Portrait de Masinissa
An de Rome 545
CCX. Masinissa joignait à un mérite
éminent toutes les qualités qu'exige la guerre pour le conseil et pour
l'exécution : quant à la bonne foi, il laissa loin de lui non seulement ses
compatriotes, qui ont pour la plupart un naturel perfide ; mais encore les
hommes qui se piquaient le plus de cette vertu.
Passion de Masinissa pour
Sophonisbe
CCXI. Masinissa était vivement épris
de Sophonisbe, femme d'une beauté remarquable : à une juste proportion de toutes
les parties du corps et à leur parfaite harmonie elle unissait la fleur de la
jeunesse, une connaissance approfondie des lettres et de la musique, un esprit
plein d'urbanité et de grâce. En un mot, elle avait tant de charmes, qu'il lui
suffisait de se montrer ou de proférer une parole, pour dompter les coeurs les
plus rebelles.
Licinius Crassus reste en Italie
An de Rome 549
CCXII. Licinius Crassus , à cause de
sa douceur et de son opulence qui lui fit donner le surnom de
riche, et parce qu'il était souverain pontife, devait rester en Italie, sans
avoir consulté le sort pour le partage des provinces.
La statue de la mère des Dieux est
transportée de Pessinonte à Rome
CCXIII. Apollon Pythien avait ordonné
aux Romains de confier à l'homme le plus vertueux de la République la Mère des
Dieux, pendant qu'elle serait transportée de Pessinonte à Rome. Publius Scipion,
fils de Cnaeus qui avait péri en Espagne, fut préféré à tous les autres
citoyens. Il dut surtout cet honneur à sa réputation de piété et de justice :
escorté des femmes du rang le plus élevé, il introduisit la Déesse dans Rome et
la déposa sur le mont Palatin.
Excès commis à Locres ; menées contre
Scipion, elles sont déjouées
An de Rome 550
CCXIV. Les Romains, instruits des
excès commis à Locres et persuadés qu'ils devaient être imputés à la négligence
de Scipion, furent indignés contre lui. Dans le premier feu de la colère, ils
voulurent lui ôter le commandement et le citer en justice. Ils étaient
d'ailleurs courroucés de ce qu'il avait adopté les moeurs grecques, de ce qu'il
rejetait son manteau sur ses épaules et fréquentait le lieu consacré aux
exercices gymnastiques. On disait aussi qu'il permettait à ses soldats de piller
les alliés, et on le soupçonnait de différer à dessein son départ pour Carthage,
dans la vue de conserver plus longtemps le commandement. Enfin, et c'était le
coup le plus terrible, on voulait le rappeler à Rome, à l'instigation des
envieux que sa gloire offusquait depuis longtemps ; mais ces menées furent
déjouées par l'affection du peuple, qui avait conçu de lui de grandes
espérances.
Noble conduite de Scipion envers l'équipage
d'un vaisseau carthaginois dont il s'était emparé
An de Rome 551
CCXV. Scipion venait de s'emparer d'un
vaisseau carthaginois : les hommes, ainsi tombés en son pouvoir, imaginèrent de
dire qu'ils se rendaient en ambassade auprès de lui, et Scipion les laissa
repartir sains et saufs. C'était de leur part un prétexte pour assurer leur
salut : Scipion le savait bien ; mais il aima mieux agir de manière à ne point
mériter même le plus léger reproche, que de les retenir captifs. Syphax essaya
encore de réconcilier les Romains et les Carthaginois, à condition que Scipion
quitterait l'Afrique et Annibal l'Italie. Scipion prêta l'oreille à cette
ouverture, non que Syphax lui inspirât de la confiance ; mais afin de le
surprendre.
