LI. Alexandre se rend maître de Suse et de la Perse.
Alexandre, s'étant rendu maître de Suse,
trouva dans le château de cette ville quarante mille talents d'argent monnayé,
et une quantité innombrable de meubles et d'effets précieux de toute espèce;
entre autres cinq mille talents de pourpre d'Hermione, qu'on y avait amassée
pendant l'espace de cent quatre-vingt-dix ans et qui conservait encore toute sa
fleur et tout son éclat : cela vient, dit-on, de ce que la teinture en écarlate
s'y faisait avec du miel, et la teinture en blanc avec l'huile la plus blanche;
on en voit aujourd'hui d'aussi anciennes qui ont encore toute leur fraîcheur et
toute leur vivacité. Dinon rapporte que les rois de Perse faisaient venir de
l'eau du Nil et de l'Ister, qu'ils mettaient en dépôt à Gaza avec leurs autres
trésors, pour montrer que l'étendue de leur empire embrassait presque toute la
terre. La Perse est un pays très rude et d'un abord difficile; d'ailleurs,
depuis que Darius s'y était retiré après sa fuite, elle était gardée par les
plus vaillants des Perses. Un homme qui, né d'un père lycien et d'une mère
persane, parlait fort bien les deux langues, servit de guide à Alexandre et l'y
fit entrer par un détour peu considérable : on dit que ce guide lui avait été
prédit dans son enfance par la Pythie, qui lui annonça qu'un Lycien le
conduirait en Perse. Il se fit là un carnage horrible des prisonniers.
Alexandre, qui, d'après ce qu'il a écrit lui-même, crut que son intérêt exigeait
cette mesure rigoureuse, donna 1'ordre de passer tous les hommes au fil de
l'épée. Il trouva dans la Perse autant d'or et d'argent monnayé qu'à Suse; il le
fit emporter, avec toutes les autres richesses, sur vingt mille mulets et cinq
mille chameaux. Alexandre, en entrant dans le palais de Persépolis, vit une
grande statue de Xerxès que la foule, qui se pressait pour l'accompagner, avait
renversée : il s'arrêta, et lui adressant la parole comme si elle eût été animée
: « Dois-je passer outre et te laisser étendu par terre, pour te punir de la
guerre que tu as faite aux Grecs? ou te relèverai-je par estime pour ta grandeur
d'âme et pour tes autres qualités? » Après être resté longtemps pensif, sans
rien dire, il passa outre. Comme ses troupes avaient besoin de se refaire et
qu'on était dans l'hiver, il y séjourna quatre mois. La première fois qu'il
s'assit sur le trône des rois de Perse, sous un dais d'or, Démarate de Corinthe,
qui avait été l'intime ami de Philippe, et qui aimait tendrement Alexandre, se
mit à pleurer comme un bon vieillard et donna des regrets à ceux des Grecs qui,
ayant péri dans les combats, avaient été privés du plus grand plaisir dont ils
eussent pu jouir, celui de voir Alexandre assis sur le trône de Darius.
LII. Le palais de Xerxès brûlé à l'instigation de la courtisane
Thaïs.
Ce prince, avant de marcher contre Darius,
qu'il se disposait à poursuivre, donna à ses courtisans un grand festin, dans
lequel il s'abandonna tellement à la débauche, que les femmes mêmes y vinrent
boire et se réjouir avec leurs amants. La plus célèbre de ces femmes était la
courtisane Thaïs, née dans l'Attique et alors maîtresse de Ptolémée, celui qui
fut depuis roi d'Égypte. Après avoir loué finement Alexandre et s'être permis
même quelques plaisanteries, elle s'avança dans la chaleur du vin, jusqu'à lui
tenir un discours assez conforme à l'esprit de sa patrie, mais bien au-dessus de
son état. « Je suis, lui dit-elle, bien payée des peines que j'ai souffertes en
errant par toute l'Asie, lorsque j'ai la satisfaction d'insulter aujourd'hui à
l'orgueil des rois de Perse; mais ma joie serait bien plus grande, si je
pouvais, en masque, brûler le palais de ce Xerxès qui brûla la ville d'Athènes,
et y mettre moi-même le feu en présence du roi, pour faire dire partout que les
femmes qui étaient dans le camp d'Alexandre avaient mieux vengé la Grèce de tant
de maux qu'elle avait essuyés de la part des Perses, que tous les généraux qui
ont combattu pour elle et sur terre et sur mer. » Ce discours fut accueilli avec
des cris et des applaudissements redoublés : tous les courtisans s'excitèrent
les uns les autres; et le roi lui-même, entraîné par leur invitation et par leur
exemple, se lève de table avec précipitation, et, la couronne de fleurs sur la
tête, une torche à la main, il marche à la tête de tous les convives, qui, en
dansant et poussant de grands cris, vont environner le palais. Tous les autres
Macédoniens, informés de ce qu'on allait faire, accourent avec des flambeaux,
pleins de joie, dans la pensée qu'ils eurent qu'Alexandre avait le projet de
retourner, en Macédoine et ne voulait plus rester parmi les Barbares, puisqu'il
brûlait et détruisait lui-même le palais de leurs rois. Voilà comment les uns
racontent que cet incendie eut lieu; d'autres disent qu'Alexandre mit le feu à
ce palais, de dessein formé; mais tous conviennent qu'il s'en repentit
promptement et qu'il ordonna de l'éteindre.
LIII. Libéralités d'Alexandre.
Alexandre, né généreux, donna toujours avec
plus de libéralité, à mesure que sa puissance et ses richesses augmentèrent; il
accompagnait ses présents de ces témoignages de bienveillance qui seuls font le
véritable prix du bienfait : j'en rapporterai quelques exemples. Ariston, qui
commandait les Péoniens, ayant tué un ennemi, en apporta la tête aux pieds du
roi, en lui disant : « Seigneur, cette sorte de présent est récompensée parmi
nous d'une coupe d'or. - Oui, d'une coupe vide, repartit Alexandre; mais moi, je
vous la donne pleine de vin, et je vous porte la santé. » Un Macédonien qui
conduisait un mulet chargé de l'or du roi, voyant cet animal si fatigué, qu'il
ne pouvait plus se soutenir, mit la charge sur son dos; Alexandre, qui le vit
plier sous le poids, et prêt à jeter le fardeau, apprenant ce qu'il avait fait :
« Mon ami, lui dit-il, ne te fatigue pas plus qu'il ne faut; fais seulement en
sorte de porter cet argent jusque chez toi, car je te le donne. » En général, il
savait plus mauvais gré à ceux qui refusaient ses présents, qu'à ceux qui lui en
demandaient. Il écrivit à Phocion qu'il ne le regarderait plus comme son ami
s'il continuait à refuser ses bienfaits. Un jeune homme, nommé Sérapion, lui
ramassait les balles au jeu de paume; et comme il ne demandait jamais rien,
Alexandre ne pensait pas à lui donner. Un jour que le roi jouait, Sérapion
jetait toujours la balle aux autres joueurs: « Tu ne me la donnes donc pas, lui
dit Alexandre. - Seigneur, lui répondit Sérapion, vous ne me la demandez pas. »
Le roi se mit à rire et lui fit depuis beaucoup de présents. Un certain Protéas,
homme plaisant, et qui, à table, divertissait le roi par ses railleries, avait
encouru son indignation. Les courtisans ayant sollicité son pardon, et lui-même
le demandant avec larmes, Alexandre dit qu'il lui rendait ses bonnes grâces. «
Seigneur, lui répondit Protéas, daignez d'abord m'en donner un gage. » Alexandre
lui fit donner cinq talents.
LIV. Avis de sa mère à ce sujet.
On peut juger à quel excès il portait sa
libéralité envers ses amis et ses gardes, par une lettre qu'Olympias lui écrivit
à ce sujet. « J'approuve fort, lui disait-elle, que vous fassiez du bien à vos
amis; ces libéralités vous honorent; mais vous les égalez à des rois et vous
leur donnez ainsi le moyen de se faire beaucoup de partisans, en vous les ôtant
à vous-même. » Comme Olympias lui donnait souvent cet avis dans ses lettres, il
ne les communiqua plus à personne: une fois seulement qu'il venait d'en ouvrir
une, Éphestion s'approcha et la lut avec lui, comme il avait coutume de faire;
Alexandre ne l'en empêcha point, mais il tira son anneau du doigt et en mit le
cachet sur la bouche d'Éphestion. Mazée, qui avait joui de la plus grande faveur
auprès de Darius, avait un fils pourvu d'un grand gouvernement; Alexandre lui en
donna un second plus considérable, que ce jeune homme refusa. « Seigneur, lui
dit-il, nous n'avions autrefois qu'un Darius, et vous faites aujourd'hui
plusieurs Alexandres. » Il fit présent à Parménion de la maison de Bagoas, dans
laquelle ce général trouva, dit-on, pour mille talents des meubles de Suse. Il
écrivit à Antipater de prendre des gardes, parce qu'on voulait attenter à sa
vie. Il combla sa mère des plus riches présents ; mais il ne souffrit jamais
qu'elle se mêlât des affaires, ni qu'elle gouvernât. Lorsqu'elle s'en plaignit,
il supporta doucement sa mauvaise humeur. Antipater lui ayant écrit une longue
lettre contre Olympias, il dit, après l'avoir lue : « Antipater ne sait pas que
dix mille lettres pareilles sont effacées par une larme d'une mère. »
LV. Il reprend ses officiers sur l'excès de leur luxe.
Il voyait ses courtisans, livrés à un luxe
excessif, mener la vie la plus voluptueuse et la plus recherchée. Agnon de Téos
avait des clous d'argent à ses pantoufles; Léonatus faisait venir, sur plusieurs
chameaux, de la poussière d'Égypte, pour s'en servir à ses exercices ; Philotas
avait pour la chasse des toiles qui embrassaient un espace de cent stades; le
plus grand nombre d'entre eux employait, pour les bains et les étuves, les
essences les plus précieuses, et très peu se servaient d'huile; ils traînaient à
leur suite des troupes de baigneurs et de valets de chambre pour faire leurs
lits. Il les en reprit avec autant de douceur que de sagesse. « Je m'étonne,
leur dit-il, qu'après avoir livré tant et de si grands combats, vous ayez oublié
que ceux qui se sont fatigués dorment d'un sommeil plus doux que ceux qui vivent
dans l'inaction. Ne voyez-vous pas, en comparant votre genre de vie avec celui
des Perses, que rien n'est plus servile que de vivre dans le luxe; rien de plus
digne d'un roi que le travail? Et comment un officier pourra-t-il s'assujettir à
panser lui-même son cheval, à fourbir sa lance ou son casque, lorsqu'il aura
perdu l'habitude d'employer ses mains au soin de son propre corps, qui est ce
qui le touche de plus près? Ignorez-vous que le moyen de rendre nos victoires
durables, c'est de ne pas imiter les vaincus? » Dès ce moment il se livra plus
qu'il n'avait fait encore aux fatigues de la guerre et de la chasse, et s'exposa
sans ménagement aux plus grands dangers; aussi un ambassadeur de Sparte l'ayant
vu terrasser un lion énorme: « Alexandre, lui dit-il, vous avez combattu avec
beaucoup de gloire contre ce lion pour la royauté. » Cratère consacra dans la
suite cette chasse au temple de Delphes; il y fit placer les statues du lion et
des chiens, celle d'Alexandre, qui terrassait le lion, et la sienne où il était
représenté allant à son secours. Elles étaient toutes de bronze et avaient été
jetées en fonte, les unes par Lysippe, et les autres par Léocharès.
