Dernières années
du règne de Tibère ; sa mort
1. Vers cette époque,
Tibère quitta Rome et n'y rentra plus, bien qu'à chaque instant il fût sur le
point de revenir et qu'il promît de le faire. Un certain Latiaris, ami de
Sabinus, l'un des principaux citoyens de Rome, ayant, pour gagner la faveur de
Séjan, fait cacher des sénateurs sous le toit de la maison qu'il habitait,
l'amena à un entretien avec lui, et, par quelques mots de leurs conversations
habituelles, provoqua l'expansion de tous ses sentiments. C'est, en effet,
l'usage des délateurs de commencer par attaquer quelqu'un en paroles et par
révéler quelque secret, afin qu'en les écoutant ou en laissant échapper une
parole semblable, leurs victimes donnent prise à une accusation ; les uns ne
courent aucun danger à s'exprimer librement (on sait que ce ne sont pas là leurs
sentiments, et qu'ils ne parlent ainsi que pour surprendre ceux à qui ils
s'adressent) ; les autres, au contraire, pour peu qu'ils laissent échapper le
moindre mot en dehors des convenances, sont livrés au supplice. C'est ce qui
arriva en cette circonstance. Sabinus, en effet, fut ce jour-là même jeté en
prison et mis à mort, sans jugement ; son corps fut traîné aux Gémonies et
précipité dans le fleuve. Une circonstance singulière vint encore augmenter
l'horreur de ce supplice ; un chien de Sabinus suivit son maître dans la prison,
resta près de lui au moment de la mort, et finit par s'élancer avec lui dans le
fleuve. Voilà comment les choses se passèrent.
2. En ce même temps, aussi mourut Livie, après une vie de quatre-vingt-six
ans. Tibère n'alla pas la voir durant sa maladie, et ne l'exposa pas après sa
mort ; il ne lui accorda d'autres honneurs que ceux de funérailles aux frais de
l'État, de statues et de quelques autres distinctions insignifiantes ; il
défendit hautement de la mettre au rang des déesses. Néanmoins le sénat, non
content de lui décerner ce qu'ordonnait la lettre du prince, voulut que les
matrones prissent le deuil pour une année entière, bien qu'il eût donné des
éloges à Tibère pour n'avoir pas, même en cette circonstance, interrompu le soin
des affaires publiques ; de plus, il décréta, ce qui n'avait eu lieu pour aucune
femme, l'érection d'un arc de triomphe, parce qu'elle avait sauvé la vie à
beaucoup d'entre eux, élevé les enfants de plusieurs et marié les filles d'un
grand nombre de citoyens, ce qui lui fit donner par plusieurs le surnom de
Mère de la patrie. Elle fut enterrée dans le monument d'Auguste. Entre
autres belles paroles de Livie, on rapporte qu'ayant un jour rencontré des
hommes nus et qui, pour ce fait, allaient être mis à mort, elle leur sauva la
vie, en disant que, pour des femmes sages, il n'y avait nulle différence entre
des statues et des hommes nus. On lui demandait comment et par quel moyen elle
s'était rendue si bien maîtresse d'Auguste : elle répondit que c'était en
restant elle-même dans les bornes de la plus stricte honnêteté, en se montrant
empressée à exécuter ses intentions, sans s'ingérer en rien dans ses affaires,
et en faisant semblant de ne pas s'apercevoir de ses badinages amoureux, loin de
les poursuivre. Tel était le caractère de Livie. Quoi qu'il en soit, l'arc de
triomphe qui lui avait été décerné ne fut pas construit, parce que Tibère promit
de l'élever à ses frais. Craignant, en paroles, d'annuler le décret, il l'éluda
de cette façon, c'est-à-dire en ne permettant pas que l'édifice fût érigé des
deniers publics, et en ne l'érigeant pas lui-même. Cependant l'orgueil de Séjan
augmentait ; un décret ordonna que son jour natal serait célébré comme une fête
publique. Le nombre des statues élevées en son honneur par le sénat, par les
chevaliers, par les tribus et par les principaux citoyens, ne saurait se
calculer : car sénateurs et chevaliers, chacun en leur particulier, lui
envoyaient des députations ; le peuple lui envoyait ses tribuns et ses édiles,
avec autant d'empressement qu'à Tibère lui-même ; on faisait des voeux et des
sacrifices également pour l'un et pour l'autre, et on jurait par leur fortune.
3. Gallus, qui avait épousé la femme de Tibère et qui s'était exprimé avec
hardiesse sur l'autorité impériale, fut, l'occasion s'étant rencontrée, pris au
piège. Gallus, en effet, courtisan de Séjan, soit persuasion véritable qu'il
parviendrait à l'empire, soit crainte de Tibère, soit dessein secret de perdre
le favori en le rendant odieux au prince, Gallus avait proposé le plus grand
nombre et les plus importants des décrets en l'honneur de Séjan, et il avait
employé tous ses efforts pour faire partie de la députation ; Tibère écrivit
contre lui au sénat pour se plaindre, entre autres choses, que Gallus enviait à
Séjan son amitié, bien qu'ayant Syriacus pour ami. Il ne communiqua rien,
cependant, à Gallus ; au contraire, il l'accueillit avec toute sorte
d'empressement ; de sorte qu'il se passa une chose surprenante et qui n'était
arrivée à personne. Le même jour, Gallus fut admis à la table de Tibère, il y
but la coupe de l'amitié, et il fut condamné dans le sénat, qui même envoya un
préteur avec ordre de le lier et de le mener au supplice. Tibère, néanmoins,
tout en agissant ainsi, ne permit pas à Gallus de mourir, malgré la résolution
qu'il en avait prise, aussitôt qu'il connut son arrêt ; loin de là, afin
d'augmenter ses souffrances, [il l'exhorta à] prendre courage [et] donna ordre
de le laisser en garde libre jusqu'à son arrivée à Rome, afin, comme je l'ai
dit, de le tourmenter longtemps par l'infamie et par la crainte. C'est ce qui
eut lieu, en effet. Gallus était confié aux divers consuls qui se succédaient
(excepté le temps du consulat de Tibère, temps où il fut remis à la garde des
préteurs), pour l'empêcher non certes pas de fuir, mais de mourir ; il n'avait
auprès de lui ni ami ni esclave ; il ne parlait à personne, il ne voyait
personne, excepté ceux qui le forçaient de prendre de la nourriture. Et cette
nourriture elle-même était de telle nature et en telle quantité que, sans lui
donner le moindre plaisir ni la moindre force, elle ne le laissait pas mourir ;
c'était là le plus cruel. Tibère employait également ce système à l'égard de
beaucoup d'autres condamnés. Ainsi, ayant jeté un de ses amis dans les chaînes,
lorsqu'ensuite on parla de le mettre à mort, il répondit : «Je ne suis pas
encore réconcilié avec lui». Un autre avait été cruellement torturé ;
lorsqu'ensuite il reconnut que l'accusation était injuste, il s'empressa de le
faire exécuter, en disant : «Il a été outragé d'une manière trop dure pour
pouvoir vivre honorablement». Syriacus, qui ne l'avait nullement offensé, qui
n'était même pas accusé, mais qui était remarquable par son savoir, fut égorgé
par le seul motif que Tibère l'avait dit être l'ami de Gallus. [Séjan fit aussi
accuser Drusus par sa femme. Entretenant un commerce adultère avec toutes les
femmes, pour ainsi dire, des citoyens illustres, il apprenait par elles ce qui
se disait et ce qui se faisait, et, de plus, il se servait d'elles pour
l'exécution de ses desseins, en leur donnant l'espoir de l'épouser. Tibère ayant
simplement envoyé Drusus à Rome, Séjan, qui craignait un changement dans
l'esprit du prince, persuada à Cassius de faire un rapport contre le jeune
homme].
