dès qu'il se voyait compris, et il fit périr beaucoup de malheureux pour
le seul crime de l'avoir deviné. Aussi était-il dangereux de ne le comprendre
pas (beaucoup, en effet, se compromettaient en appuyant ce qu'il disait et non
ce qu'il voulait), et plus dangereux encore de le comprendre, car alors on était
soupçonné d'avoir surpris le secret de sa conduite, et, par suite, de la
détester. Le seul, pour ainsi dire (encore la chose était-elle bien rare), qui
échappât au danger, était celui qui n'ignorait ni ne démasquait son caractère ;
c'était le moyen de n'être ni trompé pour avoir cru à ses discours, ni haï pour
avoir témoigné qu'on pénétrait ses desseins. On lui causait un grand déplaisir
soit que l'on combattît ses avis, soit qu'on les soutînt : en effet, tenant en
même temps à faire que telle chose eût lieu, et à paraître en vouloir une autre,
il trouvait nécessairement des opposants à cette double intention ; et il les
haïssait pour avoir combattu, les uns sa pensée véritable, les autres sa volonté
apparente.
2. Fidèle à ce caractère, il écrivit aussitôt de Nole aux armées et à toutes
les provinces comme empereur, sans toutefois en prendre le titre ; bien qu'il
lui eût été comme les autres, décerné, il ne l'accepta pas, et, bien qu'héritier
d'Auguste, il ne voulut pas en porter le surnom ; de plus, quoiqu'il eût déjà
des gardes autour de sa personne, il pria le sénat de lui venir en aide pour le
garantir de la violence lors des funérailles ; il craignait, disait-il, qu'on
n'enlevât le corps d'Auguste, comme autrefois celui de César, pour le brûler sur
le Forum. Quelqu'un ayant, pour se moquer de cette demande, proposé de lui
donner une garde, comme s'il n'en avait pas eu une, Tibère comprit la raillerie,
et répondit : «Ce n'est pas à moi, mais à l'Etat que les soldats appartiennent».
Telle fut sa conduite en cette circonstance, et, bien qu'il disposât en réalité
de toutes les affaires, il disait qu'il n'avait nul besoin de l'empire. D'abord
il s'excusa de ne pas l'accepter tout entier sur son âge (il avait cinquante-six
ans) et sur la faiblesse de sa vue (quoiqu'il vît très bien dans l'obscurité,
ses yeux, le jour, étaient très faibles) ; puis il demanda des citoyens pour
partager avec lui le soin des affaires et pour l'aider à gouverner, non tout
l'empire à la fois, ainsi que cela se pratique dans un gouvernement
oligarchique, mais une des trois divisions qu'il établissait, et dont il prenait
une pour lui et cédait deux aux autres. Ces divisions comprenaient : la
première, Rome et le reste de l'Italie ; la seconde, les armées ; la troisième,
le reste des peuples soumis. Comme il insistait avec force sur ce partage, et
que les sénateurs, de leur côté, faisaient semblant de le contredire et le
priaient de se charger de tout, Asinius Gallus, qui usait sans cesse, même
contre ses intérêts, d'une liberté de parler qu'il tenait de son père, s'écria :
«Eh bien donc, choisis la part qu'il te plaira. - Comment, repartit Tibère,
est-il possible que le même fasse les parts et choisisse ?» Gallus, comprenant
alors dans quel malheur il s'était précipité, essaya d'adoucir Tibère par ses
paroles, en ajoutant : «Ce n'est pas pour que tu te contentes d'un tiers de
l'empire, c'est parce que son partage est impossible que je t'ai fait cette
offre» ; mais, en réalité, il ne l'apaisa pas et finit, après beaucoup de
mauvais traitements, par être mis à mort. Il est vrai aussi de dire que Gallus
avait épousé la première femme de Tibère, et qu'il revendiquait Drusus pour son
fils, ce qui lui avait valu, déjà même avant cette époque, la haine du prince.
3. Cette conduite de Tibère lui était dictée, avant tout, par son naturel et
par sa politique, et aussi par ses soupçons à l'égard des légions de Pannonie et
de Germanie, et par la crainte de Germanicus, alors gouverneur de Germanie et
l'amour de ces légions. Quant à celles qui étaient en Italie, il y avait pourvu
en exigeant d'elles le serment institué par Auguste ; mais, soupçonnant la
fidélité des autres, il hésitait à prendre l'un ou l'autre parti, afin de
pouvoir, dans le cas où une révolte leur assurerait l'avantage, vivre en sûreté
comme n'étant qu'un simple particulier. Plusieurs fois, pour ce motif, il
feignit d'être malade et se renferma chez lui, afin de ne pas être contraint de
faire ou dire rien de positif. On m'a raconté aussi que Livie prétendant l'avoir
fait arriver à l'empire malgré Auguste, il usait de ce stratagème, afin de
paraître le tenir non pas de sa mère (il était vivement irrité contre elle),
mais du sénat, qui lui aurait fait violence, à cause de la supériorité de son
mérite ; et aussi que, voyant les esprits mal disposés en sa faveur, il
attendait et traînait le temps en longueur, afin que, dans l'espérance de le
voir renoncer volontairement à l'empire, personne ne vînt, en se révoltant,
devancer le moment où il se sentit bien le maître. Néanmoins je rapporte ces
choses moins pour affirmer que telles furent les causes de sa conduite, que pour
montrer quel était le tour de son esprit et quels soulèvements eurent lieu parmi
les troupes. Il envoya sur-le-champ de Nole un agent tuer Agrippa ; il prétendit
ensuite que le meurtre n'avait pas été ordonné par lui, et fit des menaces à
celui qui l'avait commis. Néanmoins il ne le punit pas, et laissa dire aux uns
qu'Auguste, sur la fin de sa vie, avait fait périr Agrippa ; aux autres, que le
centurion chargé de sa garde l'avait tué de son propre mouvement, parce qu'il
tentait de se révolter ; à d'autres encore, que c'était Livie, et non Tibère,
qui avait ordonné la mort de ce prince.