LVI. Amitié affectueuse d'Alexandre.
C'est ainsi qu'Alexandre, pour s'animer
lui-même à la vertu et y exciter les autres, bravait les plus grands périls;
mais ses courtisans, à qui leur faste et leurs richesses faisaient désirer une
vie oisive et voluptueuse, ne pouvaient plus supporter la fatigue des voyages et
des expéditions militaires; ils en vinrent même jusqu'à murmurer contre
Alexandre et à mal parler de lui. Il souffrit d'abord ces plaintes avec beaucoup
de douceur: « Il est d'un roi, disait-il, d'entendre dire du mal de soi, par
ceux mêmes qu'il a comblés de biens. » Il continuait cependant à faire éclater,
jusque dans ses moindres bienfaits, sa bienveillance et son estime pour ses
amis: en voici quelques traits. Il écrivit à Peucestas pour se plaindre de ce
qu'ayant été mordu par un ours, il avait fait part à ses amis de son accident et
ne lui en avait rien mandé. « Maintenant du moins, ajoutait-il, faites-moi
savoir comment vous êtes; et si quelqu'un de ceux qui chassaient avec vous ne
vous a pas abandonné dans ce péril, afin que je l'en punisse. » Éphestion était
absent pour quelques affaires : Alexandre lui écrivit que, pendant qu'il
s'amusait avec ses amis à la chasse de l'ichneumon, Cratère, qui s'était trouvé
devant la javeline de Perdiccas, avait eu les deux cuisses percées. Peucestas
ayant été guéri d'une grande maladie, Alexandre écrivit à son médecin Alexippe
pour l'en remercier. Dans une maladie de Cratère, le roi, pendant son sommeil,
eut une vision, d'après laquelle il fit des sacrifices pour sa guérison et lui
ordonna d'en faire de son côté. Il écrivit en même temps à Pausanias, médecin de
Cratère, qui voulait purger le malade avec de l'ellébore, pour lui témoigner son
inquiétude et lui recommander de prendre bien garde à la médecine qu'il lui
donnerait. Il fit mettre en prison Éphialte et Cissus, qui les premiers lui
apprirent la fuite d'Harpalus, parce qu'il les regarda comme des calomniateurs.
On avait dressé par son ordre une liste des vieillards et des infirmes pour les
renvoyer en Grèce; un certain Eurylochus d'Égée s'était fait inscrire sur le
rôle des invalides; mais ensuite, convaincu de n'avoir aucune infirmité, il
avoua qu'ayant du goût pour une femme nommée Télésilla qui s'en retournait, il
avait voulu l'accompagner jusqu'à la mer. Alexandre lui demanda de quelle
condition était cette femme; et Eurylochus lui ayant répondu que c'était une
courtisane de condition libre : « Mon ami, lui dit Alexandre, je désire
favoriser ton amour; mais puisque Télésilla est de condition libre, vois comment
nous pourrons, ou par des présents ou par des prières, lui persuader de rester.
»
LVII. Tendre intérêt qu'il montre pour ses amis.
On ne saurait refuser son admiration à un
prince qui porte jusqu'à de si petits détails son affection pour ses amis. Par
exemple, il ordonna de faire la recherche la plus exacte d'un esclave de
Séleucus, qui s'était enfui en Cilicie; il loua Peucestas d'avoir fait arrêter
Nicon, un des esclaves de Cratère; il écrivit à Mégabyse de faire son possible
pour prendre un esclave qui s'était réfugié dans un temple, en l'obligeant, s'il
le pouvait, de sortir de son asile, mais lui défendant de mettre la main sur lui
tant qu'il y serait. Dans les commencements de son règne, quand il jugeait des
affaires criminelles, il bouchait une de ses oreilles pendant que l'accusateur
parlait, afin de la conserver libre de toute prévention pour entendre l'accusé.
Dans la suite, il fut aigri par le grand nombre d'accusations qu'on portait
devant lui ; il en trouva tant de vraies, qu'elles lui firent croire celles même
qui étaient fausses; mais rien ne le mettait plus hors de lui-même, et ne le
rendait plus inexorable, que d'apprendre qu'on avait mal parlé de lui; il
faisait voir alors qu'il préférait sa réputation à sa vie, et à l'empire même.
LVIII. Il poursuit Darius avec la plus grande célérité.
Cependant il se mit à la poursuite de Darius,
dans l'intention de le combattre encore; mais, informé que Bessus était maître
de sa personne, il renvoya les Thessaliens dans leur pays et leur donna, outre
leur solde, une gratification de deux mille talents. En poursuivant Bessus, il
fit à cheval, en onze jours, trois mille trois cents stades. Cette marche forcée
et surtout la disette d'eau accablèrent de fatigue la plupart de ceux qui le
suivaient. Un jour il rencontra des Macédoniens qui portaient de l'eau dans des
outres sur des mulets, et qui, le voyant, à l'heure de midi, cruellement
tourmenté par la soif, remplirent d'eau un casque et la lui apportèrent.
Alexandre leur demanda à qui ils portaient cette eau : « A nos enfants,
répondirent-ils; mais si nous perdons ceux-ci, nous en aurons assez d'autres
tant que vous serez en vie. » Il prit le casque de leurs mains; et, regardant
autour de lui tous ses cavaliers, qui, la tête penchée, avaient les yeux fixés
sur cette boisson, il la rendit à ceux qui l'avaient apportée, sans en boire une
goutte, et les remercia de leur zèle : « Si j'en buvais seul, ajouta-t-il, ces
gens-ci perdraient courage. » Les cavaliers, admirant sa tempérance et sa
grandeur d'âme, lui crièrent de les mener partout où il voudrait et piquèrent
leurs chevaux, en disant qu'ils n'avaient plus ni lassitude, ni soif, et qu'ils
ne se croiraient pas mortels tant qu'ils auraient un tel roi à leur tête.
LIX. Mort de Darius.
Ils avaient tous le même désir de le suivre ;
mais il n'y en eut que soixante qui purent arriver avec lui au camp des ennemis.
Là, ayant passé sur des tas d'or et d'argent répandus à terre et à travers une
grande quantité de chariots remplis de femmes et d'enfants, qui n'avaient pas de
conducteurs, ils couraient à toute bride vers les escadrons les plus avancés, où
ils pensaient que devait être Darius. Ils le trouvèrent enfin, couché dans son
char, le corps percé de javelots et sur le point d'expirer. Dans cet état, il
demanda à boire; et ayant bu de l'eau fraîche que Polystrate lui donna : « Mon
ami, lui dit-il, c'est pour moi le comble du malheur, que d'avoir reçu de toi un
tel bienfait, sans pouvoir le reconnaître; mais Alexandre t'en donnera la
récompense; et les dieux récompenseront Alexandre de la douceur qu'il a
témoignée à ma mère, à ma femme et à mes enfants; mets pour moi ta main dans la
sienne, comme un gage de ma reconnaissance., En finissant ces mots, il mit sa
main dans celle de Polystrate et il expira. Alexandre arriva dans ce moment et
donna toutes les marques de la douleur la plus vive; il détacha son manteau, le
jeta sur le corps de Darius et l'enveloppa. Dans la suite s'étant saisi de
Bessus, il le punit du dernier supplice; il fit courber, avec effort, des arbres
très droits l'un vers l'autre; on attacha à chacun des arbres un membre de son
corps, et on laissa reprendre leur situation naturelle à ces arbres, qui, en se
redressant avec violence, emportèrent chacun le membre qui y était attaché: il
ordonna ensuite qu'on embaumât le corps de Darius avec toute la magnificence due
à son rang, après quoi il le renvoya à sa mère, et reçut son frère Oxathrès au
nombre de ses amis.
LX. Il perd Bucéphale et le retrouve.
De là il descendit dans l'Hyrcanie avec
l'élite de son armée et vit la mer Caspienne, qu'il jugea aussi grande que le
Pont-Euxin, mais dont l'eau est plus douce que celle des autres mers. Il ne put
acquérir aucune connaissance certaine sur la nature de cette mer; il conjectura
seulement que c'était un lac formé par l'écoulement des Palus-Méotides:
cependant, les physiciens savaient à cet égard la vérité; car, bien avant
l'expédition d'Alexandre dans ces contrées, ils avaient dit que des quatre
golfes qui, de la mer extérieure, entrent dans les terres, le plus septentrional
est la mer d'Hyrcanie, qu'on appelle aussi mer Caspienne. Ce fut là que quelques
Barbares ayant rencontré ceux qui conduisaient son cheval Bucéphale, le leur
enlevèrent. Cette perte l'affecta vivement; il envoya sur-le-champ un héraut à
ces Barbares et les fit menacer, s'ils ne lui renvoyaient pas son cheval, de les
passer tous au fil de l'épée, avec leurs femmes et leurs enfants. Les Barbares,
en le lui ramenant, lui livrèrent toutes leurs villes; Alexandre les traita avec
beaucoup de douceur et paya la rançon de son cheval à ceux qui l'avaient pris.
LXI. Alexandre bat les Scythes. Fable des Amazones.
De l'Hyrcanie il alla dans la Parthienne : et,
comme il y jouissait d'un grand loisir, il prit pour la première fois
l'habillement des Barbares, soit qu'il crût que cette conformité aux lois et aux
coutumes du pays serait le plus puissant moyen d'en apprivoiser les habitants,
soit qu'il cherchât à sonder les Macédoniens sur l'usage de l'adoration qu'il
voulait introduire parmi eux, en les accoutumant peu à peu à ce changement
d'habit et aux manières des Barbares. Cependant il n'adopta pas tout le costume
des Mèdes, qui lui parut trop étrange et trop barbare; il ne prit ni le caleçon
ni la robe traînante, ni la tiare,mais un habillement qui tenait le milieu entre
celui des Perses et celui des Mèdes, et qui, moins fastueux que
ce dernier, était plus majestueux que l'habit des Perses. Il ne s'en servit
d'abord que lorsqu'il parlait aux Barbares, ou quand il était en particulier
avec ses plus intimes amis. Il le porta ensuite en public et dans son palais
lorsqu'il donnait ses audiences. Ce changement déplaisait fort aux Macédoniens;
mais l'admiration dont ils étaient remplis pour ses autres vertus les rendait
indulgents sur ce qu'il donnait au plaisir et à la vanité : lui qui, déjà
couvert de cicatrices, venait encore d'être blessé d'une flèche qui lui avait
cassé et fait tomber le petit os de la jambe ; qui, dans une autre occasion,
avait été frappé au cou d'une pierre, dont le coup lui avait causé un long
éblouissement; et, malgré tous ces accidents, il ne cessait de s'exposer sans
ménagement aux plus grands dangers. Tout récemment encore, il venait de passer
le fleuve Orexartes, qu'il prenait pour le Tanaïs ; et, après avoir mis en fuite
les Scythes, il les avait poursuivis pendant plus de cent stades, quoiqu'il fût
très affaibli par la dysenterie. Ce fut là que la reine des Amazones vint le
trouver, suivant le rapport de la plupart des historiens, entre autres de
Clitarque, de Polycrite, d'Antigone, d'Onésicritus et d'Ister ; mais Aristobule,
Charès de la ville de Théangèle, Ptolémée, Anticlides, Philon le Thébain,
Philippe de Théangèle; et, outre ceux-là, Hécatée d'Érétrie, Philippe de Chalcis
et Duris de Samos, assurent tous que cette visite est une pure fable: Alexandre
lui-même semble autoriser leur sentiment dans une de ses lettres à Antipater,
qui contenait un récit exact de tout ce qui s'était passé dans cette expédition;
il lui dit que le roi des Scythes lui avait offert sa fille en mariage, mais il
ne dit pas un mot de l'Amazone. On ajoute que, plusieurs années après,
Onésicritus lisant à Lysimaque, qui était déjà roi, le quatrième livre de son
Histoire d'Alexandre, dans lequel il racontait la visite de l'Amazone, Lysimaque
lui dit en souriant : « Et moi, où étais-je donc alors? » Au reste, qu'on croie
ce fait ou qu'on le rejette, on n'en aura ni plus ni moins d'admiration pour
Alexandre.
LXII. Il engage ses troupes à poursuivre la conquête de l'Asie.
Comme il craignait que les Macédoniens
n'eussent pas le courage de le suivre dans ce qui lui restait à faire de son
expédition, il laissa dans le pays la plus grande partie de son armée; et, avec
l'élite de ses troupes, qui montaient à vingt mille hommes de pied et à trois
mille chevaux, il se jeta dans l'Hyrcanie. Mais avant le départ il leur
représenta que jusqu'alors les Barbares ne les avaient, pour ainsi dire, vus
qu'en songe; que si, contents d'avoir jeté l'alarme dans l'Asie, ils s'en
retournaient en Macédoine, les mêmes Barbares tomberaient sur eux dans leur
retraite comme sur des femmes. « Cependant, ajouta-t-il, je permets de se
retirer à tous ceux qui le voudront; mais je prendrai contre eux les dieux à
témoin que lorsque je pouvais soumettre la terre entière aux Macédoniens, ils
m'ont abandonné, moi, mes amis et quelques soldats qui avaient voulu partager ma
fortune. » Il rapportait ce discours, presque dans les mêmes termes, en écrivant
à Antipater; et il y ajoutait qu'aussitôt qu'il eut fini de parler, ils
s'écrièrent tous qu'il pouvait les mener en quelque lieu que ce fût de la terre
habitable.
