L'expédition des Argonautes est à moitié vraie et à moitié
fabuleuse. Elle eut peut-être un plus grand retentissement que le siège et la
prise de Troie, quoiqu'elle fût antérieure à ces grands événements. Homère[1]
dit en parlant du navire que montait Jason: «Argo présent au souvenir de
tous.» Un grand nombre de poètes anciens dont les œuvres ne nous sont pas
parvenues ont pris la tradition argonautique pour sujet de leurs chants[2].
Elle peut, sous sa forme la plus complète se diviser en cinq parties: 1°
l'histoire de la toison d'or; 2° l'occasion et le préparatif du départ des
Argonautes; 3° les aventures de leur voyage; 4° leur séjour en Colchide; 5° le
retour. Le développement de chacune de ces parties ne peut rentrer dans le cadre
de cet ouvrage, mais cette grande expédition
mérite qu'on s'y arrête quelques instants à cause
de l'intérêt qu'elle présente au point de vue de l'histoire de la piraterie.
Et d'abord, au risque de se montrer irrévérencieux envers des
héros exaltés par Orphée, Pindare, Hérodote, Apollonius de Rhodes et Valérius
Flaccus, il faut reconnaître que Jason et ses compagnons ont été de véritables
pirates. En effet, si l'on élague tous les merveilleux incidents, toutes les
poétiques fictions dont l'imagination hellénique l'a parée, que reste-t-il de
cette légende? Un fond traditionnel bien connu. Les Sidoniens, hardis
navigateurs, avaient dû pousser de très bonne heure leurs explorations à travers
les détroits qui conduisent à la Propontide et au Pont-Euxin[1],
et, par eux sans doute, quelque vague notion des pays aurifères qui avoisinent
le Phase était arrivée jusqu'aux Grecs de l'Égée. La légende dit que Jason
partit d'Iolcos, sur l'ordre du roi Pélias, pour s'emparer de la toison d'or;
elle lui donne pour compagnons Hercule, Castor et Pollux, Orphée, etc., tandis
qu'en réalité, Jason s'embarqua avec quelques Minyens pour s'enrichir des mines
d'or de la Colchide et acheter ou s'emparer des laines du pays, ou des toisons,
dont on se servait pour amasser l'or que les rivières charriaient avec le sable.
Les incidents du voyage sont bien ceux de hardis aventuriers.
A Lemnos, les femmes
avaient massacré tous les hommes à l'exception du roi Thoas; les génies de la
fécondité avaient fui l'île maudite; les Argonautes les y ramenèrent. Dans
l'Hellespont, ils rencontrent d'autres pirates et leur livrent un grand combat.
Dans l'île de Cyzique, ils tuent, à la suite d'une méprise funeste, il est vrai,
le roi Cyzicos qui leur avait donné l'hospitalité. En Mysie, les héros s'égayent
dans un banquet; un des leurs, Hylas, est enlevé par les nymphes de la fontaine,
épisode qui a donné lieu à la charmante idylle de Théocrite. Ils se divertissent
à la chasse; Idmon périt en poursuivant un sanglier. Arrivés en Colchide, ils
enlèvent la toison d'or et la célèbre Médée qui, pour retarder la poursuite de
son père Aétès, sème sur la route les membres de son propre frère, Absyrtos. Ce
sont bien là des exploits de pirates. Je n'insisterai pas sur le retour des
Argonautes qui a si fort intrigué les géographes; à mesure que la connaissance
du monde s'agrandissait, il était imaginé un nouvel itinéraire suivi par ces
antiques navigateurs. C'est ainsi que le poème orphique fait passer les
Argonautes du Phase dans le fleuve Océan ou mer Cronienne, au delà des pays
Hyperboréens, revenir par les colonnes d'Hercule, source de l'Océan, et aborder
enfin à Iolcos, après avoir côtoyé la contrée des Ténèbres (Espagne), doublé au
nord les îles Sacrées (Sardaigne et Corse), traversé Charybde et Scylla, et
remonté la côte orientale
de la Grèce. La légende accréditée par Hésiode et Pindare fait naviguer
les Argonautes du Phase dans l'Océan, et de là, à travers la Libye, dans le lac
Tritonis et le Nil. C'est la route du sud. Mais quand on se fut assuré que le
Phase ne débouchait point dans l'Océan, Apollonius de Rhodes inventa un
troisième itinéraire; le navire Argo revint par l'Ister et l'Éridan, qui
étaient censés communiquer dans l'Adriatique. Enfin, une dernière opinion
n'emprunte rien à l'imagination et ramène prosaïquement les aventuriers par la
même route qu'ils avaient suivie pour se rendre en Colchide, c'est-à-dire par le
Bosphore et la Propontide.
Outre les œuvres des écrivains cités, les monuments nous
offrent des représentations qui ressemblent fort à des scènes de pirateries dont
les Argonautes sont les acteurs. Un ouvrage célèbre, le ciste de Ficoroni, nous
montre Pollux attachant le géant Amycos à un tronc d'arbre pendant que ses
compagnons se livrent à de copieuses libations. Le combat des Argonautes contre
Talos forme le sujet d'une des peintures de vase les plus remarquables que
l'antiquité nous ait léguées[2].
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