Les Crétois avaient exercé de tout temps la piraterie. Le
célèbre Minos seul avait pu les contenir en les constituant, jusqu'à un certain
point, en un corps de nation, et en leur donnant l'empire de la mer. Il leur
convenait alors de réprimer les brigandages des Cariens et des Lélèges, mais
aussitôt après la mort de Minos, l'absence de tout grand intérêt national et les
guerres civiles les avaient de nouveau jetés en aventuriers sur les mers. Les
Crétois firent cause commune avec les Ciliciens et tous les corsaires qui
infestaient la mer Intérieure. La Crète devint ainsi une seconde pépinière de
pirates.[1].
Aucun peuple n'a été aussi maltraité par les historiens que
le peuple crétois: aucun n'a laissé une aussi triste réputation. Les Athéniens,
condamnés jadis à payer le tribut au Minotaure, fiers du triomphe de leur héros
Thésée, ont surtout contribué à faire ce mauvais
renom aux Crétois, qui ont toujours été décriés et couverts d'outrages sur le
théâtre d'Athènes. Plutarque fait remarquer, à ce sujet, combien il est
dangereux de s'attirer la haine d'une ville «qui sait parler[2]».
Polybe, parlant des Crétois de son temps, dit que l'argent
est en si grande estime auprès d'eux qu'il leur paraît non seulement nécessaire
mais glorieux d'en posséder; l'avarice et l'amour de l'or étaient si bien
établis dans leurs mœurs que seuls dans l'univers les Crétois ne trouvaient nul
gain illégitime[3].
Diodore de Sicile rapporte un trait qui les peint
admirablement: Pendant la guerre Sociale, un Crétois vint trouver le consul
Julius (César) et s'offrit comme traître: «Si par mon aide, dit-il, tu
l'emportes sur les ennemis, quelle récompense me donneras-tu en retour? Je te
ferai citoyen de Rome, répondit César, et tu seras en faveur auprès de moi.» A
ces mots, le Crétois éclata de rire, et reprit: «Un droit politique est chez les
Crétois une niaiserie titrée, nous ne visons qu'au gain, nous ne tirons nos
flèches, nous ne travaillons sur terre et sur mer que pour de l'argent. Aussi je
ne viens ici que pour de l'argent. Quant aux droits politiques, accordez-les à
ceux qui se les disputent et qui achètent
ces fariboles au prix de leur sang.» Le consul se
mit à rire, à son tour, et dit à cet homme: «Eh bien, si nous réussissons dans
notre entreprise, je te donnerai mille drachmes (environ 9,500 fr.) en
récompense[1]».
On trouve dans Polybe[2]
des traits analogues concernant les Crétois. Cet historien dit encore qu'il est
impossible de trouver des mœurs privées plus corrompues que celles des Crétois,
et par suite, des actes publics plus injustes. Le nom de Crétois était devenu
synonyme de menteur; il était passé en proverbe qu'il est permis de crétiser
avec un Crétois[3]. Enfin, il n'est pas jusqu'à saint Paul qui ne citera, en
l'approuvant, la sentence du poète local Épiménide: «Un d'entre eux de cette île
dont ils se font un prophète a dit d'eux: les Crétois sont toujours menteurs, ce
sont de méchantes bêtes qui n'aiment qu'à manger et à ne rien faire.»[4]
La traite des mercenaires, extirpée du Péloponèse, se faisait
en grand en Crète. Une flotte de corsaires crétois ravagea de fond en comble
l'île de Siphnos, qui avait été autrefois un refuge de bandits et de scélérats.
Rhodes usait ses dernières forces contre
les pirates de la Crète sans arriver à les
détruire. Des secours furent demandés aux Romains.
Le Sénat donna mission au préteur Marcus Antonius, père du
triumvir, de nettoyer toutes les mers et toutes les plages infestées par les
pirates et leurs alliés du Pont. Dans les eaux de la Campanie, la flotte d'Antonius
captura quelques brigantins et cingla vers la Crète. Antonius avait une si ferme
assurance de la victoire qu'il portait sur sa flotte plus de chaînes que
d'armes. Il fut bientôt puni de sa folle témérité. Les amiraux crétois,
Lasthénès et Panarès, lui enlevèrent la plus grande partie de ses vaisseaux; ils
attachèrent et pendirent les corps des prisonniers romains aux antennes et aux
cordages, et, déployant toutes leurs voiles, ils regagnèrent, comme en triomphe,
les ports de la Crète (74 av. J.-C.)[1].