4. Tibère fit donc sur-le-champ disparaître Agrippa ; mais il redoutait
beaucoup Germanicus. En effet, les légions de Pannonie se mutinèrent aussitôt
qu'elles apprirent la mort d'Auguste ; les soldats, rassemblés dans un camp
qu'ils fortifièrent, s'y livrèrent à une foule d'actes séditieux. Ainsi, ils
tentèrent de tuer leur chef, Junius Blésus, et se saisirent de ses esclaves, qui
furent mis à la torture. En un mot, ils voulaient ne pas servir plus de seize
ans, gagner une drachme par jour, et demandaient à recevoir immédiatement leur
récompense, dans le camp même, menaçant, s'ils n'obtenaient leur demande, de
soulever la province et de marcher sur Rome. A la fin, cependant, cédant avec
peine aux conseils de Blésus, ils envoyèrent à Tibère des députés chargés de
leurs intérêts : ils espéraient, à la faveur du changement de gouvernement,
arriver au but de leurs désirs, soit en effrayant le prince, soit en donnant
l'empire à un autre. Drusus étant ensuite venu vers eux avec les gardes
prétoriennes, des troubles éclatèrent, vu qu'il ne leur promettait rien d'assuré
; quelques hommes de sa suite furent blessés, et lui-même fut cerné, pendant la
nuit, de peur qu'il ne prît la fuite. Mais une éclipse de lune leur inspira une
crainte qui émoussa leur courroux, au point qu'ils renoncèrent à faire aucun mal
à personne, et envoyèrent de nouveaux députés à Tibère. Pendant ce temps,
l'hiver, qui fut rigoureux, les ayant décidés à se retirer chacun dans son
propre camp, les plus mutins, mandés comme pour un tout autre motif, furent mis
à mort par Drusus, dans sa tente même et par ceux de sa suite, l'un d'une façon,
l'autre d'une autre ; le reste se calma, au point de livrer, pour être traînés
au supplice, quelques-uns d'entre eux qu'ils accusaient d'avoir été les
instigateurs de la sédition. C'est ainsi que le calme fut rétabli.
5. D'un autre côté, en Germanie, les troupes qu'on y avait concentrées en
grand nombre à cause de la guerre, voyant que Germanicus était aussi un César et
qu'il était supérieur à Tibère, ne gardèrent aucune mesure ; mettant en avant
les mêmes prétextes, elles se répandirent en injures contre Tibère, et saluèrent
Germanicus empereur. Celui-ci n'ayant pu, malgré de nombreuses remontrances, les
faire rentrer dans l'ordre, et même, à la fin, ayant tiré son épée comme pour se
tuer, elles se mirent à pousser un cri de douleur ; alors un soldat lui tendant
la sienne : «Prends celle-ci, lui dit-il, elle est plus pointue». Germanicus
alors, voyant à quel point les choses en étaient venues, n'osa pas se donner la
mort, parce que, entre autres motifs, il pensait que la sédition n'en
continuerait pas moins. Composant une lettre qu'il dit avoir été envoyée par
Tibère, il leur paya double les legs faits par Auguste, comme s'il eût agi
d'après les ordres de Tibère, et accorda leur congé aux soldats qui avaient
passé l'âge ; car le plus grand nombre d'entre eux appartenait à cette foule de
citadins qu'Auguste avait enrôlés après le désastre de Varus. C'est ainsi que se
termina cette sédition. Plus tard, à l'arrivée de sénateurs députés par Tibère,
qui ne leur donna en secret d'autres instructions que ce qu'il voulait faire
connaître à Germanicus (il savait bien, en effet, qu'en n'importe quel état de
choses, ils ne manqueraient pas de lui découvrir tous ses desseins, et son
intention était qu'en dehors de ces desseins, comme s'ils eussent été les seuls
qu'il méditait, ni eux ni Germanicus ne se préoccupassent de rien), à l'arrivée,
dis-je, des députés, les soldats, comprenant le stratagème de Germanicus et
soupçonnant les sénateurs de n'être venus que pour annuler les concessions de
leur général, recommencèrent à se mutiner ; ils faillirent même égorger
quelques-uns des députés ; ils pressèrent vivement Germanicus, et se saisirent
de sa femme Agrippine, fille d'Agrippa et de Julie fille d'Auguste, ainsi que de
son fils, qu'ils nommaient Caius Caligula, parce que, élevé en grande partie
dans le camp, il portait la chaussure militaire au lieu de la chaussure des
habitants des villes, tous les deux secrètement éloignés. A sa prière, ils
relâchèrent Agrippine, qui était grosse, et retinrent Caius. Au bout de quelque
temps, comme ils ne gagnaient rien, ils se tinrent en repos, et changèrent de
dispositions au point que, de leur propre mouvement, ils se saisirent des plus
mutins, et, de leur autorité privée, en mirent quelques-uns à mort ; puis, après
avoir produit les autres au milieu d'une assemblée, ils massacrèrent les uns et
relâchèrent les autres, sur décision prise à la pluralité des voix.
6. Germanicus, redoutant malgré cela une nouvelle sédition, mena son armée
sur la terre ennemie, où il séjourna longtemps, afin de donner de l'occupation
aux soldats et de leur procurer des vivres en abondance, aux dépens de
l'étranger. Bien qu'il pût arriver à l'empire (l'amour de tous les Romains,
celui des peuples soumis inclinait en sa faveur), il ne le voulut pas. Tibère, à
cette occasion, lui donna des éloges, et lui écrivit, à lui et à Agrippine, une
foule de choses agréables, sans pour cela se réjouir de ses exploits ;
l'attachement des légions lui était, au contraire, un motif de le craindre
davantage. La conscience qu'autres étaient chez lui les paroles, autres les
actions, lui laissait croire que Germanicus n'avait pas les pensées qu'il
faisait paraître ; en sorte qu'il le soupçonnait, et qu'il soupçonnait aussi sa
femme, dont les sentiments répondaient à la grandeur de sa race. Il feignit
néanmoins de ne pas en être mécontent ; il combla Germanicus d'éloges dans le
sénat, proposa d'offrir des sacrifices, à l'occasion de ses exploits, comme on
l'avait fait à l'occasion de ceux de Drusus. Il accorda aux soldats de Pannonie
les mêmes récompenses que celles qui avaient été accordées à ceux de Germanie.
Néanmoins, dans la suite, il ne donna de congé définitif qu'après vingt ans de
service à ceux qui avaient porté les armes hors de l'Italie.
7. Comme on ne parlait plus de nouveaux soulèvements, et que tout ce qui se
passait chez les Romains conspirait pour lui assurer la souveraineté, Tibère
accepta l'empire, sans désormais dissimuler, et, tant que vécut Germanicus, il
se conduisit de la sorte. Il ne décidait rien ou presque rien par lui-même et
portait au sénat toutes les affaires, même les moins importantes, et les lui
communiquait. On avait élevé sur le Forum un tribunal du haut duquel il
présidait à l'administration de la justice, et, à l'exemple d'Auguste, il
prenait toujours des conseillers ; mais, néanmoins, il ne réglait aucune affaire
un peu importante sans l'avoir communiquée aux autres sénateurs. `Lorsqu'il
avait proposé son avis, non seulement il accordait à tous la liberté de le
contredire, mais il souffrait parfois qu'on rendît des décrets contraires à ses
propositions. Lui-même, en effet, donnait souvent sa voix. Drusus était sur le
pied de l'égalité avec tous, parlant tantôt le premier, tantôt après d'autres;
mais Tibère parfois gardait le silence, parfois aussi exprimait son avis, tantôt
le premier, tantôt après plusieurs autres membres, tantôt même le dernier,
proposant hautement certaines choses, et, la plupart du temps, afin de ne point
paraître enlever la liberté de la parole, il ajoutait : «Si j'avais à donner un
avis, je prendrais telle et telle résolution». Bien que cette opinion eût la
même force que toutes les autres, le reste des sénateurs n'étaient pas néanmoins
empêchés de dire ce qu'ils pensaient ; souvent même Tibère ouvrait un avis, et
si les sénateurs qui parlaient après lui en opposaient un autre, parfois ce
dernier l'emportait. Il ne se fâchait contre personne à ce propos. Il rendait
donc la justice de la façon que j'ai dit, et allait fréquemment aux jugements
que rendaient les magistrats, soit qu'il y fut appelé par eux, soit qu'il ne le
fut pas. Il permettait qu'ils demeurassent sur leurs siéges, et, assis sur un
banc en face d'eux, il leur adressait, comme s'il eût été leur assesseur, les
observations qu'il jugeait convenables.
