XXXV-XL. Histoire de Coriolan; sa mort
An
de Rome 261
XXXV. Un certain Marcius s’était couvert de gloire en combattant contre les
Volsques. Le consul lui offrit comme récompense beaucoup d’argent et un grand
nombre de prisonniers. Marcius refusa tout, à l’exception d’une couronne et d’un
cheval de guerre :quant aux prisonniers, il n’en demanda qu’un seul, qui était
son ami, et lui rendit la liberté.
An
de Rome 262-266
XXXVI. Il n’est pas facile au même homme d’exceller en tout et d’unir les
qualités que demande la guerre à celles qu’exige la paix : celui-ci a la force
physique en partage, mais il est souvent dépourvu de raison ; celui-là obtient
coup sur coup les plus heureux succès ; mais sa prospérité est rarement durable.
Ainsi, élevé au premier rang par ses concitoyens, Coriolan en fut bientôt
précipité par leurs mains : après avoir soumis les Volsques à Rome, il se mit à
leur tête et fit courir à sa patrie les plus grands dangers.
XXXVII. Coriolan brigua le consulat ; mais il ne put l’obtenir et fut
vivement courroucé contre le peuple : cet échec et sa haine pour les tribuns
dont la puissance était redoutable le poussaient à parler contre les plébéiens,
plus hardiment que tous ceux qui pouvaient lui être comparés par leur mérite.
Une violente famine survint, en même temps qu’une colonie devait être établie à
Norba. Le peuple, à cette occasion, accusa les riches de le faire manquer de
vivres et de l’engager à dessein dans des guerres continuelles, où il devait
trouver une perte certaine : les hommes, quand ils se défient les uns des
autres, prennent par esprit de parti tout en mauvaise part, même ce qui a leur
salut pour objet. Coriolan, déjà plein de mépris pour le peuple, ne permit pas
que le blé, transporté à Rome de plusieurs pays et en grande partie envoyé
gratuitement par les rois de Sicile, fût distribué comme on le demandait. Les
tribuns, dont il désirait la ruine avant tout, l’accusèrent de tyrannie auprès
de la multitude et le firent condamner à l’exil, malgré les unanimes
réclamations des patriciens, indignés de ce que le peuple osait rendre un pareil
jugement contre leur ordre.
XXXVIII. Chassé de sa patrie, Coriolan se retira chez les Volsques, malgré
la haine qu’ils lui portaient à cause de leurs désastres. Il se flatta qu’à
raison de son courage dont ils avaient fait l’expérience et de sa colère contre
ses concitoyens, les Volsques le recevraient volontiers dans l’espoir que, pour
se venger, il ferait à Rome autant et même plus de mal qu’ils en avaient
souffert. Et, en effet, nous sommes tous portés à croire que ceux qui nous ont
causé de grands dommages les compenseront par autant de bien, s’ils en ont la
volonté et le pouvoir.
Coriolan s’indignait de ce que les Romains, au moment où leur pays était menacé,
n’abandonnaient pas dans une position aussi critique le territoire d’un autre
peuple. La nouvelle de la marche des Vosques ne fit aucune impression sur les
hommes : en proie aux plus vives dissensions, le danger même ne put les
réconcilier.
XXXIX. Les femmes, je veux dire Volumnie, épouse de
Coriolan, Véturie sa mère et les dames romaines les plus illustres se rendirent
dans son camp avec ses propres enfants ; mais loin de l’amener à transiger au
sujet du pays conquis sur les Volsques, elles ne purent même le faire consentir
à son retour. A peine instruit de leur arrivée, il les admit en sa présence et
leur permit de parler. Voici comment l’entrevue se passa : toutes les femmes
gardaient le silence et tombaient en larmes. Véturie s’écria : "Que signifient,
mon fils, ton étonnement et ta surprise ? Nous ne sommes pas venues en
transfuges : c’est la patrie qui nous envoie : nous serons toujours ta mère, ta
femme, tes enfants, si tu te laisses fléchir ; sinon, nous ne serons plus que
ton butin. Si ta colère tient ferme encore, massacre-nous dans les premières.
Pourquoi détourner ton front à ces paroles ? Ignores-tu que naguère livrées,
dans Rome, à la douleur et aux larmes, nous les avons interrompues pour venir te
voir ? Réconcilie-toi avec nous, et ne poursuis plus de ta haine tes
concitoyens, tes amis, nos temples, nos tombeaux. Ne marche plus contre ta
patrie avec un coeur ennemi ; ne va pas assiéger une ville où tu es né, où tu as
été élevé, où tu as reçu le glorieux surnom de Coriolan. Cède à mes paroles, mon
fils : ne me congédie point sans avoir exaucé ma prière ; si tu ne veux me voir
tomber à tes pieds, frappée de ma mai,."