4. Séjan, cependant, devenait de jour en jour plus grand et plus redoutable
; de sorte que les sénateurs et les autres citoyens ne faisaient attention qu'à
lui, comme s'il eût été l'empereur, et qu'ils méprisaient Tibère. Dès que le
prince s'en aperçut, il jugea que la chose n'était pas d'une médiocre
importance, appréhendant que Séjan ne fût ouvertement proclamé empereur ; et il
s'en occupa sérieusement. Néanmoins il n'en fit rien paraître au dehors ; car
Séjan s'était fortement attaché la garde prétorienne, et il avait gagné les
sénateurs, les uns par des bienfaits, d'autres par des promesses ; enfin tout
l'entourage de Tibère était tellement à sa discrétion, qu'il était instruit
sur-le-champ, sans réserve, des paroles et des actions du prince, tandis que
personne ne rapportait à Tibère ce que faisait Séjan. Tibère l'attaqua donc par
une autre voie : il lui déféra le consulat, le proclama le compagnon de ses
soins, et, à diverses reprises, l'appela mon cher Séjan, titre qu'il lui
donnait dans ses messages au sénat et au peuple. Trompés par ces paroles
auxquelles ils ajoutaient foi, les Romains élevèrent partout également des
statues d'airain à Tibère et à Séjan, les représentèrent ensemble dans des
tableaux, et placèrent deux siéges dorés pour eux au théâtre ; on décréta qu'ils
seraient consuls tous les deux à la fois pour cinq ans, et qu'à leur entrée dans
Rome, on irait au-devant d'eux en rendant à l'un et à l'autre les mêmes
honneurs. Enfin on offrit des sacrifices aux statues de Séjan comme à celles de
Tibère. Telle était la position des affaires de Séjan. Un grand nombre de
citoyens illustres périrent, et, parmi eux, C. Géminius Rufus. Accusé d'impiété
à l'égard de Tibère, il apporta son testament dans l'assemblée du sénat et le
lut, dans le dessein de montrer qu'il avait institué le prince son héritier pour
une portion égale à celle de ses enfants ; accusé de mollesse, il se retira chez
lui avant qu'aucune sentence fût portée, et, lorsqu'il apprit que le questeur
était venu pour le mener au supplice, il se frappa lui-même, et montrant la
blessure au questeur : «Va, lui dit-il, rapporter au sénat que c'est ainsi que
meurt un homme». Sa femme, P. Prisca, ayant été mise aussi en accusation, vint
au sénat et s'y perça d'un poignard qu'elle avait secrètement apporté.
5. Séjan, par l'excès de son insolence et par la grandeur de son pouvoir, en
était venu à un tel point, qu'il semblait qu'il fût l'empereur et que Tibère ne
fût que le gouverneur de l'île de Caprée, où il faisait sa résidence. C'était
auprès de Séjan qu'on s'empressait, c'était à sa porte qu'on se poussait, dans
la crainte non seulement de ne pas être vu de lui, mais encore d'être aperçu
dans les derniers ; car il observait tout avec soin, les moindres paroles et les
moindres signes, surtout chez les principaux citoyens. Les hommes supérieurs par
leur mérite personnel n'exigent pas d'une manière absolue ces marques de
respect, et ne s'offensent pas qu'on manque quelquefois de les leur rendre ; ils
savent bien que ce n'est pas par mépris ; au contraire, ceux qui ne possèdent
qu'un éclat d'emprunt exigent impérieusement ces marques de soumission comme
nécessaires pour compléter leur valeur, et, si par hasard ils ne les obtiennent
pas, ils en sont affligés comme d'un déni de justice et irrités comme d'une
injure. Aussi montre-t-on, à l'égard de tels personnages, plus de zèle qu'à
l'égard, pour ainsi dire, des empereurs eux-mêmes : car, pour les uns, pardonner
une offense est une marque de vertu ; pour les autres, ce pardon semble accuser
leur faiblesse, au lieu que punir et se venger, c'est, à leurs yeux, affermir la
grandeur de leur puissance. A certaines calendes où tout le monde se rassemblait
dans la maison de Séjan, le lit placé dans la pièce où il recevait les
salutations fut brisé complètement par la multitude de ceux qui s'y assirent,
et, quand il sortit de chez lui, un chat s'élança à travers la foule. Comme,
après avoir sacrifié aux dieux dans le Capitole, il descendait au Forum, les
esclaves de son escorte firent un détour par la route qui mène à la prison
publique, n'ayant pu le suivre à cause de la foule, et, descendant par les
degrés d'où l'on précipite les suppliciés, ils glissèrent et tombèrent.
Lorsqu'ensuite il consulta les auspices, aucun oiseau d'un présage favorable ne
se montra ; mais des corbeaux, volant et croassant autour de lui, prirent en
troupe leur essor vers la prison et allèrent s'y percher.
6. Ces présages ne firent impression ni sur l'esprit de Séjan, ni sur celui
d'aucun autre ; la vue de ce qui se passait en ce moment, lors même qu'un dieu
eût clairement annoncé le changement si grand qui allait avoir lieu, aurait
enlevé toute créance à cette prédiction. Les Romains juraient à tout instant par
sa fortune et l'appelaient le collègue de Tibère, pensant alors non seulement au
consulat, mais à l'autorité souveraine. Tibère n'ignorait plus aucune des menées
de son ministre ; mais, cherchant en lui-même de quelle manière il le mettrait à
mort, et ne trouvant pas le moyen de le faire ouvertement sans s'exposer à des
dangers, il eut recours, à l'égard de Séjan, comme à l'égard des autres, à un
artifice merveilleux pour connaître à fond leurs sentiments. Il ne cessait
d'écrire à Séjan et au sénat des détails nombreux et variés sur son état, disant
tantôt qu'il se portait mal et qu'il était presque mourant, tantôt qu'il
jouissait d'une santé excellente et qu'il allait immédiatement revenir à Rome ;
tantôt il louait Séjan, sans réserve ; tantôt il l'abaissait, également sans
réserve : en sa considération, il accordait des honneurs à quelques-uns de ses
amis, et en outrageait d'autres. De cette facon, Séjan était continuellement en
suspens, rempli tour à tour d'un orgueil ou d'une crainte sans borne ; il n'y
avait lieu pour lui, en effet, ni de craindre, ni par suite de se jeter dans une
tentative hasardeuse, puisqu'on lui accordait des honneurs, ni de s'abandonner à
la confiance et à l'audace, attendu qu'on avait mis des obstacles à ses
entreprises; mais tous les autres, ne sachant s'ils devaient désormais l'honorer
ou le délaisser, et tournant leurs regards vers Tibère, dont ils attendaient à
chaque instant la mort ou le retour, étaient en proie à l'incertitude.