8. En tout, il se conduisait de la même façon. Il ne souffrait pas, en
effet, d'être appelé maître par des hommes libres ; empereur, par
d'autres que par les soldats ; il refusa obstinément le surnom de Père de la
patrie ; il ne s'arrogea pas non plus celui d'Auguste (jamais il ne
permit qu'on le lui décernât ; mais il le supportait quand il l'entendait
prononcer, ou qu'il le lisait écrit ; bien plus, toutes les fois qu'il écrivait
à quelque roi, il l'ajoutait à la suscription de sa lettre). En un mot, le nom
de César, parfois aussi celui de Germanicus, à cause des exploits
de Germanicus, et celui de prince du sénat, au sens antique, était celui
qu'il se donnait lui-même ; souvent il répétait : «Je suis le maître des
esclaves, l'empereur des soldats, le premier des autres Romains». Toutes les
fois que l'occasion s'en présentait, il souhaitait de ne vivre et de ne
commander qu'autant de temps qu'il serait utile à l'Etat. Il était même si
populaire en toutes choses, qu'à son jour natal il ne permit de rien faire
d'extraordinaire : il ne laissa personne jurer par sa fortune, et refusa de
poursuivre ceux qui, après avoir juré de la sorte, étaient accusés de parjure.
Bref, l'usage, toujours nécessairement observé jusqu'à notre temps, le premier
jour de l'année, en l'honneur d'Auguste et de ceux qui ont régné après lui, de
ceux du moins dont nous faisons quelque cas, comme aussi en l'honneur de ceux
qui se succèdent au pouvoir, usage en vertu duquel les citoyens existants
s'engagent à ratifier les actes passés et futurs du prince ; cet usage, dis-je,
il ne souffrit pas, dans les premiers temps, qu'on l'observât à son égard, bien
qu'il eût fait jurer tout le monde sur les actes d'Auguste, et qu'il eût
lui-même prêté ce serment. Ce fut afin de rendre cette intention plus manifeste
qu'aux calendes de janvier, évitant de venir au sénat et de se montrer, ce
jour-là, nulle part dans la ville et restant dans un faubourg, il entra ensuite
dans la curie, le temps écoulé, et prêta isolément son serment. Ce fut donc pour
ce motif qu'il passa les calendes au dehors, et aussi pour ne distraire aucun
citoyen au moment où l'on était occupé des nouveaux magistrats et de la fête, ou
encore pour ne pas recevoir la quête annuelle. En effet, il n'approuvait pas en
cela Auguste, à cause de l'embarras qu'occasionnait cet usage et de la dépense
qu'entraînait la réciprocité.
9. Par de tels actes, il faisait aimer au peuple son gouvernement, et aussi
parce qu'alors il n'y eut aucun temple élevé en son honneur, non seulement de
son consentement, mais encore d'une manière quelconque, et qu'il ne permit à
personne de lui dresser des statues ; car il le défendit expressément, dès les
premiers jours, aux villes et aux particuliers. Il ajouta bien cette réserve à
sa défense : sans ma permission, mais il ajouta cette déclaration à la
réserve : laquelle permission je n'accorderai jamais. Quant aux crimes
d'injures et d'impiété envers sa personne (on donnait déjà le nom d'impiété à
ces sortes de crimes, et beaucoup de citoyens étaient cités en justice sous
cette prévention), il feignit de s'en soucier fort peu et n'accueillit aucune
accusation de cette sorte relative à sa personne, bien qu'il employât ce moyen
pour faire vénérer le nom d'Auguste. Dans les premiers temps, en effet, il ne
condamna personne, même de ceux qui étaient accusés d'être coupables envers
Auguste ; il acquitta même plusieurs citoyens appelés en justice pour avoir fait
un faux serment en jurant par sa fortune ; mais, dans la suite, il en punit de
mort un grand nombre.
10. Outre cet hommage rendu à Auguste, il lui en rendit encore un autre, qui
fut, en achevant les édifices qu'il avait commencés et non terminés, d'y graver
le nom de ce prince ; quant aux statues et aux sanctuaires que les villes ou les
particuliers lui élevaient, il fit lui-même la dédicace des uns, et confia celle
des autres à un pontife. Cette modestie à l'égard des inscriptions, il l'observa
non seulement pour les ouvrages d'Auguste, mais aussi pour tous ceux qui avaient
besoin de réparation ; car, bien qu'il relevât les édifices tombant en ruines
(il ne construisit lui-même absolument aucun monument nouveau, si ce n'est le
temple d'Auguste), loin de s'en approprier la gloire pour aucun d'eux, il y
rétablit jusqu'aux noms de ceux qui les avaient entrepris les premiers. D'une
grande parcimonie pour lui-même, il dépensait largement pour l'intérêt commun,
reconstruisant pour ainsi dire tous les édifices publics ou les décorant,
accordant de nombreux secours aux villes et aux particuliers. Il enrichit
plusieurs sénateurs qui se trouvaient réduits à l'indigence, et qui, pour ce
motif, ne voulaient plus faire partie du sénat. Là encore, il n'agissait pas
sans examen : il rayait ceux qui avaient des moeurs licencieuses et ceux qui
étaient tombés dans une pauvreté dont ils ne pouvaient rendre un compte
satisfaisant. Il ne faisait jamais un don à personne que la somme ne fût comptée
immédiatement, sous ses yeux ; car, comme il savait que, du temps d'Auguste, les
dispensateurs retenaient une forte partie de ces largesses, il prenait un soin
extrême que cet abus ne se commît pas sous son règne. Toutes ces dépenses,
néanmoins, étaient prélevées sur les revenus que lui accordaient les lois ; car
il ne fît mourir personne pour avoir ses biens, et, du moins alors, il ne
confisqua la fortune d'aucun citoyen ; loin de là, jamais il n'amassa d'argent
par des voies iniques. Ainsi, Aemilius Rectus lui ayant un jour envoyé de
l'Égypte, dont il était gouverneur, une somme plus forte que celle qui avait été
fixée, il lui écrivit : «Je veux qu'on tonde mes brebis, et non qu'on les
écorche».
