Pendant les troubles qui suivirent l'assassinat de César,
c'est-à-dire pendant les guerres que les triumvirs soutinrent contre Cassius,
Brutus et Sextus Pompée, la piraterie se réveilla. Cassius, à la tête d'une
escadre formée sur les côtes de Cilicie et presque entièrement composée
d'anciens pirates de cette région, n'attendant que l'occasion de reprendre leurs
courses sur mer, se jeta sur l'île de Rhodes, la pilla, sans épargner ni les
offrandes consacrées dans les temples, ni les statues mêmes des dieux, et se
retira chargé d'un immense butin[1].
D'un autre côté, comme on va le voir, Sextus, fils de Pompée,
donna une organisation puissante à la piraterie et se rendit formidable sur mer.
Après la mort de son père et de son frère aîné, Sextus Pompée
s'était soustrait à la poursuite de César, en se cachant et en exerçant
obscurément la
piraterie dans les eaux d'Espagne[1].
Il était parvenu peu à peu à réunir un certain nombre de pirates autour de lui.
Il se fit connaître comme le fils du grand Pompée, et aussitôt tous ceux qui
avaient combattu sous les ordres de son père et de son frère accoururent le
rejoindre. Arabion, fils de Massinissa, qui avait été dépouillé de son royaume
de Libye, vint grossir les forces de Pompée avec une escadre et une troupe.
Sextus eut alors l'ambition d'être autre chose qu'un pirate.
Les lieutenants de César, en Espagne, avertirent leur général
du bruit qui se faisait autour du nom de Sextus Pompée. César envoya contre lui
Carina, qui fut battu, et Sextus, profitant de sa victoire, s'empara de
plusieurs places espagnoles. César donna le commandement d'une seconde armée à
Asinius Pollion; mais ce dernier était à peine parti que César fut assassiné.
A cette nouvelle, Sextus se rendit avec célérité à Marseille,
et y attendit les événements. Le Sénat le nomma amiral de la mer, haute fonction
que son père avait occupée autrefois. Sextus, en homme prudent, ne rentra pas à
Rome; il rassembla toute sa flotte, fit des recrues dans les ports et s'empara
du gouvernement de la Sicile. A partir de ce moment, Sextus Pompée devint un
ennemi redoutable pour
les nouveaux triumvirs. En effet, les proscriptions terribles qui eurent
lieu à cette époque jetèrent dans ses bras un grand nombre de citoyens, d'hommes
d'armes et d'esclaves. Il fit proclamer dans les villes qu'il recevait tous les
fugitifs, libres ou esclaves, et qu'il leur donnait une solde double de celle
que les triumvirs accordaient aux meurtriers. Il envoya des trirèmes parcourir
les côtes pour recueillir les proscrits et recruter des partisans qu'il équipa
et arma aussitôt. Il donna des fonctions élevées sur terre et sur mer à ceux qui
étaient aptes à les tenir dignement. Aussi Appien dit-il que, dans ces temps si
durs, Sextus Pompée mérita bien de la patrie et soutint l'honneur du nom qu'il
portait.
Toutefois, Sextus, qui ambitionnait de devenir maître de la
mer, appela tous les pirates expérimentés d'Afrique, d'Espagne et d'Asie. Sa
puissance inquiéta les triumvirs et sa tête fut mise à prix. Octave envoya même
contre lui Salvidiénus avec une grosse flotte. Instruit des projets de son
adversaire, Sextus se jette au-devant de lui et l'aborde impétueusement près de
Scylla. Ses navires légers et habilement manœuvrés par des mains exercées se
meuvent avec aisance et rapidité; ceux de Salvidiénus, gros et lourds, peuvent à
peine remuer. La mer s'agite, les vaisseaux pompéiens restent dociles au
gouvernail, tandis que les autres sont mis en désordre et se montrent rebelles à
toute manœuvre. La nuit étant survenue,
les deux flottes ennemies se retirèrent, non sans
avoir perdu quelques navires.
Sextus fit alliance contre les triumvirs avec Cassius et
Brutus. Après la défaite et la mort de ceux-ci, Murcus et Domitius Ahenobarbus
qui commandaient leur escadre arrivèrent se ranger sous les ordres de Sextus.
Ils infestèrent en commun les côtes d'Italie. Sextus devint alors maître
tout-puissant de la mer. Il exerçait une autorité absolue. Ses deux lieutenants
favoris étaient deux pirates, Ménodorus et Ménécratès, marins intrépides, mais
hommes sans honneur et sans foi, aussi prêts à la trahison et au crime qu'au
pillage et au combat. En vain, Murcus essaie-t-il à diverses reprises de
combattre l'influence funeste de ces deux flibustiers sur l'esprit de Pompée,
Ménodorus domine son maître. Un jour le malheureux Murcus est assassiné par
l'ordre de Sextus, et son cadavre mis en croix comme celui d'un scélérat[1].
