Le règne de Marc
Aurèle
1.
Marc-Antonin ne fut pas plutôt en possession de l'autorité, par la mort
d'Antonin, son père adoptif, qu'il associa à l'empire Lucius Vérus, fils de
Lucius Commode. Antonin était faible de tempérament et donnait à l'étude presque
tout son temps (on dit que, même étant empereur, il ne rougissait pas de se
rendre chez ses professeurs, qu'il fréquentait le philosophe Sextus de Béotie,
et qu'il ne craignait pas d'aller écouter les lecons du rhéteur Hermogène ;
d'ailleurs il était surtout attaché à la secte stoïcienne) ; Lucius, au
contraire, était plein de vigueur et de jeunesse et avait plus d'inclination
pour la guerre. Aussi Marc-Antonin, après l'avoir pris pour gendre en lui
faisant épouser sa fille Lucilla, l'envoya-t-il soutenir la guerre contre les
Parthes.
2. Vologèse, en effet, venait de recommencer
la guerre ; enveloppant de toute part une légion romaine entière placée, sous
Sévérianus, en garnison à Elégia, place forte d'Arménie, il l'avait, elle et ses
chefs, fait périr sous ses flèches, et, de plus, il ne cessait de courir les
villes de Syrie qu'il remplissait de terreur. Lucius ayant, à son arrivée à
Antioche, rassemblé un nombre considérable de soldats, et ayant sous son
commandement les meilleurs généraux, s'établit en personne dans cette ville pour
mettre en ordre et réunir les ressources utiles à la guerre, et confia les
troupes à Cassius. Celui-ci soutint vaillamment l'attaque de Vologèse, et finit,
la désertion s'étant mise parmi les alliés de ce prince, par le poursuivre dans
sa retraite ; il s'avança jusqu'à Séleucie et à Ctésiphon , détruisit Séleucie
en la livrant aux flammes et rasa la demeure royale de Vologèse à Ctésiphon.
Mais, en revenant, il perdit beaucoup de soldats par la faim et la maladie ;
néanmoins il rentra en Syrie avec le reste de ses troupes. Ce succès inspira de
l'orgueil et de la vanité à Lucius ; mais un bonheur si grand ne tourna pas à
bien pour lui, car ayant, dit-on, conspiré dans la suite contre Marc-Antonin,
son beau-père, il périt par le poison avant d'avoir rien fait.
3. Cependant Marc-Antonin donna à Cassius le
gouvernement de l'Asie entière. Quant à lui, il fit en personne la guerre aux
barbares qui habitent les bords de l'Ister, Iazyges et Marcomans, tantôt aux
uns, tantôt aux autres, pendant un temps assez long, ou, pour mieux dire,
pendant toute sa vie, prenant la Pannonie comme base de ses opérations. Un grand
nombre de Celtes qui habitent au-delà du Rhin poussèrent leurs incursions
jusqu'en Italie et incommodèrent fort les Romains ; Marc-Antonin, dans sa marche
à leur rencontre, leur opposa Pompéianus et Pertinax, ses lieutenants. Pertinax,
qui plus tard devint empereur, s'illustra par ses exploits. Parmi les morts, on
trouva, du côté des barbares, des cadavres de femmes armées. Bien que le combat
eût été rude et la victoire éclatante, l'empereur refusa aux soldats l'argent
qu'ils lui demandaient, se contentant de leur dire que tout ce qu'ils
recevraient de plus que d'usage serait pris sur le sang de leurs parents et de
leurs proches ; et que, pour l'empire, Dieu seul pouvait en décider. Telles
étaient la prudence et la fermeté avec lesquelles il leur commandait, que,
malgré le nombre et l'importance des guerres qu'il eut à soutenir, la flatterie
ne lui arracha aucune parole, la crainte aucun acte en dehors des convenances.
Les Marcomans ayant gagné une bataille et tué le préfet Macrinus Vindex , il lui
érigea trois statues ; puis, lorsqu'il les eut vaincus, il fut surnommé
Germanicus, parce qu'on appelle Germains les peuples qui habitent les pays
hauts.
4. En Egypte, ceux qu'on appelle Bouviers s'étant
soulevés et ayant entraîné dans leur défection le reste des Egyptiens, sous la
conduite d'un prêtre nommé Isidoros, après avoir d'abord trompé le centurion
romain, en se présentant à lui sous des habits de femme, comme s'ils eussent été
les femmes des Bouviers qui venaient lui donner de l'or pour la rançon de leurs
maris, le tuèrent tandis qu'il s'avançait vers eux ; puis, immolant un soldat
qui l'accompagnait, ils prêtèrent serment sur ses entrailles et les mangèrent.
Quant à cet Isidoros, c'était l'homme le plus vaillant de son temps. Ensuite,
vainqueurs en bataille rangée des Romains qui étaient en Egypte, ils auraient
pris Alexandrie sans Cassius qui, envoyé de Syrie contre eux, et usant de ruse
pour rompre leur accord et les séparer les uns des autres (il n'osa pas, à cause
de leur désespoir et de leur nombre, engager une action contre tous réunis),
vint ainsi à bout d'écraser la sédition.
5. Dans la guerre de Marc-Antonin contre les Germains
(car je ne veux pas omettre des détails qui méritent un souvenir), un jeune
prisonnier à qui il adressait une question, lui dit : «Le froid m'empêche de te
répondre ; si donc tu veux savoir quelque chose, commande, si tu en as, qu'on me
donne un vêtement». Un soldat qui faisait sentinelle pendant la nuit sur le bord
de l'Ister, ayant entendu de l'autre côté les cris de soldats prisonniers, passa
aussitôt le fleuve à la nage, dans l'état où il se trouvait, et revint après les
avoir délivrés. Marc-Antonin avait pour préfet du prétoire Rufus Bassaeus, homme
de bien d'ailleurs, mais sans instruction par suite de son origine rustique et
de la pauvreté où s'étaient passés les premiers temps de sa vie : quelqu'un le
surprit un jour occupé à tailler une vigne sur un arbre, et, comme Rufus ne
descendait pas sur-le-champ au premier commandement, il l'en reprit et lui dit :
«Allons, préfet, descends». Il donnait ainsi à Bassaeus, comme à un homme qui,
malgré la bassesse de sa condition, se laisse emporter à l'orgueil, un titre que
la fortune lui accorda dans la suite.