11. Il était d'un abord facile, et on lui parlait sans peine. Il ordonna que
les sénateurs viendraient ensemble le saluer, afin de ne pas être bousculés dans
la foule. En un mot, il montrait une telle modération que les magistrats de
Rhodes lui ayant écrit sans mettre à la fin de leur lettre la formule par
laquelle il était d'usage de faire des voeux pour sa personne, il se hâta de les
mander, comme pour les punir, et, quand ils furent venus, il ne leur infligea
aucun châtiment, et se contenta de les renvoyer, après leur avoir fait ajouter à
leur lettre ce qui y manquait. Il honorait les magistrats comme s'il eût vécu
sous un gouvernement républicain, et se levait devant les consuls ; les
invitait-il à un festin, il allait jusqu'à la porte les recevoir à leur arrivée,
et les reconduisait à leur départ. Si, parfois, il se faisait porter en litière,
il ne permettait pas qu'aucun sénateur ou chevalier des premiers rangs le
suivit. Quand il y avait des jeux ou quelque autre spectacle qui devait occuper
la multitude, il se rendait, le soir, pour y passer la nuit, dans la maison de
quelqu'un des Césariens qui fut voisine du lieu de la réunion, afin qu'on pût
l'aborder facilement et sans peine. Souvent aussi, il regardait les jeux
équestres de la maison d'un de ses affranchis. Il venait, en effet, fréquemment
à ces spectacles, tant pour faire honneur à celui qui les donnait, que pour
maintenir la décence parmi la foule et paraître prendre part à la fête. Car,
pour lui, jamais il n'eut la moindre inclination pour ces sortes de
divertissements et ne se montra jaloux en aucune façon de rivaliser avec
personne. Il était en tout si attentif observateur de l'égalité, qu'un jour le
peuple ayant voulu affranchir un danseur, il n'y consentit que lorsque le maître
y eut acquiescé et eut reçu le prix de son esclave. Ses rapports avec ses amis
étaient ceux d'un simple particulier : il les défendait en justice, et prenait
part avec eux au banquet, lorsqu'ils offraient un sacrifice ; il venait, dans
leurs maladies, les visiter sans escorte ; il y en eut même un dont, à sa mort,
il prononça l'oraison funèbre.
12. Il ordonna aussi à sa mère de se conformer, dans ces sortes de choses, à
tout ce qu'exigeait la bienséance, partie pour qu'elle imitât son exemple,
partie pour qu'elle ne s'abandonnât pas à son orgueil. Livie, en effet,
affichait une morgue plus grande que n'en eût auparavant montré aucune femme, au
point qu'elle ne cessait de recevoir chez elle les sénateurs et les citoyens qui
venaient la saluer, et que mention en était faite dans les actes publics. Les
lettres de Tibère portèrent même le nom de Livie et celui du prince pendant un
certain temps, et on écrivait pareillement à l'un et à l'autre. Car, si ce n'est
qu'elle n'osa jamais paraître ni au sénat, ni aux armées, ni aux assemblées du
peuple, elle essayait de tout régler, comme si elle eût été maîtresse de
l'empire. Son pouvoir, sous Auguste, avait été fort grand, et elle se vantait
d'avoir fait Tibère empereur ; et, pour cela, elle prétendait avoir moins une
autorité égale à la sienne, qu'une autorité supérieure. Aussi y eut-il en son
honneur diverses propositions en dehors de tous les usages : plusieurs voulurent
lui donner le nom de Mater patriae, plusieurs même celui de Parens.
D'autres furent d'avis d'appeler Tibère du nom de Livie, afin que, de même que
chez les Grecs les enfants prenaient le nom de leur père, de même Tibère prît le
nom de sa mère. Indigné de ces adulations, Tibère ne ratifia que les moins
importants des honneurs décernés à sa mère, et ne lui laissa faire rien qui
sortît des bornes. C'est ainsi que Livie, ayant une fois consacré chez elle une
statue à Auguste, et voulant, à cette occasion, donner un banquet au sénat et
aux chevaliers, ainsi qu'à leurs femmes, il ne lui permit ni de procéder à cette
consécration avant d'y avoir été autorisée par un sénatus-consulte, ni, après
cette autorisation, de donner un banquet aux hommes ; ce fut lui qui traita les
hommes, et elle les femmes. Il finit même par l'écarter complètement des
affaires publiques, ne lui laissant que la conduite des affaires domestiques ;
puis, comme là encore elle lui était à charge, il se mit à voyager, et se déroba
de toutes les façons à son empire ; en sorte qu'elle ne fut pas une des moindres
causes de sa retraite à Caprée. Voilà ce que la tradition rapporte de Livie.
13. Du reste, si Tibère se montrait sévère à l'égard ceux qui étaient
accusés de quelque crime, il souffrait aussi de voir son fils Drusus si fort
adonné à la débauche et à la cruauté qu'on appelait, de son nom, des Drusus les
épées les plus pointues, et plusieurs fois il lui adressa des réprimandes et en
particulier et en public. Un jour même, en présence de nombreux témoins, il lui
dit : «Garde-toi, tant que je vis, de commettre aucune violence, ni aucun excès
; si tu l'osais, tu n'en commettrais même pas après ma mort». Pendant un certain
temps, en effet, Tibère garda une grande modération, sans souffrir aucun
dérèglement ; il punit même, pour ces désordres, un grand nombre de citoyens,
bien que, le sénat ayant un jour voulu porter une loi contre ceux qui menaient
mauvaise vie, il n'eût rien statué, et se fût contenté de dire «qu'il valait
mieux les corriger de quelque façon en leur particulier, que de leur imposer un
châtiment public. Maintenant, ajoutait-il, quelques-uns d'entre eux pouvaient se
modérer par crainte de la honte, au point de chercher à se cacher ; mais, si une
fois la nature l'emportait sur la loi, personne n'en aurait plus souci».
Beaucoup, et même des hommes, malgré les défenses précédentes, portaient des
vêtements de pourpre : il ne blâma et ne punit personne ; mais la pluie étant
venue à tomber pendant des jeux, il se couvrit d'un manteau de couleur sombre,
et, depuis ce temps, nul n'osa prendre un vêtement autre que celui de son rang.
Telle était sa conduite en tout, tant que vécut Germanicus ; car, après ce
malheur, il s'opéra en lui de nombreux changements, soit que son caractère fût
tel dès le principe, comme il le fit voir plus tard, soit qu'il l'eût dissimulé
pendant la vie de Germanicus, en qui il voyait une menace contre sa puissance
absolue ; soit encore qu'il ait eu un bon naturel et qu'il soit sorti de son
chemin, une fois débarrassé d'un rival.