La puissance de Sextus Pompée était véritablement formidable:
il possédait la Sicile et la Sardaigne; sa flotte immense et bien appareillée
faisait la course et interceptait les arrivages en Italie. Rome manquait de pain
comme au temps le plus florissant de la piraterie. Le peuple affamé demanda à
grands cris que les triumvirs fissent alliance avec celui qui se vantait, à
juste titre, de régner sur la mer. Antoine et
Octave étaient d'accord, non pour traiter avec
Sextus, mais pour lui faire la guerre. C'est pourquoi ils essayèrent de lever de
nouveaux impôts. Ils publièrent un édit qui obligeait les propriétaires à
fournir cinquante sesterces par tête d'esclave, et qui attribuait au fisc une
portion de tous les héritages. Cet édit porta au comble la fureur du peuple.
Dans les jeux du cirque, la foule fit éclater des applaudissements frénétiques
quand elle vit paraître la statue de Neptune, afin de témoigner ainsi sa
sympathie pour Sextus que l'on appelait Fils du dieu des mers. Quelques
jours après, le tumulte devint si grand qu'Octave se crut obligé de paraître
dans les groupes qui proféraient des menaces contre les triumvirs. Il eut été
assassiné peut-être si Antoine ne fût venu avec ses soldats et n'eut fait tuer
les plus mutins. On jeta les cadavres dans le Tibre; mais la foule ne s'en
montra que plus exaspérée, et, par de nouvelles clameurs, elle força les
triumvirs à négocier avec Sextus Pompée[1].
On arrêta le plan d'une conférence sur la pointe du cap de
Misène. Pompée avait sa flotte non loin de là, et les deux triumvirs leurs
armées en bataille vis-à-vis. Sextus demanda aussitôt à entrer dans le
triumvirat en la place de Lépidus. Cette demande fut
repoussée. Déjà Sextus allait rompre la
négociation lorsqu'à force de prières, on l'amena à diminuer ses prétentions.
Dans le traité qui fut conclu (39 av. J.-C.), il stipula pour lui-même et pour
tous ceux qui l'avaient suivi dans l'exil ou qui servaient sur ses vaisseaux. On
lui assura la possession de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse, et à ces
trois îles on ajouta l'Achaïe. On lui promit ensuite le consulat et le paiement
de 70 millions de sesterces sur les biens de son père. On accorda amnistie
pleine et entière à ceux qui s'étaient réfugiés auprès de lui; on n'excepta pas
même les proscrits, parmi lesquels se trouvaient de grands personnages, Claudius
Néron, M. Silanus, Sentius Saturninus, Aruntius, Titius, etc. Enfin, comme il y
avait dans ses équipages un grand nombre d'esclaves fugitifs, il fut décidé
qu'ils ne seraient point rendus à leurs maîtres et qu'ils jouiraient de la
liberté. A ces conditions, Sextus promit de retirer ses troupes des postes
occupés en Italie, de ne plus recevoir d'esclaves, de ne point augmenter ses
forces navales, de défendre les côtes contre les pirates et d'envoyer enfin à
Rome les redevances en blé et les impôts que lui payaient autrefois les îles qui
lui étaient abandonnées.
Quand on vit, à l'issue de la négociation, les trois chefs
s'embrasser en signe de paix et d'amitié, un même cri de joie partit de la
flotte, de l'armée et de toute l'Italie. Il semblait que ce fût la fin de toutes
les guerres et de
tous les maux. Avant de se séparer, les trois plus puissants Romains d'alors se
donnèrent des fêtes. Le sort désigna Pompée pour traiter le premier ses nouveaux
amis. «Mais où souperons-nous? demanda joyeusement Antoine.—Dans mes carènes,»
répondit Sextus en montrant sa galère. Mordante équivoque, disent les
historiens, qui rappelait qu'Antoine possédait à Rome, dans le quartier des
Carènes, la maison du grand Pompée. Au milieu du festin, quand les convives,
échauffés par le vin, lançaient mille brocards sur Antoine et sur Cléopâtre, le
pirate Ménas, lieutenant de Sextus, s'approcha de lui, et lui dit à voix basse:
«Veux-tu que je coupe les câbles des ancres et que je te rende maître, non
seulement de la Sicile et de la Sardaigne, mais de tout l'univers?» Sextus
réfléchit, la tentation était puissante; mais il répondit comme le devait faire
le fils d'un grand homme: «Il fallait agir sans m'en prévenir, Pompée ne peut
violer la foi jurée[1].» Après
avoir été fêté à son tour par Octave et par Antoine, Sextus mit à la voile et
regagna la Sicile.
