Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire romaine, par Dion Cassius

Livre LXXII

 

Le règne de Commode

 

1. Commode, de sa nature, était sans méchanceté, sans malice, autant qu'homme du monde ; mais sa grande simplicité et [aussi] sa timidité le rendirent l'esclave de ceux qui l'approchaient ; et l'erreur où ils le tinrent, en lui laissant tout d'abord ignorer le bien, l'entraîna à devenir débauché et cruel par habitude, puis par caractère. [Marc-Antonin me semble aussi l'avoir prévu.] Commode avait dix-neuf ans lorsque son père mourut, lui laissant pour curateurs plusieurs des membres les plus considérables du sénat, dont il abandonna les conseils et les avertissements pour revenir en hâte à Rome, après avoir fait la paix avec les barbares.

2. [Les Marcomans n'avaient plus beaucoup de vivres ni beaucoup d'hommes, tant à cause du nombre de ceux qui avaient péri que de la dévastation continuelle de leur territoire ; aussi n'envoyèrent-ils comme ambassadeurs à Commode, pour traiter de la paix, que deux personnages du premier rang avec deux autres d'un rang inférieur. Commode, bien qu'il pût aisément exterminer ces barbares, comme il haïssait la peine et qu'il avait hâte de jouir des loisirs de Rome, traita avec eux aux conditions arrêtées par son père, leur imposant en plus l'obligation de rendre les transfuges et les captifs pris depuis, et de fournir tous les ans une certaine quantité de blé dont plus tard il leur fit remise. Il reçut d'eux des armes ; treize mille soldats de la part des Quades, et un moins grand nombre de la part des Marcomans ; soldats en échange desquels il leur fit grâce de ceux qui devaient être fournis chaque année. Il leur enjoignit encore de ne pas avoir de réunions fréquentes ni en divers endroits du pays, mais seulement une fois par mois et dans un seul lieu, en présence d'un centurion romain ; et, de plus, de ne faire la guerre ni aux Iazyges, ni aux Burres, ni aux Vandales. Moyennant ces conditions, il fit la paix avec eux et abandonna toutes les forteresses qu'il occupait dans leur pays au-delà du territoire qui leur avait été retranché.]

3. [Commode accorda la paix aux Burres, qui lui avaient envoyé des ambassadeurs. Auparavant, il n'y avait pas consenti malgré des sollicitations réitérées, parce qu'ils étaient forts et que c'était moins la paix qu'ils voulaient obtenir, qu'un sursis afin de faire leurs préparatifs ; mais alors, comme ils étaient épuisés, il traita avec eux, après avoir reçu des otages, recouvré sur les uns cinquante mille captifs, et forcé les autres à jurer de ne jamais s'établir ni faire paître leurs troupeaux à moins de quarante stades de la partie de leur pays qui avoisine la Dacie. Sabinianus réduisit sous sa puissance douze mille Daces, chassés de leur pays et qui se disposaient à porter secours aux autres, en promettant de leur donner des terres dans la Dacie romaine.]

4. [Commode commit une foule d'actes infâmes, et fit mourir un grand nombre de citoyens.] Il se trama plusieurs conspirations contre lui, et il fit mourir un grand nombre de citoyens, hommes et femmes, les uns ouvertement, les autres en secret par le poison, et, pour ainsi dire, tous ceux qui ont joui de quelque crédit sous le règne de son père et sous le sien, à l'exception de Pompéianus, de Pertinax et de Victorinus, qui, je ne sais comment, échappèrent à la mort. Ces faits et ceux qui suivent, ce n'est plus désormais d'après le rapport d'autrui, mais d'après mes propres observations que je les raconte. De retour à Rome, Commode, entre autres extravagances qu'il débita au sénat, dans une harangue où il faisait son propre éloge, dit que, son père étant un jour tombé dans un bourbier profond, passant à cheval auprès de lui, il l'en avait retiré. Telles étaient les prouesses dont il tirait vanité. Comme il entrait à l'amphithéâtre, Claudius Pompéianus attenta à ses jours, et, lui présentant un poignard dans l'endroit le plus étroit de l'entrée : «Tiens, dit-il, voilà ce que le sénat t'envoie». Ce Pompéianus avait épousé la fille de Lucilla ; il entretenait un commerce et avec la fille et avec la mère, et, pour cette raison, il était entré dans la familiarité de Commode, au point de partager sa table et ses divertissements. Lucilla, en effet, qui n'était ni plus sage ni moins déréglée que son frère Commode, méprisait Pompéianus, son mari ; c'est pourquoi elle persuada à celui dont il a été parlé tout à l'heure de conjurer contre l'empereur, causa sa perte et périt elle-même lorsque sa perfidie eut été découverte. Commode fit aussi périr Crispina, irrité d'un adultère qu'elle avait commis. Toutes les deux furent, avant de disparaître du monde, reléguées dans l'île de Caprée. Une certaine Marcia, concubine, et Eclectus, cubiculaire de Quadratus, un de ceux qui furent alors mis à mort, devinrent, l'un cubiculaire aussi de Commode, l'autre concubine de ce prince et ensuite femme d'Eclectus, et elle les vit tous les deux périr de mort violente. L'histoire raconte que cette Marcia eut beaucoup d'affection pour les chrétiens et leur fit beaucoup de bien, étant toute puissante auprès de Commode.

