Les historiens grecs et romains auxquels j'ai fait de si
nombreux emprunts pour le développement de la partie historique de la piraterie
ne sont pas les seuls à consulter sur cette matière, il faut aussi interroger
les œuvres purement littéraires, si l'on veut avoir une idée complète de la
piraterie dans l'antiquité. Le théâtre, la comédie surtout, reflet des mœurs,
abonde en aperçus précieux et en documents curieux sur la piraterie. C'est dans
les œuvres des grands auteurs comiques que je trouverai, jetés çà et là, une
foule de traits caractéristiques et une multitude de renseignements concernant
la vie et les mœurs des pirates, marchands d'esclaves. Combien la moisson serait
plus abondante si la comédie grecque n'avait pas disparu! A défaut des œuvres
des poètes comiques de la Grèce reste le théâtre de Plaute et de Térence,
imitateurs d'Épicharme, de Ménandre, de Philémon, de Diphile, d'Alexis, et les
scènes qu'il
contient sur la piraterie tiennent à la fois de la Grèce et de Rome, comme du
reste les personnages et les mœurs.
En dehors de l'histoire, le théâtre suffirait pour nous
apprendre que la piraterie était en pleine vigueur dans le monde ancien. En
effet, il n'est presque pas de pièce où l'intrigue ne roule sur des enlèvements
de jeunes filles et de jeunes gens. Je n'ai qu'à citer par exemple le sujet de
la pièce du Pœnulus, le petit Carthaginois, imitée de Ménandre, pour le
prouver. Dans le prologue, Plaute expose qu'il y avait à Carthage deux pères
auxquels on enleva à l'un son fils âgé de sept ans, et à l'autre ses deux filles
en bas âge avec leur nourrice. Le garçon fut transporté à Calydon et vendu à un
vieillard qui l'adopta et le fit son héritier; quant aux deux jeunes filles,
elles furent achetées, argent comptant, avec leur nourrice, par un marchand
d'esclaves, le plus exécrable des hommes, si toutefois un leno est un
homme,
Præsenti argento, homini, si leno 'st homo,
Quantum hominum terra sustinet, sacerrumo.
Dans la fameuse pièce des Ménechmes, le chef-d'œuvre
de Plaute, un des chefs-d'œuvre aussi de notre poète comique Regnard, il s'agit
encore d'enlèvement. Dans le Câble (rudens), imité de Diphile,
Palæstra, fille de Démonès de Cyrène, est tombée
toute jeune entre les mains d'un pirate qui l'a
vendue au trafiquant Labrax. Il en est de même dans le Curculio (le
Charançon), dans le Persan et autres comédies de Plaute où des
personnes, enlevées et considérées comme esclaves, recouvrent plus tard leur
qualité de citoyennes libres, après mille intrigues imaginées par le poète.
Plaute, qui vivait à une époque où la piraterie était
maîtresse de la Méditerranée, composa même une comédie intitulée les Pirates
ou l'Aveugle, Prædones vel cœcus. La perte de cette œuvre nous est
particulièrement sensible; que de détails intéressants elle nous eut donnés sur
la piraterie! Il n'en reste que quelques vers; l'un d'eux résume en lui seul
l'histoire de la piraterie:
Ita sunt prædones, prorsum parcunt nemini,
«Voilà comme sont les pirates, ils n'épargnent personne!»
D'ingénieux interprètes, M. Naudet, entre autres, ont donné par conjecture
l'analyse de cette pièce qu'ils ont refaite à la manière de Cuvier. D'après eux,
la comédie des Pirates était sans doute une pièce de circonstance, du
moins en partie. Plaute excitait ou flattait la haine des Romains contre
Carthage. On mettait en scène des pirates africains. Les spectateurs romains
admiraient les richesses d'une demeure ou d'une ville près de laquelle
les flibustiers
avaient débarqué. On s'apprêtait au combat; peut-être l'invasion arrivait-elle
au milieu d'une fête. Les brigands triomphaient. Ils se vantaient de leurs
violences,
«Je suis perdu, s'écrie un des personnages, en entendant
parler un de ces pirates, c'est un Africain!»
Ils menaçaient les vaincus de la torture pour les contraindre
à dire où leurs richesses étaient cachées:
Si non strenue fatetur, ubi sit aurum, membra
ejus exsecemus serra.