La paix de Misène ne fut qu'une trêve. Sextus, roi de la mer,
était impatient de recommencer la guerre: les pirates avides de pillage, ses
funestes conseillers,
l'y excitaient sans relâche. Les triumvirs lui en fournirent le prétexte.
D'abord Antoine n'avait pas voulu le laisser entrer en possession de l'Achaïe;
ensuite Octave avait refusé de rétablir dans leurs droits et privilèges tous les
exilés et proscrits qui s'étaient réfugiés en Sicile. Sextus donna l'ordre
aussitôt aux pirates de ravager les côtes italiennes, et bientôt Rome se trouva
encore une fois en proie à la famine. Aussi le peuple disait que la prétendue
paix n'était qu'un malheur de plus et que c'était un quatrième tyran que les
triumvirs s'étaient adjoint. Octave s'empara de quelques-uns de ces pirates qui
avouèrent qu'ils obéissaient aux ordres de Sextus Pompée. Aussi, l'historien
Florus ne peut-il s'empêcher de s'écrier: «Oh! que le fils diffère du père! l'un
a exterminé les pirates ciliciens, l'autre les associe à ses desseins[1]!»
La réorganisation de la piraterie donnait une immense
puissance à Sextus, qui fondait les plus grandes espérances dans le succès de
ses armes; ses forces navales, en effet, étaient considérables, ses vaisseaux,
solidement construits et presque tous munis de tours. Quant à Octave, le rival
direct de Sextus, il ne possédait qu'un très petit nombre de vaisseaux; ses
collègues, Antoine et Lépidus, paraissaient peu disposés à le soutenir; il ne se
croyait donc pas en
mesure de résister à Sextus. Il fut admirablement servi dans cette circonstance
par les rancunes de plusieurs grands personnages qui s'étaient réfugiés auprès
de Pompée et qui gémissaient de voir leur chef si docile aux conseils de ses
affranchis et dominé même par Ménodorus. Ils finirent par exciter Pompée à se
défier de Ménodorus. Sur ces entrefaites, Philadelphe, affranchi d'Octave,
s'aboucha dans un voyage sur mer avec Ménodorus; Micylion, l'ami le plus dévoué
de Ménodorus dans l'entourage d'Octave, se chargea de détacher définitivement
Ménodorus de la cause de Pompée. Ménodorus promit de livrer la Sardaigne, la
Corse, trois légions et d'apporter le concours d'un très grand nombre d'amis.
Octave feignit d'abord de se montrer indifférent envers Ménodorus, mais il ne
tarda pas à accueillir le traître avec distinction. Il le fit inscrire parmi les
chevaliers, lui donna le commandement de la flotte, mais il lui adjoignit
prudemment un officier expérimenté, Calvisius Sabinus. Il s'empressa de
construire aussitôt de nombreux travaux de défense sur les côtes de l'Italie,
afin de s'opposer à un débarquement de Sextus. Il se transporta à Tarente pour
prendre le commandement de sa flotte, et ordonna à Ménodorus et à Calvisius de
descendre la mer Tyrrhénienne afin d'opérer une jonction dans la mer de Sicile[1].
Sextus Pompée le prévint; il envoya contre Ménodorus et Calvisius le corsaire
Ménécratès, et attendit lui-même, dans le port de Messine, l'arrivée d'Octave.
Ménécratès rencontra la flotte de Toscane à la hauteur de Cumes. Calvisius
l'avait rangée en croissant, tout près des côtes. Les navires ne pouvaient ainsi
manœuvrer que difficilement et étaient exposés, en cas d'échec, à être rejetés
sur les rochers. Cependant, malgré le désavantage de cette position, ils
combattirent longtemps avec beaucoup de valeur. Une lutte terrible s'engagea
entre la galère de Ménodorus et celle de Ménécratès. La haine qui animait les
deux corsaires semblait augmenter l'ardeur des équipages. Enfin, Ménécratès fut
blessé à la cuisse et mis hors de combat; ses marins consternés se rendirent;
quant à lui, il se jeta dans la mer pour ne pas tomber au pouvoir de son plus
cruel ennemi. Démocharès, autre affranchi de Pompée, lieutenant de Ménécratès,
prenant alors le commandement de la flotte, réunit ses meilleures trirèmes,
court à force de rames sur les bâtiments de Calvisius, en brise ou en coule
plusieurs et disperse les autres. Après ce succès, Démocharès ramène sa flotte
en bon ordre dans les eaux de Messine.