14. Je vais rapporter, suivant que le temps les présentera, les faits dignes
de mémoire. Sous le consulat de Drusus, fils de Tibère, et de C. Norbanus,
Tibère paya au peuple les sommes léguées par Auguste, parce qu'un jour, au
moment où un convoi traversait le Forum, un homme, s'étant approché du cadavre
et penché à son oreille, lui murmura quelques mots, et que, aux spectateurs qui
demandaient ce qu'il avait dit, il fit réponse qu'il avait chargé le défunt de
rapporter à Auguste qu'on n'avait encore rien reçu. Tibère fit mettre à mort cet
homme sur-le-champ, afin qu'il allât, disait-il en raillant, porter lui-même le
message ; quant aux autres citoyens, il ne tarda pas à s'acquitter envers eux,
en leur distribuant environ soixante-cinq drachmes par tête. Voilà, au rapport
de certains historiens, ce qui se passa la première année ; pour l'instant, des
chevaliers ayant voulu, dans les jeux célébrés par Drusus, tant en son nom
personnel qu'en celui de Germanicus, se faire gladiateurs, Tibère refusa de voir
la lutte, et, comme l'un d'eux fut tué, il défendit â l'autre de combattre
désormais. Dans les jeux du cirque en l'honneur du jour natal d'Auguste, il y
eut, entre autres combats, des bêtes féroces égorgées. Cela se répéta ainsi
plusieurs années ; en outre, l'administration de la Crète, dont, le gouverneur
vint alors à mourir, fut dorénavant confiée au questeur et à son assesseur.
Comme beaucoup de ceux à qui étaient échues des provinces séjournaient longtemps
à Rome et en Italie, ce qui faisait que leurs prédécesseurs restaient dans leur
gouvernement au-delà du temps prescrit, Tibère leur ordonna d'y être rendus aux
calendes de juin. Sur ces entrefaites, le petit-fils qu'il avait de Drusus étant
mort, il n'interrompit aucune de ses occupations habituelles ; il ne convenait
pas, selon lui, que des malheurs privés fissent abandonner à un prince le soin
des affaires de l'Etat, et c'était aux autres un enseignement de ne pas négliger
les affaires des vivants à cause de ceux qui s'en vont de la terre. Le Tibre
ayant envahi une partie considérable de la ville, au point de la rendre
navigable, tout le monde prenait ce débordement pour un prodige, de même que les
violents tremblements de terre qui firent tomber une partie des murailles, et
les foudres nombreuses qui tarissaient le vin dans les vases, sans les briser ;
mais lui, pensant que la chose tenait à l'abondance des eaux du fleuve, ordonna
que cinq sénateurs, désignés par le sort, veilleraient continuellement à ce
qu'il ne débordât pas l'hiver et ne tarît pas l'été, et que son cours fût
toujours aussi égal que possible. Tels étaient alors les actes de Tibère. Quant
à Drusus, il remplit, comme un simple particulier, les fonctions consulaires sur
le pied d'égalité avec son collègue ; institué héritier par un citoyen, il
accompagna son convoi ; mais il se laissait tellement emporter à la colère qu'il
frappa du poing un chevalier des plus considérables, ce qui lui valut le surnom
de Castor. Il était tellement adonné à l'ivresse qu'une nuit, forcé
d'aller avec ses gardes porter secours à des incendiés, et ceux-ci lui demandant
de l'eau, il ordonna qu'on leur en jetât de la chaude. Il avait pour les
histrions de telles complaisances qu'ils se révoltèrent et sortirent des bornes
assignées par les lois de Tibère sur leur profession.
15. Voilà ce qui eut lieu alors. Statilius Taurus et L. Libon étant consuls,
Tibère défendit aux hommes de porter des étoffes de soie ; il défendit aussi de
faire usage de vases d'or, excepté pour les sacrifices. Comme quelques-uns
étaient embarrassés de savoir si l'interdiction s'appliquait aussi à la
possession de vaisselle d'argent avec ornements d'or (emblemata), il
refusa de laisser employer, dans l'édit qu'il eut intention de rendre à ce
sujet, le mot emblema, comme étant un mot grec, bien que, dans la langue
latine, il n'y en eût pas pour le traduire. Autre exemple de ces exigences : un
centurion ayant voulu rendre témoignage en grec sur une affaire, en plein sénat,
il ne le permit pas, bien que souvent lui-même il y écoutât ou y discutât des
causes plaidées en cette langue. Ce fut là une contradiction dans sa conduite ;
quant à L. Scribonius Libon, jeune homme de famille patricienne, accusé de
complot contre l'ordre établi, tant qu'il fut en santé, Tibère ne le mit pas en
jugement ; mais, aussitôt qu'il fut atteint d'une maladie mortelle, il le fit
apporter au sénat, dans une litière couverte, semblable à celles dont font usage
les femmes des sénateurs ; puis, quand, à la suite d'un sursis, Libon eut
échappé par la mort à la condamnation, Tibère poursuivit l'affaire, malgré le
trépas du coupable, partagea ses biens entre les accusateurs, et fit décréter
des supplications non seulement en son nom, mais aussi en celui d'Auguste et de
Jules, père d'Auguste, ainsi que cela avait été autrefois établi. Malgré sa
conduite dans cette conjoncture, il n'inquiéta en rien Vibius Rufus, qui se
servait du siège sur lequel César s'asseyait constamment et sur lequel il avait
été tué. Rufus affectait d'en agir ainsi ; il était marié à la femme de Cicéron,
deux choses dont il s'enorgueillissait, comme si la femme devait faire de lui un
orateur et le siége un César. Aucune accusation ne lui fut néanmoins intentée à
ce sujet, et même il parvint au consulat. Du reste, Tibère, bien qu'ayant
constamment auprès de lui Thrasylle, et recourant chaque jour à la divination,
art dans lequel il était lui-même si habile, qu'ayant une fois reçu en songe
l'ordre de donner de l'argent à quelqu'un, il comprit que c'était un sort
magique qui lui était envoyé, et fit tuer cette personne. Tibère n'en fut pas
moins rigoureux pour tous les autres astrologues, magiciens, en un mot, pour
ceux qui s'occupaient d'une manière quelconque de divination : les étrangers
furent mis à mort ; les citoyens romains accusés de se livrer alors encore à ces
pratiques depuis le premier décret leur interdisant toute occupation de ce genre
dans Rome, furent bannis ; ceux qui avaient obéi obtinrent l'impunité. Tous les
citoyens romains auraient même, contre l'avis de Tibère, obtenu leur pardon,
sans l'intervention d'un tribun. Ce fut là surtout qu'on vit l'image du
gouvernement républicain, car le sénat, s'étant rangé à l'avis de Cn. Calpurnius
Pison, l'emporta sur Drusus et Tibère, et fut, à son tour, vaincu par le tribun.