Dans toutes les comédies de Plaute et de Térence, imitées ou
non des poètes comiques grecs, on retrouve toujours un personnage indispensable,
le marchand d'esclaves, le leno. Ces poètes sont très durs pour ces
misérables voleurs et vendeurs d'esclaves; ils en parlaient du reste en
connaissance de cause, Plaute était esclave, et Térence avait été enlevé par des
pirates. Il n'est pas étonnant dès lors de trouver dans leurs œuvres une science
profonde des ruses et des spéculations du leno, des misères et des mœurs
de l'esclave. Dans Plaute surtout, le caractère des esclaves, leurs fourberies,
et aussi leurs souffrances, sont reproduites avec une vérité et une énergie
admirables. A l'époque où les poètes comiques grecs et latins mettaient sur la
scène des marchands
d'esclaves, c'était, je l'ai déjà dit, au moment de la plus grande puissance des
pirates; aussi, le leno est-il, à proprement parler, un pirate, et non
pas exclusivement un marchand. En effet, ce sont généralement des étrangers que
le leno amène sur le marché, et la plupart de ces étrangers des deux
sexes ont été ravis à leurs parents et à leur patrie. Le leno est un
misérable, un être sans honneur, les poètes ne lui ménagent pas les injures.
Dans la comédie du Persan, de Plaute, Toxile apostrophe le leno
Dordalus en ces termes: «Ah! te voici ... être impur, infâme, sans foi ni
loi, fléau du peuple, vautour de l'argent d'autrui, insatiable, méchant,
insolent, voleur, ravisseur effronté! Trois cents vers ne suffiraient pas pour
exprimer tes infamies[1]!»
Dans un grand nombre de vers le leno est ainsi
injurié.
Dans les Adelphes de Térence, Sannion paie
d'impudence:
«Marchand d'esclaves, c'est vrai, je l'avoue; je suis la
ruine des jeunes gens, un voleur, un fléau public[2]»,
et le poète nous fait voir ce leno se dirigeant avec une riche cargaison
de femmes et d'opulentes
marchandises vers l'île de Cypre, consacrée à Vénus, et centre d'un grand
commerce de courtisanes.
C'est ainsi que l'on trouve dans le théâtre antique mille
traits ayant rapport à la piraterie et au danger de la navigation.
Un voyage était le grand souci de l'époque, j'ai dit que pour
se mettre en mer on préférait la saison d'hiver et les temps orageux, on aimait
mieux exposer sa vie que sa liberté. Un des personnages de Plaute ne peut
s'empêcher de dire comiquement, et le trait est bien vrai, du moins en ce qui
concerne le vaisseau: «Celui qui veut se préparer beaucoup d'embarras n'a qu'à
se donner deux choses, un vaisseau et une femme!»
Negoti sibi qui volet vim parare
Navem et mulierem, hæc duo conparato[1].
Non seulement la piraterie fournissait des sujets de comédies
au théâtre, elle avait encore du retentissement dans les écoles de
déclamation. L'histoire de la déclamation romaine est très intéressante,
j'en dirai quelques mots avant d'indiquer les sujets que l'enseignement de cet
art a empruntés à la piraterie.
Les Romains entendaient par le mot declamatio un
exercice d'éloquence. L'enseignement de la déclamation apporté par des rhéteurs
grecs à Rome ne s'y établit d'une manière définitive qu'après la mort du
vieux Caton. On se
rappelle, en effet, ce qui arriva au sujet de la mission de Diogène, de
Critolaüs et de Carnéades, les trois délégués d'Athènes pour la négociation
diplomatique de l'occupation d'Oropos. Ces habiles rhéteurs, en attendant la
décision du Sénat, réunissaient autour d'eux l'élite de la jeunesse romaine et
la charmaient par leur science philosophique, par leur éloquence, et par les
grâces de leur esprit. Les pères excitaient leurs enfants à s'appliquer aux
lettres grecques et à rechercher la société de ces hommes admirables. Seul, le
sévère censeur fut effrayé des séductions exercées par les envoyés d'Athènes sur
ses concitoyens. Craignant que la jeunesse ne préférât la gloire de bien à dire
à celle de bien faire et de se distinguer dans la carrière des armes, il demanda
énergiquement au Sénat l'expulsion de ces rhéteurs, otiosi, inepti,
loquaces, qui démontraient le matin l'utilité, le soir l'inutilité de la
vertu, et savaient si bien, disait-il, faire du juste l'injuste et de l'injuste
le juste. Mais Caton mort (149 av. J.-C.), les rhéteurs affluèrent, ouvrirent
des écoles qui obtinrent la plus grande faveur de la part du public, et l'héllénisme
se répandit désormais victorieusement sur l'Italie.
Græcia capta ferum victorem cepit, et artes
Intulit agresti Latio[1].