Sextus, à la tête de toute son armée navale, se porte
aussitôt contre Octave, et le bat près de l'écueil célèbre de Scylla. Il lui eut
pris ou détruit tous ses vaisseaux, si on ne lui eut signalé l'arrivée de
Ménodorus et de
Calvisius. Pour échapper à l'esclavage ou à la mort, tous les équipages d'Octave
se sauvèrent à terre, et le triumvir suivit leur exemple. Pour comble de
malheur, une tempête furieuse s'éleva, et Octave put contempler, du rocher où il
s'était réfugié, la mer couverte des débris de ses vaisseaux consumés par
l'incendie ou brisés par l'ouragan. La flotte de Ménodorus et de Calvisius, qui
avait gagné la pleine mer, échappa seule, au moins en partie, à ce grand
désastre.
Les forces navales d'Octave étaient anéanties. Tant de revers
n'abattirent pas son courage. Il fit construire de nouveaux navires et invita
ses collègues à joindre leurs efforts aux siens contre Sextus Pompée. Antoine
lui prêta 120 galères ou plutôt les échangea pour des légions, et Lépidus 70. Au
moment de reprendre la mer, Octave fit avec pompe la lustration de sa flotte. On
avait dressé des autels sur le rivage, dit Appien[1],
les galères étaient rangées en face sur deux lignes; les matelots et les soldats
observaient un profond silence. Les prêtres, après avoir égorgé les victimes,
prirent place dans des esquifs richement ornés et tournèrent trois fois autour
des navires en conjurant les dieux d'écarter les malheurs dont la flotte pouvait
être menacée.
Octave donna le signal du départ, mais une tempête
furieuse éclata
presque aussitôt, et, de nouveau, le malheureux Octave vit la mer engloutir un
grand nombre de ses navires. Ménodorus, désespérant de la fortune d'Octave, prit
la fuite avec sept navires et revint à Sextus.
Pompée ne sut pas plus profiter de la tempête que de la
victoire. C'était décidément un pauvre général. Il se complaisait dans son
triomphe. Son orgueil lui faisait regarder sottement les désastres d'Octave
comme son ouvrage. Il se faisait appeler fils de Neptune, sacrifiait à la mer,
quittait son manteau de pourpre pour en revêtir un couleur de mer et prétendait
commander aux vents[1].
Quant à Octave, «il voulait vaincre même en dépit de Neptune[2],»
et il ne négligeait rien pour arriver à son but. Le célèbre homme de guerre
Agrippa, revenu à Rome, après avoir pacifié l'Aquitaine et passé le Rhin, comme
César, fut chargé de relever la flotte du triumvir. Il s'assura d'abord d'un
port commode et sûr, en joignant ensemble et avec la mer, le lac Lucrin et le
lac Averne. Il parvint, à l'aide de prodigieux travaux, à former un bassin où il
put exercer jusqu'à 20,000 matelots. Bientôt tout fut prêt pour une nouvelle
attaque contre la Sicile. Pline[3]
rapporte qu'un jour
qu'Octave se promenait sur le rivage, un poisson s'élança de la mer et vint
tomber à ses pieds; c'était, dit-il, le temps où Sextus Pompée dominait
tellement sur la mer, qu'il avait adopté Neptune pour père; les devins,
consultés, répondirent que César verrait sous ses pieds ceux qui avaient alors
l'empire de la mer.
Instruit par ses croisières des préparatifs d'Octave, Sextus
se décida enfin à envoyer Ménodorus avec ses sept vaisseaux pour surveiller les
projets de l'ennemi. Le forban, toujours prêt à la trahison, mécontent de
n'avoir pas reçu de Pompée le commandement de la flotte, eut recours à un
singulier stratagème pour rentrer dans les bonnes grâces d'Octave. Il pensa
qu'il fallait d'abord commettre quelques hauts faits contre la flotte du
triumvir et la terrifier par une brusque attaque. En effet, au moment où on
était bien loin de s'y attendre, Ménodorus se jeta avec la rapidité de la foudre
sur les vaisseaux d'Octave, en prit plusieurs ainsi que des navires chargés de
vivres et en brûla un certain nombre. Il remplit de terreur toute la côte.
Octave et Agrippa étaient alors absents et occupés à se procurer des bois de
construction pour la flotte. Voulant se moquer de l'armée d'Octave, Ménodorus
vint aborder au milieu du sable du rivage et feignit d'être échoué. Aussitôt les
soldats d'accourir pour se jeter sur lui, mais le corsaire repoussa son
brigantin dans les flots et s'éloigna en riant de la troupe stupéfaite
d'une pareille
audace. Pensant alors qu'Octave serait heureux de voir rentrer sous ses ordres
un chef aussi vaillant, il lui fit savoir qu'il désirait reprendre du service
auprès de lui. Une entrevue lui fut accordée. Il se jeta aux pieds d'Octave qui
lui pardonna, lui rendit ses titres, mais qui eut soin depuis de le faire
surveiller secrètement[1].