16. C'est ainsi que les choses se passèrent ; de plus, on envoya dans les
provinces quelques-uns des questeurs de l'année précédente, attendu que le
nombre de ceux de l'année présente était insuffisant, et cette mesure eut lieu
dans la suite toutes les fois qu'il y eut besoin. Beaucoup d'actes publics
étaient complètement perdus, l'écriture des autres était effacée par le temps ;
trois sénateurs furent élus pour transcrire ceux qui existaient et faire la
recherche des autres. Plusieurs citoyens, qui avaient été victimes d'incendies,
reçurent des secours non seulement de Tibère, mais aussi de Livie. Cette même
année, un certain Clément, qui avait été esclave d'Agrippa et qui avait quelque
ressemblance avec lui, se fit passer pour son maître, et, étant allé en Gaule,
il attacha nombre de gens à sa cause dans cette contrée, et, plus tard, en
Italie aussi ; il finit même par marcher sur Rome, pour reconquérir, disait-il,
la souveraineté de son aïeul. Le trouble s'étant par suite répandu parmi les
habitants, et beaucoup d'entre eux se rangeant du parti de l'imposteur, Tibère
le réduisit adroitement en son pouvoir par l'intermédiaire d'agents qui
feignirent d'embrasser sa cause; puis, comme malgré la torture qu'on lui
infligea pour lui arracher des révélations sur ses complices, il ne faisait
aucun aveu, il lui demanda : «Comment es-tu devenu Agrippa ? - Comme toi César»,
répondit Clément.
17. L'année suivante, C. Cécilius et L. Flaccus prirent le titre de consuls.
Quelques citoyens ayant apporté de l'argent à Tibère, passé les calendes de
janvier, il ne l'accepta pas, et publia à cette occasion un édit où il employa
un mot qui n'était pas latin. Ayant ensuite, la nuit, réfléchi à ce mot, il
manda tous ceux qui étaient experts en ces matières, car il avait grand soin de
la pureté du langage. Atéius Capiton lui ayant dit : «Bien que personne ne se
soit servi jusqu'ici de ce mot, nous ne laisserons pas désormais, à ta
considération, de le compter tous parmi les mots anciens» ; un certain Marcellus
répliqua : «César, tu peux donner à des hommes le droit de cité romaine, mais
non à des mots». Tibère ne fit aucun mal à Marcellus pour cette réponse, bien
que la franchise en fût vive. Irrité contre Archélaüs, roi de Cappadoce, qui,
après l'avoir, à une époque antérieure, lorsqu'il était accusé devant le
tribunal d'Auguste par les habitants de cette contrée, supplié de se charger de
sa cause, l'avait ensuite négligé, pendant son séjour à Rhodes, pour faire sa
cour à Caius venu en Asie, il le manda comme coupable de révolte, et le livra au
jugement du sénat, bien qu'il fût non seulement dans une extrême vieillesse,
mais, de plus, fort incommodé de la goutte, et qu'en outre il semblât atteint de
folie. Archélaüs avait été autrefois attaqué de cette dernière maladie, au point
qu'Auguste lui avait donné un tuteur pour gouverner son royaume ; mais, en ce
moment, il n'avait plus l'esprit aliéné, et ce n'était qu'une feinte de sa part
pour tâcher de se sauver. Il eût néanmoins été condamné à mort, sans un témoin
qui déposa que le roi en effet, tant qu'il fit profession de quelque vertu, non
content de s'abstenir scrupuleusement du bien d'autrui et de ne pas recueillir
les successions qui lui étaient léguées par des citoyens qui avaient des
parents, dépensa des sommes considérables en largesses à des villes et à des
particuliers, sans accepter en reconnaissance ni honneurs ni éloges. Jamais il
n'était seul, quand il donnait audience aux députations des villes et des
provinces ; il prenait pour l'assister plusieurs citoyens, principalement ceux
qui avaient gouverné le pays.
18. Les succès de Germanicus dans son expédition contre les Germains lui
permirent de s'avancer jusqu'à l'Océan, et, vainqueur des barbares par la force
de ses armes, il recueillit les ossements des soldats tombés avec Varus, leur
donna la sépulture, et recouvra les enseignes. Comme le sénat pressait Tibère
pour que le mois de novembre dans lequel il était né (le seize) s'appelât
Tibérius : «Que ferez-vous donc, dit-il, si vous avez treize Césars ?» Ensuite,
sous le consulat de M. Junius et de L. Norbanus, il arriva aux calendes mêmes de
janvier un prodige de haute importance et qui était un présage de malheur pour
Germanicus. Le consul Norbanus, qui se plaisait à jouer sans cesse de la
trompette, et qui s'y exerçait avec une grande ardeur, voulut, alors encore, au
point du jour, en présence d'un grand nombre de citoyens déjà rassemblés devant
sa maison, faire retentir son instrument : ce bruit jeta le trouble parmi tous
les citoyens, comme si le consul leur donnait ainsi un signal de guerre, et
aussi parce que la statue de Janus tomba. En outre, un oracle, prétendu
Sibyllin, et qui d'ailleurs ne se rapportait nullement à cette année de Rome,
mais qu'on appliquait aux circonstances présentes, excita de vives émotions.
L'oracle disait : «Trois fois trois cents ans accomplis, guerre civile,
sybaritique délire, perdra les Romains». Tibère accusa ces vers d'être supposés,
et fit examiner tous les livres qui contenaient des prédictions ; il condamna
les uns comme apocryphes et approuva les autres. La mort de Germanicus causa une
grande joie à Tibère et à Livie, mais elle affecta douloureusement tous les
autres Romains. Car Germanicus était beau de figure, et il avait une âme noble ;
il avait aussi une instruction et une force remarquables ; [vaillant contre
l'ennemi, il était plein de bonté pour les siens ; très puissant à titre de
César, il avait une modération égale à celle des citoyens les plus humbles ;
jamais il ne faisait rien qui pût ou être importun aux peuples soumis], ou
attirer l'envie sur Drusus, ou mériter les soupçons de Tibère ; [bref, il fut du
petit nombre de ceux qui, de mémoire d'homme, ne firent pas défaut à leur
fortune et ne se laissèrent pas corrompre par elle]. Plusieurs fois, placé en
position de se rendre maître de l'empire, [du consentement non seulement des
soldats, mais aussi du peuple et du sénat], il ne le voulut pas accepter. Il
mourut à Antioche, par la perfidie de Pison et de Plancine. On trouva, en effet,
pendant qu'il vivait encore, enfouis dans la maison qu'il habitait, des
ossements humains, des lames de plomb, où son nom était gravé avec des
imprécations. Pison, traduit devant le sénat par Tibère lui-même, à raison de ce
meurtre, obtint un délai, et se donna la mort. [Ce fut pour Tibère une occasion
de verser le sang ; plusieurs citoyens périrent sous l'inculpation de s'être
réjouis de la mort de Germanicus].