6. Quant à l'empereur, toutes les fois que la guerre
lui en laissait le loisir, il rendait la justice et faisait mesurer largement
l'eau aux orateurs ; il informait et examinait longuement, afin que la justice
fût exacte de tout point. Aussi consacrait-il souvent onze et douze jours, tout
en restant parfois même la nuit sur son tribunal, à la même affaire, avant de
prononcer. Car il avait l'amour du travail et il se portait exactement à tous
les devoirs de l'autorité ; il ne disait, il n'écrivait, il ne faisait rien par
manière d'acquit ; au contraire , il donnait quelquefois des jours entiers à
l'affaire la plus légère, convaincu que l'empereur ne doit rien faire avec
précipitation ; car, selon lui, la moindre négligence aurait suffi pour que le
blâme s'étendît à tous ses autres actes. Cependant il était si faible de
tempérament que, dans les premiers temps, il ne pouvait supporter le froid, et
qu'avant de parler aux soldats déjà rassemblés par son ordre, il se retirait un
instant et prenait, toujours de nuit, un peu de nourriture. Jamais, le jour, il
ne mangeait que le remède appelé thériaque. Il prenait ce remède moins par
crainte que par faiblesse d'estomac et de poitrine ; ce moyen lui permettait,
dit-on, de résister à ses autres infirmités ainsi qu'à cette faiblesse.
7. Les Romains vainquirent alors les Iazyges sur
terre, et ensuite sur le fleuve. Je ne prétends pas dire qu'il y ait eu combat
naval, mais seulement que les Romains, ayant suivi leurs ennemis qui fuyaient
sur l'Ister glacé, y combattirent comme sur la terre ferme. Les Iazyges, se
sentant poursuivis, soutinrent l'attaque des Romains , persuadés qu'ils
viendraient aisément à bout de troupes qui n'avaient pas l'habitude de la glace,
et fondirent sur eux avec leurs chevaux, les uns de front, les autres par le
flanc, car leurs chevaux étaient dressés à courir sûrement sur cette glace. A
cette vue, les Romains ne s'effrayèrent pas, mais, se massant et faisant face à
tous à la fois, ils mirent bas, pour la plupart, leurs bouchers, et, appuyant un
pied dessus, afin de moins glisser, ils reçurent le choc des barbares ; puis,
saisissant les uns les freins, les autres les boucliers et les lances, ils
attiraient à eux les ennemis : s'y attachant ensuite corps à corps, ils
renversaient hommes et chevaux, qui, cédant à la violence de cet effort, ne
pouvaient plus s'empêcher de glisser. Les Romains glissaient aussi ; mais, quand
ils tombaient à la renverse, ils entraînaient avec eux chacun son adversaire,
et, par les pieds, ils le retournaient sur le dos comme à la lutte, et se
trouvaient ainsi sur lui ; quand, au contraire, ils tombaient sur la bouche,
chacun saisissait avec la bouche l'adversaire tombé avant lui. Les barbares, qui
n'étaient point accoutumés à cette manière de combattre et qui étaient armés à
la légère, furent dans l'impossibilité de résister ; de sorte que, d'un grand
nombre qu'ils étaient, peu s'échappèrent.
8. Marc-Antonin soumit les Marcomans et les Iazyges,
après avoir livré plusieurs combats importants et couru des dangers ; il soutint
aussi une grande guerre contre le peuple appelé Quades, et il eut le bonheur de
remporter la victoire contre son attente, ou plutôt elle lui fut donnée par un
dieu. Ce fut, en effet, la protection divine qui sauva, contre toute attente,
les Romains du danger où ils étaient engagés dans le combat. Entourés par les
Quades qui avaient pour eux l'avantage de la position, les Romains se
défendaient vaillamment avec leurs boucliers ; les barbares cessèrent de
combattre, dans l'espoir que la chaleur et la soif leur livreraient l'ennemi
sans peine, et s'emparèrent de tous les alentours, qu'ils fortifièrent, afin de
l'empêcher de prendre de l'eau nulle part, car ils étaient bien supérieurs en
nombre. Or, tandis que les Romains étaient réduits à la dernière extrémité par
la fatigue, les blessures, le soleil et la soif, ne pouvant ni combattre ni
faire retraite, et qu'ils se tenaient à leurs rangs et à leur poste, dévorés par
la chaleur, tout à coup des nuages s'assemblèrent en grand nombre, et il tomba
des flots de pluie, non sans une intervention divine ; car, dit-on, un mage
égyptien, Arnuphis, qui était avec Marc-Antonin, invoqua par des enchantements
plusieurs autres génies, et principalement Mercure Aérien, et, grâce à eux,
amena la pluie.
