Le moment était réellement bien favorable pour l'extension de
la puissance des pirates dans la Méditerranée. Aucune nation maritime n'exerçait
plus l'empire de la mer. Rome avait détruit toutes les flottes de ses voisins,
mais après la victoire, soit par une singulière négligence politique, soit
plutôt que la marine ne convînt pas à son génie, elle ne songeait plus à
conserver sa domination sur les eaux et encore moins à y faire la police. Il est
vrai, du reste, que l'état de la république était alors lamentable. Déjà épuisée
par la guerre contre Mithridate, Rome n'était-elle pas horriblement déchirée par
la guerre civile entre Marius et Sylla et par les luttes sanglantes contre
Sertorius et Spartacus?
Tandis que le peuple romain était ainsi occupé dans les
différentes parties de la terre, dit Florus[1],
les pirates avaient envahi les mers. Ils y régnaient en
maîtres depuis les
côtes de l'Asie-Mineure jusqu'aux colonnes d'Hercule. Leur nombre s'était accru
infiniment à la suite de la ruine de Carthage et de Corinthe et du licenciement
des matelots de Mithridate exigé par Sylla. Les vaincus aimaient mieux être
bandits qu'esclaves. La mer immense, la mer libre, comme le dit si bien Duruy[2],
fut l'asile de tous ceux qui refusèrent de vivre sous la loi romaine[3].
Ils se firent pirates, et comme le Sénat avait détruit toutes les marines
militaires, sans les remplacer, les profits étaient certains, le danger nul.
Aussi ce brigandage prit-il en peu d'années un développement inattendu.
Les pirates n'avaient d'abord que des brigantins légers,
«appelés myoparons et hémioles, barques-souris[4]»,
mais, devenus plus hardis par l'impunité et enrichis par le pillage de l'Asie et
des îles autorisé par Mithridate, ils furent bientôt en état d'armer de gros
bâtiments et des trirèmes. Ils formèrent des corps de troupes et prétendant
anoblir leur profession, ils répudièrent le nom de pirates pour prendre celui de
soldats aventuriers, et appelèrent avec impudence le produit de leurs vols «la
solde militaire[5]».
Bien plus, des hommes considérables, distingués par leur
naissance et leurs capacités, montaient sur
les vaisseaux des pirates et se joignaient à eux.
Il semblait, dit Plutarque, que la piraterie fût devenue un métier honorable et
propre à flatter l'ambition[1].
L'aristocratie romaine ruinée n'avait pas de meilleure ressource pour refaire sa
fortune.
La Cilicie Trachée[2]
(rude) était le siège de l'empire des pirates que l'on appelait communément pour
cela Ciliciens. Là ils avaient leurs nids d'aigles, et, comme les forêts leur
donnaient des bois excellents pour la construction des navires, ils y avaient
aussi leurs principaux chantiers et des arsenaux bien fournis de tout ce qui
était nécessaire à l'armement de leurs flottes. Au sein de l'impraticable et
montueux massif de la Lycie, de la Pamphylie et de la Cilicie, ils avaient bâti
des châteaux forts au sommet des rocs, y enfermant, pendant qu'ils écumaient les
mers, leurs femmes, leurs enfants et leurs trésors, et venant s'y mettre en
sûreté au premier danger qui les menaçait. Ils s'étaient ménagé en outre, sur
les rivages, dans les îles désertes, des stations, des tours de signal, des
abris, pour déposer leur butin, cacher leurs vaisseaux et guetter leur proie.
Ces pirates constituaient un État, une république, «république de corsaires» dit
Mommsen[3]. C'est là le
caractère vraiment étonnant
de cette singulière société de bandits. Le savant
historien allemand voit avec raison parmi eux les aventuriers, les désespérés de
tous les pays, mercenaires licenciés, achetés jadis sur les marchés crétois de
recrutement, citoyens bannis des villes détruites d'Italie, d'Espagne et d'Asie,
soldats et officiers des armées de Fimbria et de Sertorius, enfants perdus de
tous les peuples, transfuges proscrits de tous les partis vaincus, tous ceux
enfin que poussaient en avant la misère et l'audace. A défaut de nationalité,
ces hommes se tiennent, dit-il, liés par la franc-maçonnerie de la proscription
et du crime. Mais je ne saurais admettre avec Mommsen que ce banditisme ait
jamais pu marcher «vers une association meilleure de l'esprit public»,
l'histoire ne nous a laissé aucun indice pour avancer une pareille conclusion.