5. [Commode fit périr Salvius Julianus et Paternus Tarruténius, qui avaient été mis au nombre des personnages consulaires, ainsi que d'autres avec eux, et une femme patricienne. Et pourtant Julianus, qui, après la mort de Marc-Antonin, aurait pu faire immédiatement contre Commode tout ce qui lui aurait plu, puisqu'il jouissait d'une haute considération, qu'il était à la tête d'une puissante année, et que les soldats lui étaient dévoués, ne voulut, tant par modération que par respect et pour le prince vivant et pour le prince défunt, tenter aucun mouvement ; Paternus aussi, qui, s'il en avait eu l'intention comme il en fut accusé, l'aurait tué facilement, pendant qu'il était encore chef de la garde prétorienne, ne le fit pas.] Commode fit de plus mourir les deux Quintilius, Condianus et Maximus, à qui leur savoir, leurs talents militaires, leur union et leur richesse avaient acquis une grande réputation. Ces avantages les faisaient, bien qu'étrangers à tout attentat contre le gouvernement, soupçonner d'être mécontents de ce qui se passait. De même qu'ils avaient vécu, ils moururent ensemble, avec un fils de l'un d'eux, car ils s'aimèrent d'un amour remarquable s'il en fut et jamais ils ne se séparèrent, même dans les charges qu'ils exercèrent. Ils avaient acquis de grands biens et étaient devenus fort riches ; ils avaient été ensemble gouverneurs de province et assesseurs l'un de l'autre.

6. Pour ce qui est de Sextus Condianus, fils de Maximus, jeune homme distingué entre tous par ses qualités naturelles et par son éducation, quand il apprit l'arrêt de mort porté contre lui aussi (il était alors en Syrie), il but du sang de lièvre, monta à cheval et se laissa tomber à dessein ; il vomit ce sang comme si c'eût été le sien ; relevé alors comme un homme sur le point d'expirer, il fut transporté dans sa demeure, puis il disparut, et ce fut un bélier dont le cadavre fut brûlé dans le cercueil, où on le mit à sa place. Depuis lors, changeant sans cesse d'équipage et d'habits, il erra de contrée en contrée ; mais, le bruit s'en étant répandu (une chose de ce genre ne saurait demeurer longtemps cachée), on fit de grandes recherches en tous lieux à la fois, et beaucoup furent en sa place, soit à cause de leur ressemblance, soit à cause de leur prétendue complicité, soit sous prétexte de l'avoir secrètement reçu, livrés au supplice ; un plus grand nombre encore, qui peut-être ne l'avaient jamais vu, furent dépouillés de leurs biens. Quant à Sextus, fut-il tué véritablement (on apporta à Rome plusieurs têtes comme étant la sienne), ou s'échappa-t-il, c'est ce que personne n'a su ; toujours est-il qu'après la mort de Commode, il se trouva un homme qui osa prendre le nom de Sextus et essayer de s'emparer de ses biens et de ses dignités. Dans les nombreuses épreuves auxquelles il fut soumis par nombre de gens, il en imposa par son assurance ; mais Pertinax lui ayant adressé une question en grec, langue dans laquelle Sextus avait été, pour ainsi dire, bercé, cet imposteur fit plusieurs fautes, sans même pouvoir comprendre ce qu'on lui disait. [Voilà jusqu'à quel point la nature lui avait donné l'extérieur, et l'étude les autres ressemblances avec Sextus ; mais, pour la science, il n'avait rien de commun avec lui.]