L'enseignement le plus goûté à Rome était celui de la déclamation. Il fallait,
en effet, savoir parler pour arriver aux fonctions publiques, et chaque citoyen
considérait le service de l'État comme un devoir. Les professeurs étaient
généralement esclaves; ils fondaient des écoles ou cours de déclamation en
langue grecque où les jeunes gens apprenaient à soutenir des discussions
philosophiques et à prononcer des éloges et des harangues judiciaires. La
méthode d'improvisation occupait le premier rang dans l'enseignement
sophistique. Ces déclamateurs que Cicéron appelait des ouvriers en paroles, à la
langue agile et bien exercée, operarios, lingua celeri et exercitata,
habituaient leurs disciples à s'armer d'équivoques et de sophismes pour faire
triompher le mensonge et la vérité. Quelques Romains, tels que L. Præconius,
surnommé Stilo, «l'homme au style», M.-S. Postumus, L.-P. Gallus,
professèrent en langue latine. Cicéron, lui-même, qui aimait tant à prononcer
des discours, eut l'idée de déclamer devant ses amis, et souvent même devant les
amis et les généraux de César, Balbus, Oppius, Matius, Pansa, Hirtius, Dolabella,
etc. Il mit l'usage de la déclamation à la mode précisément au moment où
l'éloquence politique allait disparaître. C'était après Pharsale.
L'empire opéra un grand changement à Rome: la vie publique
n'exista plus, les citoyens cessèrent de s'occuper des affaires de l'État. On
fut désoccupé,
suivant l'expression de madame de Sévigné. On se jeta dans l'étude des
belles-lettres, ce qui faisait gémir Horace: «Ignorants ou habiles nous écrivons
tous», disait-il, et Sénèque s'écriait: «Nous souffrons de l'intempérance de la
littérature, litterarum intemperantia laboramus.» Le forum devint désert,
l'empereur, selon les termes de Tacite, ayant pacifié l'éloquence comme tout le
reste. Elle fut donc réduite à ne plus vivre que par elle-même; on déclama pour
le plaisir de déclamer, et l'empire fut la plus belle époque de la déclamation.
Les écoles des rhéteurs, placées sous la surveillance du préteur, regorgeaient
d'élèves. Les jeunes gens étaient d'abord exercés au genre démonstratif, ils
prononçaient des laudationes ou panégyriques dans lesquels on louait les
dieux, les grands hommes, les qualités de l'âme, les villes, etc... Les matières
d'amplifications étaient dictées avec les formules de lieux communs, sur
lesquels Cicéron a écrit un curieux traité, les Topiques, imité
d'Aristote. Puis venaient dans le genre délibératif ce que l'on appelait les
suasoriæ. Il y avait enfin les controverses, controversiæ, dans le
genre judiciaire. C'est de ce dernier dont je vais parler, car on y retrouve la
piraterie.
Les jeunes gens soutenaient des thèses affirmatives et
négatives devant un auditoire nombreux et composé de leurs parents, de leurs
amis et des gens du grand monde. Les sujets sur lesquels roulaient les
controverses
n'étaient pas très variés, il en résultait une sorte de concours où plusieurs
orateurs parlaient dans le même sens et cherchaient à surpasser leurs rivaux en
habileté, en imagination ou en esprit. Sénèque le Rhéteur et Quintilien
fournissent chacun un volume de ces controverses.
Les controverses classiques par excellence étaient empruntées
à la piraterie. Je n'entrerai pas dans l'examen de chacune de ces déclamations,
très fastidieuses généralement, je me bornerai à signaler qu'un grand nombre de
déclamations sont brodées sur le canevas suivant: Des jeunes gens «enlevés par
des pirates» écrivent à leurs pères de les racheter; la rançon payée, ces jeunes
gens, revenus dans leur patrie, refusent de nourrir leurs parents. La loi
ordonnait d'enchaîner tout enfant qui ne nourrissait pas ses parents. Devait-on
leur faire application de cette loi? Souvent la discussion devenait vive parce
qu'on supposait que l'enfant ingrat avait eu «l'insigne honneur de tuer un
tyran», action qui le mettait au-dessus des lois et lui attirait la
bienveillance des juges-déclamateurs. Le tyrannicide était l'homme à la mode
dans les écoles de déclamation. Juvénal nous apprend que la classe nombreuse du
rhéteur Vectius immolait en chœur dans ses compositions les farouches tyrans[1].
La plupart du temps on supposait aussi que
le meurtrier était le plus proche parent du tyran,
et l'on discutait s'il devait être puni ou récompensé.