19. Tibère, une fois libre de tout compétiteur, tint une conduite toute
différente d'un passé où il comptait un grand nombre de belles actions. Entre
autres cruautés de son gouvernement, il punit avec rigueur, en vertu de la loi
de majesté, ceux qui étaient accusés d'un manque de respect, soit par leurs
paroles, soit par leurs actes, non seulement envers Auguste, mais aussi envers
lui-même et envers sa mère. On interrogeait par la torture non seulement des
esclaves contre leurs maîtres, mais aussi des hommes libres et des citoyens. Les
accusateurs, et même les témoins, se partageaient au sort les biens de leurs
victimes, et recevaient en outre des charges et,des honneurs. Il fit également
mourir un grand nombre de personnes, parce qu'il avait examiné le jour et
l'heure de leur naissance, et qu'il avait, par ce moyen, vu quels étaient leur
caractère et les intentions de la fortune à leur égard ; celui chez qui il
découvrait quelque qualité supérieure et donnant l'espoir d'arriver à la
souveraine puissance était sûr de périr. Il examinait et connaissait avec tant
d'exactitude la destinée de chacun des principaux citoyens, qu'ayant rencontré
Galba, celui qui fut empereur dans la suite, au moment où il venait de prendre
femme, il lui dit : «Et toi aussi, tu goûteras un jour de l'empire». Il
l'épargna, cependant, selon moi, parce que c'était l'ordre du destin, selon ce
qu'il disait, parce que Galba ne devait régner que dans un âge avancé, et
longtemps après qu'il ne serait plus. Il trouva un instrument et un aide actif
pour toutes ses volontés dans L. Aelius Séjan, fils de Strabon, qui avait été
autrefois le mignon de M. Gabius Apicius ; je parle de cet Apicius qui surpassa
tous les hommes par ses prodigalités, au point qu'ayant un jour voulu savoir ce
qu'il avait dépensé et ce qu'il possédait encore, quand il reconnut qu'il ne lui
restait plus que deux millions cinq cent mille drachmes, il s'affligea à la
pensée qu'il allait mourir de faim, et se tua. Ce Séjan fut quelque temps le
collègue de son père dans le commandement des gardes prétoriennes ; puis,
lorsque celui-ci ayant été envoyé en Egypte, il fut seul à leur tête, entre
autres mesures qu'il prit pour accroître l'autorité de cette charge, il réunit
dans un camp leurs cohortes, éparses et logées séparément l'une de l'autre,
comme celles des Vigiles, de sorte qu'elles recevaient ses ordres toutes à la
fois et promptement, et que cette concentration dans un camp les rendait
redoutables à tous. Tibère l'ayant pris en amitié, à cause de la conformité de
ses moeurs avec les siennes, le décora des ornements de la préture, chose qui,
auparavant, n'était arrivée à aucun de ses pareils, et se servit en toute
affaire de son conseil et de son ministère. [En un mot, Tibère changea tellement
après la mort de Germanicus, que ce prince, déjà l'objet de louanges
magnifiques, obtint, à partir de ce moment, une admiration bien plus grande
encore].
20. Lorsque Tibère fut consul avec Drusus, on tira aussitôt de ce fait même
l'augure de la perte de Drusus ; car il n'est pas un seul de ceux qu'il eut pour
collègues dans le consulat qui ne soit mort de mort violente : ici c'est
Quintilius Varus ; là c'est Cn. Pison et Germanicus lui-même, qui perdent la vie
par la violence et d'une façon misérable. Cela était dû vraisemblablement à
l'influence d'un génie attaché par le sort à Tibère durant sa vie. Ce qui est
certain, c'est que Drusus, alors son collègue, et Séjan, qui le fut plus tard,
périrent de la sorte. Pendant l'absence de Tibère, un chevalier, Cn. Lutorius
Priscus, poète d'un grand talent et auteur de vers où il avait déploré avec
succès le trépas de Germanicus, et pour lesquels il avait reçu de César une
gratification, fut accusé d'avoir également composé un poème pour célébrer
Drusus pendant sa maladie : il fut jugé pour ce fait dans le sénat, condamné et
exécuté. Tibère, qu'irrita non le châtiment de Lutorius, mais la mise à mort
d'un citoyen par ordre du sénat sans sa participation, fit des réprimandes aux
sénateurs, et les obligea de porter un règlement en vertu duquel aucun de ceux
qu'ils auraient condamnés ne serait exécuté qu'après un délai de dix jours, et
que le décret de condamnation ne serait déposé au trésor public qu'après même
délai ; il voulait pouvoir, même absent, prendre auparavant connaissance de leur
résolution, et prononcer en dernier ressort.
21. Ensuite Tibère, son consulat fini, revint à Rome, et défendit que les
consuls se chargeassent de la cause d'aucun accusé, ajoutant : «C'est chose que,
si j'étais consul, je ne ferais pas !» Un des préteurs, accusé de s'être rendu
coupable de lèse-majesté par paroles ou par actions, étant sorti de la curie,
puis, après avoir déposé sa toge de magistrat et être rentré dans l'assemblée,
ayant demandé à répondre sur-le-champ à l'accusation comme un simple
particulier, Tibère fut saisi d'une vive douleur, et cessa de le poursuivre. Il
chassa aussi les histrions de Rome et ne leur permit nulle part l'exercice de
leur art, parce qu'ils déshonoraient les femmes et suscitaient des séditions. Il
accorda après leur mort à plusieurs citoyens des statues et des sépultures aux
frais de l'Etat, et fit ériger à Séjan, durant sa vie, une statue d'airain dans
le théâtre. A la suite de cela, une foule de statues furent élevées au favori
par une foule de gens, et une foule d'éloges de lui furent récités devant le
peuple et dans le sénat. Les hommes les plus considérables et les consuls
eux-mêmes se rendaient assidûment le matin à sa demeure et lui communiquaient et
toutes les grâces particulières qu'ils avaient intention de demander à Tibère et
les affaires publiques sur lesquelles le prince devait prononcer. Bref, rien ne
se faisait plus sans lui. Vers cette époque, à Rome, un grand portique qui
penchait d'un côté fut redressé d'une façon merveilleuse. Un architecte, dont
personne ne sait le nom (jaloux de sa merveilleuse habileté, Tibère ne permit
pas de le mettre dans les Actes), cet architecte, dis-je, quel que soit son nom,
après avoir solidement appuyé tout à l'entour les fondements de manière qu'ils
ne fussent pas ébranlés avec l'édifice, et avoir enveloppé tout le reste de
toisons et d'étoffes épaisses, attacha le portique de toutes parts avec des
cordes, et, lui imprimant une secousse à l'aide de bras nombreux et de machines,
le ramena à son ancienne assiette. Tibère, pour le moment, se contenta d'admirer
cet homme et de lui porter envie : il le récompensa d'une somme d'argent, parce
qu'il l'admirait, et le chassa de la ville par jalousie ; mais, plus tard,
lorsqu'étant venu le trouver et lui présenter une requête, cet architecte eut
laissé tomber à dessein une coupe de verre qui se déforma ou se brisa, et la lui
eut, en la pétrissant dans ses mains, sur-le-champ présentée intacte, dans
l'espoir d'obtenir ainsi son pardon, il le fit mourir.