7. J'ai été moi-même témoin auriculaire de la chose ; en voici une autre que j'ai vue. Il y a à Mallos, ville de Cilicie, un sanctuaire d'Amphilochos : les oracles s'y rendent par le moyen de songes. Or le dieu fit à Sextus une réponse que celui-ci publia au moyen d'une peinture : sur le tableau est représenté un jeune enfant qui étouffe deux serpents, et un lion qui poursuit un faon. Lorsque j'étais avec mon père en Cilicie, dont il était gouverneur, je ne pus expliquer la signification de ces images avant d'avoir appris que les deux frères avaient été étranglés par Commode qui, plus tard, imita en quelque sorte Hercule, lequel, au rapport de l'histoire, étouffa, étant encore au berceau, des serpents envoyés contre lui par Junon (les Quintilius, en effet, furent étranglés) ; et que Sextus fuyait devant un plus puissant que lui qui le poursuivait. Je mettrais une grande confusion dans mon récit, si je donnais le détail exact de tous ceux que ce prince fit exécuter à mort, soit sur des dénonciations mensongères, soit sur des soupçons non fondés, soit pour l'éclat de leur richesse, soit pour la noblesse de leur race, soit pour l'éminence de leur savoir, soit pour tout autre mérite. [Commode, à Rome même, donna de nombreuses preuves de sa richesse et de plus nombreuses encore de son bon goût. Voici de lui un acte utile à l'intérêt général du public : Manilius, complice de Cassius et son secrétaire pour les lettres latines, qui avait joui d'un grand pouvoir auprès de lui, ayant pris la fuite, puis ayant été arrêté, il ne voulut pas l'entendre malgré ses promesses de nombreuses révélations, et il brûla tous ses papiers sans les lire.]

8. Il eut aussi plusieurs guerres à soutenir contre les barbares habitant au-delà de la Dacie, guerres où s'illustrèrent Albinus et Niger qui, dans la suite, prirent les armes contre l'empereur Sévère ; mais la plus redoutable fut celle de Bretagne. Les peuples de cette île ayant franchi la muraille qui les séparait du camp des Romains, commis beaucoup de dégâts et taillé en pièces un général avec les soldats qui étaient sous ses ordres, Commode, effrayé, envoya contre eux Ulpius Marcellus. Homme simple et modéré, ne s'écartant jamais, ni dans sa nourriture, ni dans tout le reste de sa conduite, de la manière de vivre des soldats, lorsqu'il était à la guerre, Marcellus avait des sentiments hauts et élevés, et il se montrait aux yeux de tous inaccessible à l'argent, sans pour cela être d'une humeur agréable ni douce. Dormant moins que tous les généraux et voulant tenir éveillés ceux qui étaient avec lui, il écrivait, pour ainsi dire tous les soirs, douze tablettes pareilles à celles qu'on fabrique avec le tilleul et les faisait porter à divers officiers, l'une à une heure, l'autre à une autre, afin qu'ayant toujours à la pensée que le général est éveillé, ils ne dormissent pas trop eux-mêmes. Il était, en effet, né avec des dispositions pour combattre le sommeil ; il s'y exerçait d'ailleurs par l'habitude de manger peu. [Il était fort réservé sur le manger, et,] pour ne pas se gorger même de pain, il faisait venir le sien de Rome, [non parce qu'il ne pouvait pas manger le pain du pays, mais] parce que, le pain étant vieux, il n'en pouvait manger la moindre quantité au-delà du strict nécessaire, [car, blessées par la sécheresse de ce pain , ses gencives devenaient aisément sanglantes. Or il s'appliquait à se façonner davantage à cet artifice, afin de paraître éveillé autant que possible.] Marcellus, avec un tel caractère, causa de grosses pertes aux barbares de la Bretagne; et, bien qu'il s'en soit fallu de peu que Commode, depuis, ne le fît mourir à cause de son mérite, il fut cependant épargné.

9. Pérennis, qui avait succédé à Paternus dans le commandement de la garde prétorienne, fut tué par les soldats révoltés. Commode, en effet, s'étant abandonné à son plaisir de conduire des chars et à toute sorte de débordements, et ne s'occupant, pour ainsi dire, d'aucun des devoirs de l'autorité souveraine, Pérennis était forcé de prendre en main le soin des affaires, militaires et autres, et de gouverner l'Etat. Aussi les soldats, dès qu'il arrivait quelque chose qui leur déplaisait, ne manquaient pas de s'irriter contre Pérennis, à qui ils en faisaient remonter la cause. Ceux qui étaient en Bretagne, ayant reçu des reproches à propos de leur sédition (ils ne s'apaisèrent que lorsque Pertinax les eut calmés), choisirent dans leur sein quinze cents frondeurs qu'ils envoyèrent en Italie. Ces députés étant arrivés aux portes de Rome sans que personne les en empêchât, Commode vint au-devant d'eux, et «Qu'est cela, camarades ? leur demanda-t-il; quel dessin vous amène ?» et ceux-ci ayant répondu : «Nous venons, parce que Pérennis conspire contre toi, et pour faire son fils empereur», il ajouta foi à leurs discours; et, pressé d'ailleurs par Cléander, qui, arrêté dans ses entreprises par Pérennis, lui portait une haine violente, il livra le préfet aux soldats qu'il commandait et n'osa pas mépriser quinze cents soldats, lorsqu'il avait à sa disposition un bien plus grand nombre de prétoriens. Les soldats battirent Pérennis de verges et lui coupèrent la tête, puis ils mirent aussi à mort sa femme, sa soeur et ses deux fils.