Parmi toutes ces déclamations il en est une beaucoup plus
intéressante que les autres, celle de la Fille du chef de pirates,
Archipiratæ filia, dont voici le sujet: Un jeune Romain enlevé par les
pirates écrit à son père de le racheter, mais le père reste inflexible. La fille
du chef des pirates s'éprend d'amour pour le captif et lui fait promettre de
l'épouser si elle parvient à le délivrer. Les deux amants s'échappent, et le
jeune homme, fidèle à son serment, épouse sa libératrice. Aucun enfant n'étant
né de cette union, le père du jeune Romain veut contraindre son fils à répudier
sa femme ou à la vendre. Sur le refus de celui-ci, le père le désavoue et le
déshérite. Était-il fondé à le faire en droit?—Telle est la proposition de cette
controverse[1]
exceptionnellement intéressante, attrayante même par les développements que lui
donnaient des orateurs jeunes et pleins d'imagination.
Les uns montraient, en effet, le captif couvert de haillons,
enchaîné et gisant au fond d'un horrible cachot. Puis, ils faisaient apparaître
la jeune fille, douce, sensible, aimante, née probablement de quelque captive,
car elle n'avait rien des mœurs des pirates, nihil in illa deprehendi poterat
piraticum; elle
supplie son père, se jette à ses genoux en l'implorant en faveur du malheureux
prisonnier dont les souffrances lui arrachent des larmes. La fille du pirate
parvient enfin à délivrer le captif, les deux amants prennent la fuite et
arrivent à Rome. Là, ils trouvent un père inflexible qui veut les séparer.
«Partons, leur fait-on dire, puisque nous ne pouvons partager le même bonheur,
nous partagerons du moins la même infortune.»
D'autres soutenaient que la jeune fille n'avait pas agi sous
l'impression de la pitié pour les souffrances du captif, mais sous l'empire
seulement de la volupté; d'autres, qu'elle avait suivi le Romain, non par amour,
mais par haine envers son père, un chef de pirates. «Il faut se défier, disait
un déclamateur, de cette fille audacieuse, née et élevée au milieu des pirates,
et impie envers son père.» L'un des orateurs essayait d'ébranler la fidélité de
l'époux en s'écriant: «Quel est ce tumulte, l'incendie nous entoure, les paysans
fuient épouvantés, ô jeune homme, voici ton beau-père!»
Quand on en venait aux voix, les jeunes auditeurs se
prononçaient tous en faveur des amants.
Je suis entré dans quelques développements sur cette
déclamation, il me semble qu'elle contient les germes du roman dans
l'antiquité, et c'est la piraterie qui en a fourni le sujet. Mlle de
Scudéri s'en est inspirée dans son roman de Clélie. Cette
controverse lui a
donné l'idée de dépeindre la Méditerranée sillonnée par les pirates et de
décrire un brillant combat entre son héros Aronce et un corsaire qui
emportait sur son brigantin des Romains enchaînés parmi lesquels se trouvaient
Clelius et la fameuse Clélie, sa fille. C'est un des meilleurs passages de ce
roman. Mlle de Scudéri a traité l'épisode des pirates d'une manière
en tous points conforme aux données de l'histoire.
La controverse de l'Archipiratæ filia est un souvenir
perpétué dans les écoles de déclamation de certaines aventures romanesques qui
se produisirent au moment où la piraterie était maîtresse de la mer. L'amour, en
effet, ne pouvait-il pas naître dans le cœur des filles des pirates quand elles
voyaient parmi les captifs de jeunes Romains, de haute aristocratie et de belles
manières, surtout quand ce captif était un Clodius ou un César? Et de même ne
peut-on pas supposer avec quelque raison que de jeunes Romaines furent séduites
aussi par la vie aventureuse, la brillante audace et les immenses richesses de
certains corsaires, possédant, au dire de Plutarque[1],
des navires dorés, des rames d'argent, des voiles de soie éclatante, et
parcourant les mers, mollement étendus sur des tapis de pourpre de l'Orient,
pendant que de joyeux concerts retentissaient sur le
pont de leurs somptueuses galères. Combien de
fois la jeune fille ne dut-elle pas profiter du bénéfice de la loi qui lui
donnait le droit d'épouser son ravisseur, si elle n'exigeait pas sa mort?
On voit par l'esquisse rapide que je viens de tracer, que la
piraterie occupait singulièrement les esprits dans l'antiquité puisqu'on la
retrouve même dans les œuvres littéraires. C'était à un tel point que l'on
discutait en philosophie[1] si
les navigateurs, au retour d'un voyage au long cours, et témoins du départ
d'autres voyageurs, ne devaient pas s'empresser de les avertir non seulement des
tempêtes et des écueils, mais encore des pirates qu'ils pourraient
rencontrer. Cet empressement était la conséquence de la bienveillance naturelle
qu'on ressent pour ceux qui vont à leur tour s'exposer aux dangers auxquels on
vient d'échapper.