Entrevue de Scipion et de Syphax captif
CCXVI. Les soldats romains, chargés de
butin, amenèrent auprès de leur général Syphax prisonnier. En le voyant
enchaîné, Scipion ne put contenir sa douleur: il se rappela l'hospitalité qu'il
avait reçue chez lui, et réfléchissant aux vicissitudes humaines qui faisaient
alors paraître en sa présence, dans le plus triste état, un roi naguère investi
d'une assez grande puissance et dont il avait cru devoir lui-même rechercher
l'amitié, il s'élança de son siège, brisa les fers du captif, lui tendit la main
et le traita avec beaucoup d'égards.
Les Carthaginois négocient avec Scipion
CCXVII. Les Carthaginois envoyèrent
des négociateurs à Scipion : bien décidés à ne tenir aucun engagement, ils
promirent tout ce qu'il demanda. Ils lui comptèrent sur-le-champ une somme
d'argent et lui rendirent tous les prisonniers. On envoya des députés à Rome
pour les autres clauses du traité ; mais ils n'y furent point immédiatement
reçus, parce qu'il n'était pas d'usage chez les Romains de s'occuper de la paix
avec une nation dont l'armée était campée dans l'Italie. Plus tard, lorsque
Annibal et Magon se furent embarqués, les Romains permirent aux députés de
Carthage de s'expliquer. Une discussion s'engagea entre les deux parties, et les
avis furent très partagés : à la fin, la paix fut conclue aux conditions fixées
par Scipion.
Perfidie des Carthaginois envers Scipion
CCXVIII. Les Carthaginois attaquèrent
Scipion sur terre et sur mer : il en fut indigné et porta plainte. Les
Carthaginois, bien loin de lui faire une réponse convenable, tendirent des
piéges à ses ambassadeurs, au moment où ils venaient de mettre à la voile :ils
auraient été pris ou tués, si un vent favorable n'était par hasard venu à leur
secours. Sur ces entrefaites, les députés arrivèrent de Rome avec un traité de
paix ; mais, à cause de ce qui s'était passé, Scipion refusa de le signer.
Traité entre Rome et Carthage
An de Rome 553
CCXIX. Les Carthaginois envoyèrent des
ambassadeurs à Scipion. Voici quelles étaient les conditions du traité :
Carthage donnera des otages ; elle rendra les prisonniers et les transfuges
qu'elle a en son pouvoir, qu'ils soient Romains ou alliés de Rome ; elle livrera
tous ses éléphants et tous ses vaisseaux à trois rangs de rames, à l'exception
de dix ; elle ne possédera désormais ni éléphants ni plus de dix vaisseaux longs
; elle abandonnera toutes les terres de Masinissa dont elle s'est emparée et les
lui restituera ; elle renoncera au pays et aux villes soumis à la domination de
ce roi ; elle ne fera point de levées de troupes, elle ne prendra point de
mercenaires à son service, elle ne fera la guerre à personne, contre la volonté
du peuple romain.
Opinion de Cn. Cornélius Lentulus sur la
destruction de Carthage
CCXX. Plusieurs Romains pensaient
qu'il fallait détruire Carthage ; c'était aussi l'avis du consul Cornélius qui
répétait : Nous ne pourrons être exempts de crainte, tant que cette ville
subsistera.
Enrôlements pour la guerre contre Philippe,
roi de Macédoine
CCXXI. Un très grand nombre de
citoyens prirent les armes : souvent les hommes font d'eux-mêmes bien des choses
auxquelles la contrainte ne saurait les soumettre. Un acte commandé leur est
odieux, parce qu'il paraît imposé par la force ; mais ce qu'ils font
volontairement leur plaît, parce qu'alors ils gardent leur indépendance.
Flamininus accorde la paix à Philippe
An de Rome 557
CCXXII. Philippe, après sa défaite,
envoya des députés à Flamininus. Celui-ci, malgré son vif désir de conquérir
aussi la Macédoine et de profiter complétement de la fortune qui lui était
propice, consentit à la paix. Il agit ainsi dans la crainte que les Grecs ne
reprissent leur ancien orgueil et ne cessassent de se montrer dévoués, après la
déchéance de Philippe ; que les Étoliens, alors très fiers d'avoir puissamment
contribué à la victoire, ne fussent encore moins bien disposés envers les
Romains, ou qu'Antiochus ne passât en Europe et ne portât du secours à Philippe,
comme on l'annonçait.