XL.
Ainsi parla Véturie, et des larmes coulent de ses yeux. Elle déchire ensuite ses
vêtements, découvre son sein et portant ses mains sur son flanc : "Voilà,
s’écrie-t-elle, mon fils, le flanc qui t’a mis au jour et le sein qui t’a
nourri." A ces mots, la femme de Coriolan, ses enfants, toutes les dames
romaines pleurent ensemble. Il partage leur douleur : à peine peut-il résister
encore, et, prenant sa mère dans ses bras et la couvrant de baisers : "Oui, ma
mère, dit-il, je t’obéis : tu triomphes de ton fils ; c’est toi que les Romains
devront remercier. Pour moi, je ne saurai supporter les regards de ceux qui ont
payé de l’exil les plus grands services ; jamais je ne rentrerai dans Rome. Que
la patrie te tienne lieu de fils ; tu l’as voulu : moi, je vivrai loin de vous."
En prononçant ces mots, il se leva ; soit qu’il craignît la foule qui
l’entourait, soit qu’il eût honte d’avoir pris les armes contre ses concitoyens.
Il refusa de retourner dans sa patrie ; comme on lui proposait, et se retira
dans le pays des Vosques où il finit ses jours, victime d’un piège ou accablé
par les ans.
XLI.
Sp. Cassius mis à mort : An de Rome 269
XLI.
Cassius fut mis à mort par les Romains, après leur avoir rendu de signalés
services. Son exemple prouva qu’il ne faut pas compter sur la multitude : elle
sacrifie ses meilleurs amis, comme les hommes qui lui ont fait le plus de mal.
Toujours dominée par l’intérêt du moment, elle exalte ses bienfaiteurs ;
disposée, dès qu’elle en a tiré tout ce qu’elle pouvait attendre, à ne pas leur
témoigner plus d’attachement qu’à ses plus grands ennemis. Ainsi Cassius, après
avoir tout fait pour le peuple, fut massacré pour les actes qui lui avaient
procuré tant de gloire : sa mort fut évidemment l’oeuvre de l’envie et non la
peine d’une conduite coupable.
XLII. Guerres continuelles
XLII. Ceux qui succédaient dans les charges publiques faisaient à dessein
naître guerre sur guerre. Ils n’avaient pas d’autre moyen de contenir la
multitude, et ils espéraient qu’occupée par ces guerres, elle ne susciterait
aucun trouble au sujet des terres.
XLIII. Vestale enterrée vivante : An de Rome 271
XLIII. Frappés de revers continuels, les Romains les attribuèrent à la
vengeance des dieux. D’après les lois de leur pays, ils enterrèrent toute
vivante une vestale accusée d’avoir provoqué la colère céleste, en profanant son
voeu de chasteté et en souillant son ministère par un commerce illégitime.
XLIV. Fragment relatif à la guerre entre les Véiens et les Étrusques
An
de Rome 274 - 275
XLIV. Les soldats, ainsi excités par les deux consuls, jurèrent de reporter
la victoire. Dans leur ardeur, ils allèrent jusqu’à s’imaginer qu’ils étaient
maîtres de la fortune.
La plupart des hommes ont coutume de lutter aux dépens de leur intérêt contre
ceux qui résistent, et de tenter plus qu’ils ne peuvent, pour rendre service à
ceux qui cèdent.
XLV.
Dévouement et mort des 306 Fabius : An de Rome 277.
XLV.
Les Fabius qui, par leur naissance et leurs richesses, pouvaient se croire les
égaux des premiers citoyens, virent sur-le-champ à quel point les Romains
étaient découragés. Certains hommes, dans une position embarrassante et
difficile à surmonter, loin de pouvoir prendre une résolution contre les dangers
accumulés autour d’eux, désespèrent de triompher même des moindres : perdant
ainsi toute fermeté et toute assurance par un abattement inopportun, ils tombent
dans une inaction volontaire, comme si leurs efforts avaient toujours été
impuissants ; enfin ils s’abandonnent à un destin aveugle et attendent avec
résignation tous les coups de la fortune.
Les Fabius, au nombre de trois cent six, furent massacrés par les Étrusques :
souvent les hommes que leur courage remplit de hardiesse trouvent leur perte
dans cette audace même, et ceux qui tirent vanité de leur bonheur sont
précipités dans l’adversité par un orgueil insensé. A Rome, la mort de Fabius
fit éclater, en public et en particulier, une douleur qui pouvait paraître
exagérée eu égard à leur nombre, quoique ce nombre fût considérable, alors qu’il
s’agissait de patriciens ; mais tels étaient leur rang et leur grandeur d’âme
que Rome crut avoir perdu toute sa force, en les perdant. Le jour où ils avaient
péri fut donc inscrit parmi les jours néfastes, et la porte par laquelle ils
étaient partis pour cette expédition fut marquée d’infamie : jamais général ne
sortit plus par cette porte. Titus Ménénius, chef de l’armée au moment de ce
désastre, fut accusé devant le peuple et condamné, pour n’avoir point secouru
les Fabius et pour avoir perdu une bataille après leur défaite.
