Rome, poursuivant le cours de ses conquêtes, avait anéanti
successivement les flottes de Carthage, de Philippe et d'Antiochus; elle avait
imposé sa suprématie maritime dans la plus grande partie du bassin
méditerranéen, lorsque s'éleva contre elle, en Orient, un prince puissant et
doué d'un génie supérieur, Mithridate, roi de Pont.
Ce monarque avait, au début de sa lutte contre Rome, des
forces considérables. Sans compter l'armée auxiliaire des Arméniens, il entrait,
en effet, en campagne à la tête de 250,000 soldats d'infanterie, 40,000 chevaux,
300 vaisseaux pontés et 100 embarcations ouvertes dont les pilotes et les
capitaines étaient phéniciens et égyptiens[1].
Depuis les guerres médiques on n'avait vu un tel déploiement militaire en
Orient.
Pendant que la guerre civile et la guerre sociale
mettaient l'Italie
en feu, Mithridate en profita pour se jeter sur la Cappadoce, la Lydie, l'Ionie,
la Phrygie, la Mysie, provinces de l'Asie-Mineure récemment soumises par les
Romains. Le roi Nicomède et deux généraux romains, Aquilius et Oppius, furent
écrasés en trois batailles, la flotte de l'Euxin anéantie et le proconsul
contraint de fuir (88 av. J.-C). Partout les populations couraient au-devant du
vainqueur. Mithridate se présentait en effet comme le vengeur des cruautés et
des exactions des Romains; n'était-ce pas le moment où les proconsuls, les
publicains rapaces, déshonoraient le nom romain et le faisaient abhorrer en
Asie? Mithridate disait lui-même: «Toute l'Asie m'attend comme son libérateur,
tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconsuls, les
exactions des gens d'affaires et les injustices des jugements[1].»
Aussi quand il s'écriait, non sans juste raison: «Dut-on périr, il faut lutter
contre les brigands!» tous les opprimés l'accueillaient avec délire et lui
donnaient le surnom de nouveau Dionysos[2].
Partout les peuples se livraient à des manifestations anti-romaines. Les villes,
les îles, envoyaient sur son passage des ambassades «au dieu sauveur»,
l'invitant à les visiter, et les populations, en habits de fête, accouraient, en
poussant des cris de
joie, le recevoir hors des portes. La ville de Laodicée lui livre Oppius qu'il
traîna après lui pour montrer un général romain captif[3].
La ville de Mitylène, de Lesbos, lui remet à son tour Aquilius qui s'était
réfugié dans ses murs après sa défaite. Mithridate le couvre de chaînes et le
promène à travers l'Asie, monté sur un âne et obligé, à force de coups, à dire:
«Je suis Aquilius, consul romain»; puis il le fait mourir en
lui introduisant de l'or en fusion dans la bouche afin de flétrir par cet
affreux supplice la réelle et insatiable rapacité des gouverneurs de la
République romaine[4].
D'Éphèse, Mithridate envoie à tous ses satrapes et à toutes les cités l'ordre de
tuer, le même jour, à la même heure, sans distinction d'âge ni de sexe, tous les
Italiens, les serviteurs même, qui résident dans le pays, de laisser leurs
cadavres sans sépulture et de confisquer leurs biens dont la moitié reviendra au
roi et dont l'autre appartiendra aux meurtriers. Si grande était l'horreur du
nom romain que partout, hormis quelques rares districts, dans l'île de Cos, par
exemple, l'ordre épouvantable fut exécuté ponctuellement; le même jour,
à la même heure,
80,000, d'autres disent 150,000 Italiens furent massacrés de sang-froid[5].
Le monde oriental avait épousé la cause de Mithridate. Parmi
les îles, Chio et Ténédos, pillées par Verrès, Lesbos, Samos devinrent les
alliées fidèles de ce roi, ainsi que la plus grande partie des Cyclades.
Mithridate eut encore recours à de puissants auxiliaires, aux pirates.
La piraterie active et florissante est traitée en alliée;
elle est partout la bienvenue; partout on lui ouvre la voie, et les corsaires,
se disant à la solde du roi de Pont, répandent rapidement leurs escadres qui
sèment au loin la terreur sur la Méditerranée. La mer Égée en est infestée; le
temple de Samothrace, où Marcellus avait sacrifié aux dieux Cabires des tableaux
et des statues prises au pillage de Syracuse, est complètement dévasté, et les
pirates enlèvent un butin de la valeur de mille talents. L'île de Rhodes seule,
où les Romains fugitifs s'étaient retirés avec L. Crassus, leur préteur, ne cède
pas à l'entraînement général et mérite le nom de fidèle alliée des Romains.