10. Ainsi finit Pérennis, à qui sa conduite personnelle et l'intérêt de l'empire romain tout entier devaient réserver un autre sort, bien que, par désir du commandement, il eût été la principale cause de la perte de Paternus, son collègue ; car, loin de jamais rechercher en son particulier la gloire et la richesse, il mena, au contraire, une vie pleine d'intégrité et de tempérance, et il employa tous ses soins à garantir la sûreté de Commode et celle de son empire. Les Césariens, une fois débarrassés de Pérennis (ils avaient Cléander à leur tête), commirent toute sorte de crimes, vendant tout, s'abandonnant aux violences et aux débordements. Quant à Commode, il passait la plus grande partie de sa vie plongé dans les délices et occupé de chevaux et de combats de bêtes et d'hommes. Sans parler, en effet, de ce qui se passait dans sa demeure, il faisait souvent périr en public un grand nombre d'hommes et de bêtes. Ainsi, il acheva, lui seul, de ses propres mains, cinq hippopotames à la fois et, en plusieurs jours, deux éléphants ; de plus, il tua des rhinocéros et une girafe. Voilà ce que j'ai à dire en général du règne de cet empereur.

11. [Une statue fut érigée à Victorinus, qui avait été préfet de Rome. Victorinus ne fut pas victime d'un complot : un jour, comme il circulait beaucoup de rumeurs et, pour ainsi dire, de propos annonçant sa perte, il fit un acte hardi ; allant trouver Pérennis : «J'apprends, lui dit-il, que vous voulez me mettre à mort ; pourquoi donc hésiter ? pourquoi différer, puisqu'il vous est loisible de le faire dès aujourd'hui ?» Malgré cela, Victorinus n'eut aucun mal à souffrir de la part de qui que ce fût ; il mourut de mort naturelle, bien qu'il eût été un de ceux qui avaient reçu de Marc-Antonin le plus d'honneurs et qu'il ne le cédât à personne de son siècle en force d'âme et en éloquence. Deux exemples me suffiront pour montrer son caractère tout entier.] Dans le temps qu'il commandait en Germanie, il essaya, d'abord seul à seul en particulier, de persuader à son lieutenant de ne pas se laisser corrompre par présents ; celui-ci ne lui ayant pas obéi, il monta sur son tribunal, et, [faisant faire silence par le héraut], il jura qu'il n'avait jamais reçu de présents et qu'il n'en recevrait jamais ; puis il ordonna à son lieutenant de jurer à son tour ; celui-ci n'ayant pas voulu faire un faux serment, il le destitua de toutes ses dignités. [Plus tard, dans son gouvernement d'Afrique, au lieu d'agir de même à l'égard d'un de ses assesseurs qui tenait une conduite semblable à celle de ce lieutenant, il l'envoya à Rome sur un vaisseau.] Tel était le caractère de Victorinus.

12. Cléander, qui, après la mort de Pérennis, jouit d'une grande autorité, avait été vendu avec d'autres compagnons d'esclavage et amené à Rome pour y être portefaix ; par la suite du temps, sa fortune s'accrut au point qu'il devint cubiculaire de Commode, dont il épousa la concubine Damostratia, et qu'il fit mourir, avec bien d'autres, Saoter de Nicomédie, qui occupait cette charge avant lui, bien que ce Saoter jouît également d'un fort grand pouvoir, grâce auquel il avait obtenu du sénat aux habitants de Nicomédie la permission de célébrer des jeux et d'élever un temple à Commode. Cléander donc, élevé si haut par la fortune, donna et vendit la dignité de sénateur, les charges dans l'armée et dans les provinces, les commandements et enfin toute chose. Plusieurs, après avoir dépensé ce qu'ils possédaient, devenaient sénateurs, ce qui fit dire de Julius Solon, homme obscur, qu'après avoir été dépouillé de ses biens, il avait été relégué dans le sénat. Tels étaient les actes de Cléander ; de plus, il nomma vingt-cinq consuls pour une seule année, ce qui ne s'était jamais fait auparavant et ce qui ne se fit jamais dans la suite, consuls au nombre desquels était Sévère qui fut plus tard empereur. Cléander levait de l'argent de tout côté ; il en ramassa beaucoup plus que jamais aucun cubiculaire, et il l'employa à faire des présents à Commode et à ses concubines, en dépenses pour construire des édifices, des bains et autres établissements utiles aux particuliers et aux villes.