LXIII. Il s'accommode aux mœurs des Barbares, et épouse Roxane.
Dès que cet essai eut réussi sur ces premiers,
il ne fut pas difficile d'entraîner la multitude, qui suivit sans peine leur
exemple. Alors Alexandre se rapprocha davantage des mœurs et des manières des
Barbares : il s'appliqua aussi à les lier eux-mêmes aux usages des Macédoniens,
dans la pensée que ce mélange et cette communication réciproque des mœurs des
deux peuples, en cimentant leur bienveillance mutuelle, contribueraient plus que
la force à affermir sa puissance, quand il se serait éloigné des Barbares. Il
choisit donc parmi eux trente mille jeunes gens, qu'il fit instruire dans les
lettres grecques et former aux exercices militaires des Macédoniens ; il leur
donna plusieurs maîtres chargés de diriger leur éducation. Pour son mariage avec
Roxane, l'amour seul en forma le lien. Il la vit dans un festin, chez le satrape
Cohortanus, et il la trouva si belle, si aimable, qu'il se détermina à
l'épouser. Cependant cette alliance parut assez convenable à l'état présent de
ses affaires; elle inspira aux Barbares beaucoup plus de confiance en lui, et
ils conçurent la plus vive affection pour un prince qui portait si loin la
continence, que la seule femme dont il fût devenu amoureux, il n'avait voulu se
l'unir que par un mariage légitime.
LXIV. Il apaise une querelle d'Éphestion et de Cratère.
Des deux meilleurs amis qu'il avait, Éphestion
et Cratère, le premier l'approuvait en tout et se conformait aux nouvelles
manières qu'il avait adoptées; l'autre restait toujours attaché aux usages de
son pays. Alexandre donc se servait d Éphestion pour faire connaître ses
volontés aux Barbares, et de Cratère pour traiter avec les Grecs et les
Macédoniens. En général, il avait plus d'amitié pour le premier, et plus
d'estime pour le second: persuadé, comme il le disait souvent, qu'Éphestion
aimait Alexandre et que Cratère aimait le roi. Aussi ces deux courtisans
avaient-ils l'un contre l'autre une jalousie secrète, qui dégénérait souvent en
des querelles très vives. Un jour, dans l'Inde, ils en vinrent aux mains et
tirèrent l'épée; leurs amis respectifs venaient pour les soutenir; mais
Alexandre, y étant accouru, réprimanda publiquement Éphestion, le traita
d'imprudent et d'étourdi, qui ne sentait pas que si on lui ôtait Alexandre, il
ne serait plus rien. Il fit aussi, en particulier, des reproches amers à
Cratère, et, après les avoir réconciliés ensemble, il leur jura, par Jupiter
Ammon et par les autres dieux, que, quoiqu'ils fussent les deux hommes qu'il
chérissait le plus, s'il apprenait qu'ils eussent encore eu quelque querelle, il
les tuerait tous deux, ou du moins celui qui aurait commencé la dispute. On
assure que depuis cette menace ils ne firent et ne dirent plus rien l'un contre
1'autre, même en plaisantant.
LXV. Philotas se rend suspect à Alexandre.
Philotas, fils de Parménion, était, de tous
ses officiers, celui qui avait la plus grande considération parmi les
Macédoniens; il la devait à son courage et à sa patience dans les travaux; après
Alexandre seul, personne n'était ni si libéral, ni si tendrement attaché à ses
amis. Un d'entre eux lui ayant un jour demandé de l'argent, il commanda qu'on le
lui donnât. Son intendant répondit qu'il n'en avait pas: « Eh! quoi, repartit
brusquement Philotas, n'as-tu donc à moi ni vaisselle d'argent, ni aucun autre
meuble? » Mais, plein de faste et de hauteur, il faisait dans ses habits et dans
son équipage beaucoup plus de dépenses qu'il ne convenait à un particulier.
Alors même, affectant dans toutes ses manières une grandeur et une magnificence
bien au-dessus de son état, sans y mettre ni mesure ni grâce, d'un air gauche et
déplacé, il se rendit suspect et excita contre lui l'envie. Aussi son père
Parménion lui disait-il quelquefois: « Mon fils, fais-toi plus petit. » Depuis
longtemps on le décriait auprès d'Alexandre. Lorsque, après la défaite de Darius
en Cilicie, on s'empara de toutes les richesses qui étaient à Damas, il se
trouva parmi les prisonniers qu'on amena dans le camp une jeune femme de Pydne,
nommée Antigone, remarquable par sa beauté: Philotas l'avait eue en partage;
jeune et amoureux, il se permettait devant elle, lorsqu'il était pris de vin,
des propos ambitieux et des fanfaronnades de soldat: il s'attribuait à lui-même
et à son père les plus belles actions de toute cette guerre, et disait
qu'Alexandre n'était qu'un jeune homme, qui devait à leurs services le titre de
roi. Cette femme rapporta ces propos à un de ses amis, celui-ci à un autre,
comme il arrive toujours, et ils parvinrent jusqu'à Cratère, qui, prenant
aussitôt Antigone, la mena secrètement à Alexandre. Ce prince, ayant tout su
d'elle-même, lui ordonna de continuer ses liaisons avec Philotas et de venir lui
rendre compte de tout ce qu'elle aurait entendu. Philotas, qui ne se doutait pas
du piége qu'on lui avait tendu, vivait avec Antigone dans la même intimité, et,
par ressentiment ou par vaine gloire, il tenait tous les jours, sur le compte du
roi, les propos les plus indiscrets. Alexandre, quoiqu'il eût de fortes
délations contre Philotas, attendit cependant encore avec patience sans rien
dire, soit par la confiance qu'il avait dans l'attachement de Parménion pour son
roi, soit qu'il craignit la réputation et la puissance de l'un et de l'autre.
LXVI. Il recèle la
conjuration formée contre Alexandre par Lymnus.
Vers ce même temps, un Macédonien nommé Lymnus,
de la ville de Chalestra, forma contre Alexandre une conspiration dans laquelle
il voulut faire entrer un jeune homme appelé Nicomachus, qu'il aimait avec
passion. Ce jeune homme, s'y étant refusé, fit part de ce complot à son frère
Balinus, qui sur-le-champ alla trouver Philotas et le pressa de les introduire
auprès d'Alexandre, à qui ils avaient à communiquer des choses importantes, dont
il fallait qu'il fût promptement instruit. Philotas, je ne sais pourquoi, car on
n'a sur cela rien de certain, refusa de les y conduire, sous prétexte que le roi
avait des affaires de la plus grande importance. Un second refus leur rendit
Philotas suspect, et ils s'adressèrent à un autre officier d'Alexandre, qui les
introduisit chez le prince. Ils lui découvrirent d'abord la conjuration de
Lymnus et lui parlèrent ensuite, comme en passant, du peu d'attention que
Philotas avait donné aux instances qu'ils lui avaient faites par deux fois de
les présenter au roi. Alexandre fut très irrité de ce double refus; mais, quand
on vint lui dire que l'officier chargé d'arrêter Lymnus l'avait tué, parce qu'il
s'était mis en défense, il fut encore plus troublé par la pensée que cette mort
lui enlevait les preuves de la conspiration. Son ressentiment contre Philotas
enhardit ceux qui haïssaient depuis longtemps cet officier; ils commencèrent à
dire ouvertement que c'était, de la part du roi, une négligence étonnante de
croire qu'un Lymnus, un misérable Chalestrien, eût formé seul une entreprise si
hardie; qu'il n'était que le ministre ou plutôt l'instrument passif d'une main
plus puissante; qu'il fallait, pour trouver la source de la conjuration,
remonter à ceux qui avaient eu tant d'intérêt à la tenir secrète.
LXVII. Mort de Philotas et de Parménion.
Quand ils virent qu'Alexandre ouvrait
l'oreille aux soupçons qu'on voulait lui donner, ils accumulèrent tant
d'accusations contre Philotas, qu'il fut arrêté et appliqué à la torture en
présence des courtisans: Alexandre lui-même était caché derrière une tapisserie,
d'où il pouvait tout entendre. Comme Philotas faisait à Éphestion les prières
les plus basses pour le conjurer d'avoir pitié de lui : « Comment, dit
Alexandre, avec tant de mollesse et de lâcheté, as-tu pu, Philotas, concevoir un
projet si audacieux? » Philotas n'eut pas été plus tôt mis à mort qu'Alexandre
envoya des gens en Médie pour faire mourir Parménion, ce général qui avait eu
tant de part aux exploits de Philippe; qui, seul, ou du moins plus qu'aucun des
anciens amis de ce prince, avait excité Alexandre à passer en Asie; qui, de
trois fils qu'il avait à l'armée, après en avoir vu mourir deux avant lui dans
les combats, périt avec le troisième. Ces cruelles exécutions rendirent
Alexandre redoutable à la plupart de ses amis et surtout à Antipater, qui
dépêcha secrètement vers les Étoliens, pour faire alliance avec eux. Ce peuple
craignait Alexandre, parce que ce prince, en apprenant qu'ils avaient ruiné la
ville des Éniades, avait dit que ce ne seraient pas les enfants des Éniades,
mais lui-même qui punirait les Étoliens.
LXVIII. Présages de la mort de Clitus.
Peu de temps après arriva le meurtre de Clitus,
qui, au simple récit, paraît plus barbare que la mort de Philotas, et qui,
considéré dans sa cause et dans ses circonstances, n'arriva pas de dessein
prémédité, mais fut amené par la colère et l'ivresse du roi, qui donnèrent lieu
à la malheureuse destinée de Clitus. Quelques habitants des provinces maritimes
avaient apporté au roi des fruits de la Grèce. Alexandre, admirant leur
fraîcheur et leur beauté, fit appeler Clitus, pour les lui montrer et lui en
donner sa part. Clitus, occupé alors d'un sacrifice, le quitta sur-le-champ pour
se rendre aux ordres du roi, et fut suivi par trois des moutons sur lesquels on
avait déjà fait les libations d'usage. Quand Alexandre sut cette particularité,
il consulta les devins Aristandre et Cléomantis de Lacédémone, qui déclarèrent
que c'était un très mauvais signe. Le roi ordonna aussitôt qu'on fit des
sacrifices pour la vie de Clitus, d'autant qu'il avait eu lui-même dans son
sommeil, trois jours auparavant, une vision étrange à son sujet. Il avait cru le
voir, vêtu d'une robe noire, assis au milieu des enfants de Parménion, qui tous
étaient morts. Clitus n'attendit pas la fin de son sacrifice et alla souper chez
le roi, qui, ce jour-là, en avait fait un à Castor et à Pollux.
LXIX. Propos libre de
Clitus contre Alexandre dans l'ivresse.
On avait déjà bu avec excès, lorsqu'un des
convives chanta des vers que Pranichus ou Piérion avaient faits contre les
capitaines macédoniens qui venaient d'être battus par les Barbares, et dans
lesquels on les couvrait de honte et de ridicule. Les plus âgés des convives,
indignés d'une pareille insulte, blâmaient également le poète et le musicien;
mais Alexandre et ses favoris, qui prenaient plaisir à les entendre, ordonnèrent
au musicien de continuer. Clitus, naturellement âpre et fier, et déjà plein de
vin, s'emportant plus que les autres, s'écria que c'était une indignité
d'outrager ainsi, en présence de Barbares, et de Barbares ennemis, des
capitaines macédoniens qui, à la vérité, avaient été malheureux, mais qui
valaient beaucoup mieux que ceux qui les insultaient. Alexandre lui ayant dit
qu'il plaidait sa propre cause, en appelant malheur ce qui n'était que lâcheté,
Clitus se leva brusquement : « C'est pourtant, répliqua-t-il, cette lâcheté qui
vous a sauvé la vie, lorsque, tout fils des dieux que vous êtes, vous tourniez
déjà le dos à l'épée de Spithridate. C'est le sang des Macédoniens, ce sont
leurs blessures qui vous ont fait si grand, que, répudiant Philippe pour père,
vous prétendez être fils de Jupiter Ammon. » Alexandre vivement piqué de ce
reproche: « Scélérat, s'écria-t-il, espères-tu avoir longtemps sujet de te
réjouir des propos que tu tiens tous les jours contre moi, pour exciter les
Macédoniens à la révolte? - En effet, Alexandre, repartit Clitus, n'avons-nous
pas bien à nous réjouir dès à présent, quand nous recevons, pour tous nos
travaux, de pareils salaires, et que nous portons envie à ceux qui ont eu le
bonheur de mourir avant que d'avoir vu les Macédoniens déchirés par les verges
des Mèdes, et obligés, pour avoir accès auprès de leur roi, d'implorer la
protection des Perses! »
LXX. Meurtre de Clitus.
Pendant que Clitus parlait ainsi sans aucun
ménagement, et qu'Alexandre, l'accablant d'injures, se levait pour courir sur
lui, les plus vieux s'efforçaient d'apaiser le tumulte. Alexandre se tournant
vers Xénodochus de Cardie et Artémius le Colophonien : « Ne vous semble-t-il
pas, leur dit-il, que les Grecs sont au milieu des Macédoniens comme les
demi-dieux parmi des bêtes sauvages? » Clitus, loin de céder, s'écrie
qu'Alexandre n'a qu'à parler tout haut, ou qu'il ne doit pas appeler à sa table
des hommes libres et pleins de franchise, mais vivre avec des Barbares et des
esclaves qui ne feraient pas difficulté d'adorer sa ceinture persienne et sa
robe blanche. Alexandre, n'étant plus maître de sa colère, lui jette à la tête
une des pommes qui étaient sur la table et cherche son épée; mais Aristophane,
un de ses gardes, avait eu la précaution de l'ôter. Tous les autres convives
l'entourent et le conjurent de se calmer. Mais, s'arrachant de leurs mains, il
appelle ses gardes d'une voix forte, en langage macédonien, ce qui était le
signe d'un grand mouvement, et il ordonne au trompette de sonner l'alarme. Comme
celui-ci différait et refusait même d'obéir, le roi lui donna un coup de poing
sur le visage. Ce trompette fut depuis généralement estimé pour avoir seul
empêché que tout le camp ne prit l'alarme. Comme Clitus ne diminuait rien de sa
fierté, ses amis l'obligèrent, quoique avec peine, à sortir de la salle; mais il
y rentra sur-le-champ par une autre porte, en chantant avec autant de mépris que
d'audace ce vers de l'Andromaque d'Euripide:
Quel usage pervers les Grecs ont introduit !