Octave fut bientôt en état de recommencer la guerre. Papia,
lieutenant de Sextus Pompée, remporta d'abord un avantage: il surprit des
bâtiments de charge qui portaient quatre légions à Lépidus occupé au siège de
Lilybée, en Sicile. Les navires furent capturés ou coulés à fond et deux légions
périrent dans les flots. Agrippa attaqua Pompée et remporta une victoire
éclatante à Myles, dont Octave profita pour jeter des troupes en Sicile. Sextus
rassembla ses nombreux vaisseaux pour courir après Octave. Il l'attaqua au
moment même où son adversaire venait de débarquer, non loin de Tauroménium,
trois légions commandées par Cornificius. Octave fut vaincu, presque tous ses
vaisseaux furent pris ou brisés; lui-même ne parvint qu'à grand'peine à trouver
un refuge en Italie, dans le camp de Messala qu'il avait proscrit quelques
années auparavant. Heureusement Agrippa, qui commandait une forte escadre,
s'empara de Tyndaris. Cette conquête assurait à Octave une entrée
en Sicile; il se
hâta de débarquer vingt et une légions. Cependant Octave n'était pas au bout des
épreuves que le sort lui destinait. Dans aucune guerre il ne fut exposé à de
plus nombreux et de plus grands dangers. Un jour qu'il faisait voile entre la
Sicile et le continent pour chercher le reste de ses troupes, il fut attaqué à
l'improviste par Démocharès et Apollophanès, lieutenants de Sextus, et se voyant
sur le point d'être pris, il supplia un de ses compagnons, Proculcius, de lui
donner la mort. Mais, grâce à l'énergie de l'équipage, il put échapper avec un
seul navire. Un autre jour, comme il passait à pied près de Locres, se rendant à
Rhegium, il vit les galères pompéiennes qui côtoyaient la terre, et les prenant
pour les siennes, il descendit sur la plage où il faillit encore être pris. Il
arriva même que, tandis qu'il s'enfuyait par des sentiers détournés, un esclave
d'Emilius Paulus, qui l'accompagnait, se souvenant qu'il avait autrefois
proscrit le père de son maître, et cédant à la tentation de la vengeance, essaya
de le tuer. Octave parvint néanmoins à rejoindre Lépidus et Agrippa en Sicile,
et quelques escarmouches eurent lieu entre les armées ennemies[1].
La guerre pouvait durer longtemps encore; Pompée voulut
tenter une action décisive, et, comme il
se sentait le plus fort sur mer, il fit proposer à
Octave de terminer leur différend par un combat naval. Le triumvir, tant de fois
éprouvé sur mer, redoutait fort de tenter encore la fortune, cependant il
accepta courageusement le défi. Le 3 septembre de l'année 36 avant J.-C., les
deux flottes rivales, composées chacune de 300 vaisseaux, et placées l'une sous
les ordres d'Agrippa, et l'autre sous le commandement de Démocharès et d'Apollophanès,
se rangèrent en ligne entre Myles et Nauloque, dans un appareil formidable: tous
les navires étaient armés de tours, de catapultes et de toutes les machines à
jet alors en usage. L'action commença par le choc des galères, auquel succéda
une grêle de pierres, de flèches, de dards et de javelots enflammés; tous les
navires s'attaquèrent tantôt par la proue, tantôt par la poupe et par les
flancs. Les soldats combattaient avec une égale ardeur, les pilotes et les chefs
rivalisaient d'adresse et d'énergie. Les deux armées de terre, rangées en
bataille sur la côte, donnaient encore de l'émulation aux partis. La lutte dura
plusieurs heures, et le succès fut longtemps incertain; mais Agrippa commandait
la flotte triumvirale, et, comme Duilius, il avait armé ses navires de grappins
qui accrochaient ceux de l'ennemi plus légers, et les forçaient à recevoir
l'abordage. Ce ne fut bientôt qu'une mêlée où tout était confondu et où l'on
tuait souvent aussi bien l'ami que l'ennemi. Le mot d'ordre dont on se servait
pour se reconnaître
ne fut plus secret et devint commun aux deux partis, ce qui contribua à
augmenter le carnage, en sorte que la mer fut en peu de temps couverte de
cadavres, d'armes et de débris de navires. Agrippa, voyant que la flotte de
Sextus s'ébranlait, redoubla ses efforts et força la victoire à se déclarer pour
Octave. La flotte ennemie fut presque totalement détruite; Sextus Pompée,
oubliant qu'il avait une armée de terre, prit la fuite avec les dix-sept galères
qui lui restaient, après avoir éteint le fanal du vaisseau amiral et jeté à la
mer son anneau et ses insignes de commandement. «Jamais fuite, dit Florus[1],
depuis celle de Xercès, ne fut plus déplorable.»