7. Séjan se troublait de tout cela, et bien plus encore parce qu'on vit
d'abord de la fumée sortir en abondance d'une de ses statues, qu'ensuite ayant
enlevé la tête de cette statue pour voir la cause du phénomène, un énorme
serpent s'en était élancé, et qu'ayant aussitôt mis une nouvelle tête, au moment
même où il était sur le point, à l'occasion de ce prodige, de s'offrir à
lui-même un sacrifice (il allait, en effet, jusqu'à s'offrir à lui-même des
sacrifices), il se trouva une corde au cou de cette statue. Séjan avait alors
chez lui une statue de la Fortune, qui avait, dit-on, appartenu à Tullius, un
des anciens rois de Rome, et à laquelle il rendait de grands honneurs ; il la
vit, pendant un sacrifice, se détourner de lui [...] ensuite d'autres étant
sortis ensemble. Le reste en avait bien quelque soupçon ; mais, ignorant les
intentions de Tibère, et songeant à son caractère impénétrable et à
l'instabilité des choses, il balançait entre les deux : en particulier, on
veillait à sa sûreté personnelle ; en public, on rendait des hommages à Séjan,
entre autres motifs, parce que le prince l'avait, en même temps que Caius,
décoré d'un sacerdoce, lui et son fils ; on lui décerna le pouvoir proconsulaire
et on décréta en outre que son exemple serait proposé à tous les consuls comme
règle pour l'exercice de leur charge. Tibère lui donna donc le pontificat, mais
il ne le fit pas venir auprès de lui ; bien au contraire, Séjan ayant demandé la
permission de se rendre en Campanie, sous le prétexte d'une maladie de sa
fiancée, il lui ordonna de rester : il allait revenir lui-même, disait-il, à
Rome.
8. Les esprits s'éloignèrent donc de nouveau de Séjan pour ces raisons, et
aussi parce que Tibère, en donnant le sacerdoce à Caius, fit son éloge et le
désigna comme devant lui succéder à l'empire. Séjan n'aurait pas manqué de
tenter quelque mouvement, d'autant plus que les soldats étaient disposés à lui
obéir en tout, s'il n'eût vu le peuple, au souvenir de Germanicus, père de Caius,
faire éclater une grande joie des paroles qu'il avait entendues : persuadé
jusque-là que le peuple aussi était de son côté, l'affection qu'il aperçut alors
pour Caius le jeta dans le découragement. Il se repentit de n'avoir rien tenté
durant son consulat ; le reste des citoyens, pour ces motifs, changea de
conduite à son égard, et aussi parce que Tibère renvoya absous un ennemi de
Séjan, nommé dix ans auparavant au gouvernement de l'Espagne et poursuivi dès
cette époque à raison de certains faits ; parce que, dans sa personne, il fit
grâce, en cette occurrence, pour de semblables délits à tous ceux qui devaient
gouverner quelque province ou gérer quelque emploi public ! Dans son message au
sénat au sujet de la mort de Néron, il le nomma Séjan tout court, sans ajouter
aucune de ses formules habituelles, et, en outre, il défendit d'offrir des
sacrifices à aucun homme, attendu qu'on en offrait même à Séjan ; de rien
proposer en son honneur, attendu que beaucoup de décrets étaient rendus en
faveur de son ministre. Cette interdiction, il l'avait déjà faite, mais il la
renouvelait alors à cause de Séjan ; or, défendre pour soi-même pareille chose,
c'était ne pas vouloir la tolérer pour autrui.
9. Ces mesures augmentèrent encore le mépris pour Séjan ; en sorte que la
défection et l'abandon devinrent trop évidents pour ne pas être aperçus. Informé
de ces faits et enhardi par la persuasion qu'il aurait le sénat et le peuple
pour auxiliaires, Tibère attaqua Séjan : prétextant, afin de le surprendre le
plus possible à l'improviste, la puissance tribunitienne qu'il veut lui donner,
il charge d'une lettre contre lui pour le sénat Naevius Sertorius Macron, à qui
il avait secrètement confié le commandement des gardes prétoriennes, et enseigné
à l'avance tout ce qu'il fallait faire. Celui-ci étant entré de nuit dans Rome,
comme s'il y venait pour un autre motif, communiqua ses ordres à Memmius Régulus,
alors consul (le collègue de Régulus était dans les intérêts de Séjan), et à
Grécinus Lacon, chef des Vigiles ; puis étant, au point du jour, monté au
Palatin, où le sénat devait tenir séance dans le temple d'Apollon, il y
rencontra Séjan, qui n'était pas encore entré, et, le voyant inquiet de ce que
Tibère ne lui avait pas écrit, il le consola en lui annonçant, en particulier et
loin de tous témoins, qu'il lui apportait la puissance tribunitienne. Séjan,
transporté de joie à cette nouvelle, s'élança dans le sénat ; Macron alors
renvoya dans leur camp les prétoriens qui entouraient Séjan et l'assemblée,
après leur avoir fait connaître qu'il était leur chef, et leur avoir déclaré
qu'il est porteur d'un décret de Tibère qui récompense leurs services : ensuite,
quand il leur eut substitué les Vigiles autour du temple, il y entra lui-même,
et en ressortit, la lettre du prince remise aux consuls, avant qu'on en eût
commencé la lecture : ayant, après cela, chargé Lacon de veiller en ce lieu, il
se rendit au camp, afin de prévenir toute tentative de révolte.
10. Pendant ce temps, on lut la lettre. Elle était longue, et les griefs
contre Séjan n'y étaient pas présentés réunis ; il y était d'abord question
d'une chose étrangère; venaient ensuite quelques mots de blâme contre le favori
; puis, autre chose encore; puis, une nouvelle attaque : la lettre se terminait
par l'ordre de châtier deux sénateurs dévoués à Séjan et de mettre Séjan
lui-même en garde. S'il ne commanda pas ouvertement de le faire mourir, ce ne
fut pas manque de le vouloir, ce fut crainte d'exciter par là des troubles ;
bien plus, comme s'il ne pouvait faire la route en sûreté, il demanda que l'un
des deux consuls se rendît auprès de lui. Tel était le contenu de la lettre : on
put alors voir et entendre mille choses diverses. Avant la lecture du message,
on prodiguait les éloges à Séjan prêt à recevoir la puissance tribunitienne ;
c'étaient en sa faveur des acclamations qui lui promettaient à l'avance les
dignités dont on espérait le voir revêtu, et lui témoignaient les dispositions
où chacun était de lui donner ce qu'il désirait : mais, comme rien ne se
trouvait conforme aux espérances qu'on avait conçues ; que, loin de là, on
entendait des choses toutes contraires à celles sur lesquelles on comptait,
l'hésitation d'abord, puis l'abattement, s'emparèrent des esprits. Quelques-uns
des sénateurs assis près de lui se levèrent : celui dont auparavant ils
estimaient si haut l'amitié, ils ne voulaient plus même siéger sur le même banc
que lui. Dès lors les préteurs et les tribuns l'entourèrent, de peur qu'il n'excitàt
quelque émeute, en s'élançant hors du sénat ; ce qu'il n'eût pas manqué de faire
si, dans le principe, les griefs fussent venus réunis frapper ses oreilles. Mais
comme, à mesure qu'on en lisait un, il y prêtait peu d'attention, vu que ce
grief était peu grave et isolé, et surtout qu'il se flattait de l'espérance que
le message ne contenait rien autre chose contre lui, ou, tout au moins, rien
d'irrémédiable, il laissa le temps s'écouler et demeura en place. Sur ces
entrefaites, Régulus l'ayant appelé, il n'obéit pas : ce ne fut point par mépris
(son orgueil était déjà tombé), mais il n'était pas habitué à recevoir des
ordres. Régulus, en même temps qu'il portait la main sur lui, ayant une seconde
et une troisième fois répété le commandement : «Séjan, viens ici», Séjan se
contenta de lui adresser cette seule question : «C'est moi que tu appelles ?» et
lorsque, bien que tardivement, il se fut enfin levé, Lacon, qui venait d'entrer,
se plaça à ses côtés. La lecture de la lettre terminée, tous, d'une seule voix,
firent retentir leurs clameurs et leurs malédictions contre lui ; les uns par
esprit de vengeance, les autres par crainte ; ceux-ci dissimulaient leur
ancienne amitié, ceux-là se réjouissaient de sa disgrâce. Régulus s'abstint de
prendre l'avis de tous les sénateurs et même de les consulter sur la mort de
Séjan, de peur de rencontrer de l'opposition et d'exciter des troubles, car
Séjan avait là des parents et des amis ; mais, se contentant de poser à chacun
la question de mettre le coupable dans les fers, et ayant obtenu leur
assentiment, il l'emmena de l'assemblée, et, accompagné des autres magistrats et
de Lacon, il le conduisit dans la prison.