Alexandre désarme un de ses gardes, et, voyant Clitus passer à côté de lui en
ouvrant la portière, il lui passe la javeline au travers du corps. Clitus pousse
un profond soupir, semblable à un mugissement, et tombe mort aux pieds du roi.
LXXI. Douleur
d'Alexandre. Anaxarque le console.
Aussitôt la colère d'Alexandre se dissipe:
revenu à lui-même, et voyant tous ses officiers dans un morne silence, il
arrache la javeline du corps de Clitus et veut s'en frapper à la gorge, mais ses
gardes lui arrêtent la main et l'emportent de force dans sa chambre. Il passa
toute la nuit et le jour suivant à fondre en larmes; et, quand il n'eut plus la
force de crier, ni de se lamenter, il resta étendu par terre, sans proférer une
parole, ne poussant que de profonds soupirs. Ses amis, craignant les suites de
ce silence obstiné, forcèrent la porte et entrèrent dans sa chambre. Il ne fit
aucune attention à ce qu'ils lui dirent. Le devin Aristandre, lui ayant rappelé
le signe et la vision qu'il avait eu au sujet de Clitus, lui dit que tous les
événements étaient réglés par les destins; ce qui parut un peu le soulager. Les
courtisans firent entrer Callisthène, parent d'Aristote, et Anaxarque de la
ville d'Abdère. Callisthène essaya doucement de le calmer en le ramenant aux
principes de la morale, et prit des détours pour s'insinuer dans son esprit,
sans aigrir sa douleur. Anaxarque, qui, dès son entrée dans la philosophie,
s'était ouvert une route nouvelle et qui passait pour traiter avec beaucoup de
dédain et de fierté tous les autres philosophes, fut à peine entré dans la
chambre du roi, que prenant un ton très haut : « Le voilà donc, dit-il, cet
Alexandre, sur qui toute la terre a les yeux ouverts. Le voilà étendu à terre
comme un esclave, fondant en larmes, craignant les lois et la censure des
hommes, lui qui doit être la loi même, et la règle de toute justice ! Pourquoi
a-t-il donc vaincu? Est-ce pour commander, pour régner en maître, ou pour se
laisser maîtriser par une vaine opinion? Ignorez-vous, ajouta-t-il, en
s'adressant à lui-même, qu'on représente la Justice et Thémis assises sur le
trône de Jupiter pour nous faire entendre que toutes les actions du prince sont
justes légitimes? » Anaxarque, par ces discours et par d'autres semblables,
adoucit la douleur du roi; mais il le rendit dur et injuste. Il s'insinua
d'ailleurs très avant dans ses bonnes grâces, et le dégoûta de plus en plus de
la conversation de Callisthène, dont l'austérité n'était déjà que trop odieuse à
Alexandre.
LXXII. Dispute entre Anaxarque et Callisthène.
Un jour à table, la conversation tomba sur les
saisons et sur la température de l'air; Callisthène trouvait, comme bien
d'autres, que ce climat était plus froid que celui de la Grèce, et que les
hivers y étaient plus rudes. Anaxarque soutenait avec obstination le contraire.
«Vous ne sauriez disconvenir, lui dit Callisthène, que nous ne soyons dans un
climat plus froid; car en Grèce vous passiez l'hiver avec un simple manteau; et
ici, vous êtes couvert, même à table, de trois gros tapis. » Anaxarque fut
vivement piqué de cette réponse; mais, d'un autre côté, les sophistes et les
flatteurs de la cour d'Alexandre étaient mortifiés de voir Callisthène recherché
des jeunes gens pour son éloquence, et non moins agréable aux vieillards par sa
conduite réglée, grave et modeste, qui confirmait le motif qu'on donnait à son
voyage en Asie; il n'était venu, disait-on, trouver Alexandre que pour obtenir
de ramener ses concitoyens dans sa patrie et de la repeupler. Quoique sa
réputation fût la principale cause de l'envie qu'on lui portait, il donna
pourtant lieu quelquefois aux calomnies de ses ennemis, parce qu'il refusait
souvent les invitations que le roi lui faisait de venir souper chez lui; et,
lorsqu'il y allait, son silence et sa gravité faisaient assez connaître qu'il
n'approuvait rien de ce qu'on y faisait et qu'il n'y prenait aucun plaisir.
Aussi Alexandre disait-il de lui :
Un sage est odieux, s'il ne l'est pour lui-même.
LXXIV. Callisthène se rend odieux au roi par son indiscrétion.
Un jour que Callisthène soupait chez Alexandre
avec un grand nombre de convives, on le pria de faire, la coupe à la main,
l'éloge des Macédoniens ; il traita ce sujet avec tant d'éloquence, que tous les
assistants, s'étant levés de table, battirent des mains à l'envi et lui jetèrent
des couronnes. Alexandre, pour diminuer son mérite, cita ce vers d'Euripide :
Qui traite un beau sujet est sans peine éloquent
Mais montre-nous, ajouta-t-il, le pouvoir de ton éloquence en blâmant les
Macédoniens, afin qu'instruits de leurs fautes, ils en deviennent meilleurs. »
Alors Callisthène, chantant la palinodie, dit avec une grande liberté des choses
très désavantageuses sur le compte des Macédoniens, et fit voir que les
divisions des Grecs avaient été la seule cause de l'agrandissement et de la
puissance de Philippe; il finit par rappeler ce vers d'Homère :
Dans les séditions, les méchants seuls gouvernent. Callisthène s'attira par ce
discours, de la part des Macédoniens, une haine implacable; et Alexandre dit
lui-même que Callisthène avait donné des preuves de son talent que de son
animosité contre les Macédoniens. Voilà, suivant Hermippus, le récit que
Stroïbus, le lecteur de Callisthène, avait fait à Aristote. Cet historien ajoute
que Callisthène, voyant qu'Alexandre était refroidi à son égard, lui avait dit
deux ou trois fois, en le quittant, ce vers d'Homère :
Patrocle a bien péri, qui valait mieux que toi. Aristote n'eut donc pas tort de
dire que Callisthène avait un grand talent pour la parole, mais qu'il manquait
de jugement: cependant son refus persévérant, et digne d'un vrai philosophe, de
rendre au roi l'adoration qu'il exigeait, son courage à dire publiquement ce que
les plus vieux et les plus sensés des Macédoniens pensaient en secret
avec indignation, épargnèrent aux Grecs une grande honte, et à Alexandre
lui-même une plus grande encore, en l'éloignant de se faire rendre un pareil
hommage; mais Callisthène se perdit, parce qu'il eut l'air de forcer le roi
plutôt que de le persuader.
LXXIV. Les courtisans d'Alexandre l'irritent contre Callisthène.
Charès de Mitylène raconte que, dans un
festin, Alexandre, après avoir bu, présenta la coupe à un de ses amis; que
celui-ci l'ayant prise se leva, se tourna vers les dieux domestiques, but la
coupe, et, après avoir donné un baiser au prince, se remit à table. Tous les
autres convives firent successivement la même cérémonie. Callisthène, ayant pris
la coupe à son tour, pendant qu'Alexandre s'entretenait avec Éphestion et ne
prenait pas garde à lui, vida la coupe, et alla, comme les autres, pour donner
un baiser au roi. Mais Démétrius, surnommé Phidon, ayant dit à Alexandre : «
Seigneur, ne le baisez point, car il est le seul qui ne vous ait pas adoré; » le
roi détourna la tête pour ne pas recevoir son baiser: « Eh bien ! dit tout haut
Callisthène, je me retirerai avec un baiser de moins que les autres. »
Alexandre, à qui cette conduite donnait de l'éloignement pour ce philosophe, en
fut plus disposé à croire Éphestion, lorsqu'il lui dit que Callisthène, après
lui avoir promis d'adorer le roi, avait manqué à sa parole. Un Lysimachus et un
Agnon aggravèrent encore cette accusation, et dirent que ce sophiste se
glorifiait partout du refus qu'il avait fait d'adorer Alexandre, croyant par-là
avoir détruit la tyrannie; que tous les jeunes gens le recherchaient avec
ardeur, et s'attachaient à lui comme au seul homme qui fût libre au milieu de
tant d'esclaves. Aussi, quand la conspiration d'Hermolaüs contre Alexandre eut
été découverte, on n'eut pas de peine à croire ceux qui déposèrent qu'Hermolaüs
ayant demandé à Callisthène comment il pourrait devenir le plus célèbre des
hommes, ce philosophe lui avait répondu : « En tuant le plus célèbre d'entre
eux; » que pour exciter Hermolaüs à exécuter ce complot, il lui disait de ne pas
avoir peur du lit d'or et de se souvenir qu'il avait affaire à un homme sujet
aux maladies et aux blessures.
LXXV. Mort de
Callisthène et de Démarate.
Cependant aucun des complices d'Hermolaüs, au
milieu même des plus cruels tourments, ne nomma point Callisthène; et Alexandre
lui-même, en écrivant tout de suite à Cratère, à Attalus et à Alcétas, les
détails de cette conjuration, leur dit que ces jeunes gens, appliqués à la
torture, avaient déclaré qu'ils étaient seuls les auteurs du complot, et que nul
autre qu'eux n'en avait eu le secret. Mais depuis, dans une lettre à Antipater,
il accuse Callisthène de complicité. « Les jeunes gens, dit-il, ont été lapidés
par les Macédoniens; mais je punirai moi-même le sophiste, et ceux qui me l'ont
envoyé, et ceux qui ont reçu les assassins dans leurs villes. » Cette lettre
faisait voir sa mauvaise volonté contre Aristote, auprès duquel Callisthène
avait été élevé, comme étant son proche parent par Héro sa mère, nièce
d'Aristote. On parle diversement du genre de sa mort : les uns disent
qu'Alexandre le fit mettre en croix; d'autres, qu'il mourut de maladie dans sa
prison. Suivant Charès, après qu'il eut été arrêté, on le garda sept mois dans
les fers, pour être jugé en plein conseil, en présence d'Aristote. Mais, lorsque
Alexandre fut blessé dans un combat contre les Malliens Oxydraques, peuples de
l'Inde, ce philosophe mourut en prison d'un excès de graisse et de la maladie
pédiculaire; ce qui n'arriva que longtemps après. Démarate de Corinthe, quoique
déjà très vieux, ne put résister au désir qu'il avait d'aller voir Alexandre. Il
se transporta donc en Asie; et, après avoir vu ce prince: « Je plains, lui
dit-il, les Grecs qui, étant morts avant que de vous avoir vu sur le trône de
Darius, ont été privés d'une si grande satisfaction. » Démarate ne jouit pas
longtemps de la bienveillance du roi; il mourut bientôt de maladie. Alexandre
lui fit des obsèques magnifiques, et l'armée éleva en son honneur un monument
dont l'enceinte était fort vaste, et la hauteur de quatre-vingts coudées. Ses
cendres furent portées jusqu'au bord de la mer sur un char attelé de quatre
chevaux et superbement orné.