Une association qui méconnaît la loi morale, qui ne vit et n'existe que pour le
pillage et le crime et dont les membres ne sont point unis par le lien du sang
national, est par cela même hors de la voie du progrès. Qu'importent sa force
matérielle et ses actions parfois brillantes, héroïques même, si l'on peut
employer ce mot en parlant de brigands, c'est une association criminelle,
condamnée à périr, à tomber frappée sous le coup de la justice infaillible et
vengeresse.
Il est aisé de voir quel usage les pirates faisaient de leur
puissance. Ils s'étaient d'abord contentés, sous leur chef Isidorus, d'infester
les mers voisines,
mais ils répandirent rapidement leurs brigandages sur celles de Crète, de
Cyrène, d'Achaïe, sur le golfe de Malée (Laconie), auquel les richesses qu'ils y
capturaient leur avaient fait donner le nom de Golfe d'Or[1].
Ils se jetaient sur les villes peu défendues, et assiégeaient régulièrement les
places fortes. Ils emmenaient en captivité dans leurs repaires, les citoyens les
plus riches, et les y détenaient jusqu'au paiement d'une forte rançon. Enfin,
ils étaient par excellence les pourvoyeurs des marchés d'esclaves. Ils étaient
tellement redoutés que les négociants, les voyageurs, les corps de troupes même,
à destination de l'Orient, choisissaient pour passer la mer la saison mauvaise,
craignant moins les tempêtes que les corsaires.
Le jeune César, proscrit par Sylla, qui voyait déjà en lui
«plusieurs Marius», tomba, auprès de l'île de Pharmacuse, une des Sporades,
entre les mains des pirates. Ceux-ci lui demandèrent vingt talents pour rançon;
il se moqua d'eux de ne pas mieux savoir quelle était la valeur de leur
prisonnier, et il leur en promit cinquante (environ 110,000 fr.). Il envoya
ensuite ceux qui l'accompagnaient, dans différentes villes, pour ramasser cette
somme et demeura avec un seul de ses amis et deux domestiques au milieu de ces
Ciliciens, les plus sanguinaires des hommes, dit Plutarque[2].
Il les traitait avec tant de mépris que,
lorsqu'il voulait dormir, il leur envoyait
commander de faire silence. Il passa trente-huit jours avec eux, moins comme un
prisonnier que comme un prince entouré de ses gardes. Plein d'une sécurité
profonde, il jouait et faisait avec eux ses exercices, et composait des poèmes
et des harangues qu'il leur lisait. Les pirates, mauvais juges sans doute,
avaient encore le défaut d'être trop francs. Ils critiquèrent sans mesure le
jeune orateur qui, avec toute la morgue d'un grand seigneur romain, les traitait
d'ignorants et de barbares qu'il ferait mettre en croix pour leur apprendre à
s'y mieux connaître. Les pirates aimaient cette franchise et en riaient. Dès que
César eut reçu de Milet sa rançon, et qu'il la leur eut payée, le premier usage
qu'il fit de sa liberté, ce fut d'équiper secrètement quelques galères pour
combattre les brigands. Il prit si bien ses mesures que tous les pirates encore
à l'ancre tombèrent entre ses mains. Il les remit en dépôt dans la prison de
Pergame et alla trouver Junius, à qui il appartenait, comme préteur d'Asie, de
les punir. Junius jeta un œil de cupidité sur l'argent qui était considérable et
dit qu'il examinerait à loisir ce qu'il ferait des prisonniers. Il voulait
probablement les vendre à son profit. Mais César, laissant là le préteur, fit
mettre en croix les pirates, comme il leur avait souvent annoncé dans l'île avec
un air de plaisanterie. Ainsi, ce fut à Pharmacuse et sur des pirates que César,
tout jeune encore, commença à montrer
la supériorité de son génie, et à pratiquer le
grand art de maîtriser la fortune et de dominer les hommes.
Pendant ce temps, les Romains étaient engagés dans leurs
terribles guerres civiles et se livraient entre eux des combats aux portes de la
ville, laissant ainsi la mer sans protection. La piraterie s'étendait de jour en
jour et causait d'immenses dommages à l'État et aux particuliers. Elle avait
accaparé tout le mouvement maritime de la Méditerranée. L'Italie ne pouvait plus
exporter ses produits ni importer ceux des provinces. Les laboureurs
abandonnaient leurs champs, la navigation était interrompue, le commerce
entravé; la ville manquait d'approvisionnements, et la cherté des vivres
excitait les plaintes des habitants. Les Romains affamés regardaient avec
stupeur la Méditerranée et n'osaient plus l'appeler «nostrum mare».