13. Ce Cléander, après s'être élevé si haut, tomba aussi tout à coup et périt ignominieusement. Ce ne furent pas les soldats qui le tuèrent comme Pérennis, ce fut le peuple. Il y avait une grande disette de blé, et Dionysius Papirius, qui avait l'intendance de l'annone, l'augmenta encore, afin d'attirer sur Cléander, en donnant à croire que ses vols étaient la principale cause de cette disette, la haine des Romains et de causer sa perte. Ce fut en effet ce qui arriva. On célébrait les jeux du cirque ; au moment où allait commencer la septième course de chevaux, une multitude de petits enfants s'élancèrent dans le cirque ; ils étaient conduits par une vierge d'une taille élevée et d'un aspect farouche, c'est-à-dire par une déesse, comme la suite de ce qui arriva en fit juger. Ces enfants se répandirent en cris terribles, et le peuple, les accueillant, poussa des clameurs de toute sorte ; il finit même par courir en tumulte trouver Commode dans le faubourg Quintilius, où il était, souhaitant une foule de prospérités au prince et une foule de malheurs à Cléander. Cléander envoya contre le peuple des soldats qui en blessèrent et en tuèrent plusieurs ; celui-ci, néanmoins, ne s'arrêta pas : se voyant en nombre et appuyé par la force des prétoriens, il ne s'en hâta que davantage. A leur approche, comme personne n'avait averti Commode de ce qui avait lieu, Marcia, maîtresse de Quadratus, lui annonça ce qui se passait : le prince, attendu qu'il était d'ailleurs fort lâche, fut saisi d'une telle crainte qu'il ordonna sur-le-champ de mettre à mort Cléander et son fils en bas âge, qu'il élevait à la cour. L'enfant fut jeté et brisé sur le sol ; quant à Cléander, son corps fut traîné et outragé par les Romains, qui s'en saisirent, et la tête portée par toute la ville au bout d'une pique ; plusieurs autres, qui avaient eu sous lui un grand pouvoir, furent également massacrés.

14. Commode, pour respirer après les plaisirs et les divertissements, versait le sang et mettait à mort citoyens illustres : parmi eux fut Julianus, préfet du prétoire, qu'il serrait dans ses bras et embrassait en public, et à qui il donnait le nom de père ; ainsi que Julius Alexander (ce dernier pour avoir, du haut d'un cheval, tué un lion à coups de javelot). Quand Alexander comprit que les meurtriers venaient à lui, il profila de la nuit pour les tuer et mettre à mort tous ceux des Emésiens, ses compatriotes, qui étaient ses ennemis, puis, cela fait, il sauta sur un cheval et s'enfuit chez les barbares. Il eût échappé sans un mignon qui l'embarrassa ; il était bon cavalier, mais il ne supporta pas d'abandonner l'enfant fatigué ; une fois pris, il se tua, lui et son compagnon. Dionysius, intendant de l'annone, fut également mis à mort par Commode. Il survint aussi la plus terrible des maladies dont j'aie eu connaissance : deux mille personnes mouraient souvent à Rome dans un seul jour... Un grand nombre d'autres personnes périrent encore, non seulement dans la ville, mais clans toute l'étendue, pour ainsi dire, de l'empire, victimes de scélérats, qui, armés de petites broches enduites d'un poison mortel, lançaient ainsi, moyennant salaire, le mal sur d'autres, ce qui avait eu lieu déjà sous Domitien. Mais leur mort n'était comptée pour rien.

15. Commode, pour les Romains, était plus redoutable que toutes les maladies et que tous les maléfices, attendu, entre autres raisons, que les décrets rendus par affection à l'honneur de son père, un ordre les obligeait de les lui décerner par crainte. C'est ainsi qu'il commanda d'appeler Rome elle-même Commodienne, les armées Commodiennes, Commodien le jour où ces décrets avaient été portés. Il prit lui-même une foule de surnoms, entre autres celui d'Hercule. Rome aussi (il voulait qu'elle passât pour avoir été colonisée par lui) reçut les surnoms d'Immortelle, de Fortunée, de Colonie universelle de la terre. On lui éleva une statue d'or avec un taureau et une vache, le tout du poids de mille livres ; on finit même par donner ses noms à tous les mois qui, pour lors, se comptaient ainsi : Amazonius, Invictus, Felix, Pius, Lucius, Aelius, Aurelius, Commodus, Augustus, Heracleus, Romanus, Exsuperatorius. Il prenait, en effet, tantôt l'un, tantôt l'autre de ces noms ; quant à ceux d'Amazonius et d'Exsuperatorius, il se les donnait d'une façon invariable comme s'il était simplement vainqueur de tous les hommes ; car tel était l'excès où le monstre poussait la folie. Il écrivait au sénat en ces termes : «L'empereur César, Lucius Aelius Aurélius Commode, Auguste, Pieux, Fortuné, Sarmatique, Très Grand, Germanique, Britannique, Pacificateur de l'univers, Invincible, Hercule romain, Grand-Prêtre, la dix-huitième année de sa puissance tribunitienne, imperator pour la huitième fois, consul pour la septième, Père de la patrie, aux consuls, aux préteurs, aux tribuns du peuple, au Fortuné sénat Commodien, salut». On lui dressa une foule de statues avec les attributs d'Hercule. On décréta que le temps de son règne serait appelé siècle d'or et que ces mots seraient mis en tête de tous les décrets sans distinction.