LXXVI. Alexandre, avant de partir pour l'Inde,
fait brûler tout le bagage inutile.
Alexandre, prêt à partir pour l'Inde, vit ses
troupes tellement accablées de butin, qu'on pouvait à peine les mettre en
mouvement. Un jour, dès le matin, les chariots étant déjà chargés, il commença
par brûler les siens avec ceux de ses amis, et commanda ensuite qu'on mit le feu
à ceux des Macédoniens. La résolution paraissait plus dangereuse à prendre
qu'elle ne fut difficile à exécuter; elle n'en affligea qu'un très petit nombre;
tous les autres, comme saisis d'enthousiasme, poussant des cris tels qu'au
commencement d'une mêlée, donnèrent leur bagage à ceux qui en avaient besoin, et
détruisirent ou brûlèrent avec joie tout ce qu'ils avaient de superflu. Cette
disposition remplit Alexandre de confiance et d'ardeur. Mais il s'était déjà
rendu terrible par la rigueur inexorable de ses punitions. Ménandre, un de ses
courtisans, qu'il avait nommé commandant d'une forteresse, n'ayant pas voulu y
rester, il le tua de sa propre main; il fit aussi périr à coups de flèches un
des Barbares qui s'étaient révoltés, et qui se nommait Orsodates.
LXXVII. Divers présages de son expédition
Dans ce même temps, une brebis mit bas un
agneau dont la tête était surmontée d'une tiare de la forme et de la couleur de
celle des Perses; sur les deux côtés de la tiare étaient deux signes de la
reproduction. Alexandre eut horreur de ce prodige et se fit purifier par des
Babyloniens, qu'il avait coutume de mener avec lui pour ces sortes d'expiations;
il dit à ses amis que c'était plutôt pour eux que pour lui-même qu'il était
troublé de ce signe. « Je crains, ajouta-t-il, qu'après ma mort la fortune ne
fasse tomber l'empire dans les mains d'un homme lâche et obscur. » Mais un signe
plus favorable lui donna bientôt de meilleures espérances : un Macédonien, nommé
Proxénus, intendant des équipages du roi, en creusant sur les bords du fleuve
Oxus, pour dresser la tente d'Alexandre, découvrit une source d'une liqueur
grasse et huileuse, qui ne fut pas plutôt épuisée, qu'il jaillit de la même
source une espèce d'huile pure et claire, dont l'odeur et le goût ne différaient
en rien de ceux de la véritable huile, et qui, par son éclat et son onctuosité,
lui était entièrement semblable; cependant il n'y a point d'oliviers dans tout
ce pays. Il est vrai que l'eau de l'Oxus est, dit-on, onctueuse, et que la peau
de ceux qui s'y baignent devient grasse et huileuse. On voit, par une lettre
d'Alexandre à Antipater, combien il fut charmé de cette découverte, puisqu'il la
met au nombre des faveurs les plus signalées qu'il eût reçues des dieux. Les
devins lui dirent que ce signe présageait une expédition glorieuse, mais
pénible; car les dieux ont donné l'huile aux hommes pour réparer leurs fatigues.
LXXVIII. Il prend la roche de Sisimethrès. Sa réception aux
ambassadeurs des villes du pays.
Il courut en effet de grands dangers dans les
combats qu'il livra, et il y reçut plusieurs blessures en s'exposant avec la
témérité d'un jeune homme. La plus grande partie de l'armée périt par la disette
des choses les plus nécessaires et par l'intempérie de l'air; mais, se piquant
toujours de surmonter la fortune par l'audace, et la force par la vertu,
Alexandre ne croyait rien d'imprenable à des hommes courageux, ni rien
d'accessible aux cœurs lâches. Il assiégeait Sisiméthrès, dans une roche très
escarpée, et presque inaccessible. Comme il vit ses soldats découragés, il
s'informa d'Oxyarthes quel homme c'était que Sisiméthrès. « C'est le plus lâche
des hommes, lui répondit Oxyarthes. - C'est me dire, reprit Alexandre, que cette
roche est aisée à prendre, puisque l'homme qui y commande est un lâche. » En
effet il fit peur à Sisiméthrès et se rendit maître de la roche. Il assiégea une
autre forteresse qui n'était pas moins escarpée que celle-là, et commanda pour
l'assaut les jeunes Macédoniens : l'un d'eux s'appelait Alexandre. « Pour toi,
lui dit ce prince, il faut aujourd'hui que tu montres du courage quand ce ne
serait que pour faire honneur à ton nom. » Ce jeune homme fut tué après avoir
donné de grandes preuves de valeur et laissa de vifs regrets à Alexandre. Voyant
que les Macédoniens faisaient difficulté de s'approcher de la ville de
Nyse, dont l'abord était défendu par un fleuve très profond, il s'avança sur la
rive : « Misérable que je suis, s'écria-t-il, de n'avoir pas appris à nager ! »
Il avait déjà son bouclier à la main et se disposait à passer. Il avait
cependant fait cesser le combat, lorsqu'il vit arriver des ambassadeurs des
villes assiégées qui venaient pour capituler. Ces députés furent d'abord très
surpris de le voir en armes, sans aucune pompe extérieure; leur étonnement fut
plus grand encore lorsqu'on eut apporté un carreau, et que le roi dit au plus
âgé d'entre eux de le prendre et de s'asseoir. Ce chef de l'ambassade, pénétré
d'admiration pour un trait si éclatant d'humanité, lui demanda ce qu'il exigeait
d'eux pour qu'ils devinssent ses amis. « Je veux, lui répondit Alexandre, qu'ils
te choisissent pour leur roi et qu'ils m'envoient cent de leurs meilleurs
citoyens pour me servir d'otages. - Seigneur, reprit Acuphis en souriant, je les
gouvernerai bien mieux s'ils gardent les meilleurs, pour n'envoyer que les plus
méchants.»
LXXIX. Entrevue d'Alexandre et de Taxile. Cruauté d'Alexandre
envers une troupe d'Indiens.
Taxile possédait, dit-on, dans l'Inde, un
royaume aussi grand que l'Égypte, très abondant en pâturages et en fruits
excellents. C'était un prince sage, qui, étant allé trouver Alexandre, lui dit,
après l'avoir salué : « Qu'avons-nous besoin, Alexandre, de nous faire la
guerre, si tu n'es pas venu pour nous ôter l'eau et ce qui est nécessaire à
notre nourriture? Ce sont les seules choses qui puissent forcer les hommes à
combattre les uns contre les autres. Pour les richesses et les autres biens, si
j'en ai plus que toi, je suis prêt à t'en faire part; si j'en ai moins, je
n'aurai pas honte de recevoir de tes bienfaits et je les accepterai avec
reconnaissance. » Alexandre fut ravi de sa franchise, et lui dit en l'embrassant
: « Crois-tu donc, Taxile, que, pour ces belles paroles et ces témoignages de
confiance, notre entrevue se passera sans combat? Non, tu n'y auras rien gagné:
je veux combattre avec toi jusqu'à l'extrémité, mais par des bienfaits; et je ne
prétends pas être vaincu en générosité. » Il reçut de Taxile de riches présents,
lui en fit de plus considérables; et enfin, dans un souper, il lui porta pour
santé mille talents d'argent monnayé. Un pareil don déplut aux courtisans
d'Alexandre; mais il lui gagna l'affection de la plupart des Barbares. Les plus
aguerris des Indiens avaient coutume de vivre de la solde des villes voisines,
qu'ils défendaient avec le plus grand courage. Ils faisaient souvent beaucoup de
mal à Alexandre, qui finit par leur accorder une capitulation honnête, à
condition qu'ils sortiraient d'une ville où ils s'étaient renfermés. Comme ils
se retiraient, il les surprit dans leur marche et les fit tous passer au fil de
l'épée. Cette perfidie est une grande tache sur la vie militaire d'Alexandre,
qui jusqu'alors avait fait la guerre en grand roi et suivant les lois qu'elle
prescrit. Les philosophes du pays ne lui suscitèrent pas moins d'affaires que
ces Indiens, soit en décriant les princes qui s'étaient unis à lui, soit en
soulevant les peuples libres; aussi en fit-il pendre plusieurs.
LXXX. Il passe l'Hydaspe pour aller attaquer
Porus.
Il a raconté lui-même, dans une de ses
lettres, ce qui se passa à la bataille contre Porus. Il y dit que l'Hydaspe
séparait les deux camps; que Porus tenait toujours ses éléphants rangés de front
sur l'autre rive pour défendre le passage; que, de son côté, il faisait faire
tous les jours beaucoup de bruit et de tumulte dans son camp, afin que ses
soldats, accoutumés aux cris des Barbares, n'en fussent plus surpris. Dans une
nuit orageuse, où la lune n'éclairait pas, il prit une partie de ses gens de
pied, avec l'élite de sa cavalerie, et alla, loin des ennemis, passer le fleuve
à une petite île: là, il fut accueilli d'une pluie violente, accompagnée d'un
vent impétueux et de grands éclats de tonnerre. La mort de plusieurs de ses
soldats, qu'il voyait frappés de la foudre, ne l'empêcha pas de partir de l'île
et de gagner l'autre bord. L'Hydaspe, enflé par les pluies, coulait avec tant de
rapidité, qu'il emporta une partie du rivage: comme ses eaux s'engouffraient
dans cette brèche avec violence, Alexandre fut entraîné jusqu'au milieu et ne
pouvait se soutenir, parce que la terre était glissante et que le courant du
fleuve en emportait toujours quelque partie. Ce fut alors, dit-on, qu'il s'écria
: « ô Athéniens, à pourriez-vous imaginer à quels périls je m'expose pour
mériter vos louanges! » Voilà ce que rapporte Onésicritus; mais Alexandre dit
seulement que les Macédoniens, après avoir quitté les bateaux, passèrent la
brèche avec leurs armes, ayant de l'eau jusqu'à la poitrine. Dès qu'il eut passé
l'Hydaspe, il prit les devants avec sa cavalerie, à la distance de vingt stades
de ses gens de pied, dans la pensée que si les ennemis venaient le charger avec
leur cavalerie, la sienne serait de beaucoup plus forte; et, s'ils faisaient
avancer leurs gens de pied, son infanterie aurait le temps de venir à son
secours. L'attaque commença par un corps de mille chevaux et de soixante
chariots, qu'Alexandre eut culbuté dans un instant : il prit tous les chariots
et tua quatre cents cavaliers.
LXXXI. Il remporte la victoire.
Porus reconnut, à une défense si vigoureuse,
qu'Alexandre en personne avait passé le fleuve; alors il s'avança avec toute son
armée et ne laissa que quelques troupes sur la rive, pour défendre le passage
contre le reste des Macédoniens. Alexandre, qui craignait les éléphants et la
grande multitude des ennemis, ne voulut pas les attaquer de front; il alla
charger l'aile gauche et fit attaquer en même temps la droite par Cénus. Les
deux ailes de Porus, bientôt enfoncées, se retirèrent près des éléphants, pour
s'y rallier. La mêlée y fut très vive, et, les ennemis ne commencèrent à prendre
la fuite qu'à la huitième heure du jour. Voilà les détails qu'a donnés dans une
de ses lettres le général même qui livra la bataille. Porus, suivant le plus
grand nombre des historiens, avait quatre coudées et une spithame de haut; sa
faille et sa grosseur répondaient à celles de l'éléphant qu'il montait et qui
était le plus grand de l'armée. Cet animal fit paraître dans cette occasion une
prudence étonnante et un soin admirable pour la personne du roi: tant que Porus
conserva ses forces, il le défendit avec courage et repoussa tous ceux qui
venaient l'attaquer; mais lorsqu'il sentit que, couvert de dards et de
blessures, ce prince s'affaiblissait peu à peu, alors, dans la crainte qu'il ne
tombât, il plia les genoux, se laissa aller doucement à terre, et, avec sa
trompe, il lui arracha les dards l'un après l'autre.