Insulte faite à des
ambassadeurs carthaginois
CCXXIII. Quelques jeunes gens avaient
insulté des ambassadeurs Carthaginois, qui étaient venus à Rome. Ils furent
envoyés à Carthage et livrés à ces ambassadeurs ; mais ceux-ci ne leur firent
aucun mal, et on les renvoya dans leur patrie.
Vie efféminée d'Antiochus à Chalcis
An de Rome 563
CCXXIV. Chalcis corrompit Antiochus et
ses généraux. L'oisiveté et son amour pour une jeune fille le jetèrent dans une
vie efféminée, en même temps que son armée devint incapable de supporter les
fatigues de la guerre.
Belle conduite d'Antiochus envers le fils de
Scipion l'Africain
An de Rome 564
CCXXV. Le fils de Scipion l'Africain,
au moment où il s'éloignait des côtes de la Grèce, fut pris par Antiochus qui
lui témoigna de grands égards. A la vérité, il ne voulut point lui rendre la
liberté moyennant une rançon, malgré les vives instances de son père ; mais il
l'entoura de soins, bien loin de lui faire le moindre mal. Enfin il le renvoya
sans rançon, quoiqu'il n'eût pas obtenu la paix.
L'envie s'acharne contre les Scipion
An de Rome 567
CCXXVI. L'envie s'acharna contre
l'heureuse destinée des Scipion, non moins distingués par leur mérite que par
leur naissance ; tous deux, comme je l'ai dit, illustrés par leurs exploits et
décorés de glorieux surnoms. Leur innocence était invinciblement démontrée par
les faits que j'ai rapportés : elle fut mise dans un jour plus grand encore par
la confiscation qui prouva que les biens de Scipion l'Asiatique n'étaient pas
plus considérables qu'auparavant, et par la retraite de Scipion l'Africain à
Liternum, où il passa le reste de ses jours à l'abri de toute crainte ; après
avoir d'abord comparu en justice, certain que la pureté de sa vie triompherait
de ses ennemis.
La corruption asiatique pénètre jusqu'à Rome
CCXXVII. Enrichis de dépouilles,
vivant au sein de la licence des armes, et depuis quelque temps en possession
des biens des nations vaincues, les Romains eurent à peine goûté les délices de
l'Asie qu'ils rivalisèrent de dissolution avec ses habitants et foulèrent
bientôt aux pieds les moeurs de leurs ancêtres. Partie de cette source, la
corruption pénétra ainsi jusqu'à Rome.
Noble conduite de Tib. Gracchus envers les
Scipion
CCXXVIII. Né dans les rangs du peuple,
Gracchus se distingua par une éloquence véhémente : du reste, il ne ressemblait
pas à Caton. Malgré son ancienne haine pour les Scipion, il fut révolté de
l'accusation dirigée contre eux : il défendit l'Africain, qui était alors
absent, fit tous ses efforts pour qu'aucune tache ne fût imprimée à son nom et
empêcha que l'Asiatique ne fût jeté en prison. Aussi les Scipion renoncèrent-ils
à leur inimitié pour Gracchus et le firent-ils entrer dans leur famille :
l'Africain lui donna la main de sa fille.
Avarice de Persée
An de Rome 586
CCXXIX. Persée espérait chasser
entièrement les Romains de la Grèce; mais une avarice sordide et hors de saison
lui fit négliger ses alliés et fut cause que ses forces furent affaiblies de
nouveau : voyant décliner la puissance des Romains et la sienne grandir, il
méprisa les alliés. On eût dit qu'il n'avait plus besoin de leur concours, ou
qu'ils devaient le lui prêter gratuitement, ou même qu'il était sûr de vaincre
avec ses propres forces. Il ne donna ni à Eumène ni à Gentius l'argent qu'il
leur avait promis, pensant qu'ils trouveraient en eux-mêmes des motifs de haine
contre les Romains. Leur zèle se refroidit, ainsi que celui des Thraces, qui,
eux aussi, ne recevaient point entièrement leur solde ; et Persée retomba dans
un tel désespoir, qu'il sollicita la paix.