11. C'est là surtout qu'on put contempler la fragilité humaine, afin de ne
jamais s'enorgueillir de rien. Celui que, le matin, tous accompagnaient au sénat
comme un homme plus puissant qu'eux, ils le traînent alors en prison comme le
plus faible des hommes ; celui qu'auparavant ils jugeaient digne de nombreuses
couronnes, ils le chargent de chaînes ; celui qu'ils escortaient comme un
maître, ils le gardent comme un esclave fugitif, et lui arrachent le voile dont
il veut se couvrir ; celui qu'ils avaient décoré de la prétexte, ils le frappent
sur la joue ; celui devant qui ils s'étaient prosternés et à qui ils avaient
offert des sacrifices comme à un dieu, ils le conduisent à la mort. Le peuple
aussi, accourant sur son passage, lui rappelait avec mille imprécations les
citoyens qu'il avait fait périr, et lui reprochait avec mille moqueries ses
espérances ambitieuses. Il abattit, il brisa, il traîna dans la boue toutes ses
statues, leur insultant comme il aurait fait à Séjan lui-même; et celui-ci put
voir dans ce traitement l'image de celui qu'il allait bientôt souffrir. On
commença par le jeter en prison : un peu après, ou plutôt le jour même, le sénat
assemblé dans le temple de la Concorde, près de la prison, voyant les
dispositions du peuple et l'absence de tout prétorien, décréta la peine de mort.
A la suite de cette condamnation, Séjan fut précipité aux Gémonies, livré
pendant trois jours entiers aux outrages de la populace puis jeté dans le
fleuve. Ses enfants furent mis à mort, en vertu d'un sénatus-consulte ; sa
fille, qui était fiancée au fils de Claude, fut auparavant violée par le
bourreau, attendu qu'il n'était pas permis de faire mourir une vierge en prison.
Sa femme Apicata ne fut pas condamnée ; mais, quand elle apprit la mort de ses
enfants, et qu'elle vit leurs cadavres aux Gémonies, elle se retira chez elle,
où, après avoir consigné dans un mémoire les faits relatifs au trépas de Drusus
et à la charge de sa femme Livilla, auteur des dissensions conjugales qui
avaient amené sa répudiation, elle l'envoya à Tibère, et se tua. Tibère ayant
pris connaissance de ce mémoire et vérifié ses allégations, mit à mort tous les
complices, ainsi que Livilla. J'ai cependant entendu dire que Tibère l'épargna
en considération de sa mère Antonia, et que ce fut Antonia elle-même qui, de son
plein gré, fit mourir sa fille de faim. Mais cela n'eut lieu que plus tard.
12. Il y eut alors de nombreux désordres dans Rome. Le peuple massacrait, au
fur et à mesure qu'il l'apercevait, quiconque avait eu un grand pouvoir auprès
de Séjan et avait profité de son appui pour commettre des violences ; les
soldats, irrités de ce que leur amour pour Séjan les avait rendus suspects et
que les Vigiles leur avaient été préférés comme plus fidèles à l'empereur,
brûlaient et pillaient, bien que la garde de toute la ville eût été, par ordre
de Tibère, confiée à tous les magistrats en charge. Le sénat lui-même ne fut pas
tranquille ; ceux qui avaient été les courtisans de Séjan s'agitèrent fortement
par crainte du supplice ; les délateurs et les faux témoins redoutaient d'être
accusés d'avoir fait périr leurs victimes pour complaire à Séjan et non à
Tibère. Ceux qui conservaient de l'assurance étaient en fort petit nombre ;
c'étaient ceux qui s'étaient tenus en dehors de ces intrigues et qui espéraient
que Tibère deviendrait plus clément. Ils rejetaient, comme c'est la coutume, sur
le mort la responsabilité de ce qui leur était arrivé, et n'accusaient le prince
de rien ou de peu de chose : la plupart du temps, il avait, disaient-ils, ignoré
certains actes ; on l'avait forcé d'en accomplir d'autres malgré lui. Telles
étaient les dispositions particulières de chacun ; tous d'ailleurs décrétèrent
que, comme ayant échappé à une domination tyrannique, personne ne pleurerait
Séjan, qu'on élèverait sur le Forum une statue à la Liberté, qu'une fête serait
célébrée par tous les magistrats et par tous les prêtres, ce qui n'avait jamais
eu lieu, et que, le jour de sa mort, il y aurait, tous les ans, jeux du cirque
et chasses par les soins des membres des quatre colléges pontificaux et des
flammes d'Auguste, chose qui, non plus, ne s'était jamais faite auparavant.
Ainsi, celui qu'ils avaient poussé à sa perte par des honneurs excessifs et
jusqu'alors inconnus, ils décrétaient contre lui des mesures étranges pour les
dieux eux-mêmes. Ils savaient pourtant bien que ces honneurs avaient été la
principale cause de sa folie, puisque, sur-le-champ, ils défendirent en termes
exprès d'accorder à qui que ce fût des honneurs exagérés et de prêter serment à
un autre qu'à l'empereur. Mais, malgré des décrets rendus par l'effet d'une
sorte de fanatisme, ils n'en commencèrent pas moins, peu de temps après, à
flatter Lacon et Macron : ils donnèrent de fortes sommes d'argent à l'un et à
l'autre avec les honneurs, à Lacon de ceux qui avaient été édiles, et à Macron
de ceux qui avaient été préteurs ; il fut, en outre, permis à ce dernier de
porter la prétexte dans les jeux votifs. Mais Lacon et Macron n'acceptèrent pas
ces honneurs ; l'exemple récent qu'ils avaient sous les yeux les effrayait.
Tibère aussi refusa tout ce qu'on décréta pour lui, entre autres, les décisions
portant que désormais il serait appelé Père de la patrie, que son jour natal
serait célébré par dix courses de chevaux et par un banquet offert au sénat, et
il fit de nouveau défense à tous de proposer rien de ce genre. Voilà ce qui se
passa dans Rome.