LXXXII. Il traite bien Porus.
Porus fut pris et amené devant Alexandre, qui
lui demanda comment il voulait être traité. « En roi, lui répondit Porus. - Ne
veux-tu rien de plus? lui dit Alexandre. - Tout est compris dans ce mot, »
répliqua Porus. Alexandre ne se borna pas à lui laisser son ancien royaume, pour
le gouverner sous le nom de satrape; il y ajouta plusieurs autres pays; et,
après avoir subjugué les peuples libres de ces contrées, qui formaient quinze
nations différentes et possédaient cinq mille villes considérables avec un
nombre infini de villages, il les mit sous la domination de Porus. Il fit
présent d'un royaume trois fois plus grand à Philippe, un de ses courtisans, et
l'en établit satrape. Son cheval Bucéphale, percé de coups à cette bataille,
mourut peu de temps après, comme on le traitait des blessures qu'il avait
reçues. C'est ce que disent la plupart des historiens; mais, au rapport d'Onésicritus,
il mourut de fatigue et de vieillesse; car il avait trente ans. Alexandre le
regretta vivement et crut avoir perdu un ami, un compagnon fidèle. Il bâtit sur
les bords de l'Hydaspe, et dans le lieu même où il le fit enterrer, une ville
qu'il appela de son nom Bucéphalie ; il perdit aussi un chien nommé Pérites,
qu'il avait élevé lui-même et qu'il aimait beaucoup; il lui fit bâtir une ville
de son nom. Sotion dit l'avoir appris de Potamon de Lesbos.
LXXXIII. Les Macédoniens refusent d'aller plus avant dans l'Inde.
Monuments qu'Alexandre y laisse de son expédition.
La bataille contre Porus refroidit tellement
l'ardeur des Macédoniens, qu'ils perdirent toute envie de pénétrer plus avant
dans l'Inde. La peine qu'ils avaient eue à repousser un ennemi qui n'avait
combattu qu'avec une armée de vingt mille hommes d'infanterie et de deux mille
chevaux, fit qu'ils résistèrent de toutes leurs forces à Alexandre, lorsqu'il
voulut les obliger à passer le Gange. On leur avait dit que la largeur de ce
fleuve était de trente-deux stades, et sa profondeur d'un stade; que l'autre
bord était couvert d'un nombre infini de troupes de pied, de chevaux et
d'éléphants; que les rois des Gandarites et des Prasiens les y attendaient avec
quatre-vingt mille chevaux, deux cent mille fantassins et six mille éléphants
dressés au combat. Et ce rapport n'était pas exagéré; car Androcottus, qui régna
peu de temps après, fit présent à Séleucus de cinq cents éléphants, et, à la
tête d'une armée de six cent mille hommes, parcourut toutes les Indes.
Alexandre, irrité autant qu'humilié du refus de ses troupes, se tint renfermé
dans sa chambre, couché par terre, protestant qu'il ne saurait aucun gré aux
Macédoniens de tout ce qu'ils avaient fait jusque là, s'ils ne passaient le
Gange, et qu'il regarderait leur retraite prématurée comme un aveu public de
leur défaite. Mais enfin ses amis lui ayant dit, pour le consoler, tout ce que
la circonstance exigeait, et ses soldats étant venus à sa porte pour le toucher
par leurs cris et leurs gémissements, il se laissa fléchir et se disposa à
retourner sur ses pas, après avoir imaginé, avec une vanité de sophiste, tout ce
qui pouvait donner une opinion exagérée de sa gloire. Il fit faire des armes,
des mangeoires pour les chevaux et des mors d'une grandeur et d'un poids
extraordinaires, et les dispersa de côté et d'autre dans la campagne. Il dressa
aussi, en l'honneur des dieux, des autels que les rois des Prasiens honorent
encore aujourd'hui; ils passent tous les ans le Gange, pour aller y faire des
sacrifices à la manière des Grecs. Androcottus, qui, alors dans sa première
jeunesse, avait souvent vu Alexandre, répéta depuis plusieurs fois qu'il n'avait
tenu à rien qu'Alexandre ne se rendît maître de l'Inde, parce que le roi de ce
pays était généralement haï et méprisé pour sa méchanceté et pour la bassesse de
sa naissance. Alexandre, curieux de voir la mer Océane, fit construire pour ce
voyage un grand nombre de bateaux à rames et de radeaux, sur lesquels il
descendit facilement le long des rivières. Cependant sa navigation ne se passa
point sans combats; il débarquait souvent pour aller attaquer les villes qui se
trouvaient sur sa route et soumettait les pays des environs.
LXXXIV. Il prend la ville des
Malliens.
Mais au siége de la ville des Malles, les plus
belliqueux des Indiens, il se vit au moment d'être mis en pièces. Après avoir
chassé à coups de traits les ennemis de dessus les murailles, il y monta le
premier par une échelle qui rompit sous lui quand il fut au haut du mur. Les
Barbares, du pied de la muraille, lançaient sur lui leurs flèches; il n'avait
été suivi que d'un très petit nombre d'officiers; tout-à-coup, ramassant ses
forces, il s'élance au milieu des ennemis, et par bonheur il tombe sur ses
pieds. Au bruit que ses armes firent dans la chute, à l'éclat qu'elles jetaient,
les Barbares crurent voir un éclair rapide ou un fantôme menaçant qui le
précédait, et, par l'effroi qu'ils en eurent, ils prirent la fuite et se
dispersèrent. Mais quand ils ne virent avec lui que deux écuyers, ils revinrent
sur leurs pas, le chargèrent à coups d'épées et de piques, et, malgré la défense
la plus vigoureuse, il reçut plusieurs blessures à travers ses armes. Un de ces
Barbares, qui se tenait plus loin, lui décocha une flèche avec tant de raideur
et de violence, qu'elle perça la cuirasse et pénétra dans les côtes au-dessus de
la mamelle. La force du coup lui fit plier les genoux; il tomba, et le Barbare
qui l'avait blessé courut à lui, le cimeterre à la main. Peucestas et Limnée lui
firent un rempart de leur corps et furent blessés tous les deux: Limnée mourut
du coup qu'il reçut; Peucestas, par la résistance qu'il fit, donna le temps à
Alexandre de se relever et de tuer le Barbare. Mais, après plusieurs autres
blessures, il reçut enfin un coup de pilon sur le cou et en fut tellement
étourdi, que, ne pouvant plus se soutenir, il s'appuya contre la muraille, le
visage tourné vers les ennemis. Dans ce moment, les Macédoniens, qui venaient
d'entrer en foule, l'environnent, l'enlèvent et l'emportent évanoui dans sa
tente. Le bruit courut dans tout le camp qu'il était mort. On scia d'abord, avec
une extrême difficulté, le bois de la flèche, et l'on put alors, quoique avec
peine, lui ôter sa cuirasse; on fit ensuite une incision profonde, pour arracher
le fer du dard qui était entré dans une des côtes, et qui avait trois doigts de
large et quatre de long. Il s'évanouit plusieurs fois dans l'opération; mais à
peine on eut retiré le fer de la blessure, qu'il revint à lui. Échappé à un si
grand danger, faible encore, et soumis à un traitement long et à un régime
sévère, il entendit un jour les Macédoniens qui faisaient du bruit à la porte de
sa tente et demandaient à le voir. Il s'habilla, parut devant eux, et, après
avoir fait des sacrifices aux dieux, il reprit son voyage, toujours sur la
rivière, et interrompit souvent sa navigation pour soumettre plusieurs villes
considérables et une grand étendue de pays.
LXXXV. Il fait des présents aux gymnosophistes, les sages du
pays.
Il fit prisonniers, dans le cours de cette
expédition, dix gymnosophistes, de ceux qui, en contribuant le plus à la révolte
de Sabbas, avaient causé de grands maux aux Macédoniens. Comme ils étaient
renommés par la précision et la subtilité de leurs réponses, le roi leur proposa
des questions qui paraissaient insolubles; il leur déclara qu'il ferait mourir
le premier celui qui aurait le plus mal répondu, et tous les autres ensuite; et
il nomma le plus vieux pour être juge. Il demanda au premier quels étaient les
plus nombreux des vivants ou des morts. Il répondit que c'étaient les vivants,
parce que 1es morts n'étaient plus. Au second ; qui de la terre ou de la mer
produisait de plus grands animaux. - « La terre, parce que la mer en fait
partie. » Au troisième, quel était le plus fin des animaux. - Celui que l'homme
ne connaît pas encore. » Au quatrième, pourquoi il avait porté Sabbas à la
révolte. - « Afin qu'il vécut avec gloire, ou qu' il périt misérablement. » Au
cinquième, lequel avait existé le premier, du jour ou de la nuit. - « Le jour;
mais il n'a précédé la nuit que d'un jour. » Et comme le roi parut surpris de
cette réponse, le philosophe ajouta que des questions extraordinaires
demandaient des réponses de même nature. Au sixième, quel était, pour un homme,
le plus sûr moyen de se faire aimer. - « Que, devenu le plus puissant de tous,
il ne se fit pas craindre. » Au septième, comment un homme pouvait devenir dieu.
- « En faisant ce qu'il est impossible à l'homme de faire.» Au huitième,
laquelle était la plus forte de la vie ou de la mort. - « La vie, qui supporte
tant de maux. » Au dernier, jusqu'à quel temps il était bon à l'homme de vivre?-
« Jusqu'à ce qu'il ne croie plus la mort préférable à la vie. » Alors Alexandre,
se tournant vers le juge, lui dit de prononcer; il déclara qu'ils avaient tous
plus mal répondu l'un que l'autre: « Tu dois donc mourir le premier, pour ce
beau jugement, reprit Alexandre. - Non, seigneur, répliqua le vieillard, à moins
que vous ne vouliez manquer à votre parole; car vous avez dit que vous
feriez mourir le premier celui qui aurait le plus mal répondu. » Alexandre leur
fit des présents et les congédia.
LXXXVI. Il envoie Onésicritus vers les brachmanes.
Il députa ensuite Onésicritus vers les Indiens
qui avaient la plus grande réputation de sagesse et qui vivaient paisiblement
chez eux, pour les engager à venir le trouver. Onésicritus, qui lui-même était
un philosophe instruit à l'école de Diogène le cynique, rapporte que Calanus, un
de ces Indiens, lui ordonna d'un ton dur et méprisant de quitter sa robe, pour
entendre nu ses discours; que, sans cela, il ne lui parlerait point, vînt-il
même de la part de Jupiter. Dandamis le traita avec plus de douceur; et, lui
ayant entendu nommer Socrate, Pythagore et Diogène, il lui dit que ces
philosophe lui paraissaient être nés avec des dispositions heureuses pour la
vertu ; mais qu'ils avaient eu, pendant leur vie, trop de respect pour les lois.
Selon d'autres, Dandamis n'entra point en conversation avec Onésicritus et lui
demanda seulement par quel motif Alexandre avait entrepris un si long voyage.
Cependant Taxile détermina Calanus à se rendre à l'armée de ce prince: le
véritable nom de cet Indien était Sphines ; mais comme il avait coutume de
saluer ceux qu'il rencontrait par le mot indien ealé, qui signifie salut, les
Grecs lui donnèrent le nom de Calanus. On dit qu'il mit sous les yeux
d'Alexandre un emblème de son empire. Il étendit à terre un cuir de bœuf qui
s'était tout retiré, à force d'être sec; et, mettant le pied sur un des
bouts, il fit relever toutes les autres parties; ayant fait ainsi le tour du
cuir en pressant chaque extrémité, il fit remarquer au roi que, lorsqu'il
pressait un des bouts, tous les autres s'élevaient; enfin, s'étant mis au
milieu, il tint le cuir également abaissé partout. Il voulait, par cet emblème,
lui faire entendre qu'il devait résider au milieu de ses états et ne pas tant
s'en éloigner.
LXXXVIII. Il va voir
l'océan.
Cette navigation le long des rivières, jusqu'à
l'Océan, dura sept mois. Dès qu'il fut à l'entrée de la mer, il monta sur de
plus grands vaisseaux et alla relâcher à une île qu'il nomma Scillustis et que
d'autres appellent Psiltucis. Après y avoir fait des sacrifices aux dieux, il
considéra, d'aussi près qu'il put en approcher, la nature de cette mer et
des côtes adjacentes ; ensuite, ayant prié les dieux qu'aucun mortel, après lui,
n'allât au-delà des bornes de son voyage, il revint sur ses pas. Mais il fit
prendre à ses vaisseaux un grand détour, en laissant l'Inde à leur droite; il
nomma Néarque commandant de la flotte et Onésicritus pilote du vaisseau amiral.
Pour lui, ayant voulu traverser par terre le pays des Orites, il se trouva
réduit à une si extrême disette, qu'il perdit beaucoup de monde et ne ramena pas
de l'Inde la quatrième partie de son armée, qui, à son départ, était de cent
vingt mille hommes de pied et de quinze mille chevaux. Des maladies aiguës, la
mauvaise nourriture, les chaleurs excessives, en firent périr beaucoup; mais le
plus grand nombre fut emporté par la famine, dans un pays stérile et inculte,
habité par des hommes qui menaient une vie dure et ne mangeaient que des brebis
maigres, qui, nourries de poissons de mer, avaient la chair mauvaise et puante.