Persée demande la paix ; l'orgueil des
Rhodiens l'empêche de l'obtenir
CCXXX. Persée demanda la paix aux
Romains : il l'aurait obtenue, si les Rhodiens, dans la crainte que Rome ne fût
délivrée d'un ennemi puissant, n'avaient pas envoyé des députés avec ceux du roi
de Macédoine. Loin de garder la modération qui convenait à des suppliants, les
ambassadeurs de Rhodes parlèrent avec orgueil : on eût dit qu'ils accordaient la
paix, et non pas qu'ils la sollicitaient pour Persée. Ils allèrent enfin jusqu'à
menacer de faire la guerre avec l'un des deux peuples contre celui qui aurait
empêché la conclusion du traité. Déjà suspects aux Romains, ils le devinrent
alors bien davantage, et ils furent cause que Persée n'obtint pas la paix.
Persée à Samothrace ; mort d'Évandre
CCXXXI. Persée se trouvait dans un
temple de Samothrace, lorsque les Romains lui demandèrent de mettre à leur
discrétion un crétois, nommé Évandre, tout dévoué à sa personne et qui lui avait
été souvent utile contre eux-mêmes : ce fut de concert avec lui qu'il tendit des
embûches à Eumène dans la ville de Delphes. Persée ne livra point Évandre, dans
la crainte qu'il ne divulguât les crimes dont il avait été le complice : il le
tua secrètement et fit courir le bruit qu'il s'était suicidé. Les amis du roi,
épouvantés de cette perfidie et de cette cruauté, commencèrent à se détacher de
lui.
Persée se livre à Paul-Émile
CCXXXII. Persée , le dernier roi de
Macédoine, abandonné des siens dans la guerre contre les Romains, tomba dans le
désespoir et se livra volontairement à Paul-Émile. II voulut se jeter aux genoux
du général romain, qui le releva et lui dit : "O homme, pourquoi détruire ma
victoire ! " En même temps, il l'engagea à prendre place à ses côtés sur un
siège royal.
Il
est conduit à Amphipolis
CCXXXIII. Persée se mit, de lui-même,
à la merci des Romains et fut conduit à Amphipolis. Paul-Émile ne fit et ne dit
rien qui pût le blesser : bien loin de là, au moment où Persée s'avança vers
lui, Paul-Émile se leva et lui tendit la main. Il l'admit à sa table, lui donna
la ville pour prison et le traita avec de grands égards.
Vaisseau de Persée garni de seize rangs de
rames
CCXXXIV. Persée fit construire un magnifique
vaisseau d'une grandeur extraordinaire et qui était garni de seize rangs de
rames.
Caractère de Paul-Émile
CCXXXV. Paul-Émile ne fut pas
seulement un grand général : il se distingua aussi par une rare intégrité. En
voici la preuve : revêtu du consulat pour la seconde fois, il avait eu à sa
disposition un immense butin; et pourtant il resta si pauvre qu'à sa mort sa
femme put difficilement recouvrer sa dot. Tels furent son caractère et ses
actions.
Une seule tache sembla flétrir une si belle vie, le jour où il permit à ses
soldats de piller les richesses des peuples vaincus. Doué d'un esprit qui ne
manquait pas de grâce, modeste dans la prospérité, il parut faire la guerre avec
autant de bonheur que de sagesse : témoin . sa conduite envers Persée toujours
exempte d'orgueil et de forfanterie, et son expédition contre ce roi, qui ne fut
marquée par aucun revers ni par aucune imprudence.