Sextus avait d'abord le projet de se rendre auprès d'Antoine;
mais quand il sut qu'Octave ne songeait point à le poursuivre, il se dirigea
vers l'Asie. Il se mit alors à exercer la piraterie sur les côtes; il pilla le
temple fameux de Junon au promontoire de Lacinium, et s'établit ensuite à
Mitylène, capitale de l'île de Lesbos, qui avait reçu autrefois le grand Pompée
après sa défaite à Pharsale[2].
Sextus feignait d'attendre Antoine, mais, en réalité, il cherchait, en
augmentant le nombre de ses vaisseaux et de ses rameurs, à se substituer au
maître de l'Orient. Il traitait même secrètement avec les rois de Pont et des
Parthes, qui venaient de battre Antoine. Il envoya
des ambassadeurs à ce dernier, rentré à
Alexandrie, bien moins pour lui demander de traiter avec lui que pour être
renseigné exactement sur sa puissance en Orient. Pendant que les envoyés de
Sextus étaient auprès d'Antoine, ses autres ambassadeurs chez les Parthes furent
faits prisonniers et envoyés au triumvir, qui ne fut pas dupe des agissements de
Sextus, et qui chargea Titius, son lieutenant, de combattre Pompée, s'il
demeurait en armes, et de le ramener prisonnier en Égypte. Sextus débarqua en
Asie et organisa immédiatement une armée près de Cyzique. Il remporta quelques
succès et occupa les villes de Nicée et de Nicomédie, dont il tira beaucoup
d'argent. Malheureusement pour lui, les 70 vaisseaux qu'Antoine avait envoyés à
Octave pour la guerre de Sicile revinrent au printemps en Asie, congédiés par le
vainqueur, et Titius, parti de Syrie, se montra en même temps avec cent vingt
navires et une grosse armée. Sextus ne pouvait résister. Pour échapper à
Antoine, il prit le parti extrême de brûler son escadre et de se diriger avec
ses soldats vers la haute Asie. Mais, abandonné de la plupart des siens comme de
la fortune, il tomba entre les mains des lieutenants d'Antoine, fut conduit à
Milet et mis à mort[3] (35 av.
J.-C.).
Ainsi périt le dernier fils de Pompée. Dans sa jeunesse,
Sextus avait
obscurément exercé la piraterie et écumé la mer. Puis, s'étant fait reconnaître,
beaucoup de partisans se joignirent à lui, et il porta ouvertement, après la
mort de César, la guerre sur la Méditerranée. Il réorganisa la piraterie à son
profit, il rassembla une grosse armée et une flotte très considérable, posséda
de grandes richesses et domina sur les îles. Maître de la mer, il causa la
famine en Italie et força ses adversaires à traiter avec lui. Son plus grand
titre de gloire fut d'avoir accueilli les malheureux proscrits des guerres
civiles, de les avoir sauvés et de leur avoir procuré la joie de revivre dans
leur patrie; mais, soit par incapacité, soit, comme le dit Appien[1],
parce que les dieux avaient condamné sa cause, il ne sut pas attaquer l'ennemi,
ni profiter d'aucun avantage, se bornant seulement à défendre ce qu'il avait
acquis.
Velleius Paterculus fait le portrait suivant de Sextus:
«C'était un jeune homme sans éducation, grossier dans son langage, d'une valeur
fougueuse, d'une humeur emportée, d'une intelligence vive et prompte, très
différent de son père sous le rapport de la bonne foi, dominé par ses
affranchis, esclave de ses esclaves, servorumque servus, envieux du
mérite et se mettant à genoux devant la médiocrité. Lorsqu'il se fut rendu
maître de la Sicile, il reçut dans son camp
les esclaves et les fugitifs, et augmenta de la
sorte le nombre de ses légions. Ménas et Ménécratès, affranchis de son père,
qu'il avait mis à la tête de ses flottes, infestaient les mers de leurs
pirateries, et Sextus appliquait le produit de leurs rapines à son entretien et
à celui de son armée, ne rougissant pas de livrer aux brigandages et aux
dévastations les mers que les armes du grand Pompée, son père, avaient purgées
des pirates[1].»