13. Tibère cependant craignait beaucoup que Séjan, s'emparant de la ville,
ne vint par mer l'attaquer ; aussi avait-il préparé des embarcations pour
s'enfuir, dans le cas où il arriverait quelque chose : il avait même, au rapport
de plusieurs historiens, enjoint à Macron, s'il survenait quelque mouvement, de
conduire Drusus devant le sénat et devant le peuple, et de le proclamer
empereur. Lorsqu'il apprit la mort de Séjan, il en eut de la joie, comme cela
est naturel ; mais il ne consentit pas néanmoins à recevoir la députation qui
lui fut envoyée à propos de cette affaire, bien qu'elle fût, comme précédemment,
composée d'un grand nombre de membres du sénat, de l'ordre équestre et aussi de
plébéiens : le consul Régulus, qui lui avait été toujours dévoué et qu'il avait,
dans sa lettre, mandé près de lui, afin de pouvoir en sûreté venir à Rome, ne
fut pas même admis.
14. Ainsi finit Séjan, après avoir été le plus puissant de ceux qui, soit
avant, soit après lui, à l'exception toutefois de Plautien, furent investis de
cette préfecture ; ses parents, ses amis, tous ceux qui l'avaient flatté ou qui
avaient proposé de lui décerner des honneurs, furent mis en jugement ; la
plupart durent leur condamnation à l'envie qu'ils excitaient auparavant, les
autres se virent appliquer les peines qu'ils avaient auparavant portées dans
leurs décrets. Un grand nombre de ceux qui avaient passé en jugement, et qui
avaient été absous, furent de nouveau accusés et condamnés comme n'ayant obtenu
leur acquittement que par le crédit de Séjan. Lors même qu'il ne s'élevait
aucune autre charge contre quelqu'un, il suffisait, pour qu'il fût livré au
supplice, qu'il eût été l'ami de Séjan, comme si Tibère lui-même ne l'avait pas
aimé, et comme si ce n'eût pas été à cause de lui qu'on recherchait son
ministre, dans de telles conjonctures, les dénonciateurs étaient principalement
ceux qui avaient eux-mêmes le plus courtisé Séjan : connaissant parfaitement
ceux qui étaient dans une position semblable, ils n'avaient aucune peine à les
chercher et à les convaincre. Quant à eux, comme s'ils devaient trouver là un
moyen de salut et, en outre, recevoir des honneurs et de l'argent, les uns se
faisaient accusateurs, les autres déposaient contre les accusés : mais ils
n'obtinrent rien de ce qu'ils espéraient ; enveloppés eux-mêmes dans les
accusations qu'ils intentaient aux autres, ils périrent victimes, les uns de ces
accusations, les autres de leur trahison envers leurs amis.
15. Parmi ceux qui étaient mis en cause, un certain nombre furent accusés en
face et se défendirent : il y en eut même qui usèrent d'une grande liberté de
langage ; mais la plupart prévinrent leur condamnation en se donnant eux-mêmes
la mort. Ils le faisaient en vue surtout de se soustraire aux injures et aux
tourments (tous ceux qui étaient mis en cause pour un fait de cette nature,
chevaliers et sénateurs, hommes et femmes, étaient entassés dans la prison ;
puis, quand ils avaient été condamnés, les uns étaient livrés au supplice dans
la prison même, les autres étaient précipités du haut du mont Capitolin par les
tribuns du peuple ou par les consuls, et leurs corps à tous étaient jetés sur le
Forum et ensuite lancés dans le fleuve) ; ils le faisaient aussi pour que leurs
enfants héritassent de leurs biens ; en effet, de ceux qui moururent
volontairement avant d'être condamnés, il y en eut très peu dont les biens
furent confisqués ; c'était un moyen employé par Tibère pour pousser ses
victimes à se donner la mort, afin de n'en point paraître l'auteur, comme si ce
n'était pas chose bien plus affreuse de forcer quelqu'un à se tuer, que de le
livrer au bourreau.
16. Quant à ceux qui n'étaient pas morts ainsi, leurs biens étaient, la
plupart du temps, confisqués, et tout au plus une petite partie en était donnée
aux accusateurs. Car Tibère était déjà devenu beaucoup plus avide d'argent. Dans
la suite, il finit même par substituer à l'impôt du deux-centième celui du
centième et par recueillir tous les legs qui lui étaient faits. Presque tous les
citoyens, en effet, même ceux qui se donnaient eux-mêmes la mort, lui faisaient
quelque legs, ainsi que cela se pratiquait pour Séjan, lorsqu'il était vivant.
La même intention qui le portait à ne pas toucher aux biens de ceux qui
mouraient volontairement, l'engageait à déférer toutes les accusations au sénat,
afin de se mettre lui-même, c'est du moins mon avis, hors de cause, et de faire
que cette assemblée prît sur elle-même la faute de ces jugements. Les sénateurs
alors, en périssant victimes de leurs propres arrêts, reconnurent bien que les
misères d'autrefois n'étaient pas plus l'oeuvre de Séjan que celle de Tibère.
Non seulement les accusateurs étaient traînés en justice, et les témoins qui
avaient déposé contre des accusés succombaient sous le coup d'autres témoignages
; mais ceux même qui avaient voté des condamnations étaient à leur tour
condamnés. Ainsi Tibère, loin de faire grâce à personne, abusait des uns contre
les autres, et loin d'avoir aucun ami sûr, traitait, dans la poursuite des
crimes reprochés à Séjan, de la même façon les coupables et les innocents, ceux
qui craignaient et ceux qui se croyaient en sûreté. A la fin, cependant, il
sembla, bien que tardivement, accorder une sorte d'amnistie ; il permit à qui le
voudrait de pleurer Séjan, avec défense d'empêcher personne de le faire pour
tout autre, chose qui était souvent décrétée ; néanmoins il ne confirma pas
cette permission par ses actes ; car, peu de temps après, il se mit à punir une
foule de citoyens à cause de Séjan et à cause d'autres accusations injustes,
comme celles d'avoir déshonoré et tué leurs plus proches parentes.
17. Dans une telle disposition des esprits, bien que personne ne pût nier
qu'il n'eût volontiers mangé Tibère tout cru, il se passa, l'année suivante,
celle où Cn. Domitius et Camillus Scribonianus furent consuls, un fait des plus
ridicules. C'était l'usage depuis longtemps déjà que les sénateurs ne prêtassent
plus, aux calendes de janvier, le serment individuel ; l'un d'eux, comme je l'ai
dit, prononçait une formule à laquelle les autres membres adhéraient ; cette
fois, il n'en fut pas ainsi : de leur propre mouvement, sans y être contraints
par qui que ce fût, chacun d'eux s'enchaîna par un serment particulier, comme si
par là le serment devait être plus saint. Dans les commencements de son règne,
en effet, Tibère, je l'ai dit, et durant plusieurs années, ne souffrait pas que
personne jurât sur ses actes ; mais alors il se passa un autre fait plus
ridicule encore. On décréta que l'empereur choisirait dans l'ordre entier le
nombre de sénateurs qu'il lui plairait, et que vingt d'entre eux, désignés par
le sort, l'escorteraient, l'épée à la main, à son entrée dans la curie. Le
prince étant au dehors gardé par les soldats et aucun particulier ne pénétrant
dans la curie, ce n'était évidemment pas pour le garantir contre des étrangers,
mais bien contre eux-mêmes, comme s'ils eussent été ses ennemis, qu'ils
adoptèrent la résolution de lui donner une garde.