Les Rhodiens rendent un décret contre ceux de
leurs concitoyens qui avaient embrassé le parti opposé aux Romains
An de Rome 587
CCXXXVI. Les Rhodiens s'étaient
montrés auparavant pleins d'arrogance, comme s'ils avaient eux-mêmes vaincu
Philippe et Antiochus ; comme s'ils avaient été supérieurs aux Romains. En ce
moment, au contraire, frappés de crainte, ils mandèrent Popilius, alors en
ambassade auprès d'Antiochus, roi de Syrie, rendirent en sa présence un décret
contre les citoyens qui avaient embrassé le parti opposé aux Romains, et firent
conduire au supplice tous ceux qui purent être arrêtés.
Les Rhodiens recherchent le titre d'alliés
des Romains
CCXXXVII. Les Rhodiens envoyaient des
députés à Rome, aussi souvent qu'ils avaient quelque chose à demander ; mais,
loin d'agir comme auparavant, ils se bornaient à faire valoir les services
qu'ils avaient rendus aux Romains et qui semblaient devoir les mettre à l'abri
de tout ressentiment. Naguère ils avaient refusé le titre d'alliés des Romains :
ils s'imaginaient que, libres de les abandonner, parce qu'aucun serment ne les
obligerait à leur être fidèles, ils leur paraîtraient redoutables, en même temps
qu'ils seraient plus considérés par les peuples qui étaient continuellement en
guerre avec Rome. Maintenant, au contraire, ils faisaient tout pour obtenir ce
titre, dans l'espoir de consolider ainsi les bonnes dispositions des Romains à
leur égard et d'être par cela même plus recherchés par les autres peuples.
Prusias à Rome
CCXXXVIII. Prusias vint lui-même à
Rome : introduit dans le palais du sénat, il en baisa le seuil, donna le nom de
dieux aux sénateurs et se prosterna avec respect. Ce fut par là surtout qu'il
excita la pitié des Romains, quoiqu'il eût fait la guerre à Attale malgré eux.
On disait que, même dans son pays, toutes les fois qu'il recevait quelques
ambassadeurs de Rome, il se prosternait à leurs pieds et se proclamait
l'affranchi du peuple romain : souvent il portait le bonnet des affranchis.
Scipion, chef de l'armée à vingt-quatre ans
An de Rome 602
CCXXXIX. Scipion le jeune eut le
commandement de l'armée, à vingt-quatre ans.
Réflexions morales et politiques
CCXL. Quel est l'âge assigné comme
limite, pour que l'homme, une fois sorti de l'adolescence, puisse avoir des
sentiments dignes d'un bon citoyen ? Quel nombre d'années doit-il compter, pour
se recommander par des actions honorables ? Les hommes, favorisés par la fortune
et par la nature, ne se montrent-ils pas tout d'abord sages dans leurs pensées,
comme dans leurs actions ? Au contraire, ceux dont la jeunesse révèle un esprit
borné, n'auront jamais une plus grande intelligence, alors même que plusieurs
années se seront écoulées. Chacun de nous, à mesure qu'il avance dans la vie,
peut faire un pas vers la vertu ; mais le temps ne saurait donner le bon sens à
celui qui n'est point raisonnable, ni la prudence à l'insensé. Ne jetez donc pas
les jeunes gens dans le découragement, en les déclarant incapables de bien
faire. Bien loin de là, vous devez les exhorter à s'appliquer avec ardeur à
remplir tous leurs devoirs, dans l'espoir d'obtenir, avant la vieillesse, les
dignités et les honneurs. De cette manière, vous rendrez les vieillards
eux-mêmes meilleurs, en leur suscitant de nombreux rivaux, et en vous montrant
résolus à décerner à tous les citoyens les magistratures publiques et surtout le
commandement des armées, non pas d'après leur âge, mais d'après le mérite qu'ils
ont reçu de la nature.