16. Le prince d'or, l'Hercule, le dieu (car on lui donnait aussi ce nom), s'étant, une après-midi, tout-à-coup élancé de son faubourg dans Rome, donna, dans l'espace de deux heures, trente courses de chevaux. Ce ne fut pas là une des moindres raisons pour lesquelles l'argent lui fit défaut. Il aimait à donner, et souvent il distribua au peuple cent quarante drachmes par tête, mais la plus grande partie de ses dépenses était pour ce que j'ai dit. C'est pour cela qu'intentant des accusations aux femmes et aux hommes, il faisait mettre à mort les uns et vendait la vie aux autres au prix de leurs biens. Enfin, à son jour natal, il ordonna que nous, nos femmes et nos enfants, nous lui payerions [annuellement], à titre de prémices, chacun deux deniers d'or, et les sénateurs de toutes les autres villes environ cinq drachmes. [Il ne tira aucun profit de cet argent, il le dépensa tout malhonnêtement pour les bêtes et pour les gladiateurs.]

17. Jamais il ne conduisit de char en public, excepté peut-être par des nuits où il n'y avait pas de lune, retenu, malgré son désir de pratiquer cet art devant tous, par la honte d'être vu s'y livrer ; mais, en son particulier, il s'y adonnait continuellement, vêtu de la livrée verte. Cette crainte ne l'empêchait pas d'égorger une foule de bêtes tant en son particulier qu'en public. Il ne laissait pas, non plus, de se battre, dans son palais, à la manière des gladiateurs, au point de répandre le sang dans sa demeure (d'autres fois, armé d'un rasoir, sous prétexte de leur tailler les cheveux, il coupait le nez aux uns, aux autres une oreille, aux autres une autre partie), et de ne jamais se montrer en public sans avoir une épée et sans être couvert de sang humain. Il se revêtait, avant de venir à l'amphithéâtre, d'une tunique à manches en soie blanche, rehaussée d'or (c'était dans cet appareil que nous le saluions), prenant, au moment d'entrer, une tunique toute de pourpre, une chlamyde pareille, à la manière des Grecs, et une couronne de pierres des Indes et d'or, et portant un caducée comme Mercure. Quant à la peau de lion et à la massue, on les portait devant lui dans les rues ; et, à l'amphithéâtre, qu'il fût présent ou non, on les posait sur une estrade dorée ; pour lui, il faisait son entrée en costume de Mercure, et, après s'être dépouillé de ses autres vêtements, il se mettait à l'oeuvre, seulement avec sa tunique, sans chaussures.

18. Le premier jour, il tua cent ours à lui seul, à coups de flèches, du haut du pourtour de l'amphithéâtre ; tout l'amphithéâtre, en effet, était divisé par des cloisons diamétrales surmontées d'un chemin circulaire et se coupant deux à cieux, afin que les bêtes, partagées en quatre compartiments peu distants, pussent être percées plus aisément. Au milieu de la lutte, lorsqu'il était fatigué, il buvait, dans une coupe en forme de massue, du vin miellé rafraîchi que lui présentait une femme, et, au même instant, le peuple et nous tous nous criions vivat, pomme on a coutume de crier dans les festins. Que personne ne s'imagine qu'en rapportant de pareilles choses, je souille la majesté de l'histoire. Je ne les raconterais pas si elles étaient inutiles : comme ce sont des choses faites par l'empereur, des choses que j'ai vues et entendues moi-même en détail, pour y avoir assisté, et dans lesquelles j'ai parlé, j'ai cru de mon devoir de n'en rien cacher et de les transmettre au souvenir de la postérité, de même que s'il s'agissait des événements les plus grands et de la plus haute importance. Sur le reste aussi des événements d'alors, je serai plus minutieux dans mon récit que pour ce qui précède, attendu que j'y ai pris part et que je ne connais, parmi ceux qui seraient capables d'en écrire convenablement l'histoire, personne qui en soit aussi exactement informé que moi.

