La traite des esclaves fut un des objets principaux de la
piraterie. Le trafic des esclaves dans l'antiquité païenne était un besoin non
seulement de la barbarie, mais de la civilisation elle-même, et devenait par
conséquent l'une des excitations les plus puissantes à l'exercice de la
piraterie publique ou privée.
Les prisonniers de guerre forment le fond de l'esclavage, et
c'est par la guerre que le nombre des esclaves s'est élevé à un chiffre énorme
dans l'antiquité. Les bas-reliefs égyptiens et assyriens représentent de longs
défilés de captifs personnifiant les populations conquises et ayant des traits
différents les uns des autres qui ont servi à déterminer les types de plusieurs
peuples modernes. L'histoire nous apprend qu'après certaines conquêtes, c'était
par milliers, par millions même, que le vainqueur comptait ses esclaves.
Le commerce des esclaves se faisait à la suite des
armées, dans les camps et dans les pays
étrangers. Il remonte à l'époque la plus ancienne de l'histoire: On voit des
reproductions évidentes de cet usage sur les monuments d'Égypte. Aux différents
âges où la piraterie domina sur la Méditerranée, les places publiques de l'Asie,
de l'Afrique, de la Grèce et de l'Italie, regorgèrent de cette marchandise
humaine. Les Grecs qui tombaient entre les mains des pirates étaient vendus au
loin et perdaient leur liberté jusqu'au jour où ils pouvaient se racheter par
une forte rançon. Platon et Diogène éprouvèrent ce malheur; les amis du premier
donnèrent mille drachmes pour le racheter; le second resta dans les fers et
apprit aux fils de son maître à être vertueux et libres[1].
Il en fut de même à l'époque romaine, et j'ai dit que de grands personnages de
Rome étaient tombés au pouvoir des pirates qui les employaient aux plus rudes
travaux. Sous la république, on vit les chevaliers qui prenaient à fermage
l'impôt des provinces y pratiquer l'usure, vendre comme esclaves les débiteurs
insolvables et exercer la piraterie pour se procurer de la marchandise humaine.
Souvent ces chevaliers, et même les gouverneurs républicains, ne respectaient
pas la personne du citoyen romain.
En Grèce et en Italie, le nombre des esclaves dépassait de
beaucoup celui des citoyens. La traite des
esclaves était pratiquée sur une grande échelle par les pirates. Tout le monde
voulait des esclaves; le plus pauvre citoyen en avait plusieurs; Horace qui
n'était pas riche en possédait trois. L'esclave lui-même n'aspirait à la liberté
que pour en posséder à son tour: «Quand je serai libre, dit Gripus[1],
j'achèterai une terre, une maison à la ville, des esclaves, j'équiperai de
grands navires pour le négoce.»
Jam ubi liber ero, igitur demum instruam agrum,
ædeis, mancipia,
Navibus magnis mercaturam faciam.
Chaque riche avait plus de mille esclaves. Le prix des
esclaves était très élevé, surtout quand c'étaient des esclaves artistes ou
littérateurs; ces derniers se vendaient couramment 25,000 francs, quelquefois
plus. Que l'on juge par là de l'ardeur que les pirates devaient mettre à se
procurer cette précieuse marchandise. Les riches favorisaient même la piraterie
et encourageaient la concurrence afin d'avoir les esclaves à des prix moins
élevés. Au dire de Plutarque[2],
des chevaliers, les plus grands noms de Rome, équipaient des vaisseaux corsaires
et se joignaient aux pirates. Ce fut grâce à l'appui qu'elle trouva ainsi dans
Rome que la piraterie put se développer au point de devenir une puissance
formidable. Ainsi que le fait très bien remarquer M. Wallon, dans son bel
ouvrage, l'Histoire de l'esclavage, le
besoin d'esclaves stimulait la piraterie qui, transformée en traite des blancs,
était devenue la profession commerciale la plus lucrative et la plus répandue
dans l'antiquité.