Portrait de Scipion, le second Africain
CCXLI. Scipion l'Africain savait
préparer longtemps d'avance ce qu'il fallait faire, ou trouver sur-le-champ le
parti qu'il devait prendre, et il procédait habilement de l'une ou de l'autre
manière, suivant les circonstances. Plein de confiance dans le conseil, timide
dans l'exécution, délibérant avec un calme qui lui permettait de s'arrêter aux
mesures les plus convenables, toujours préoccupé de l'incertitude des
événements, il ne faisait jamais de faux pas. Était-il forcé d'agir sans avoir
pu délibérer, comme il arrive souvent au milieu des hasards de la guerre et des
vicissitudes de la fortune ; alors même sa sagesse n'était pas en défaut.
Habitué à ne point suivre inconsidérément les élans de son âme, il ne fut jamais
hors d'état de prendre, même subitement, une bonne détermination.
Toujours sur ses gardes, il se tirait des événements les plus imprévus, aussi
bien que s'il les eût connus depuis longtemps.
Hardi, lorsqu'il croyait avoir adopté une sage résolution, ne reculant devant
aucun danger, lorsqu'il agissait avec confiance ; aussi robuste que le soldat le
plus vigoureux ; digne surtout d'être admiré, parce qu'après avoir pris les
meilleures mesures, comme général, on eût dit, dans l'exécution, qu'il ne
faisait que suivre les ordres d'un autre. Outre tant de qualités qui le
préservaient de tous les faux pas, il montra envers les étrangers et les plus
implacables ennemis de Rome, comme envers ses concitoyens et ses amis, une bonne
foi sévère qui lui concilia l'affection d'un grand nombre de simples
particuliers et de plusieurs cités. Exempt d'imprudence, de colère et de
crainte, dans ses actions et dans ses paroles ; profitant de toutes les
circonstances avec une raison sûre, tenant convenablement compte de la mobilité
des choses humaines, croyant qu'il n'est rien dont on doive désespérer, jugeant
de tout d'après la réalité, il prévoyait facilement, avant d'avoir à agir, ce
qu'il devait faire, et il agissait ensuite avec une inébranlable fermeté.
Seul entre tous les hommes, ou du moins plus que personne, Scipion, grâce à ces
avantages, à sa modération et à sa douceur, échappa à la jalousie de ses égaux
et des autres citoyens. Traitant ses inférieurs comme ses égaux, ne cherchant
jamais à éclipser ses égaux, cédant le pas à ceux qui étaient au-dessus de lui,
il triompha même de l'envie, qui seule perd souvent les hommes les plus
éminents.
Portrait de Viriathe
An de Rome 605
CCXLII. Le Lusitanien Viriathe, né,
comme plusieurs le croient, dans la condition la plus obscure, se couvrit
d'éclat par ses exploits : il fut d'abord berger, puis brigand et général. La
nature et l'exercice l'avaient rendu très agile, soit qu'il fallût poursuivre un
ennemi, soit qu'il fallût fuir : sa force se déployait surtout dans les combats
de pied ferme. Toujours content de la nourriture et de la boisson que lui
offrait le hasard, passant la plus grande partie de sa vie en plein air, sans
autre couverture que celle que lui fournissait la nature, il parvint ainsi à
triompher de la chaleur et du froid. Jamais la faim et les autres privations ne
furent un mal pour lui ; parce que les premières ressources qui se rencontraient
incessamment sous sa main, suffisaient à tous ses besoins, comme si elles
n'avaient rien laissé à désirer.
Tels sont les avantages physiques qu'il dut à la nature et à l'exercice : il fut
beaucoup mieux partagé encore pour les qualités de l'esprit. Prompt à concevoir
et à exécuter les mesures exigées par les circonstances, parce qu'il prévoyait
avec la même justesse et ce qu'il devait faire et le moment d'agir ; possédant
au suprême degré l'art de paraître ignorer les choses les plus connues et
connaître les choses les plus cachées ; tout à la fois son général et son
ministre, jamais trop humble, jamais à charge, il sut si bien tempérer, l'une
par l'autre, l'obscurité de sa naissance et la position où sa bravoure l'avait
placé, qu'il ne sembla jamais être ni au-dessous ni au-dessus de personne. Pour
tout dire en un mot, il n'entreprit la guerre ni par cupidité, ni par amour du
pouvoir, ni par colère, mais pour la guerre elle-même ; et c'est pour cela
surtout qu'il fut regardé comme un homme qui l'aimait avec passion et qui la
faisait avec habileté.