19. Voilà ce qui eut lieu le premier jour ; les suivants, étant descendu du haut de sa place sur le sol même de l'amphithéâtre, il tua d'abord toutes les bêtes qui s'approchèrent de lui, bêtes dont les unes lui étaient amenées et les autres présentées dans des cages, puis il égorgea un tigre, un hippopotame et un éléphant. Cela fait, il s'en alla et, ensuite, au sortir de son dîner, il combattit comme gladiateur. Il se livrait aux exercices de cette profession et se servait de l'armure de ceux qu'on appelle secutores, le bouclier au bras droit et l'épée de bois à la main gauche ; car il était fier d'être gaucher. Il avait pour adversaire un gymnaste ou un gladiateur tenant une férule, adversaire tantôt provoqué par lui, tantôt choisi par le peuple, car il se soumettait à cela, ainsi qu'à tous les offices, à l'égal des autres gladiateurs, avec cette différence, toutefois, que ceux-ci venaient à l'amphithéâtre moyennant un faible salaire, et qu'on donnait chaque jour à Commode deux cent cinquante mille drachmes sur les fonds destinés aux gladiateurs. A ses côtés, tandis qu'il combattait, se tenaient Aemilius Laetus, préfet du prétoire, et Eclectus, son cubiculaire, qu'après ce simulacre de combat et la victoire remportée, comme on le pense bien, il embrassait dans ce costume sans ôter son casque. Après lui combattaient les autres gladiateurs. Le premier jour, ce fut lui-même qui, du bas de l'amphithéàtre, en costume complet de Mercure, les accoupla, tenant une verge d'or et assis sur trône de même métal, circonstance que nous regardâmes comme un prodige. Après cela, il remonta sur son siège ordinaire d'où il vit avec nous le reste du spectacle ; il ne s'y passait plus rien qui sentît un amusement : un nombre considérable de personnes y perdirent la vie. Comme quelques-uns tardaient à égorger leurs adversaires, il les fit attacher deux par deux et leur ordonna de combattre tous à la fois. De cette façon, ceux qui étaient attachés ensemble luttèrent un contre un ; quelques-uns mêmes tuèrent des gens sur lesquels ils n'avaient aucun droit, se trouvant au milieu d'eux embarrassés par la foule et par le défaut d'espace.

20. Ce spectacle, en somme, dura quatorze jours ; quand l'empereur combattait, nous autres sénateurs, nous nous rendions chaque fois à l'amphithéâtre avec les chevaliers, il n'y eut que le vieux Claudius Pompéianus qui n'y parut jamais ; il envoya bien ses fils, mais, pour lui, il n'y vint pas une seule fois, préférant être mis à mort pour ce refus plutôt que de voir l'empereur, le fils de Marc-Antonin, se déshonorer ainsi. En plus des acclamations ordinaires, nous faisions entendre sans cesse, entre autres cris, comme on nous l'avait ordonné : «Tu es le maître, tu es le premier, tu es le plus heureux de tous les hommes. Tu es vainqueur, tu le seras à jamais, Amazonius, tu es vainqueur». Beaucoup parmi le peuple ne vinrent même pas à l'amphithéâtre ; quelques-uns, après y avoir jeté un coup d'oeil, s'en retournèrent tant par honte de ce qui se passait que par crainte, à cause d'un bruit qui avait couru que Commode avait dessein de tirer sur les spectateurs comme Hercule avait tiré sur les oiseaux du Stymphale. On ajouta foi à ce bruit, parce qu'ayant un jour rassemblé tous ceux de la ville qu'une maladie ou quelque autre accident avait privés de l'usage de leurs pieds, il leur avait attaché des figures de serpents autour des genoux, et qu'après leur avoir donné des éponges à lui jeter en guise de pierres, il les avait assommés à coups de massue comme des géants.

21. Cette crainte était commune à tous, à nous comme aux autres ; l'empereur fit encore, à l'égard des sénateurs, une chose qui, à nos yeux, n'était pas le moindre indice de notre perte. Après avoir tué une autruche et lui avoir coupé la tête, il s'avança vers l'endroit où nous étions assis, et, tenant cette tête dans sa main gauche tandis que de la droite il brandissait l'épée ensanglantée, il ne prononça aucune parole et remua la tête en ouvrant la bouche comme pour nous montrer qu'il pourrait bien nous en faire autant. Quelques-uns, à cette vue, s'étant aussitôt mis à rire (car nous cédions plus au rire qu'à l'affliction), eussent été tués d'un coup d'épée, si je n'eusse moi-même mis dans ma bouche des feuilles de laurier tirées de ma couronne et conseillé à ceux qui étaient assis près de moi d'en mettre pareillement, afin que le mouvement continuel de nos lèvres ne permît pas de soupçonner le rire. Dans cet état de choses, il nous donna une consolation, car, au moment où il se disposait à combattre de nouveau à la façon des gladiateurs, il nous ordonna de nous trouver au théâtre en habit de chevaliers et en lacernes, costume que nous ne prenions jamais pour aller au théâtre si ce n'est à la mort d'un empereur ; de plus, le dernier jour des spectacles, son casque avait été emporté par la porte par où l'on enlève les morts. Ces deux rencontres firent juger à tous que de toute façon il allait disparaître du monde.