Cette victoire valut aux Crétois une paix honorable; malheureusement elle était
conclue par le préteur sans l'aveu du Sénat et du peuple, et Rome n'avait pas
l'habitude de traiter quand elle était vaincue. Elle ne pouvait accepter la
honte de l'entreprise téméraire de Marcus Antonius. Les Crétois le comprirent et
résolurent de conjurer le danger. Ils envoyèrent en députation, à Rome, les
citoyens les plus distingués. Ceux-ci visitèrent tous les sénateurs
individuellement dans leurs maisons, et certainement essayèrent de les
corrompre. Le Sénat
rendit un décret par lequel les Crétois étaient absous de toutes les accusations
et reconnus amis et alliés de Rome. Mais Lentulus Spinther fit en sorte que ce
décret ne reçut pas son exécution. Les ambassadeurs retournèrent dans leur pays.
Il fut encore souvent question des Crétois dans le Sénat, car on savait qu'ils
faisaient alliance avec les pirates. Ce fut même ce qui détermina le Sénat à
publier un décret ordonnant aux Crétois d'envoyer à Rome tous leurs bâtiments,
jusqu'aux embarcations à quatre rames, de remettre en otage trois cents
habitants des plus distingués, de livrer Lasthénès et Panarès, vainqueurs d'Antonius,
et de payer, comme une dette publique, quatre mille talents d'argent (22
millions). Les Crétois, informés de la teneur du décret, se réunirent en
conseil. Les plus sages furent d'avis qu'il fallait se soumettre à tous les
ordres du Sénat, mais Lasthénès et ses partisans craignirent d'être envoyés à
Rome et d'y être punis; ils excitèrent donc le peuple à défendre son antique
indépendance[2].
Le Sénat romain résolut alors d'en finir avec la Crète. Le
proconsul Quintus Métellus fut chargé de la guerre (69 av. J.-C.). Il débarqua
avec trois légions près de Cydonie, où Lasthénès et Panarès l'attendaient à la
tête de 24,000 hommes, légers à la course, endurcis au maniement des armes et
aux fatigues de la
guerre, habiles surtout à se servir de l'arc[1].
On combattit en rase campagne, et, après une chaude mêlée, les Romains
demeurèrent maîtres du champ de bataille, mais les villes crétoises fermèrent
leurs portes. Métellus dut les assiéger les unes après les autres. Panarès
rendit Cydonie contre promesse de libre sortie. Lasthénès, qui était à Cnosse,
voyant la ville sur le point de succomber, détruisit ses trésors et se réfugia
dans d'autres lieux fortifiés tels que Lyctos et Éleuthera. Métellus fut
implacable pour les vaincus. Les assiégés se tuaient plutôt que de se rendre à
lui. Pour se venger de tant de cruautés, les Crétois imaginèrent d'enlever à
Métellus l'honneur de subjuguer l'île en appelant Pompée pour lui faire leur
soumission. C'était au moment où ce général venait d'être investi du
commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée. Les Crétois
députèrent vers lui pour le supplier de venir dans leur île, qui faisait partie
de son gouvernement. Pompée accueillit leur requête et écrivit à Métellus pour
lui défendre de continuer la guerre. Il manda aussi aux villes de ne plus
recevoir les ordres de Métellus, et envoya, pour commander dans l'île, Lucius
Octavius, un de ses lieutenants. Sentant sa conquête lui échapper, Métellus
poursuivit la guerre avec une nouvelle vigueur. Il redoubla de cruauté et
n'épargna même plus ceux qui
s'étaient soumis à lui. Octavius prit alors
ouvertement parti pour les Crétois. Arrivé dans l'île sans armée, il s'en forma
une de tous les aventuriers et pirates qui se présentèrent, mais il ne put tenir
campagne contre Métellus qui acheva la soumission de l'île et obtint les
honneurs du triomphe avec le surnom de Créticus. Plutarque rapporte que
la conduite de Pompée le rendit non moins ridicule qu'odieux. Pompée, dit-il,
prêter son nom à des pirates, à des scélérats, et par rivalité, par jalousie
contre Métellus, les couvrir de sa réputation comme d'une sauvegarde! Pompée
combattait, dans cette circonstance, pour sauver les ennemis communs du genre
humain, afin de priver un général d'un triomphe mérité par mille fatigues. Quant
à Octavius, il fut renvoyé par Métellus, après avoir été, au milieu même du
camp, accablé de reproches et de sarcasmes[2]
(66 av. J.-C.).