22. Drusus, fils de Tibère, périt par le poison. Séjan, enflé de sa
puissance et de sa dignité, ne mettait aucune borne à sa morgue ; il finit par
se tourner contre Drusus, et même un jour leva la main contre lui. Craignant, à
la suite de cela, Drusus et Tibère, et en même temps persuadé que, s'il était
une fois débarrassé de l'obstacle du jeune prince, il aurait facilement le
vieillard en son pouvoir, il fit empoisonner Drusus par ceux qui le servaient et
par sa femme, que quelques auteurs nomment Livilla, et qu'il avait séduite.
Tibère en fut aussi accusé, parce qu'au temps de la maladie et de la mort de
Drusus, il n'interrompit en rien ses occupations habituelles et ne permit à qui
que ce fût d'interrompre les siennes ; mais ce bruit ne mérite pas croyance. Il
en agissait ainsi de parti pris dans toutes les circonstances de ce genre ; mais
il était attaché à Drusus, son fils unique et légitime, et les auteurs de sa
mort furent punis, les uns sur-le-champ, les autres dans la suite. Pour le
moment, il vint au sénat, et, après avoir donné à son fils les éloges exigés par
les convenances, il retourna chez lui. Tibère priva du droit de tester ceux à
qui on avait interdit le feu et l'eau, et cette règle s'observe encore
aujourd'hui. Aelius Saturninus ayant composé contre lui des vers diffamatoires,
il le traduisit devant le sénat, et, après qu'il eut été condamné, il le fit
précipiter du haut du Capitole.
23. J'aurais bien des faits de cette sorte à rapporter, si je devais les
citer tous. Qu'il me suffise de dire en somme qu'un grand nombre de citoyens
furent mis à mort pour de semblables raisons, et que, de la part de Tibère,
rechercher avec soin, un à un, les propos outrageants qu'on accusait certaines
personnes d'avoir tenus sur son compte, c'était lui-même se déclarer convaincu
de tous les vices dont les hommes peuvent être atteints En effet, ce qui était
dit en secret et à une seule personne, il le divulguait ; en sorte qu'on le
mettait dans les Actes publics. Bien des propos que personne n'avait tenus, il
les supposait d'après sa conscience, pour qu'on s'imaginât qu'il avait justement
sujet d'être irrité. Aussi lui arrivait-il que, tous les crimes pour lesquels il
punissait les autres comme coupables de lèse-majesté, se retournaient contre
lui-même, et que, de plus, il s'exposait aux railleries ; car, en assurant et en
confirmant par serment qu'on avait dit des paroles que les accusés se
défendaient d'avoir prononcées, c'était à lui-même qu'il causait plus
véritablement tort. Cette conduite donna lieu à quelques-uns de soupçonner qu'il
avait perdu l'esprit. Mais il n'y avait aucune raison de croire qu'il fût
véritablement insensé ; car, dans toutes les autres parties de son
administration, il montrait la plus grande sagesse. Tantôt, c'est un sénateur
vivant dans la débauche à qui il nomme un curateur, comme si c'était un orphelin
; tantôt, c'est Capiton, procurateur d'Asie, qui est traduit devant le sénat, et
qui, accusé d'avoir employé les soldats et d'avoir agi dans d'autres
circonstances comme s'il eût été le gouverneur de la province, est condamné à
l'exil. Car il n'était pas permis, en ce temps-là, à ceux qui maniaient l'argent
de l'empereur, d'outrepasser leurs attributions ; ils devaient percevoir les
revenus établis, et, quant à leurs différends, les faire décider sur la place
publique, devant les juges et d'après les lois, comme ceux des simples
particuliers. On voit combien il y avait d'inégalité dans les actions de Tibère.
24. Les dix années de son pouvoir écoulées, Tibère n'eut besoin d'aucun
décret pour reprendre l'empire (il n'était pas obligé, en effet, comme Auguste,
de partager son règne par périodes) ; mais on n'en célébra pas moins les jeux
décennaux. Crémutius Cordus fut contraint de se donner la mort pour avoir
offensé Séjan. Il n'y avait rien dont on pût lui faire un sujet d'accusation (il
était déjà aux portes de la vieillesse et avait mené une vie honnête), de sorte
qu'il fut mis en jugement, parce que, dans une histoire d'Auguste, qu'il avait
autrefois composée, et qu'Auguste avait lue lui-même, il avait loué Cassius et
Brutus, et blâmé le sénat et le peuple ; parce que, sans dire aucun mal de César
ni d'Auguste, il ne les avait pas exaltés. Telle fut l'accusation, telle fut la
cause pour laquelle il mourut et pour laquelle ses écrits furent brûlés : ceux
qu'on trouva dans Rome, par les édiles ; ceux qu'on trouva dehors, par les
gouverneurs de chaque endroit. Plus tard, ils furent de nouveau publiés
(plusieurs personnes les cachèrent, et surtout Marcia, sa fille), et ils durent
au malheur même de Cordus d'être recherchés avec plus d'empressement. Tibère,
alors, fit voir aux sénateurs les exercices de la garde prétorienne, comme s'ils
n'eussent pas connu sa puissance, afin qu'en voyant le nombre et la force de ces
cohortes, ils le redoutassent davantage. Voilà les faits que présente l'histoire
de ce temps ; de plus, on enleva de nouveau la liberté aux habitants de Cyzique,
coupables d'avoir mis des citoyens romains dans les fers et de n'avoir pas
achevé le temple d'Auguste, dont ils avaient commencé la construction. Un homme
qui avait vendu, avec sa maison, une statue de l'empereur, et qu'on avait traîné
en justice pour ce fait, eût été infailliblement mis à mort sans le consul, qui
demanda à Tibère d'opiner le premier. Craignant de paraître se montrer
complaisant pour lui-même, Tibère opina pour l'absolution. Lentulus, sénateur
d'un naturel doux et alors arrivé à une extrême vieillesse, fut accusé de
conspiration contre l'empereur. Lentulus, qui était présent, se mit à rire aux
éclats, et Tibère, au milieu du trouble que jeta cet incident parmi le sénat :
«Je ne suis plus digne de vivre, s'écria-t-il, si Lentulus aussi me hait».