22. Il mourut, en effet, ou plutôt il fut tué, peu de temps après. Laetus et Eclectus, irrités de ses déportements, et, de plus, appréhendant ses menaces (il leur faisait des menaces parce qu'ils l'empêchaient de se livrer à ces excès), tramèrent sa perte. Commode, en effet, avait dessein de faire mourir les deux consuls Erycius Clarus et Sossius Falcon, et de sortir, aux calendes de janvier, en qualité de consul et de secutor du lieu où l'on nourrit les gladiateurs ; car il y occupait la première cellule, comme s'il eût été l'un d'eux. Personne ne refusera de croire à mes paroles, car ce prince, ayant fait ôter la tête du Colosse pour mettre la sienne à la place, puis lui ayant donné une massue, et placé un lion d'airain à ses côtés, afin que cette statue ressemblât à Hercule, y grava une inscription portant, outre les noms cités plus haut, ce qui suit : «Le premier combattant des secutores, qui, étant gaucher, vainquit à lui seul douze mille hommes, je crois». Ces débordements déterminèrent Laetus et Eclectus à tramer contre lui un complot qu'ils communiquèrent à Marcia. Aussi, le dernier jour de l'année, la nuit, tandis que les citoyens étaient occupés de la fête, ils lui donnèrent, par le moyen de Marcia, du poison dans de la chair de boeuf. Le vin et les bains, dont il faisait continuellement un usage immodéré, ayant, au lieu de causer une mort immédiate, amené des vomissements et éveillé chez lui des soupçons qui s'exprimaient par des menaces, les conjurés, dans cette conjoncture, envoyèrent contre lui un gymnaste nommé Narcisse et, par son moyen, l'étranglèrent comme il était dans le bain. Voilà quelle fut la fin de Commode, après un règne de douze ans neuf mois quatorze jours ; il vécut trente et un ans quatre mois ; avec lui l'empire cessa d'appartenir à la véritable famille des Aurèles.

23. La mort de Commode fut suivie de guerres et de séditions très graves ; j'en ai rédigé l'histoire à l'occasion que voici. J'ai publié un livre des songes et des signes sur lesquels Sévère fonda l'espoir d'arriver à l'empire ; après l'avoir lu, Sévère, à qui je l'avais envoyé, me répondit en termes fort obligeants. Ayant reçu cette lettre sur le soir déjà, je m'endormis, et, pendant mon sommeil, mon génie me commanda d'écrire l'histoire. C'est ainsi que j'ai été amené à cette entreprise. Cet ouvrage ayant plu à tout le monde et surtout à Sévère lui-même, je conçus pour lors le désir d'écrire aussi l'histoire de tous les autres événements qui regardent les Romains ; voilà pourquoi je résolus de ne plus laisser ce premier ouvrage isolé et de l'insérer dans cette histoire, afin de rédiger en écrit, dans un seul corps d'ouvrage, tout ce qui s'est passé depuis l'origine jusqu'au moment où il plairait à la Fortune. Cette déesse m'encourageant à écrire l'histoire lorsque je me tenais sur la réserve et que je craignais de m'en charger, me fortifiant dans des songes lorsque la difficulté me faisait renoncer à mon entreprise, et me donnant la flatteuse espérance que, dans 1a suite, le temps laisserait subsister mon oeuvre sans la ternir en rien, j'ai eu, vraisemblablement, en elle un surveillant pour régler ma conduite dans la vie, et c'est pour cette raison que je lui suis dévoué. J'ai mis dix ans à recueillir tous les faits qui se sont accomplis depuis l'origine des Romains jusqu'à la mort de Sévère, et douze autres années à les digérer ; quant à la suite, je l'écrirai au fur et à mesure que les événements se produiront.

24. Au reste, les signes suivants précédèrent la mort de Commode : des aigles vinrent en grand nombre errer autour du Capitole avec des clameurs qui ne présageaient rien de pacifique, un hibou s'y fit entendre ; un incendie, qui s'éleva, la nuit, d'une maison et gagna le temple de la Paix, dévora l'entrepôt des marchandises d'Égypte et d'Arabie ; puis, continuant à s'élever, il pénétra jusque dans le palais où il exerça de nombreux ravages, en sorte que les papiers d'État furent presque tous consumés. Cette circonstance surtout fit voir clairement que le fléau ne s'arrêterait pas dans Rome, et qu'il se propagerait par tout l'univers gouverné par elle. L'incendie ne put être éteint par la main des hommes, bien qu'un fort grand nombre de simples particuliers et de soldats apportassent de l'eau, et que Commode lui-même fût venu en hâte de sa maison du faubourg ; mais, lorsqu'il eut détruit tous les corps où il s'était attaché, il s'arrêta faute d'aliment.

 
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