Sextus n'avait pas été vaincu seul, la piraterie tomba avec
lui. Jamais elle n'avait été organisée d'une manière plus redoutable; c'était à
elle et à ses chefs expérimentés que Sextus avait dû tous ses succès. La guerre
contre Sextus a été considérée par tous les auteurs que nous avons cités si
fréquemment comme une guerre contre la piraterie. Pline l'Ancien le dit
formellement[2]. C'est surtout
à ce titre que de si grands honneurs furent décernés à Octave, après sa
victoire, par Rome délivrée de la famine. Le sénat et le peuple, couronnés de
fleurs, se portèrent au-devant de lui, et lui firent cortège au temple et
jusqu'à sa demeure. On décréta l'ovation, des prières publiques, une statue d'or
sur le Forum en costume de triomphateur, et portant sur son piédestal
l'inscription ci-après: «Au restaurateur de la
paix sur terre et sur mer après de longues
dissensions[3].» Octave, de son
côté, s'empressa d'accorder à Agrippa la couronne rostrale[4].
Octave acheva d'anéantir la piraterie dans ses guerres de
trois années contre les Illyriens, les Japodes, les Liburnes, les Corcyréens,
les Pannoniens, les Dalmates et autres peuplades des régions montagneuses des
bords de l'Adriatique, semblables à la Cilicie et à l'Isaurie, qui avaient
repris leurs courses sur mer et recommencé leurs brigandages comme au temps de
la reine Teuta et de Démétrius de Pharos. A la prise de Métulum, courageusement
défendue par les Japodes, Octave monta lui-même à l'assaut et reçut trois
blessures. Tous ces peuples furent vaincus et soumis. Octave leur enleva tous
leurs vaisseaux, afin de les mettre dans l'impossibilité de se livrer de nouveau
à la piraterie[5].
La piraterie détruite ne joua aucun rôle dans la lutte entre
Octave et Antoine qui se termina par la grande victoire navale d'Actium (2
septembre 31 av. J.-C.) qui donna à Octave-Auguste vainqueur l'empire romain.
Le premier soin d'Auguste fut d'assurer son autorité dans le
monde romain. Pour maintenir la tranquillité
dans les provinces maritimes de l'empire alors si
admirablement disposé tout autour de la Méditerranée, pour protéger la
navigation contre la piraterie, il fallait des forces navales importantes.
Auguste entretint toujours deux flottes: l'une à Misène (Campanie), commandant à
la Sicile, à l'Afrique et à l'Espagne; l'autre, forte de 250 vaisseaux, à
Ravenne, d'où elle tenait en respect l'Illyrie, la Liburnie, la Dalmatie,
l'Épire, la Grèce et l'Asie-Mineure[1].
Tous les vaisseaux de guerre, dit Végèce[2],
se construisaient sur le modèle des liburnes, faites principalement avec le
cyprès, le pin, le mélèze et le sapin, et dont les pièces étaient reliées avec
des clous de cuivre non sujets à la rouille. Quant à la grandeur des bâtiments,
les plus petites liburnes avaient un seul rang de rames, les moyennes en avaient
deux et les autres trois, quatre et quelquefois cinq. Certains navires étaient
peints d'un vert qui imitait la couleur de mer, les matelots et les soldats
étaient aussi habillés avec des vêtements de cette couleur pour être moins vus
de jour et de nuit lorsqu'ils allaient à la découverte. De plus, des navires
stationnaient sur le Danube et dans l'Euxin; des escadres gardaient les côtes de
la Gaule; des flottilles composées de petits bâtiments parcouraient les
principaux fleuves.
Celle du Rhône hivernait à Arles; celle de la Seine à Lutèce. Végèce dit que ces
bâtiments croiseurs dont on se servait pour les gardes du Danube et des autres
fleuves des frontières étaient d'une perfection inimitable.
La Méditerranée entière était enfin délivrée de la piraterie,
le Romain pouvait alors la contempler avec orgueil et l'appeler mare nostrum.
Les discordes civiles étaient étouffées, les guerres extérieures éteintes, le
temple de Janus fermé, la force des lois, l'autorité des jugements rétablies,
les bras rendus à l'agriculture, le respect à la religion, la sécurité aux
citoyens, la confiance à toutes les propriétés. Aussi quel concert d'éloges dans
les historiens et de louanges dans les poètes pour celui que quelques-uns
appelaient un dieu et que l'empire romain tout entier vénérait comme le Père de
la Patrie!
Mais ce qui fut peut-être le plus sensible aux Romains et aux
peuples étrangers, ce fut de voir la mer purgée des brigands qui l'avaient
écumée pendant des siècles, et de pouvoir en même temps naviguer, trafiquer et
recevoir des vivres en abondance. Suétone rapporte, à ce sujet, une anecdote
d'un haut intérêt. Un jour qu'Auguste naviguait près de la rade de Pouzzoles,
les passagers et les matelots d'un navire d'Alexandrie, qui était à la rade,
vinrent le saluer, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs. Ils brûlèrent
même devant lui de l'encens, et
le comblèrent de louanges et de vœux pour son
bonheur, en s'écriant que c'était par lui qu'ils vivaient, à lui qu'ils devaient
la liberté de la navigation et tous leurs biens, «per illum se vivere, per
illum navigare, libertate atque fortunis per illum frui». Ces acclamations
le rendirent si joyeux qu'il fit distribuer à tous ceux de sa suite quarante
pièces d'or, en leur faisant promettre sous serment qu'ils n'emploieraient cet
argent qu'en achats de marchandises d'Alexandrie[1].