C'étaient surtout les petits royaumes asiatiques que visitait
le pirate marchand d'esclaves, appelé par les Grecs άνδραποδοκάπηλος (andrapodocapèle),
et par les Romains leno, ou encore mango. Il y avait une raison à
cela: l'esclave syrien était estimé pour sa force; l'asiatique, l'ionien
surtout, l'était pour sa beauté; l'alexandrin était le type accompli du chanteur
et de l'esclave dépravé. Les auteurs comiques et satiriques abondent en précieux
renseignements sur les diverses qualités des esclaves. Les courtisanes qui
jouent un si grand rôle dans la vie antique, étaient l'objet d'un commerce
étendu, et les pirates en étaient les grands pourvoyeurs. Les femmes libres
elles-mêmes étaient enlevées; j'ai cité de nombreux exemples de ces enlèvements
rapportés par les historiens, et que de fois la scène a représenté les aventures
de ces malheureuses, ravies à leurs parents, ce qui fait supposer que ces sortes
de rapts étaient très communes. A Athènes, on désignait sous le nom d'
άνδραποδισταί (andrapodistai), la classe des malfaiteurs qui s'emparaient
des personnes libres et les vendaient comme esclaves. Ces ventes étaient si
répandues qu'une loi, attribuée à Lycurgue, avait établi que nul ne pourrait
traiter avec un marchand d'esclaves sans se faire
représenter un certificat constatant que la personne vendue avait déjà servi
chez un autre maître nominativement désigné[1].
Les marchés d'esclaves les plus célèbres à l'époque grecque
étaient à Corinthe, à Égine, à Cypre, en Crète, à Éphèse, et surtout à Chio. A
l'époque romaine, la grande échelle de Délos était devenue le grand centre
commercial de la traite. C'était là que les corsaires crétois et ciliciens
vendaient et livraient leur marchandise aux spéculateurs d'Italie. Entre le
lever et le coucher du soleil on vit une fois débarquer et mettre aux enchères
dix mille malheureux. Les lenones et les mangones exposaient
ordinairement tout nus les esclaves à vendre, portant sur leur tête une couronne
et au cou un écriteau sur lequel leurs bonnes et leurs mauvaises qualités
étaient détaillées. Si le leno avait fait une fausse déclaration, il
était obligé de dédommager l'acheteur de la perte que celui-ci pouvait faire, et
même, dans certains cas, de reprendre l'esclave. Ceux que le marchand ne voulait
pas garantir étaient mis en vente avec une sorte de bonnet (pileus) sur
la tête, afin que l'acheteur fût bien averti. Les esclaves venus des pays situés
au delà des mers portaient à leurs pieds des marques tracées avec de la craie,
et leurs oreilles étaient percées. C'était à
Pouzzoles que les pirates débarquaient de préférence leur marchandise, en
étalant un luxe insolent. Un de ces pirates marchands d'esclaves est appelé par
Horace «roi de Cappadoce!» Il n'y avait sorte de ruses qui ne fussent employées
par ces traitants pour dissimuler les défauts de leurs esclaves ou pour exagérer
leurs perfections; ils savaient donner aux membres plus de poli, de rondeur et
d'éclat.
Les pirates avaient un marché national en Cilicie, à Sidé. Là
se trouvait le grand entrepôt des prises faites sur les villes maritimes du
continent, et ces prises consistaient principalement en créatures humaines. Sidé
fut pendant de longues années le principal marché aux esclaves du monde romain.
On y avait établi des bazars où les prisonniers étaient vendus aux enchères.
Après la destruction de la piraterie, Sidé n'en continua pas moins le même
commerce[1], elle devint le
port le plus considérable de la région, et ses habitants, en grande partie des
aventuriers prêts à tout entreprendre, acquirent d'immenses richesses. Au Xe
siècle, elle conservait encore sa mauvaise réputation. Constantin Porphyrogénète
la nommait l'officine des pirates, piratarum officina.