Mithridate tourna aussitôt ses armes contre cette île pour commencer par
affaiblir les Romains dans leurs alliés. Il s'en approcha avec une flotte
nombreuse et composée en partie de pirates heureux
de combattre contre les Rhodiens, qui, depuis
longtemps, leur faisaient la chasse sur mer. Mithridate rangea ses navires sur
une seule ligne pour envelopper les vaisseaux rhodiens qui se présentèrent en
assez petit nombre, mais qui, après avoir deviné la tactique, se retirèrent
prudemment et se renfermèrent dans leur port. Le roi tenta, mais inutilement, de
les y forcer et mit ses troupes à terre. Les Rhodiens firent alors sortir de
temps en temps des navires légers pour harceler la flotte. Un jour, une de leurs
trirèmes, ayant attaqué un vaisseau ennemi, d'autres navires voulurent secourir
les combattants, la lutte devint bientôt générale et les Rhodiens s'emparèrent
d'une galère. Ils rentraient triomphants dans le port, lorsqu'ils s'aperçurent
qu'il leur manquait une quinquirème. Aussitôt ils envoyèrent à sa recherche six
petits bâtiments sous les ordres de Démagoras. Le roi mit à leur poursuite
vingt-cinq quadrirèmes, mais l'habile capitaine rhodien les entraîna au loin par
une feinte retraite, puis, virant de bord tout à coup, il arriva brusquement sur
les vaisseaux qui le poursuivaient, en coula deux à fond et força les autres à
prendre la fuite. Peu de jours après, les transports sur lesquels étaient
embarquées les troupes attendues par le roi, furent jetés à la côte par la
tempête, et tombèrent, en partie, au pouvoir des Rhodiens. Mithridate assiégea
néanmoins la ville, et fit battre les murs du côté de la mer par une énorme
machine, établie sur
deux hexérèmes manœuvrant à la fois des béliers et lançant des javelots et des
flèches; mais ce terrible engin, connu sous le nom de sambuque, s'écroula sous
son propre poids. Tous les efforts de Mithridate échouèrent contre l'héroïque
résistance des Rhodiens; aussi se décida-t-il à lever le siège et à porter ses
armes en Grèce[1].
Rome donna enfin à Sylla l'ordre d'arrêter la marche
menaçante du roi de Pont. En 86 (av. J.-C.), le général romain prend Athènes
d'assaut, bat les lieutenants de Mithridate à Chéronée et à Orchomène, et
pénètre jusqu'en Asie. En même temps, Bruttius Sura, préteur de Macédoine,
s'empare de l'île de Sciathos, repaire de pirates, met en croix les uns et coupe
les mains des autres[2]. Mais
cela ne suffisait pas, les pirates, maîtres de la mer, n'en continuaient pas
moins leurs courses et interceptaient les vivres à Sylla. Cet habile général
comprit qu'il ne pouvait, sans vaisseaux, réduire un ennemi dont la puissance
consistait principalement en forces maritimes. Rome n'avait point de flotte.
Sylla chargea donc Lucullus, le plus capable de ses lieutenants, de parcourir
tous les parages de l'est et d'y ramasser une escadre à tout prix.
Lucullus se met à l'œuvre avec une grande activité
et se trouve bientôt
à la tête de quelques embarcations non pontées, empruntées aux Rhodiens et à
d'autres moindres cités; mais il donne dans une nuée de pirates et ne leur
échappe que par le plus heureux hasard, en perdant presque toute sa flottille.
Il change de navire et, trompant l'ennemi, passe par la Crète et Cyrène et se
rend à Alexandrie[1]. La cour
d'Égypte refuse poliment, mais nettement sa demande de secours. Combien était
tombée la puissance de Rome, dit l'historien Mommsen, autrefois, quand les rois
d'Égypte mettaient toute leur flotte à son service, elle les remerciait;
aujourd'hui, les hommes d'État d'Alexandrie ne lui feraient pas crédit d'une
seule voile[2]! Lucullus se
tourna du côté des villes syriennes pour leur demander des vaisseaux de guerre.
Il réussit, et ce premier noyau de sa flotte s'étant grossi de ce qu'il avait pu
ramasser dans les ports cypriotes, pamphyliens et rhodiens, il se trouva
désormais en état de tenir la mer. Il évita toutefois de se mesurer avec des
forces trop inégales, ce qui ne l'empêcha point de remporter d'importants
succès. Il occupa l'île et la péninsule cnidienne, attaqua Samos et enleva Chio
et Colophon à l'ennemi.
De son côté, Sylla pressa Mithridate et le réduisit à subir
un traité onéreux aux termes duquel le roi
de Pont renonçait à l'Asie et à la Paphlagonie,
restituait la Bithynie à Nicomède et la Cappadoce à Ariobarzane, payait aux
Romains deux mille talents et leur livrait soixante-dix navires à proue
d'airain, avec tout leur équipement (84 av. J.-C.)[3].
Quant aux pirates, ils n'étaient pas atteints.