Différends entre les Achéens et les
Lacédémoniens
An de Rome 606
CCXLIII. Les Achéens donnèrent le
signal de la discorde : des différends existaient entre les Lacédémoniens et ce
peuple, qui les accusait d'avoir été la cause de tous ses maux, à l'instigation
du stratège Diaeus. Souvent les Romains avaient interposé leur médiation pour
les réconcilier ; mais ils ne purent y parvenir. A la fin, ils envoyèrent des
ambassadeurs en Grèce, pour affaiblir la ligue achéenne, en la divisant ; mais
sous prétexte que les villes qui avaient appartenu à Philippe ne devaient pas y
être incorporées. De ce nombre était Corinthe, cité florissante et qui exerçait
sur la ligue une grande influence. Les Achéens auraient tué ou chassé ces
ambassadeurs, s'ils ne s'étaient pas échappés de la citadelle, où ils se
trouvaient alors.
Ils envoyèrent néanmoins une députation à Rome, pour se justifier de ce qui
était arrivé, en déclarant que leurs attaques n'avaient pas été dirigées contre
les ambassadeurs, mais contre les Lacédémoniens qui étaient avec eux. Les
Romains, encore en guerre avec Carthage et dont la puissance n'était pas
consolidée en Macédoine, ne réfutèrent pas cette excuse. Ils envoyèrent aux
Achéens des députés chargés de leur promettre qu'ils n'auraient rien à craindre,
s'ils ne tentaient pas de nouvelle attaque ; mais les Achéens ne les reçurent
point dans leur sénat et les ajournèrent jusqu'à la réunion qui devait avoir
lieu six mois après.
Défection de Phaméas
CCXLIV. Phaméas, désespérant des
affaires des Carthaginois {lacune}. . . . . . . .
Appius Claudius Pulcher chez les Salasses
An de Rome 611
CCXLV. Claudius, fier de sa naissance
et jaloux de Métellus, son collègue, eut l'Italie en partage ; mais il n'y
rencontra point d'ennemi à combattre. Cependant, désirant avoir à tout prix une
occasion d'obtenir les honneurs du triomphe, il souleva contre Rome, par une
attaque sans motif, les Salasses, peuple de la Gaule. Chargé de terminer leur
différend avec une nation voisine, au sujet de l'eau nécessaire pour
l'exploitation des mines d'or, il dévasta tout leur territoire : les Romains lui
envoyèrent deux des décemvirs préposés aux sacrifices.
Il se décerne lui-même le triomphe
CCXLVI. Claudius savait bien qu'il n'avait
remporté aucune victoire : tel était néanmoins son orgueil que, sans avoir
sollicité les honneurs du triomphe, ni dans le sénat, ni auprès du peuple, il
demanda une somme d'argent pour les frais de cette solennité, comme si elle
devait avoir lieu ; quoique aucun décret ne l'eût autorisée.
Viriathe demande la paix aux Romains
An de Rome 612
CCXLVII. Popilius remplit Viriathe
d'un tel effroi, qu'il demanda incontinent la paix, même avant d'avoir risqué
une bataille. Les Romains exigèrent qu'il mît à leur discrétion les hommes les
plus marquants parmi ceux qui avaient déserté leur cause. Viriathe en fit périr
plusieurs : dans ce nombre fut compris son gendre, quoiqu'il eût sous ses ordres
un corps d'armée à part. Tous les autres furent livrés au consul, qui leur coupa
les mains. La guerre eût été terminée en ce moment, si les Romains n'avaient pas
demandé au chef Lusitanien qu'il leur remît même les armes : il déclara que ni
lui ni ses soldats ne pouvaient se résigner à cette humiliation.