18. Tibère loua le sénat et lui rendit grâce de son dévouement, mais il
rejeta la chose comme insolite ; il n'était pas assez simple, en effet, pour
donner des armes à des gens qu'il haïssait et dont il était lui-même fortement
haï. Se méfiant d'eux, rien que pour ces propositions (tout ce qui se fait par
flatterie aux dépens de la vérité inspire le soupçon), il dit un long adieu à
leurs décrets, et accorda aux soldats prétoriens, bien qu'il sût qu'ils avaient
été du parti de Séjan, des éloges et des largesses, afin d'augmenter leurs
dispositions à le servir contre le sénat. Cela ne l'empêcha pas de louer de
nouveau les sénateurs pour avoir décrété que cette gratification serait prise
sur le trésor public ; car il mettait tant d'adresse à tromper les uns par ses
paroles et à se concilier les autres par ses actions, que Junius Gallion, pour
avoir proposé que les prétoriens vétérans eussent le droit de s'asseoir, aux
jeux, dans les places réservées aux chevaliers, fut non seulement exilé, rien
que pour ce chef, attendu qu'il semblait vouloir, par cette proposition, les
attacher à l'État plus qu'à la personne de l'empereur ; mais que, de plus,
lorsque le prince apprit qu'il faisait voile pour Lesbos, il fut enlevé au
bonheur qu'il aurait goûté en sûreté dans cette île, et remis, comme autrefois
Gallus, à la garde des magistrats. Puis, afin de mieux montrer aux sénateurs et
aux soldats sa pensée à leur égard, il demanda, peu de temps après, au sénat de
trouver suffisant qu'il fit entrer avec lui dans la curie Macron et dix tribuns
militaires. Ce n'était pas qu'il eût aucun besoin d'eux, puisque son intention
était de ne jamais rentrer dans Rome, il voulait seulement donner une marque de
sa haine contre les sénateurs et de sa bienveillance pour les soldats. Sa
demande fut accordée, et on inséra, en outre, dans le décret, que les sénateurs
seraient fouillés en entrant, de peur qu'ils ne cachassent un poignard sous leur
aisselle. Ce sénatus-consulte fut rendu l'année suivante.
19. Pour le moment, il fit grâce, entre autres amis de Séjan, à Lucius
Séjan, alors préteur, et à M. Térentius, de l'ordre équestre : par excès de
mépris pour le premier, qui, aux jeux Floraux, pour se moquer de sa tête chauve,
avait fait remplir, depuis le matin jusqu'à la nuit, tous les offices par des
hommes chauves, et fait éclairer les citoyens, à la sortie du théâtre, par cinq
mille esclaves ayant la tête rasée (en effet, Tibère fut si loin de s'en fâcher,
qu'il feignit de ne pas en avoir entendu parler du tout, bien que, par suite de
cette aventure, on eût donné le nom de Séjan à tous ceux qui étaient chauves) ;
quant à Térentius, parce que, mis en jugement à cause de son amitié avec Séjan,
au lieu de la renier, il prétendit qu'il avait recherché avec empressement et
cultivé le ministre que Tibère lui-même honorait tant : «Si donc, ajouta-t-il,
l'empereur a eu raison de faire de cet homme son ami, je n'ai, moi, commis aucun
crime ; si l'empereur, qui sait tout, a été trompé, qu'y a-t-il de surprenant
que j'aie partagé son erreur ? D'ailleurs, c'est notre devoir d'aimer tous ceux
qu'il honore, sans nous inquiéter qui ils sont, ni mettre d'autre borne à notre
amitié que le bon plaisir de l'empereur». Le sénat, pour ce motif, renvoya
Térentius absous et réprimanda ses accusateurs; Tibère approuva l'arrêt. Pison,
préfet urbain, étant venu à mourir, Tibère l'honora de funérailles aux frais de
l'Etat, honneur qu'il accorda aussi à d'autres magistrats, et il mit à sa place
L. Lamia, que, malgré qu'il l'eût depuis longtemps nommé gouverneur de Syrie, il
retenait à Rome. Il en agissait ainsi à l'égard de beaucoup d'autres, sans
avoir, en réalité, aucun besoin d'eux, mais seulement pour avoir l'air de les
honorer. Sur ces entrefaites, Vitrasius Pollion, préfet de l'Egypte, étant mort,
la province fut quelque temps confiée à un certain Sévérus, affranchi de César.
20. Des deux consuls, l'un, Domitius, resta en charge toute l'année (il
était l'époux d'Agrippine, fille de Germanicus) ; les autres n'y restèrent que
le temps qu'il plut à Tibère. En effet, il nommait ceux-ci pour un temps plus
long, ceux-là pour un temps plus court ; il y en avait aussi qu'il faisait
sortir de charge avant le terme fixé, et d'autres qu'il y maintenait au-delà de
ce terme. Un consul créé pour l'année entière était destitué, et un autre, puis
un autre encore, mis à sa place ; parfois aussi, bien qu'ayant à l'avance
désigné les consuls pour trois ans, il en faisait passer quelques-uns devant les
autres. Cela se répéta pour ainsi dire durant tout son règne à l'égard des
consuls ; quant aux candidats pour les autres charges, il choisissait ceux qu'il
voulait et les envoyait au sénat, recommandant ceux-ci, qui étaient alors nommés
par tous, abandonnant ceux-là à leur mérite et s'en remettant à l'élection ou au
sort. Ensuite les candidats allaient, comme aujourd'hui encore, pour se
conformer à l'antique coutume, se présenter devant les comices par centuries et
devant les comices par tribus, selon qu'il appartenait, pour y être, en
apparence, proclamés. S'il arrivait que les candidats vinssent à manquer ou se
laissassent emporter à un excès de brigue, on en nommait un moins grand nombre.
L'année suivante, celle où Servius Galba, qui arriva plus tard à l'empire, et L.
Cornélius, eurent le titre de consuls, il y eut seize préteurs, et cela se
répéta pendant plusieurs années ; en sorte que tantôt on élut seize préteurs,
tantôt un ou deux de moins.
21. Alors Tibère s'approcha de Rome et séjourna dans les environs, sans
cependant y entrer, bien qu'il n'en fût éloigné que de trente stades, et qu'il
mariât les autres filles de Germanicus et Julie, fille de Drusus. Aussi Rome ne
célébra pas les fêtes nuptiales, le sénat tint séance et les tribunaux
siégèrent. Car Tibère avait grand soin que le sénat se réunît toutes les fois
que les circonstances le permettaient ; qu'il ne s'assemblât pas plus tard que
ne le voulait le règlement, et qu'il ne se séparât pas trop tôt. Plusieurs fois
il écrivit aux consuls sur ce sujet, et quelques-unes de ses lettres furent,
d'après son ordre, publiquement lues par eux. Il en faisait de même dans une
foule de circonstances, comme s'il n'avait pu écrire directement au sénat. Il
lui adressait non seulement les mémoires remis par les délateurs, mais aussi les
informations que Macron avait obtenues par la torture ; de sorte qu'il ne
restait plus aux sénateurs qu'à prononcer la condamnation. Un certain Vibulénus
Agrippa, de l'ordre équestre, étant mort, dans la curie même, d'un poison qu'il
tira de son anneau ; Nerva, ne supportant plus d'avoir de rapports avec Tibère,
s'étant laissé mourir de faim, pour plusieurs raisons, et surtout parce que le
prince remettait en vigueur les lois établies par César sur les contrats, lois
qui devaient donner lieu à bien des défiances et à bien des troubles, et que,
malgré ses invitations répétées, il n'avait rien voulu répondre ; Tibère modéra
l'usure, et fit don au trésor public de vingt-cinq millions de drachmes, pour
être prêtés pendant trois ans sans intérêt par le sénat à ceux qui en auraient
besoin, et il fit mettre à mort, en un seul jour, les plus fameux des délateurs.