9. Voilà ce que Dion raconte à ce sujet ; mais il
semble en imposer, volontairement ou involontairement. Je crois plutôt qu'il l'a
fait volontairement. Comment, en effet, n'en serait-il pas ainsi ? Il n'ignorait
pas qu'il y avait une compagnie (il la cite lui-même dans la liste des autres)
appelée la Fulminante, nom qui ne lui fut pas donné pour une autre raison (on
n'en cite aucune, en effet) que pour ce qui arriva dans cette guerre. Car ce fut
à cette compagnie qu'on dut alors le salut de l'armée et la perte de celle des
barbares, et non au mage Arnuphis ; l'histoire, en effet, ne rapporte pas que
Marc-Antonin se complût au commerce et aux enchantements des mages. Voici donc
ce que je veux dire. Marc-Antonin avait une compagnie (les Romains appellent la
compagnie légion) composée de soldats venus de la Mélitène ; tous faisaient
profession de religion chrétienne. Pendant ce combat, le préfet du prétoire
étant venu trouver Marc-Antonin, que les circonstances présentes mettaient dans
une extrême perplexité et qui craignait pour l'armée entière, lui représenta,
dit-on , qu'il n'y avait rien que ceux qu'on nommait chrétiens ne pussent
obtenir par leurs prières, et qu'il se trouvait alors parmi les troupes une
compagnie tout entière composée de soldats de cette religion. Marc-Antonin,
réjoui de cette nouvelle, leur demanda de prier leur dieu ; celui-ci, ayant
exaucé sur-le-champ leur prière, frappa les ennemis de la foudre et consola les
Romains par la pluie ; vivement frappé de ce succès , l'empereur honora les
chrétiens par un édit et surnomma cette légion la Fulminante. On prétend même
qu'il existe une lettre de Marc-Antonin à ce sujet. Les païens savent bien que
cette compagnie est appelée la Fulminante et ils l'attestent eux-mêmes, mais ils
dissimulent l'occasion pour laquelle elle fut ainsi surnommée.
10. Dion ajoute que, lorsque la pluie commença à
tomber, tout le monde leva d'abord la tête vers le ciel, et reçut l'eau dans la
bouche ; qu'ensuite, tendant les uns leurs boucliers, les autres leurs casques,
ils avalèrent l'eau la bouche ouverte et donnèrent à boire à leurs chevaux ;
que, chargés alors par les barbares, ils buvaient et combattaient à la même
place ; que plusieurs, étant blessés, avalaient avec l'eau le sang qui coulait
dans leurs casques. Ils eussent sans doute été notablement incommodés de cette
attaque, le plus grand nombre étant occupé à boire, sans une forte grêle et des
foudres nombreuses qui tombèrent sur les ennemis. On pouvait voir l'eau et le
feu se répandre ensemble du haut du ciel ; les uns étaient rafraîchis et
buvaient, les autres brûlaient et mouraient. Le feu n'atteignait pas les
Romains, ou, s'il venait à les toucher, il s'éteignait aussitôt ; de même que la
pluie, au lieu de soulager les barbares, ne faisait, comme l'huile, qu'exciter
davantage la flamme qui les dévorait, et, bien que trempés par la pluie, ils
cherchaient encore de l'eau. Les uns se blessaient eux-mêmes, comme si leur sang
eût dû éteindre le feu ; les autres accouraient vers les Romains, comme si, de
ce côté seulement, l'eau pouvait leur être salutaire. Marc-Antonin eut
compassion d'eux, et il fut alors proclamé par les soldats imperator pour la
septième fois. Bien qu'il n'eût pas coutume d'accepter ce titre avant que le
sénat le lui eût déféré, il le reçut néanmoins alors comme venant également d'un
dieu, et il en écrivit au sénat. Quant à Faustine, elle fut appelée Mère du
camp.
11. [Marc-Antonin resta en Pannonie pour répondre aux
ambassades des barbares. Beaucoup, en effet, vinrent alors encore le trouver ;
les uns, sous la conduite de Battarios, enfant de douze ans, promettant leur
alliance, recurent de l'argent et repoussèrent Tarbos, prince voisin qui, entré
en Dacie, réclamait de l'argent, avec menace de guerre si on ne lui en donnait
pas ; les autres, comme les Quades, demandant la paix, l'obtinrent, à la
condition de se séparer des Marcomans, et aussi parce qu'ils donnèrent beaucoup
de chevaux et de boeufs, et promirent de rendre tous les transfuges et les
captifs, au nombre d'environ treize mille d'abord, et le reste dans la suite.
Malgré cela, ils n'eurent pas la permission de fréquenter des marchés communs,
de peur que les Marcomans et les Iazyges, qu'ils avaient juré de ne pas recevoir
désormais et d'empêcher de traverser leur territoire, ne se mêlassent à eux, et,
vu qu'ils étaient Quades eux-mêmes, n'espionnassent les Romains et ne
s'approvisionnassent sur ces marchés des choses nécessaires. Tels furent les
peuples qui vinrent trouver Marc-Antonin ; plusieurs autres aussi lui envoyèrent
des ambassadeurs pour lui faire leur soumission, les uns par nations, les autres
par provinces. Plusieurs d'entre eux furent envoyés en d'autres lieux pour
servir dans l'armée, ainsi que les captifs et les transfuges qui étaient en état
de le faire ; ceux-là reçurent des terres, qui en Dacie, qui en Pannonie, qui en
Mysie, en Germanie et même en Italie. Mais quelques-uns, établis à Ravenne,
poussèrent la rébellion jusqu'à oser s'emparer de la ville. Aussi l'empereur
n'introduisit-il plus aucun barbare en Italie et envoya-t-il dans d'autres
colonies ceux qui étaient venus s'y installer auparavant.]
12. [Les Astinges, conduits par Rhaos et Rhaptos,
vinrent habiter la Dacie, dans l'espérance de recevoir de l'argent et des terres
pour prix de leur alliance ; mais, n'ayant rien obtenu, ils mirent leurs femmes
et leurs enfants en dépôt auprès de Clémens, dans l'intention d'aller conquérir
les terres des Costuboces, ce qui ne les empêcha pas, lorsqu'ils eurent vaincu
ce peuple, de ravager la Dacie. Mais les Dancriges, craignant que Clémens,
effrayé, ne les introduisît sur le territoire qu'ils habitaient, les attaquèrent
à l'improviste et remportèrent une victoire signalée, en sorte que les Astinges
ne commirent plus aucun acte d'hostilité contre les Romains et demandèrent
instamment à Marc-Antonin de leur donner de l'argent et des terres, à la
condition pour eux de faire du mal aux peuples alors en guerre avec lui. Les
Astinges remplirent une partie de leurs promesses : quant aux Cotiniens, ils
firent des offres pareilles ; mais, après avoir pris pour chef Tarruténius
Paternus, secrétaire pour les lettres latines de l'empereur, comme s'ils avaient
eu l'intention de marcher avec lui contre les Marcomans, loin de faire la chose,
ils maltraitèrent grièvement Paternus lui-même et le firent ensuite mourir.]