Mummius et Scipion l'Africain
CCXLVIII. Mummius et Scipion
l'Africain avaient un caractère tout à, fait opposé. Modéré et d'une probité
rigide, l'Africain ne fit acception de personne dans l'exercice de son autorité
: il soumit à une enquête sévère beaucoup de sénateurs, beaucoup de chevaliers,
et un très grand nombre de plébéiens. Mummius, au contraire, courant après la
popularité et se piquant de philanthropie, n'imprima de flétrissure à personne
et annula les actes de son collègue, toutes les fois qu'il en trouva l'occasion.
Il était d'une excessive longanimité : en voici la preuve. Lucullus lui avait
emprunté des statues pour la dédicace du temple qu'il avait élevé à la Fortune
après la guerre d'Espagne ; mais il refusa de les lui rendre sous prétexte
qu'elles étaient devenues saintes par cette cérémonie. Mummius ne témoigna aucun
mécontentement, et vit, sans s'émouvoir, des dépouilles qui lui appartenaient,
consacrées à la déesse au nom de Lucullus.
Fautes
de Pompée
An de Rome 614
CCXLIX. Pompée commit plusieurs fautes
qui le couvrirent de honte : il entreprit de changer le cours d'un fleuve du
pays des Numantins et de verser ses eaux dans leurs campagnes. Il y parvint
après de grandes fatigues qui coûtèrent la vie à plusieurs soldats ; mais le
fleuve, ainsi détourné de son lit, ne procura aucun avantage aux Romains et ne
causa point de dommage aux Numantins.
Mécontentement des soldats de Caepion
CCL. Caepion ne fit essuyer aux
ennemis aucune défaite qui mérite d'être citée ; mais ses soldats eurent souvent
à se plaindre beaucoup de lui : aussi fut-il bien près de périr par leurs mains.
Morose, acariâtre envers tous, et plus encore envers la cavalerie, il se vit
fréquemment en butte, surtout la nuit, à des propos offensants et à des
sarcasmes : plus il s'en montrait blessé, plus on cherchait à faire éclater sa
colère par de nouvelles attaques. L'insulte était évidente ; mais les coupables
restaient inconnus : ses soupçons se portèrent sur les cavaliers. Ne sachant qui
accuser, il fit retomber son courroux sur tous : ils étaient au nombre de six
cents. Caepion leur ordonna de traverser, avec les palefreniers seulement, le
fleuve voisin du camp et d'aller couper du bois sur la montagne, où Viriathe
avait dressé sa tente.
Le danger était manifeste pour tous : les tribuns des soldats et les lieutenants
conjurèrent Caepion de ne pas les envoyer à la mort. Les cavaliers attendirent
un moment, dans l'espoir qu'il écouterait leurs chefs ; mais voyant qu'il
restait inflexible, ils ne voulurent point lui adresser eux-mêmes des prières ;
ce qu'il désirait par-dessus tout. Ils aimèrent mieux mourir que de lui parler
avec modération, et ils coururent exécuter ses ordres. Ils sortirent donc du
camp suivis de la cavalerie des alliés et de quelques volontaires : ils
franchirent le fleuve, et après avoir coupé du bois, ils allèrent l'entasser
autour de la tente de Caepion ; bien résolus à le faire périr dans les flammes.
Il aurait été brûlé vif, s'il ne les avait prévenus par la fuite.
Mort de Viriathe
CCLI. Pendant que Caepion faisait la
guerre aux Espagnols, ceux-ci, redoutant sa colère, tuèrent Viriathe leur chef.
Quelques-uns de ces barbares se rendirent ensuite auprès de Caepion, dans
l'espoir de recevoir de lui la récompense de leur crime. Il répondit qu'il
n'était point d'usage chez les Romains d'approuver les attentats commis contre
la vie d'un général par ses soldats. |