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La piraterie dans l'Antiquité

Chapitre XXI : Exploits des pirates.—Leur luxe et leur insolence.

 

Quoi qu'il en soit, dit Mommsen[1], jamais la puissance romaine n'avait été plus humiliée, jamais celle des pirates n'avait été plus grande sur la Méditerranée. Les flibustiers, sur leurs brigantins, se riaient des Servilius l'Isaurique et des Métellus le Crétique. En effet, quelques expéditions isolées ne pouvaient détruire cet insaisissable ennemi: chassés d'un point, les pirates reparaissaient sur un autre, et, grâce à l'habileté de leurs pilotes, à la légèreté de leurs navires, ils se jouaient, comme le guérillero espagnol[2], de toutes les poursuites.

[1] Histoire romaine, liv. IV, ch. II.

[2] Duruy, Histoire des Romains, XXIII.

La nouvelle guerre de Mithridate avait encore augmenté l'audace des pirates, qui renouèrent alliance avec le roi de Pont. En vain, Lucullus, marin éprouvé, à la tête d'une flottille, coule à fond cinq quinquirèmes qu'Isidorus menait à Lemnos, s'empare de trente-deux navires à l'ancre dans la petite île de Néa et passe au fil de l'épée huit mille corsaires, commandés par Séleucus dans les murs de Sinope (70-72 av. J.-C.), la piraterie n'en est pas moins en pleine prospérité[1].

Les vaisseaux corsaires montaient à plus de mille, et les villes dont ils s'étaient emparés à quatre cents. Les temples, jusqu'alors inviolables, furent profanés et pillés: ceux de Claros, de Didyme, de Samothrace; ceux de Cérès à Hermione et d'Esculape à Épidaure; ceux de Neptune dans l'isthme de Corinthe, à Ténare et à Calaurie; d'Apollon à Actium et à Leucade; de Junon à Samos et à Argos. Presque sous les yeux de Lucullus et de sa flotte, le pirate Athénodore surprit, en 65, la ville de Délos, devenue, depuis la ruine de Corinthe[2], le centre du commerce de la mer Égée et le principal marché d'esclaves du monde ancien, emmena tous ses habitants en esclavage et rasa ses sanctuaires, ses temples fameux, objets de la vénération des peuples et de la munificence des Lagides, des Séleucides et des rois de Macédoine. Dans la seule Samothrace, les pirates firent main basse sur un trésor de 1,000 talents (5,625,000 fr.). «Ils ont réduit Apollon à la misère, s'écrie un poète du temps, si bien que, quand l'hirondelle le vient visiter, de tant de trésors il ne reste pas une piécette d'or à lui offrir!» Dans les temples, les pirates faisaient des sacrifices barbares, célébraient des mystères secrets, entre autres ceux de Mithras, qu'ils firent connaître les premiers et qui se répandirent de jour en jour dans l'empire romain, jusqu'au point de devenir une partie du culte de la famille impériale sous les Antonins[3].

[1] Plutarque, Vie de Lucullus.

[2] 146 ans av. J. C.

[3] Preller, Les dieux de l'ancienne Rome; Plutarque, Vie de Pompée.

Les pirates se faisaient honneur et trophée de leurs brigandages; la magnificence de leurs navires était plus affligeante encore que n'était effrayant leur appareil. Les poupes étaient dorées, il y avait des tapis de pourpre et des rames argentées. Partout, sur les côtes, dit Plutarque[1], c'étaient des joueurs de flûte, de joyeux chanteurs, des troupes de gens ivres. Ils ressemblaient sans doute aux compagnons de Conrad de Byron, et chantaient peut-être comme eux: «Aussi loin que la brise peut porter, partout où les vagues écument, voilà notre empire, voilà notre patrie!... La mort est pour nous sans terreur, pourvu que nos ennemis meurent avec nous; qu'elle vienne quand elle voudra! Nous nous hâtons de jouir de la vie, et quand nous la perdons, qu'importe que ce soit par les maladies ou dans les combats[2]!»

[1] Vie de Pompée.

[2] Le Corsaire.

Partout, à la honte de la puissance romaine, des citoyens de premier ordre, des César[1] et des Clodius[2], entre autres, étaient emmenés prisonniers et des villes surprises se rachetaient à prix d'argent. Cicéron parle même d'un consul enlevé par les pirates et d'ambassadeurs romains qui leur furent rachetés[3]. Les corsaires ne redoutaient nullement le voisinage de Rome; chose incroyable, l'île de Lipara, près de la Sicile, payait un gros tribut pour n'avoir point à redouter leur descente. Un de leurs chefs, Héracléon, avait détruit, en 72, une escadre armée contre lui, et, avec quatre embarcations seulement, il avait osé pénétrer jusque dans le port de Syracuse. Quelque temps après, Pyrgamion, son camarade de rapines, se montre dans les mêmes eaux, débarque, se fortifie sur le même point et envoie ses coureurs dans toute l'île, pendant que le fameux Verrès vit dans la débauche à Syracuse[4]. Dans toutes les provinces, il est désormais d'usage d'avoir une escadre prête et des garde-côtes apostés. Mais cela n'empoche pas les pirates d'arriver et de piller des provinces que les gouverneurs de la République pillent eux-mêmes. Bientôt les audacieux forbans ne respectent même plus le territoire de l'Italie. Ils descendent à terre, infestent les chemins par leurs brigandages et ruinent, les maisons de plaisance voisines de la mer. Près de Crotone, ils enlèvent le trésor de Junon Lacinienne, que Pyrrhus et Annibal avaient respecté; à Caïète, ils dévastent le port sous les yeux d'un préteur; à Misène, ils ravissent la fille d'Antonius, l'amiral romain; à Ostie, la flotte romaine est brûlée; des patriciennes et deux préteurs, Sextilius et Bellinus, sont emmenés avec toute leur suite, avec les haches tant redoutées, les faisceaux et les autres insignes[5]. Pour comble d'insolence, lorsqu'un prisonnier s'écriait qu'il était Romain et disait son nom, les flibustiers feignaient l'étonnement et la crainte; ils se frappaient la cuisse, se jetaient à ses genoux et le priaient de pardonner. Le prisonnier se laissait convaincre à cet air d'humilité et de supplication. On lui remettait alors des souliers et une toge, afin qu'il ne fût plus méconnu. Après s'être ainsi longtemps moqués de lui et avoir joui de son erreur, les pirates finissaient par jeter une échelle au milieu de la mer et lui ordonnaient de descendre et de retourner chez lui; si le malheureux refusait, ils le précipitaient eux-mêmes et le noyaient[6].

Le blocus autour de l'Italie était complet; plus de commerce ni de relations internationales. La cherté la plus affreuse régnait en Italie et surtout dans Rome, qui ne vivait que du blé sicilien et africain. La famine s'y mit. Ce fut alors que le peuple qui, pour quelques sesterces, vendait ses suffrages, comme le dit si énergiquement Duruy[7], pour ses cinq boisseaux par mois, donna l'empire.

[1] Plutarque, Vie de César.

[2] Appien, Bell. civil., II, 23.

[3] Pro lege Manilia.

[4] Cicéron, In Verr., II, V, 35 et suiv.

[5] Plutarque, Vie de Pompée; Appien, Bell. Mithrid., XCIII; Cicéron, Pro lege Manilia, XIII.

[6] Plutarque, Vie de Pompée.

[7] Histoire des Romains, XXIII.

 
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