13. [Les Iazyges aussi envoyèrent des ambassadeurs à
Marc-Antonin pour lui demander la paix, mais ils n'obtinrent rien ; car ce
prince, sachant qu'on ne pouvait se fier à cette nation, et, de plus, ayant été
trompé par les Quades, voulut à tout prix en tirer vengeance. Les Quades, en
effet, ne s'étaient pas contentés de porter secours aux Iazyges dans la présente
guerre, ils avaient auparavant accueilli les Marcomans encore en armes, qui,
toutes les fois qu'ils étaient refoulés, se réfugiaient sur leur territoire ;
ils n'étaient restés fidèles à aucune des conventions, et ils n'avaient pas
rendu tous les captifs, mais seulement un petit nombre, et encore ces captifs
étaient-ils ceux dont ils ne pouvaient tirer parti, soit en les vendant, soit en
utilisant leurs services. Lorsque, cependant, ils rendaient quelques-uns de ceux
qui étaient dans la vigueur de l'âge, ils retenaient leurs parents, afin
d'obliger les autres à déserter vers eux. Après avoir chassé leur roi Furtios,
ils se donnèrent pour roi Ariogaesos. Ce furent là les motifs qui décidèrent
l'empereur à ne pas confirmer Ariogaesos, comme n'ayant pas été légalement nommé
, et à ne pas renouveler le traité, bien qu'on offrît de lui rendre cinquante
mille captifs.]
14. [Marc-Antonin était tellement irrité contre
Ariogaesos, qu'il offrit publiquement mille pièces d'or à qui le lui amènerait
vif, et cinq cents à qui lui montrerait sa tête après l'avoir tué ; bien que,
dans les autres circonstances, il se conduisit toujours avec humanité même
envers les ennemis les plus acharnés, et qu'au lieu de faire périr le satrape
Tiridate coupable d'avoir excité des troubles en Arménie, égorgé le roi des
Hénioques et menacé de son épée Vérus qui lui adressait des reproches sur ces
actes, il l'eût seulement relégué en Bretagne. Voilà jusqu'à quel point alla,
sur le moment, sa colère contre Ariogoesos ; néanmoins, lorsque dans la suite ce
prince fut pris, il ne lui fit aucun mal, et il se contenta de l'envoyer à
Alexandrie.]
15. [Les Marcomans, qui lui envoyèrent une ambassade,
ayant exécuté, bien qu'avec peine et tardivement, mais enfin ayant exécuté
toutes les conditions imposées, il leur concéda la moitié du pays limitrophe
avec le leur, à la condition qu'ils s'établiraient à trente-huit stades de l'Ister
; il leur assigna des lieux et des jours (auparavant ils n'étaient pas fixés)
pour faire avec nous le commerce, et il échangea des otages avec eux.]
16. [Les Iazyges, maltraités, vinrent le trouver, afin
d'entrer en arrangement ; ce fut Zanticos lui-même qui supplia Marc-Antonin.
Auparavant les Iazyges avaient jeté dans les fers Banadaspos, leur second roi,
pour avoir envoyé des ambassadeurs à ce prince ; mais alors les premiers de la
nation vinrent tous le trouver avec Zanticos ; ils s'arrangèrent aux mêmes
conditions que les Quades et les Marcomans, excepté cependant qu'ils voulurent
s'établir deux fois plus loin que ces peuples de l'Ister. L'empereur, en effet,
avait l'intention de les détruire complètement ; car la force qu'ils possédaient
encore et les maux qu'ils avaient causés aux Romains purent être appréciés par
cent mille captifs qu'ils rendirent, captifs qu'ils avaient en leur possession,
malgré le nombre et de ceux qu'ils avaient vendus, et de ceux qui étaient morts,
et de ceux qui s'étaient enfuis ; ils donnèrent aussi immédiatement, à titre
d'alliés, huit mille cavaliers, dont Marc-Antonin envoya cinq mille cinq cents
en Bretagne.]
17. [La révolte de Cassius et de la Syrie força
Marc-Antonin de traiter malgré lui avec les Iazyges ; cette nouvelle, en effet,
l'avait tellement frappé qu'il n'écrivit pas au sénat, comme il avait coutume de
le faire dans les autres cas, les raisons qui l'avaient déterminé à traiter avec
ce peuple.]
18. [Les Iazyges envoyèrent des ambassadeurs et
demandèrent un allégement aux conditions qui leur avaient été faites ; on leur
accorda plusieurs concessions, afin de ne pas les aliéner complètement.
Néanmoins, ni eux ni les Burres ne voulurent prêter leur concours aux Romains,
avant d'avoir reçu de Marc-Antonin des garanties qu'il pousserait la guerre
jusqu'au bout ; car ils craignaient qu'un traité de ce prince avec les Quades,
comme la chose avait eu lieu auparavant, ne les laissât exposés à une guerre
avec leurs voisins.]
19. [Marc-Antonin ne recevait pas de la même manière
les ambassadeurs de toutes les nations qui s'adressaient à lui, mais selon que
chacune d'elles méritait de recevoir soit le droit de cité romaine, soit
l'immunité, soit une remise, perpétuelle ou temporaire, du tribut, soit un
subside à perpétuité. Aussi, les Iazyges lui ayant été fort utiles, il leur fit
remise de plusieurs ou plutôt de toutes les conditions imposées, à l'exception
de celles qui se rapportaient aux réunions et au commerce, à la défense de faire
usage de leurs propres barques et à l'interdiction des îles de l'Ister. Il leur
permit de faire le commerce avec les Roxolans, à travers la Dacie, toutes les
fois qu'ils y seraient autorisés par le gouverneur de cette province.]