Auguste corrigea aussi une foule d'abus aussi détestables que
pernicieux qui étaient nés des habitudes et de la licence des guerres civiles et
que la paix même n'avait pu détruire. Ainsi la plupart des voleurs de grands
chemins portaient des armes publiquement, sous prétexte de pourvoir à leur
défense, et les voyageurs de condition libre ou servile étaient enlevés sur les
routes, et enfermés sans distinction dans les ateliers des possesseurs
d'esclaves. Il s'était aussi formé, sous le titre de «communautés nouvelles»,
des associations de malfaiteurs qui commettaient toutes sortes de crimes.
Auguste contint tous ces brigands, en plaçant des postes où il en était besoin;
il visita les ateliers d'esclaves et dispersa les communautés dont
l'organisation lui paraissait contraire à l'ordre public et aux bonnes mœurs[2].
Transformation inouïe, le farouche pirate cilicien devint l'heureux et paisible
jardinier, Corycium senem, que chante Virgile; la ville de Tarse, en
pleine Cilicie, fut, après la disparition de la piraterie, la grande ville
savante de l'Orient, l'émule d'Alexandrie. Au siècle d'Auguste, ses écoles
encyclopédiques, fréquentées par une studieuse jeunesse indigène, étaient tenues
pour supérieures même à celles d'Alexandrie et d'Athènes; elles produisaient en
abondance des maîtres habiles, surtout des philosophes, qui allaient porter leur
science au dehors, à Rome, et jusque dans la famille des Césars[1].
Tarse fut la patrie du stoïcien Athénodore, précepteur de Tibère, et du grand
apôtre saint Paul.
Citerai-je, après tant d'autres, les vers si connus des plus
grands poètes de Rome, en l'honneur d'Auguste:
Tutus bos etenim prata præambulat,
Nutrit rura Ceres, almaque Faustitas;
Pacatum volitant per mare navitæ.
«Grâce à toi, dit Horace[2],
le bœuf parcourt en paix les prairies; Cérès et la douce abondance fécondent nos
champs; les navires volent sur la mer pacifiée.»
Pour Virgile[1], Auguste est un
dieu:
An deus immensi venias mari, ac tua nautæ
Numina sola colant, tibi serviat ultima Thule!
«Viens-tu régner sur la mer immense, seul dieu qu'adorent les
matelots et qui seras invoqué jusqu'aux rivages de la lointaine Thulé?»
Le peuple romain entier, jouissant de la paix, vivant dans
l'abondance, s'écriait par la bouche du plus grand de ses poètes:
Deus nobis hæc otia fecit:
Namque erit ille mihi semper deus[2].
«C'est un dieu qui nous a fait ces loisirs: oui, il ne
cessera jamais d'être un dieu pour moi.»
A l'âge de soixante-seize ans, le grand empereur, qui depuis
un demi-siècle gouvernait le monde, rédigea son testament politique. De ce
document d'une grandeur saisissante qui nous a été conservé dans les ruines d'un
temple d'Ancyre, je détacherai ce qui a trait à l'histoire de la piraterie:
«J'ai rétabli la paix sur la mer, dit Auguste, en la
délivrant des pirates qui l'infestaient, et à la suite de cette guerre, j'ai
remis à leurs maîtres, pour qu'ils leur fissent subir le supplice mérité,
environ trente mille esclaves qui s'étaient enfuis de chez
ceux auxquels ils
appartenaient et qui avaient porté les armes contre la République...
»Pour honorer ma conduite, on m'a, par un sénatus-consulte,
Auguste, et décrété que le chambranle des portes de ma demeure serait
décoré de lauriers, et qu'au-dessus de l'entrée serait placée une couronne
civique et que, dans la Curia Julia, serait mis un bouclier d'or dont
l'inscription attesterait qu'il m'était donné par le Sénat et le peuple romain
en souvenir de mon courage, de ma clémence, de ma justice et de ma piété...
»Pendant mon treizième consulat, le Sénat, l'ordre équestre
et le peuple me donnèrent le titre de Père de la Patrie, et décidèrent
que ce titre serait inscrit dans ma demeure, dans la Curie et le Forum Auguste,
sous un quadrige érigé en mon honneur...[1]»