XLVI-XLVII. Nouvelles dissensions entre les patriciens et les plébéiens : An de
Rome 277-296
XLVI. Il arrivait rarement aux Patriciens de résister à force ouverte et
avec des imprécations ; mais ils faisaient souvent massacrer en secret les
tribuns les plus audacieux : les autres ne furent arrêté ni par leur mort ni par
le souvenir des neufs tribuns que le peuple livra jadis aux flammes. Tous ceux
qui, plus tard, se succédèrent dans la même charge, puisant dans leurs vues
ambitieuses plus de confiance pour de nouvelles tentatives que de crainte dans
la fin tragique de leurs devanciers, s’enhardissaient davantage. Ils faisaient
valoir la mort de leurs prédécesseurs comme un droit pour leur vengeance
personnelle, et trouvaient un grand plaisir à penser qu’ils échappaient au
danger, contre toutes les apparences. Aussi plusieurs patriciens, qui n’avaient
pu réussir autrement, se firent-ils inscrire dans la classe des plébéiens dont
l’obscurité leur paraissait beaucoup plus propre à servir leurs prétentions au
tribunat que l’éclat impuissant du patriciat ; alors surtout qu’un grand nombre
de plébéiens, par une violation manifeste de la loi, étaient élus deux ou trois
fois tribuns, quelquefois même davantage, sans aucune interruption.
XLVII. Le peuple en vint là par la faute des patriciens : ils avaient cru
travailler dans leur intérêt, en lui suscitant des guerres continuelles ; afin
de le force par les dangers du dehors à se montrer plus modéré ; mais le peuple
n’en était que plus mutin. Il ne consentait plus à se mettre en campagne
qu’après avoir obtenu ce qu’il désirait ; s’il marchait quelquefois contre les
ennemis, il combattait sans ardeur, à moins que toutes ses exigences ne fussent
satisfaites. Aussi plusieurs nations voisine, comptant réellement plus sur les
divisions de Rome que sur leurs propres forces, tentaient de nouveaux
mouvements.
XLVIII. Insolence des Èques : An de Rome 296
XLVIII. Les Èques, maîtres de Tusculum et vainqueurs de M. Minucius, furent
si fiers de ce succès, que, sans répondre aux ambassadeurs venus de Rome pour se
plaindre de la prise de cette ville, ils chargèrent leur général Cloelius
Gracchus de les engager, en leur montrant un chêne, à raconter, s’ils le
voulaient, leurs griefs à cet arbre.
XLIX-LI. Q. Cincinnatus est élu dictateur; état de Rome et de l'armée
An
de Rome 296.
XLIX. Les Romains instruits que Minucius avait été surpris avec une partie
de l’armée dans une gorge remplie de broussailles, élurent dictateur, pour
marcher contre les Èques, L. Quintius, pauvre et cultivant de ses mains un petit
champ, sa seule propriété, mais qui égalait en mérite les citoyens les plus
recommandables et l’emportait sur tous par la modération de ses désirs :
toutefois il fut surnommé Cincinnatus, parce qu’il bouclait ses cheveux.
An
de Rome 305.
L.
Les troubles régnaient dans les camps et à Rome : sous les drapeaux chacun,
dominé par le désir de ne rien faire d’agréable pour ceux qui étaient revêtus du
pouvoir, trahissait volontiers les intérêts publics et ses intérêts propres.
Dans Rome, non seulement les magistrats se réjouissaient de la mort de leurs
adversaires, tombés sous les coups des ennemis, mais ils faisaient adroitement
périr plusieurs des plus actifs partisans du peuple : de là naissaient des
séditions violentes.
An
de Rome 337.
LI.
Leur ambition et les rivalités qu’elle enfantait grandirent au point que les
chefs de l’armée ne commandèrent plus en même temps, comme c’était l’usage ;
mais séparément et chacun à son tour. Innovation funeste : dès lors chacun eut
en vue son intérêt personnel et non l’intérêt général, aimant mieux voir la
république essuyer un échec que son collègue se couvrir de gloire ; et des maux
sans nombre affligeaient la patrie. La démocratie ne consiste pas à tout donner
également à tous; mais à faire obtenir à chaque citoyen ce qu’il mérite. |