20. [Les Quades et les Marcomans envoyèrent des
ambassadeurs se plaindre que vingt mille soldats, en garnison chez chacun de ces
peuples, dans les forteresses, ne leur laissaient la liberté ni de faire paître
leurs troupeaux, ni de cultiver la terre, ni de se livrer en sûreté à aucune
occupation, et que ces soldats recevaient les transfuges et un grand nombre de
captifs, bien qu'ils fussent loin de mener une vie malheureuse, attendu qu'ils
avaient les bains et tout le nécessaire en abondance ; de sorte que les Quades,
ne pouvant supporter des forteresses qui s'élevaient contre eux, tentèrent
d'émigrer en masse chez les Semnons. Mais Marc-Antonin, ayant eu connaissance de
leur intention, les arrêta en fermant les routes qui leur livraient passage.
Voilà quels étaient les sentiments qui animaient Marc-Antonin, non à s'emparer
du pays de ce peuple, mais à se venger de lui.]
21. [Les Naristes aussi, ayant eu à souffrir,
passèrent, au nombre de trois mille, du côté des Romains, et reçurent des terres
sur notre territoire.]
22. Pertinax ayant reçu le consulat en récompense de
ses exploits, il y eut des gens qui, indignés de cette élévation à cause de
l'obscurité de la naissance du consul, lui appliquèrent ce vers de la tragédie :
Voilà les fruits de cette guerre déplorable, ne sachant pas qu'il
régnerait un jour. Frappé d'un vif effroi par la révolte de Cassius en Syrie,
Marc-Antonin fit venir de Rome son fils Commode, comme si on eût pu déjà le
compter comme parvenu à l'âge de puberté. Pour ce qui est de Cassius, il était
natif de Cyros en Syrie ; c'était un homme d'un grand mérite et ayant les
qualités qu'on aurait pu désirer dans un empereur, s'il n'eût pas été fils d'un
certain Héliodoros, qui avait dû à son habileté dans la science de la rhétorique
de parvenir à la préfecture d'Égypte. Quant à Cassius, ce fut trompé par
Faustine qu'il commit cette grave faute ; Faustine, en effet (elle était fille
d'Antonin le Pieux), s'attendant à ce que son mari, qui était d'une mauvaise
santé, allait mourir d'un instant à l'autre, craignit que l'empire, Commode
étant jeune et d'un caractère trop simple, ne vînt à passer entre les mains d'un
autre qui la réduisît à une condition privée, et elle persuada en secret à
Cassius de se tenir prêt, pour le cas où il arriverait un accident à Antonin, à
l'épouser et à s'emparer du pouvoir suprême.
23. Pendant que Cassius roulait ce dessein dans son
esprit, une nouvelle, attendu que, dans ces sortes de circonstances, ce sont
toujours les bruits fâcheux qui d'ordinaire se répandent, lui arriva que
Marc-Antonin était mort ; et aussitôt, sans attendre que la chose fût avérée, il
aspira à l'empire, comme s'il eût été auparavant élu par les soldats alors en
Pannonie. Bien qu'il n'eût pas tardé à connaître la vérité, néanmoins, comme il
s'était révolté, il ne changea pas de résolution ; il rangea en peu de temps
sous son obéissance tous les peuples en deçà du Taurus, et il se prépara à
s'emparer du pouvoir par les armes. Quant à Marc-Antonin, informé de la révolte
par Vérus, gouverneur de la Cappadoce, il cacha un instant ce qui se passait ;
mais, les soldats étant fortement troublés par les bruits qui se répandaient et
en faisant le sujet de nombreux entretiens, il les convoqua et leur lut ce qui
suit :
24. «Compagnons d'armes, c'est pour faire éclater
moins mon indignation que ma douleur que je suis venu ici. Que sert, en effet,
de s'irriter contre les dieux, puisqu'ils disposent de tout avec un pouvoir
absolu ? Cependant il peut y avoir nécessité de se plaindre, quand on est
malheureux sans l'avoir mérité, comme cela m'arrive en ce moment. N'est-ce pas
une chose horrible, en effet, que des guerres s'élèvent sans cesse à la suite
d'autres guerres ? N'est-ce pas une chose étrange que nous soyons engagés dans
une guerre civile ? N'est-ce pas même une chose qui surpasse en horreur et en
étrangeté ces deux malheurs, que de ne rencontrer aucune fidélité parmi les
hommes, d'être trahi par mon ami le plus cher, et d'être, malgré moi, en lutte
avec un homme à qui je n'ai fait ni tort ni offense ? Quelle vertu, quelle
amitié désormais croira-t-on assurée, lorsque, moi, j'éprouve un tel sort ? La
fidélité n'est-elle pas morte, ainsi que la bonne espérance ? Si encore ce
danger ne menaçait que moi seul, je ne m'en serais nullement inquiété (je ne
suis pas immortel) ; mais, puisqu'il s'agit d'une défection publique ou plutôt
d'une rébellion, d'une guerre qui nous atteint tous pareillement, je voudrais,
si la chose était possible, appeler Cassius à discuter avec moi de ses
prétentions devant vous ou devant le sénat ; j'aurais plaisir à lui céder le
pouvoir sans combat, si la chose semblait utile à l'intérêt général. C'est, en
effet, pour l'intérêt général que je persiste à braver la fatigue et le danger,
que je demeure ici, éloigné si longtemps de l'Italie, à cet âge et avec une
telle santé, ne pouvant prendre de nourriture sans en éprouver de la souffrance,
ni goûter le sommeil sans être tourmenté par les soucis.