Un ancien centurion ayant voulu dénoncer un citoyen, il défendit à tout homme
qui avait servi de faire cette chose, bien qu'il la tolérât de la part des
chevaliers et des sénateurs.
22. Cette mesure valut des éloges à Tibère, et surtout son refus d'accepter
plusieurs des honneurs qui lui furent décernés à cette occasion ; mais les
amours sans retenue, qu'il montra pour les hommes aussi bien que pour les femmes
de la plus haute naissance, lui attirèrent le blâme général. Un de ses amis,
Sextus Marius, à qui son amitié avait donné assez de richesses et assez de
puissance pour oser, à la suite d'un différend avec un voisin, le retenir à un
festin pendant deux jours ; faire, le premier, abattre complètement sa maison ;
le second, la faire relever plus grande et plus magnifique ; puis, comme le
maître ne savait à qui attribuer ces changements, lui avouer qu'il est l'auteur
de l'un et de l'autre, et lui dire en lui montrant cet exemple : «Voilà où, dans
ma vengeance et dans ma reconnaissance, je sais et je puis aller» ; ce Marius,
dis-je, ayant éloigné secrètement sa fille, qui était fort belle, de peur
qu'elle ne fut déshonorée par Tibère, fut accusé d'avoir commis inceste avec
elle, et, pour ce motif, fut, avec elle, condamné à mort. Ces scandales valurent
à Tibère le reproche d'infamie; mais la mort de Drusus et celle d'Agrippine lui
valurent le reproche de cruauté : car la persuasion que toutes les rigueurs
exercées auparavant étaient l'oeuvre de Séjan et l'espoir d'être désormais en
sûreté portèrent, quand on apprit ces nouveaux meurtres, la douleur à son comble
chez les Romains, à cause du meurtre lui-même, et aussi parce que les ossements
des deux victimes non seulement ne furent pas déposés dans le monument impérial,
mais furent, par ordre de Tibère, enfouis en terre dans un endroit à ne jamais
être retrouvés. Le meurtre d'Agrippine entraîna celui de Munatia Plancina ; car
Tibère, bien que la haïssant, non point à cause de Germanicus, mais pour un
autre motif, la laissait vivre néanmoins, afin de ne pas donner à Agrippine la
joie de sa mort.
23. Telle était alors sa conduite ; il nomma aussi Caius questeur, mais non
un des premiers, et promit de l'élever aux autres charges cinq ans avant l'âge
légal, bien qu'il eût prié le sénat de ne pas exalter ce jeune homme par des
honneurs trop nombreux et intempestifs, de peur de le faire dévier de sa route.
L'empereur, en effet, avait bien Tibère aussi pour petit-fils, mais il ne s'en
occupait pas, tant à cause de son bas âge (il était encore tout enfant), qu'à
cause de ses soupçons (on ne le croyait pas né de Drusus),'et n'avait
d'attentions que pour Caius, comme devant régner un jour, et surtout parce qu'il
savait clairement que le jeune Tibère vivrait peu et serait tué par Caius. Il
n'ignorait, en effet, rien de ce qui regardait Caius ; il lui dit même, un jour
qu'il avait différend avec Tibère : «Tu le tueras, et d'autres te tueront» ;
d'ailleurs, comme il n'avait pas de parent aussi proche, et qu'il savait que
Caius serait un mauvais prince, il lui donna, dit-on, volontiers l'empire, afin
de cacher ses propres crimes sous l'excès de ceux de Caius, et de faire, même
après sa mort, périr la portion la plus nombreuse et la plus noble de ce qui
restait du sénat. Aussi a-t-on prétendu qu'il avait sans cesse à la bouche cet
antique adage : «Puisse, après moi, le feu brûler toute la terre...» que sans
cesse il vantait le bonheur de Priam, qui avait péri avec sa patrie et avec son
royaume. La vérité de cette tradition est démontrée par les choses qui se
passèrent alors : il périt, en effet, un si grand nombre de citoyens et de
sénateurs, que, dans les gouvernements de provinces tirés au sort, faute de
successeurs à leur donner, il maintint trois ans ceux qui avaient exercé la
préture, et six ans ceux qui avaient passé par le consulat. Qu'est-il besoin de
parler de ceux qui étaient choisis par lui, et à qui, dès le premier jour, il
donna des pouvoirs pour plusieurs années ? Parmi ceux qui moururent alors fut
Gallus ; car Tibère, alors, pour parler son langage, consentit, malgré sa peine,
à se réconcilier avec lui. C'est ainsi que, au contraire de ce qui se pratique
habituellement, il faisait pour quelques-uns un supplice de la vie et un
bienfait de la mort.
24. Ensuite, la vingtième année de son règne étant arrivée, bien qu'il
séjournât dans sa terre d'Albe et à Tusculum, il n'entra pas dans Rome, ce qui
n'empêcha pas les consuls L. Vitellius et Fabius Persicus de célébrer la fête de
seconde dixième année de son autorité (c'était le nom qu'ils lui donnaient, au
lieu de celui de vingtième année), comme si le pouvoir lui était donné de
nouveau, à l'imitation de ce qui se pratiquait pour Auguste. Ils célébrèrent
donc la fête, et, en même temps, ils furent punis ; car, alors, aucun accusé
n'était absous, tous étaient condamnés, le plus grand nombre en vertu des
messages de Tibère et de questions auxquelles Macron présidait, le reste en
vertu des desseins qu'on leur supposait. Aussi était-ce un bruit répandu que, si
Tibère n'entrait pas dans Rome, c'était uniquement pour ne pas avoir à rougir
des condamnations prononcées en sa présence. Les uns étaient tués par les
bourreaux, les autres se tuaient eux-mêmes, comme Pomponius Labéon. Après avoir
été, au sortir de sa préture, huit ans gouverneur de Mysie, Labéon, accusé,
ainsi que sa femme, de s'être laissé corrompre, se donna volontairement la mort
avec elle. Mamercus Aemilius Scaurus, qui n'avait gouverné aucune province, et
qui ne s'était pas laissé corrompre, fut condamné pour une tragédie, et succomba
à un malheur plus terrible que celui qu'il avait retracé. Sa pièce avait pour
titre Atrée : Atrée, imitant Euripide, conseillait à un de ses sujets de
supporter les extravagances de ceux qui ont le pouvoir. Instruit du sujet de
cette tragédie, Tibère prétendit que le trait était à son adresse, s'imaginant,
à cause de ses meurtres, que c'était lui qui était Atrée ; puis, ajoutant :
«Moi, je ferai de lui un Ajax», il le réduisit à la nécessité de se donner la
mort de ses propres mains. Ce ne fut pas néanmoins de ce délit qu'il fut accusé,
ce fut d'adultère avec Livilla ; car beaucoup, sous le même prétexte, furent
livrés au supplice, les uns pour crime réel, les autres pour crime supposé.