Il eut beaucoup de peine à faire cette route en soixante jours, et arriva enfin
dans la Gédrosie, où les rois et les satrapes de cette contrée lui
envoyèrent en abondance toutes sortes de provisions.
LXXXVIII. Pompe bachique avec laquelle il en revient.
Après avoir fait rafraîchir quelque temps son
armée, il se remit en marche et traversa en sept jours la Caramanie, dans une
espèce de bacchanale continuelle. Porté sur une estrade de forme carrée, qu'on
avait placée sur un chariot fort élevé et traîné par huit chevaux, il passait
les nuits et les jours dans les festins avec ses courtisans et ses amis. Ce
chariot était suivi d'un grand nombre d'autres, dont les uns étaient couverts de
lapis de pourpre ou d'étoffes de diverses couleurs; les autres étaient ombragés
de rameaux verts qu'on renouvelait à tous moments. Ces chariots servaient à
porter ses autres amis et ses capitaines, qui, couronnés de fleurs, passaient
leur temps à boire. On n'aurait vu, dans tout ce cortège, ni bouclier, ni
casque, ni lance; le chemin était couvert de soldats qui, armés de flacons, de
tasses et de coupes, puisaient sans cesse du vin dans des cratères et dans des
urnes, et se portaient les santés les uns aux autres, soit en continuant leur
route, soit assis à des tables qu'on avait dressées le long du chemin. Tout
retentissait au loin du son des flûtes et des chalumeaux, du bruit des clairons
et des danses de femmes qui ressemblaient à des bacchantes. Une marche si
déréglée et si dissolue était accompagnée de jeux où éclatait toute la
licence des bacchanales; on eût dit que Bacchus présidait en personne à cette
orgie. Quand il fut arrivé au palais des rois de Gédrosie, il fit encore reposer
son armée, en continuant toujours les mêmes jeux et les mêmes festins. Un jour
qu'il était, dit-on, plein de vin, il assista à des chœurs de danse, où Bagoas,
qu'il aimait et qui avait fait les frais des jeux, remporta le prix. Le
vainqueur, après avoir reçu la couronne, traversa le théâtre, paré comme pour la
fête, et alla s'asseoir auprès d'Alexandre. Les Macédoniens battirent des mains
et invitèrent le roi, par leurs cris, à lui donner un baiser ; Alexandre le prit
dans ses bras et le baisa. Là, Néarque vint le rejoindre; et ce qu'il lui
raconta de sa navigation lui fit tant de plaisir, qu'il résolut de s'embarquer
sur l'Euphrate avec une flotte nombreuse, de côtoyer l'Arabie et l'Afrique, et
d'entrer ensuite, par les colonnes d'Hercule, dans la mer Méditerranée. Il fit
construire, sans différer, dans la ville de Thapsaque, des vaisseaux de toute
espèce, et rassembla de toutes parts un grand nombre de pilotes et de matelots.
LXXXIX. Soulèvement dans l'empire d'Alexandre.
Mais l'expédition si difficile qu'il avait
faite dans les hautes Indes, le siége de la ville des Malles et la perte
considérable que ses troupes avaient essuyée chez les Orites; en faisant
désespérer qu'il échappât à tant de dangers, inspirèrent aux peuples
nouvellement soumis la hardiesse de se révolter et rendirent les gouverneurs des
provinces et les satrapes infidèles, avares et insolents. En un mot, les
mouvements séditieux et l'amour des nouveautés gagnèrent tous les esprits.
Olympias et Cléopâtre, s'étant liguées contre Antipater, partagèrent entre elles
les états d'Europe ; Olympias prit l'Épire, et Cléopâtre la Macédoine.
Alexandre, ayant appris ce partage, dit que sa mère avait fait le choix le plus
prudent, parce que les Macédoniens ne se laisseraient jamais gouverner par une
femme. Tous ces soulèvements l'obligèrent d'envoyer de nouveau Néarque sur mer,
et le déterminèrent à porter la guerre dans toutes les provinces maritimes de
son empire. Il parcourut en personne les hautes provinces et punit les
gouverneurs qui s'étaient mal conduits. Il tua de sa propre main, d'un coup de
javeline, Oxyartes, un des fils d'Abulites. Le père n'avait amassé aucune des
provisions qui lui avaient été commandées; mais il lui présenta trois mille
talents d'argent monnayé, qu'Alexandre fit mettre devant ses chevaux; et, comme
ils n'y touchaient pas : « A quoi donc me sert cette provision? » dit-il à
Abulites ; et il ordonna qu'on le chargeât de chaînes.
XC. Il fait mourir celui qui avait violé le tombeau de Cyrus.
Son premier soin, en rentrant dans la Perse,
fut de se conformer à l'ancienne coutume des rois du pays, chaque fois qu'ils
revenaient d'un voyage; c'était de distribuer aux femmes une pièce d'or par
tête. Cet usage empêcha plusieurs rois de rentrer souvent en Perse; Ochus n'y
alla jamais, et, par une sordide avarice, il se bannit ainsi lui-même de son
pays. Alexandre, ayant trouvé le tombeau de Cyrus ouvert et violé, punit de mort
l'auteur de ce sacrilège, quoique ce fût un homme assez considérable de la ville
de Pella, nommé Polymachus. Après en avoir lu l'épitaphe, il ordonna qu'on
gravât au-dessus cette traduction grecque: « O homme, qui que tu sois, et de
quelque endroit que tu viennes, car je sais que tu viendras, je suis Cyrus, qui
ai conquis aux Perses cet empire ; ne m'envie donc pas ce peu de terre qui
couvre mon corps. » Ces paroles firent une vive impression sur Alexandre, en lui
rappelant l'incertitude et l'instabilité des grandeurs humaines.
XCI. Mort de Calanus.
Cependant Calanus, tourmenté depuis quelque
temps d'une colique assez vive, demanda qu'on lui dressât un bûcher; lorsqu'il
fut prêt, il s'y rendit à cheval; et, après avoir fait sa prière aux dieux,
après avoir répandu sur lui-même les libations sacrées et s'être coupé une
touffe de cheveux, comme les prémices de son sacrifice, il fit ses adieux aux
Macédoniens qui étaient présents, les invita à passer ce jour-là dans la joie, à
boire, à faire bonne chère avec leur roi, assurant qu'il ne tarderait pas à le
revoir à Babylone. Son discours fini, il monta sur le bûcher, et, après s'être
couché, il se couvrit le visage. Quand il sentit la flamme approcher, il ne fit
aucun mouvement, il conserva toujours la même posture et consomma son sacrifice,
suivant la coutume des sages de son pays. Bien des années après, un autre Indien
qui accompagnait César se brûla de même à Athènes, où l'on voit encore son
tombeau, qu'on appelle le sépulcre de l'Indien. Alexandre, au retour de ce
sacrifice barbare, réunit à souper un grand nombre de ses courtisans et de ses
capitaines, et proposa un prix à celui qui boirait le plus. Promachus fut le
vainqueur; il avait bu quatre mesures de vin; il reçut un talent pour prix de sa
victoire et mourut au bout de trois jours. Des autres convives, il y en eut
quarante et un qui furent aussi victimes de cette débauche, parce qu'il survint
un froid très violent pendant qu'ils étaient encore dans l'ivresse.
XCII. Alexandre épouse
Statira.
Alexandre, arrivé à Suse, maria tous ses amis;
il épousa lui-même Statira, fille de Darius, et distribua, aux premiers de sa
cour, les femmes de Perse les plus distinguées par leur naissance. Il célébra,
avec la plus grande magnificence, les noces des Macédoniens, qui s'étaient déjà
mariés. On dit qu'il y avait à ce festin neuf mille convives et qu'il donna à
chacun d'eux une coupe d'or pour les libations: il fut dans tout le reste de la
même somptuosité, et acquitta toutes les dettes des Macédoniens, qui montèrent à
neuf mille huit cent soixante-dix talents. Dans cette occasion, un certain
Antigènes; qui avait perdu un oeil, se fit inscrire faussement sur la liste des
débiteurs et présenta un homme qui disait lui avoir prêté de sa banque une
certaine somme. Alexandra la paya; mais la fourberie ayant été découverte, le
roi, irrité de cette bassesse, chassa Antigènes de sa cour et lui ôta son emploi
de capitaine. Antigènes était un des hommes de guerre les plus distingués: dans
sa jeunesse, au siége de Périnthe par Philippe, il fut frappé à l'œil d'un trait
de batterie, qu'il ne voulut jamais se laisser arracher; et il ne cessa de
combattre qu'après avoir chassé et repoussé le ennemis jusque dans leurs
murailles. Il fut vivement affecté de cette ignominie, et en conçut tant de
chagrin et de désespoir qu'il paraissait résolu de se tuer; Alexandre, qui le
craignit, lui pardonna et lui laissa même l'argent qu'il avait reçu.
XCIII. Il renvoie, avec de grands présents, les macédoniens hors
de service.
Les trente milles enfants qu'il avait pris
d'entre les Perses et qu'il avait laissés sous des maîtres chargés de les
exercer et de les instruire, se trouvèrent à son retour forts et robustes, tous
de bonne mine, singulièrement adroits et agiles dans tous les exercices.
Alexandre en fut ravi; mais les Macédoniens, qui craignirent que son affection
pour ces jeunes gens ne le rendît indifférent pour eux, tombèrent dans le
découragement; et lorsqu'il voulut renvoyer dans les pays maritimes ceux que
leur faiblesse ou la perte de quelque membre mettait hors d'état de servir, ils
se plaignirent que c'était de la part du roi une injure et une marque de son
mépris. « Après nous avoir employés, disaient-ils, à tout ce qu'il a voulu, il
nous renvoie maintenant d'une manière ignominieuse et nous rejette à notre
patrie et à nos parents dans un état bien différent de celui où il nous a pris.
Qu'il donne donc aussi à tous les autres leur congé, et qu'il regarde tous les
Macédoniens comme inutiles à sa gloire, puisqu'il a auprès de lui ces
jeunes et beaux danseurs, avec lesquels il ira conquérir la terre entière. »
Alexandre, irrité de ces plaintes, leur fit les plus vifs reproches, les chassa
de devant lui, donna aux Perses la garde de sa personne et prit parmi eux ses
satellites et ses hérauts. Quand les Macédoniens le virent entouré de ces
étrangers, tandis qu'ils étaient eux-mêmes rejetés et traités avec le dernier
mépris, ils en furent humiliés, qu'après en avoir conféré ensemble, ils
avouèrent entre eux que le dépit et la jalousie rendaient presque fous. Enfin,
rentrés en eux-mêmes, il vont tous à la porte de sa tente, sans armes et en
simple punique, en poussant des cris et des gémissements, se livrent à la
justice du roi et le prient de les traiter comme des méchants et des ingrats.
Alexandre, quoique adouci par ces témoignages de repentir, refusa de les
admettre en sa présence; mais, loin de se rebuter, ils passèrent deux jours et
deux nuits devant sa tente, déplorant leur malheur et l'appelant leur seigneur
et leur roi. Il sortit enfin le troisième jour, et, attendri par l'état
d'humiliation où il les voyait, il pleura longtemps avec eux, leur fit avec
douceur quelques reproches; et, après un discours rempli d'humanité, il donna
congé à ceux qui étaient hors de service et les renvoya comblés de présents. Il
écrivit à Antipater pour lui recommander que, dans tous les jeux et dans tous
les théâtre, ils fussent assis aux premières places, avec des couronnes sur la
tête; et il ordonna que les enfants de ceux qui étaient morts dans le cours de
la guerre reçussent tout de suite la solde de leurs pères.