25. Mais, comme Cassius ne voudrait pas entrer avec moi dans cet examen
(comment aurait-il foi en ma promesse après m'avoir manqué de foi à ce point ?),
il vous faut, compagnons d'armes, être pleins de confiance. Les Ciliciens, les
Syriens, les Juifs, les Égyptiens, n'ont jamais eu et n'auront jamais l'avantage
sur vous, lors même qu'ils formeraient des rassemblements dix mille fois aussi
forts qu'ils vous sont aujourd'hui inférieurs en nombre. Cassius lui-même, bien
qu'il passe pour un excellent général et pour avoir remporté beaucoup de succès,
ne doit aujourd'hui être compté pour rien ; l'aigle menant des geais au combat,
le lion menant des biches, ne sont pas à redouter ; ce n'est pas Cassius qui a
terminé la guerre contre les Arabes, ni la guerre contre les Parthes : c'est
vous. D'ailleurs, si ses exploits contre les Parthes lui ont acquis quelque
gloire, vous avez de votre côté Vérus, qui ne lui cède en rien, et qui a
remporté plus de victoires et conquis plus de pays. Peut-être même Cassius
s'est-il déjà repenti, depuis qu'il sait que je suis vivant ; car, à coup sûr,
s'il n'avait pas été persuadé de ma mort, il n'aurait pas agi ainsi. S'il
persiste encore dans sa résolution, du moins, lorsqu'il apprendra que nous
marchons contre lui, il hésitera infailliblement, tant par crainte de vous que
par respect pour moi.
26. Quant à moi, compagnons d'armes, je ne redoute qu'une seule chose (la
vérité tout entière vous sera dite), c'est qu'il ne se donne lui-même la mort
pour s'épargner la confusion de paraître devant nous, ou que quelque autre le
fasse en apprenant que je vais arriver et que je marche contre lui. Ce serait me
ravir un grand avantage que j'attends et de la guerre et de la victoire, un
avantage tel que jamais aucun homme n'en remporta. Quel est donc cet avantage ?
Celui de pardonner une injure, de rester ami malgré la violation de l'amitié, de
rester fidèle malgré un manque à la fidélité. Ces paroles vous paraissent
peut-être extraordinaires, cependant vous ne devez pas refuser d'y croire ; tous
les bons sentiments ne sont pas morts parmi les hommes, il subsiste encore parmi
nous aussi quelques restes de l'antique vertu. Si l'on refuse de me croire, mon
désir n'en est que plus vif de faire que, ce dont personne ne croit
l'accomplissement possible, on le voie accompli. Les malheurs présents
m'auraient du moins donné un profit, celui de pouvoir arranger honorablement
l'affaire et de montrer à tous qu'il y a moyen de tirer quelque bien même de la
guerre civile».
27. Voilà ce que Marc-Antonin dit aux soldats et ce
qu'il écrivit au sénat, sans jamais user en aucune circonstance d'expressions
blessantes pour Cassius, si ce n'est qu'il lui reprochait sans cesse son
ingratitude. Celui-ci, de son côté, n'employa ni dans ses paroles, ni dans ses
lettres, aucun terme injurieux contre Marc-Antonin. Tandis que Marc-Antonin se
préparait pour la guerre civile, il reçut au même moment, la nouvelle de
plusieurs autres victoires remportées sur les barbares et celle de la mort de
Cassius. Le centurion Antonius fondant à l'improviste sur Cassius qui marchait à
pied, lui fit au cou une blessure qui n'était pas tout à fait mortelle. Mais,
emporté par l'élan de son cheval, il laissa son coup imparfait, en sorte que
Cassius faillit échapper ; ce fut, dans cette conjoncture, un décurion qui
acheva l'oeuvre commencée ; puis, ayant coupé la tête de leur victime, ils
partirent tous les deux pour trouver l'empereur. Ainsi périt Cassius, après
avoir rêvé l'empire trois mois six jours ; son fils, qui était dans une autre
contrée, fut aussi mis à mort.
28. Marc-Antonin, dans sa tournée chez les peuples qui
s'étaient soulevés en faveur de Cassius, usa envers tous d'une grande clémence,
et ne fit mourir personne, ni petit ni grand. [Marc-Antonin fut tellement
affligé du trépas de Cassius, qu'il refusa de voir sa tête, qui avait été
coupée, et qu'avant même que les meurtriers fussent arrivés près de lui, il
donna l'ordre de l'ensevelir.] [Le même ne fit ni périr, ni jeter dans les fers,
ni mettre en une garde quelconque, aucun des sénateurs qui avaient embrassé le
parti de Cassius ; il ne les traduisit pas même devant son tribunal ; il se
contenta de les renvoyer devant le sénat, comme s'ils étaient accusés d'un autre
délit, après leur avoir assigné un jour à comparaître. Il ne punit qu'un petit
nombre des autres citoyens, ceux qui étaient coupables d'avoir non seulement
prêté leur concours à Cassius, mais aussi d'avoir commis des crimes personnels.
Une preuve, c'est que Flavius Calvisius, gouverneur de l'Egypte, au lieu d'être
mis à mort et dépouillé de ses biens, fut simplement relégué dans une île. Les
pièces qui le concernaient furent brûlées, afin qu'elles ne pussent fournir
matière à aucun reproche ; quant aux citoyens qui s'étaient joints à lui, ils
furent tous relâchés.]
29. Vers le même temps aussi mourut Faustine, soit de
la goutte dont elle souffrait, soit par une autre cause, afin de ne pas être
convaincue de connivence avec Cassius. Cependant Marc-Antonin anéantit, sans les
lire, les lettres [trouvées dans la cassette de Pudens,] de peur de [connaître
même le nom des conspirateurs qui avaient écrit quelque chose contre lui ; et,
par suite,] d'être, malgré lui, dans la nécessité de haïr quelqu'un. On dit
aussi que Vérus, envoyé le premier en Syrie, province dont il avait reçu le
gouvernement, ayant trouvé les lettres contenues dans la cassette de Cassius,
les fit disparaître en disant que c'était ce qu'il y aurait de plus agréable à
l'empereur ; et que, si le prince s'en irritait, mieux valait le sacrifice d'un
seul que celui d'un plus grand nombre. Marc-Antonin prenait si peu de plaisir à
verser le sang qu'à Rome les combats de gladiateurs auxquels il assistait
étaient des combats sans danger comme ceux des athlètes ; jamais, en effet, il
ne donna à aucun d'eux une épée pointue, et tous n'avaient pour combattre que
des armes émoussées comme si elles étaient capitonnées. [Il avait tellement
horreur du sang, qu'il fit, à la demande du peuple, amener un lion à qui on
avait appris à manger de la chair humaine, et qu'au lieu de regarder l'animal et
d'affranchir son maître, comme on l'en pressait vivement, il fit proclamer par
le héraut que cet homme n'avait rien fait qui méritât la liberté.]