25. Pendant que ces choses se passaient à Rome, les peuples soumis n'étaient
pas tranquilles non plus. Un jeune homme, se faisant passer pour Drusus, se
montra en Grèce et en Ionie, et aussitôt les villes l'accueillirent avec
empressement et embrassèrent sa cause. Il serait même allé jusqu'en Syrie, où il
se serait rendu maître des armées, sans quelqu'un qui, l'ayant reconnu, se
saisit de sa personne et l'envoya à Tibère. A la suite de cela, C. Gallus et M.
Servilius furent consuls ; et Tibère célébra, à Antium, les noces de Caius.
Cette circonstance ne put le décider à entrer dans Rome, attendu qu'un certain
Fulcinius Trion, qui avait été ami de Séjan à qui il avait été cher à cause de
ses délations, ayant été abandonné aux accusateurs, avait, dans son effroi,
prévenu le supplice en se donnant lui-même la mort, après avoir entassé dans son
testament mille insultes contre l'empereur et contre Macron. Les enfants de
Trion n'osèrent pas publier ce testament ; mais Tibère ayant été instruit de son
contenu, ordonna de l'apporter au sénat. Car il se souciait peu de ces sortes de
choses, et parfois même il divulguait volontairement les propos outrageants qui
lui étaient adressés en secret, comme s'ils eussent été un éloge pour lui.
Ainsi, les paroles que Drusus avait dites au milieu de ses misères et de ses
souffrances, furent envoyées par lui au sénat. Telle fut donc la mort de Trion ;
quant à Poppaeus Sabinus, qui avait eu jusqu'ici pendant tout le temps, pour
ainsi dire, du règne de Tibère, le gouvernement des deux Mysies, et, en plus,
celui de la Macédoine, il eut le bonheur de mourir avant d'avoir été accusé.
Régulus eut la succession de ces mêmes provinces ; car la Macédoine, et, au
rapport de quelques historiens, l'Achaïe aussi, n'étaient pas données au sort.
26. Vers le même temps, Artaban le Parthe donna, par suite de la mort d'Artaxès,
l'Arménie à son fils Arsacès ; et, comme Tibère ne le punit pas, il fit une
entreprise sur la Cappadoce, et traita les Parthes mêmes avec une hauteur
excessive. Aussi quelques-uns, s'étant détachés de lui, envoyèrent une ambassade
à Tibère, pour lui demander un roi pris parmi les otages : Tibère leur envoya
d'abord Phraate, fils de Phraate ; puis, celui-ci étant mort en route, Tiridate,
qui était aussi de race royale. Afin de lui faciliter la prise de possession de
son royaume, il écrivit à Mithridate l'Ibérien de faire une incursion en
Arménie, pour qu'Artaban, occupé de secourir son fils, sortît de son territoire.
C'est ce qui eut lieu. Tiridate, néanmoins, ne régna pas longtemps ; car
Artaban, empruntant le secours de Scythes, n'eut pas de peine à le chasser.
Telle était la position des affaires chez les Parthes ; quant à l'Arménie,
Mithridate, fils, à ce que l'on croit, de Mithridate l'Ibérien et frère de
Pharasmanès, qui régna après lui sur les Ibériens, s'en empara. Sous le consulat
de Sextus Papinius et de Q. Plautius, le Tibre inonda une grande partie de Rome,
au point qu'on pouvait s'y promener en bateau ; une autre partie, bien plus
considérable, dans la région du Cirque et de l'Aventin, fut la proie des
flammes; aussi Tibère donna-t-il, de ses deniers, vingt-cinq millions de
drachmes aux victimes du sinistre.
27. Si les affaires de l'Égypte ont quelque rapport avec celle des Romains,
le phénix se montra cette année, et tous ces événements semblèrent présager la
mort de Tibère. Thrasylle mourut alors ; Tibère mourut le printemps suivant,
sous le consulat de Cn. Proculus et de Pontius Nigrinus. Macron avait tramé la
perte d'un grand nombre de citoyens, entre autres celle de Domitius, et il avait
entassé contre eux de fausses accusations et des enquêtes ; mais, néanmoins, les
accusés ne périrent pas tous, grâce à Thrasylle, qui apaisa fort adroitement
Tibère. Il annonça, avec une certitude rigoureuse, le jour et l'heure de sa
propre mort, et affirma, mensongèrement, que le prince avait encore dix ans à
vivre, afin que, se flattant d'une plus longue vie, Tibère ne se hâtât pas de
faire mourir les condamnés. Thrasylle réussit [...] Tibère, en effet, pensant,
d'après cela, qu'il avait le temps de faire tout ce qu'il lui plairait, ne se
pressa pas, et le sénat, en présence des dénégations opposées par les prévenus
aux résultats de l'enquête, ayant différé leur jugement, il ne s'en irrita pas.
En effet, une femme, s'étant blessée de sa propre main, fut apportée dans la
curie, et de là traînée à la prison, où elle mourut. L. Arruntius, remarquable
par son âge et par sa science, se laissa mourir volontairement, bien que Tibère
fût déjà malade et que l'on pensât généralerment qu'il ne se rétablirait pas;
connaissant la méchanceté de Caius, il désira quitter la vie avant d'avoir fait
l'épreuve de ce prince. «Je ne puis être dans ma vieillesse, disait-il,
l'esclave d'un maître nouveau et d'un pareil maître». Quant aux autres, ils
furent sauvés, ceux-ci, bien que condamnés, parce qu'il n'était permis de faire
mourir un coupable qu'au bout de dix jours, ceux-là, parce que leur jugement fut
de nouveau différé, attendu qu'on s'apercevait de l'état de faiblesse où était
tombé Tibère.
28. Tibère mourut à Misène, avant d'avoir rien appris de leur affaire. Comme
la prédiction de Thrasylle lui donnait l'espérance de vivre encore, il ne
consulta pas de médecins et ne changea pas de régime ; mais, à de fréquents
intervalles, comme un homme que minent peu à peu la vieillesse et une maladie
lente, tantôt il conservait à peine le souffle, tantôt il reprenait ses forces ;
aussi inspirait-il aux autres et à Caius beaucoup de joie, quand il semblait sur
le point de mourir, et beaucoup de crainte, quand il semblait devoir vivre
encore. Craignant donc qu'il n'en réchappât véritablement, Caius lui refusa la
nourriture qu'il demandait, sous prétexte que cela lui ferait du mal, jeta sur
lui, comme s'il eût eu besoin d'être réchauffé, un amas de vêtements épais, et
l'étouffa ainsi, avec le concours de Macron ; car Macron, depuis que Tibère
était gravement malade, faisait sa cour au jeune prince, d'autant plus qu'il
l'avait jeté dans les bras de sa femme Ennia Thrasylla. Tibère en ayant eu un
jour le soupçon : «Tu as raison, dit-il, d'abandonner le soleil couchant, pour
t'empresser au soleil levant». C'est ainsi que Tibère, prince doué de beaucoup
de bonnes et de beaucoup de mauvaises qualités, qu'il montra toujours
séparément, comme s'il les eût eues seules, termina sa destinée le vingt-sixième
jour de mars. Il vécut soixante-dix-sept ans, quatre mois et neuf jours, sur
lesquels il régna vingt-deux ans, sept mois et sept jours. Ses funérailles se
firent aux frais de l'État, et son oraison funèbre fut prononcée par Caius.