XCIV. Mort et sépulture d'Éphestion.
Quand il fut arrivé à Ecbatane en Médie et
qu'il eut expédié les affaires les plus pressées, il recommença à célébrer des
jeux et à donner des spectacles avec trois mille artistes qui lui étaient
arrivés de Grèce; mais dans ces jours-là même Éphestion tomba malade de la
fièvre: jeune encore et homme de guerre, il ne put s'accoutumer à une diète
exacte; et, pendant que Glaucus, son médecin, était allé au théâtre, il mangea
pour son dîner un chapon rôti et but une bouteille de vin qu'il avait fait
rafraîchir; cet excès le conduisit en peu de jours au tombeau. Alexandre ne
supporta point cette perte avec modération; il fit d'abord, en signe de deuil,
couper les crins à tous les chevaux, à tous les mulets de l'armée, et abattre
les créneaux des villes des environs. Le malheureux médecin fut mis en croix ;
l'usage des flûtes et toute espèce de musique cessèrent dans son camp jusqu'à ce
qu'il eût reçu un oracle de Jupiter Ammon qui ordonnait d'honorer Éphestion et
de lui sacrifier comme à un demi-dieu. Enfin, cherchant dans la guerre une
distraction à sa douleur, il partit comme pour une chasse d'hommes, et, ayant
subjugué la nation des Cosséens, il les fit tous passer au fil de l'épée sans
distinction d'âge ni de sexe; il appela cette horrible boucherie le sacrifice
pour les funérailles d'Éphestion : il porta à dix mille talents la somme qu'il
voulait employer à la dépense de ses obsèques, de sa pompe funèbre et de son
tombeau, et se proposa de surpasser encore ces frais immenses par la recherche
et la magnificence des ornements. Entre tous les architectes de ce temps-là, il
désira d'avoir, pour exécuter son dessein, un certain Stasicrates, qui, dans
tous ses plans, montrait beaucoup de grandeur, de singularité et de hardiesse.
Quelques années auparavant, cet architecte, s'entretenant avec Alexandre, lui
avait dit que de toutes les montagnes qu'il avait vues, le mont Athos, dans la
Thrace, était la plus susceptible d'être taillée en forme humaine; que, s'il le
lui ordonnait, il ferait de cette montagne la statue la plus durable et la plus
apparente; que dans sa main gauche elle tiendrait une ville de dix mille
habitants, et verserait de la droite un grand fleuve qui aurait son embouchure
dans la mer. Alexandre avait rejeté cette proposition; alors il était tout
occupé avec ses artistes à chercher, à imaginer des plans plus extraordinaires
et plus coûteux.
XCV. Présages qui avertissent Alexandre de ne pas entrer dans
Babylone.
Il marchait vers Babylone, lorsque Néarque,
arrivé depuis peu de la grande mer par l'Euphrate, lui dit que les Chaldéens
étaient venus l'avertir d'empêcher que le roi n'entrât dans Babylone. Alexandre
ne tint aucun compte de cet avis et continua sa marche ; lorsqu'i1 fut près des
murs de la ville, il vit plusieurs corbeaux qui se battaient avec acharnement;
il en tomba même quelques uns à ses pieds: ensuite, sur le rapport qu'on lui fit
qu'Apollodore, gouverneur de Babylone, avait fait un sacrifice pour consulter
les dieux à son sujet, il manda le devin Pythagore, dont Apollodore s'était
servi. Pythagore convint du fait, et Alexandre lui demanda comment il avait
trouvé les victimes; il répondit que le foie n'avait point de tête. « Dieux,
s'écria le roi, quel présage effrayant! » Cependant il ne fit point de mal à ce
devin et se repentit de n'avoir pas suivi le conseil de Néarque. Il campa donc
souvent hors de Babylone, et fit, pour se distraire, plusieurs voyages sur
1'Euphrate. Mais il était troublé par un grand nombre de présages sinistres:
entre autres, un âne domestique attaqua le plus grand et le plus beau des lions
qui étaient nourris à Babylone, et le tua d'un coup de pied. Un jour, après
s'être déshabillé pour se faire frotter d'huile, il se mit à jouer à la paume;
et lorsqu'il voulut reprendre ses habits, les jeunes gens qui avaient joué avec
lui virent un homme assis sur son trône; qui, vêtu de la robe royale et la tête
ceinte du diadème, gardait un profond silence; lorsqu'on lui demanda qui il
était, il resta longtemps sans répondre; enfin, revenu avec peine à lui-même : «
Je m'appelle, dit-il, Dionysius; je suis Messénien; obligé de quitter ma patrie
pour des accusations; qu'on m'avait intentées, je suis venu par mer à Babylone,
où je suis resté longtemps dans les fers : aujourd'hui Sérapis m'est apparu, et
après avoir brisé mes chaînes, il m'a conduit ici, m'a ordonné de prendre la
robe et le diadème du roi, et de m'asseoir sur son trône sans rien dire.»
XCVI. Il devient triste et méfiant.
Sur cette réponse, Alexandre, par le conseil
des devins, fit mourir cet homme; mais il tomba dans une profonde tristesse, se
défia de la protection des dieux et se livra contre ses amis à des soupçons
fâcheux, Il craignait surtout Antipater et ses fils, dont l'un, nommé Iolaüs,
était son grand-échanson ; l'autre, appelé Cassandre, venait d'arriver à sa
cour; et, ayant vu quelques Barbares adorer Alexandre, s'était mis à rire aux
éclats: élevé dans les usages des Grecs, il n'avait jamais rien vu de semblable.
Alexandre en fut si irrité, que, le prenant à deux mains par les cheveux; il lui
frappa la tête contre la muraille: Cassandre ensuite ayant voulu justifier
Antipater contre ses accusateurs, Alexandre le reprit avec aigreur. « Que
prétends-tu donc? lui dit-il ; des hommes à qui l'on n'aurait fait aucun tort
seraient-ils venus de si loin pour accuser faussement ton père? - C'est
précisément, répondit Cassandre, ce qui prouve leur calomnie; ils se sont
éloignés de ceux qui pourraient les convaincre de fausseté. - Voilà, reprit
Alexandre en éclatant de rire, voilà de ces sophismes d'Aristote, qui prouvent
le pour et le contre; mais vous n'en serez pas moins punis, si vous êtes
convaincus d'avoir commis la moindre injustice. » Ces menaces causèrent tant de
frayeur à Cassandre et la lui imprimèrent si fortement dans l'esprit, que
longtemps après, lorsqu'il était déjà roi de Macédoine et maître de la Grèce, un
jour qu'il se promenait à Delphes et qu'il examinait les statues, ayant aperçu
tout-à-coup celle d'Alexandre, il en fut tellement saisi, qu'il frissonna de
tout le corps, et qu'il ne se remit qu'avec peine de l'étourdissement que cette
vue lui avait causé.
XCVII. Sa superstition. Il tombe malade.
Depuis qu'Alexandre s'était abandonné à la
superstition, il avait l'esprit si troublé, si plein de frayeur, que les choses
en soi les plus indifférentes, pour peu qu'elles lui parussent extraordinaires
et étranges, il les regardait comme des signes et des prodiges. Son palais était
rempli de gens qui faisaient des sacrifices, des expiations ou des prophéties:
tant il est vrai que si la défiance et le mépris de la divinité sont des
sentiments bien criminels, une passion plus terrible encore, c'est la
superstition: semblable à l'eau, qui gagne toujours les parties basses, cette
passion s'insinue dans les âmes abattues par la crainte, les glace de terreur,
et les remplit des opinions les plus absurdes; c'est l'effet qu'elle produisit
alors sur Alexandre. Cependant, calmé par des oracles qu'il reçut du dieu au
sujet d'Éphestion, il quitta son deuil et se remit à faire des sacrifices et des
festins. Un jour, après avoir donné à Néarque un superbe repas, il se mit au
bain, selon sa coutume, pour aller ensuite se coucher; mais pressé par Médius
d'aller faire collation chez lui, il s'y rendit : là, après avoir bu le reste de
la nuit et le jour suivant, il fut pris de la fièvre; ce n'est pas qu'il eût bu
la coupe d'Hercule, et qu'il eût senti une douleur subite et aiguë dans le dos,
comme s'il eût été frappé d'un coup de lance; particularités imaginées par
quelques historiens pour rendre la fin de sa vie plus digne de pitié, en lui
donnant l'air du dénouement d'une grande tragédie. Aristobule rapporte
simplement qu'ayant été saisi de la fièvre et éprouvant une altération violente,
il but du vin; qu'aussitôt il tomba dans le délire, et mourut le trente du mois
Daésius.
XCVIII. Sa mort.
Le journal de sa vie contient sur sa maladie
les détails suivants : « Le dix-huit du mois Daésius, il fut pris de la fièvre
et s'endormit dans la chambre des bains. Le lendemain, il se baigna, et passa
toute la journée dans sa chambre à jouer aux dés avec Médius. Le soir, il prit
un second bain, et ayant sacrifié aux dieux, il soupa et eut la fièvre la nuit.
Le vingt, il se baigna, fit le sacrifice d'usage, et s'étant couché dans la
chambre du bain, il employa toute la journée à entendre les récits que lui
faisait Néarque de sa navigation et de tout ce qu'il avait vu dans la grande
mer. La journée du vingt et un se passa de même que la précédente: la fièvre fut
plus ardente et la nuit plus mauvaise. Le vingt-deux, la fièvre ayant augmenté,
il fit porter son lit près du grand réservoir, et s'entretint avec ses officiers
sur les emplois vacants dans son armée; il leur recommanda de n'y nommer que des
hommes dont ils fussent bien sûrs. Le vingt-quatre la fièvre fut très violente ;
cependant il se fit porter au sacrifice, et l'offrit lui-même ; il ordonna à ses
principaux officiers de faire la garde dans la cour, et chargea les tribuns et
les capitaines de cinquante hommes de veiller la nuit au dehors. Le
vingt-cinq,il se fit transporter dans le palais qui était au-delà du réservoir,
où il prit un peu de sommeil; mais la fièvre ne diminua point, et lorsque ses
capitaines entrèrent dans sa chambre, il ne parlait plus. Le vingt-six se passa
de même; les Macédoniens qui le crurent mort, vinrent aux portes en poussant de
grands cris; et par les menaces qu'ils firent à leurs compagnons, il les
forcèrent d'ouvrir. Ils défilèrent tous devant son lit, en simple tunique. Ce
jour-là Python et Séleucus furent envoyés au temple de Sérapis, pour demander au
dieu s'ils porteraient Alexandre dans son temple. Le dieu répondit de le laisser
où il était. Le vingt-huit, il mourut sur le soir. » La plupart de ces
particularités sont consignées mot pour mot dans ses Éphémérides.
XCIX. S'il est
vrai qu'il fut empoisonné.
Personne alors ne soupçonna du poison. Ce fut,
dit-on, six ans après,que, sur quelques indices, Olympias fit mourir un grand
nombre de personnes et jeter au vent les cendres d'Iolaüs, qui était mort et
qu'elle accusait d'avoir versé le poison dans la coupe. Ceux qui imputaient à
Aristote d'avoir conseillé ce crime à Antipater et d'avoir porté lui-même le
poison, disaient le tenir d'un certain Agnothémis qui assurait l'avoir souvent
entendu dire au roi Antigonus. Ils ajoutent que ce poison était une eau froide
et glacée, qui distille d'une roche, dans le territoire de Nonacris, et qu'on
recueille comme une rosée légère dans une corne de pied d'âne; on ne peut la
conserver dans aucun autre vaisseau ; elle les brise tous par son froid extrême
et sa violente acrimonie. Mais la plupart des historiens regardent comme une
fable tout ce qu'on dit de cet empoisonnement ;et la plus forte preuve qu'ils en
donnent, c'est qu'après sa mort la division s'étant mise parmi ses capitaines,
et ayant duré plusieurs jours, son corps, qui pendant tout ce temps-là fut
laissé sans aucun soin, dans un pays très chaud et où l'air est étouffant, ne
donna aucune marque de l'altération que produit toujours le poison, et se
conserva parfaitement sain.
C. Roxane fait mourir Statira.
Au moment de sa mort, Roxane se trouva grosse, et reçut par cette
raison les hommages des Macédoniens. Mais comme elle était jalouse de Statira,
elle la trompa par une lettre supposée qu'elle lui écrivit au nom d'Alexandre,
pour la faire venir; dès qu'elle fut arrivée, elle la fit mourir avec sa sœur
qui l'avait accompagnée, et ordonna qu'on jetât leurs corps dans un puits,
qu'elle fit combler ensuite; elle eut Perdiccas pour confident et pour complice
de ce crime. Ce fut de tous les capitaines d'Alexandre celui qui, aussitôt après
sa mort, eut la plus grande autorité, parce qu'il traînait après lui le jeune
Aridée, comme la sauvegarde de la puissance royale qu'il exerçait sous le nom de
ce prince. Aridée était fils de Philippe et d'une courtisane de basse
extraction, qui se nommait Philina. Mais il avait eu l'esprit affaibli par une
grande maladie, qui n'était l'effet ni du hasard, ni d'un vice de constitution :
comme dans son enfance il annonçait un caractère aimable et un esprit élevé,
Olympias lui donna des breuvages qui altérèrent son tempérament et troublèrent
sa raison. |