30. La mort de Faustine lui ayant causé un sensible
chagrin, il écrivit au sénat de ne punir de mort aucun des complices de Cassius,
comme si c'était là l'unique consolation qu'on pût lui donner de sa perte.
«Plaise aux dieux, disait-il, que personne de vous ne soit, à cause de moi,
livré à la mort par mon suffrage ou par le vôtre». A la fin il ajoutait : «Si je
n'obtiens cette grâce, je me hâterai de mourir». Voilà jusqu'à quel point il
poussait en tout la pureté, la bonté et la piété. [Rien ne fut capable de le
faire sortir de son caractère, ni la scélératesse d'entreprises audacieuses, ni
la crainte que le pardon accordé aux coupables encourageât de pareils forfaits.
Il fut, en effet, si éloigné d'inventer des complots mensongers ou d'imaginer
des scènes tragiques qui n'avaient pas eu lieu, qu'il fit grâce à ceux qui
s'étaient ouvertement soulevés contre lui et qui avaient pris les armes contre
lui et contre son fils, généraux, chefs de nation, rois, et ne fit périr aucun
d'eux ni par lui-même, ni par le sénat, sous aucun prétexte que ce fût. Aussi
ai-je la ferme conviction que Cassius lui-même, s'il avait été pris vif, aurait
obtenu la vie sauve.] En effet, il accorda des faveurs à plusieurs qui avaient,
autant que la chose dépendait d'eux, été ses assassins et ceux de son fils.
31. Une loi fut alors portée pour défendre que
personne n'exerçât un commandement dans la province dont il était originaire,
attendu que Cassius s'était révolté pendant qu'il gouvernait la Syrie, où était
le lieu de sa naissance. Le sénat décréta, en l'honneur de Marc-Antonin et de
Faustine, que des statues d'argent leur seraient érigées dans le temple de Vénus
et Rome, qu'on y élèverait un autel et que, sur cet autel, toutes les jeunes
filles de la ville qui se marieraient offriraient un sacrifice avec leurs
fiancés ; qu'au théâtre, chaque fois que le prince y assisterait au spectacle,
on apporterait, sur une chaise curule, une statue d'or de Faustine, que cette
statue serait posée à la place d'honneur d'où la princesse, quand elle vivait,
assistait au spectacle, et que les matrones seraient assises à l'entour... Quant
à Marc-Antonin, arrivé à Athènes et s'y étant fait initier, il accorda des
honneurs aux Athéniens ; il accorda au monde entier, dans Athènes, des maîtres
de toute science, avec un traitement annuel.
32. Comme à son retour dans Rome, dans un discours au
peuple, il dit, entre autres choses, qu'il avait été absent bien des années, les
citoyens s'écrièrent : «Huit», et, en même temps, montrèrent ce nombre avec
leurs doigts, dans l'espérance de recevoir pareil nombre de pièces d'or pour
leur souper, il sourit et répéta lui-même «Huit», puis il leur distribua environ
deux cents drachmes, somme plus forte que celles qu'ils avaient reçues
jusque-là. Voilà ce que fit Marc-Antonin ; en outre, il remit à tous tout ce qui
était dû soit au fisc, soit au trésor public, depuis quarante-six ans, non
compris les seize années fixées par Adrien, et ordonna d'en brûler tous les
titres en plein Forum. Il fit des largesses à plusieurs villes, parmi lesquelles
fut Smyrne, fortement endommagée par un tremblement de terre, et confia à un
sénateur ayant exercé la préture le soin de la relever. C'est pourquoi je
m'étonne, maintenant encore, qu'on l'ait accusé de manquer de grandeur d'âme ;
car si, en tout, il était véritablement économe, quand il s'agissait de frais
nécessaires, il ne reculait devant rien, bien que sans fouler, comme je l'ai
dit, le peuple par des contributions, et faisant, dans les cas de nécessité, les
dépenses les plus considérables en dehors des dépenses ordinaires.
33. Les affaires de Scythie ayant de nouveau réclamé
sa présence, il donna Crispina en mariage à son fils plus tôt qu'il ne l'aurait
voulu ; les Quintilius, en effet, bien qu'ils fussent deux et qu'ils eussent
beaucoup de prudence, de courage et d'expérience, ne purent terminer la guerre,
et les empereurs furent, pour cette raison, obligés d'y aller en personne.
Marc-Antonin demanda alors au sénat l'autorisation de prendre de l'argent dans
le trésor public, non que cet argent ne fût pas à la discrétion de l'empereur,
mais parce que, disait-il, cet argent, ainsi que tout le reste, appartenait au
sénat et au peuple : «Nous n'avons rien qui soit à nous, ajoutait-il dans son
discours au sénat, à tel point que même la demeure où nous habitons est à vous».
Ayant à ces mots, lancé, près du temple de Bellone, comme sur le territoire
ennemi, le javelot ensanglanté, ainsi que je l'ai appris de ceux qui étaient
avec lui, il partit pour son expédition ; il donna une puissante armée à
Paternus, qu'il envoya pour engager le combat. Les barbares résistèrent un jour
entier, mais enfin ils furent tous taillés en pièces par les Romains, et
Marc-Antonin fut proclamé imperator pour la dixième fois. S'il avait vécu
plus longtemps, il réduisait tout ce pays sous son obéissance ; mais il mourut
le 17 mars, non de la maladie dont il souffrait alors, mais, comme je le sais
certainement, du poison que les médecins lui avaient donné pour gagner les
bonnes grâces de Commode.
34. Sur le point de mourir, il recommanda Commode aux
soldats (il ne voulait pas paraître mourir par le crime de son fils), et dit au
tribun qui lui demandait le mot d'ordre : «Va trouver le soleil levant, car,
pour moi, j'approche de mon couchant». Quand il fut mort, on rendit de nombreux
honneurs à sa mémoire, et on lui érigea une statue d'or dans le sénat même.
Voilà de quelle façon se termina la vie de Marc-Antonin. [Marc-Antonin avait
tant de piété envers les dieux que, même les jours néfastes, il leur offrait des
sacrifices chez lui.] [Il avait toutes les autres vertus et il se montra, dans
son gouvernement, le meilleur de tous les hommes qui aient jamais exercé une
autorité quelconque ; toutefois les forces de son corps ne lui permirent pas une
foule d'oeuvres d'homme, bien qu'il l'eût amené d'une très grande faiblesse à
une très grande énergie.] Il passa la plus grande partie de sa vie dans la
bienfaisance, vertu à laquelle il bâtit un temple au Capitole, en l'appelant
d'un nom tout particulier et inconnu jusque-là. Il s'abstenait, en effet, de
tous les vices [et ne commettait de fautes ni volontairement ni
involontairement] ; quant à celles des autres et surtout de sa femme, il les
supportait sans les rechercher ni les punir ; loin de là, si quelqu'un faisait
une chose utile, il lui donnait des éloges et l'employait à cette chose, sans
s'inquiéter du reste ; [disant que, puisqu'il est impossible de faire que les
hommes soient tels qu'on les voudrait avoir, il convient d'employer ceux qui
existent pour la chose où chacun d'eux rend service à l'Etat.] Tout chez lui
avait pour source non la feinte, mais la vertu, la chose est évidente, car,
durant les cinquante-huit ans deux mois vingt-deux jours qu'il a vécu, et sur
lesquels, soit pendant le temps assez long qu'il passa d'abord sous le
gouvernement de son père Antonin, soit pendant les dix-neuf ans onze jours qu'il
fut lui-même maître absolu du pouvoir, il se montra en tout semblable à lui-même
et ne se démentit jamais. C'est qu'il fut véritablement un homme vertueux, et
qu'il n'y avait pas de feinte chez lui.
35. Il tira de grands profits de son éducation,
s'étant exercé d'après les préceptes de la rhétorique et de la philosophie ; il
eut pour maîtres, dans la première de ces sciences, Cornélius Fronton et
Claudius Hérodès ; dans la seconde, Junius Rusticus et Nicomédès Apollonius, qui
suivaient la doctrine de Zénon, et ce goût, de sa part, poussa une foule de gens
à feindre d'aimer la philosophie, afin d'attirer ses libéralités. Néanmoins ce
fut surtout à la nature qu'il dut l'élévation de son caractère ; car, avant
d'avoir conversé avec ces philosophes, il avait un fort penchant pour la vertu.
Il sut tellement plaire, dès son enfance, à tous ses parents, qui étaient
nombreux, puissants et riches, qu'il fut aimé de tous ; c'est aussi pour cela
principalement qu'après qu'Adrien l'eut, en l'adoptant, fait entrer dans sa
famille, loin de montrer de l'orgueil, [il resta, bien que jeune et César,
docilement soumis à Antonin durant tout son règne, et honora avec modestie les
premiers citoyens. Il saluait dans la maison qu'il habitait près du Tibre, avant
d'aller voir son père, les citoyens constitués en dignité, non seulement sans
revêtir la toge qui convenait à son rang, mais encore habillé en simple
particulier, et dans la chambre même où il couchait. Il visitait souvent les
malades, et se rendait assidûment chez ses professeurs. Toutes les fois qu'il
sortait sans son père, il se couvrait d'une lacerne de couleur sombre, et
jamais, pour ce qui était de lui personnellement, il ne se faisait précéder du
fanal. Nommé sévir de cavalerie, il vint avec les autres au Forum, bien qu'il
fut César. Telle était l'excellence de son naturel, et tel fut le fruit qu'il
retira de son éducation ;] sans cesse il se nourrissait des préceptes de la
rhétorique et de la philosophie des Grecs et des Latins, [bien qu'arrivé à l'âge
viril et ayant l'espoir d'être empereur].
36. Avant d'être nommé César, il eut un songe où il
crut avoir des épaules et des bras d'ivoire, dont il faisait tous les mêmes
usages que des autres membres. Son assiduité à l'étude et ses exercices
affaiblirent beaucoup son corps, bien qu'il eût été autrefois assez robuste pour
combattre les armes à la main, tuer, à cheval, à la chasse, des sangliers ; [et
pour écrire de sa propre main, non seulement dans le premier âge, mais plus tard
encore, la plupart de ses lettres à ses intimes amis.] Néanmoins il ne jouit pas
du bonheur qu'il méritait : [son corps], en effet, était débile, et, pendant
tout le temps de son règne, pour ainsi dire, il éprouva de nombreux malheurs. A
mes yeux, c'est là une raison de l'admirer davantage, pour s'être tiré lui-même
d'affaires difficiles et embarrassantes et avoir maintenu l'intégrité de
l'empire. Une seule chose fut mise sur le compte de son infortune : c'est
qu'après avoir élevé et instruit son fils aussi bien que possible, il fut
complètement déçu dans ses espérances. Il faut, dès à présent, parler de ce
fils, puisque, pour nous aujourd'hui, comme les affaires pour les Romains de ce
temps, l'histoire est tombée d'un règne d'or dans un règne de fer et de rouille.