Le sage, le prudent Ulysse lui-même dépeint dans un de ses
récits le type parfait d'un de ces chefs de pirates qui remplissaient de leurs
exploits les parages de la mer Égée. Ouvrons Homère[1]:
le héros est chez Eumée; il ne se fait pas encore reconnaître. Son hôte lui
demande: Qui es-tu parmi les hommes? Ulysse lui trace alors un portrait qui
n'est pas le sien puisqu'il désire rester inconnu, mais dans lequel il est
difficile de ne pas saisir un air de famille.
«Je n'aimais point les travaux paisibles, ni les soins
intérieurs qui forment une belle famille; les vaisseaux, les rames, les combats,
les javelots aigus et les flèches, sujet de tristesse, qui glacent le reste des
humains, étaient seuls ma joie; un dieu me les avait mis dans l'esprit. C'est
ainsi que les mortels sont entraînés par des goûts divers. Avant le départ des
fils de la Grèce pour Ilion, déjà neuf fois j'avais conduit contre les peuples
étrangers des guerriers et des vaisseaux rapides,
et toutes choses m'étaient échues en abondance. Je choisissais une juste
part du butin, le sort disposait du reste et me donnait encore beaucoup; ma
maison s'accroissait rapidement, je devenais chez les Crétois redoutable et
digne de respect... En cinq jours nous parvenons au beau fleuve Égyptos.
J'arrête mes navires dans ses ondes et j'ordonne à mes compagnons de ne point
s'écarter et de garder la flotte; j'envoie seulement des éclaireurs à la
découverte. Mais, emportés par leur audace, confiants dans leurs forces, ils
ravagent les champs magnifiques des Égyptiens, entraînent les femmes, les
tendres enfants et massacrent les guerriers, etc...»
Voilà bien de la piraterie, si je ne me trompe. Les Normands
n'agissaient pas autrement. Et cependant Ulysse invoque ces actes comme de
brillants exploits dignes de l'admiration de son hôte. Cela ne doit pas nous
surprendre. A cette époque, la piraterie était une profession avouée. Elle était
fort répandue dans l'antiquité; souvent, dans Homère, on questionne les
navigateurs inconnus dans les termes suivants: «O mes hôtes, qui êtes-vous? d'où
venez-vous en sillonnant les humides chemins? Naviguez-vous pour quelque négoce,
ou à l'aventure tels que les pirates, qui errent en exposant leur vie et portent
le malheur chez les étrangers[1]?»
Homère nous apprend encore qu'Achille, avant de partir pour Troie, exerçait la
piraterie, pillait la ville de Seyros où il enleva la belle Iphis qu'il donna à
son ami Patrocle[2]. Pendant la
guerre, Achille et le sage Nestor lui-même «erraient avec leurs vaisseaux sur la
mer brumeuse pour y ramasser du butin[3]».
Dans le XVe chant de l'Odyssée, se trouve
l'épisode de l'esclave phénicienne, fille d'Arybas de Sidon, enlevée par des
pirates taphiens et vendue à Ctésios, père d'Eumée et roi de Syra. Un jour des
Phéniciens, «navigateurs habiles mais trompeurs», arrivèrent dans cette île avec
un navire chargé d'objets précieux. Ces rusés matelots séduisirent la belle
esclave et lui proposèrent de la ramener dans sa patrie. Celle-ci enleva Eumée,
alors enfant, afin que les Phéniciens puissent en tirer grand parti en le
vendant chez des peuples lointains. Mais une fois en mer la criminelle esclave
est frappée de mort par Diane et les matelots la jettent par-dessus le bord pour
servir de pâture aux poissons. Les Phéniciens abordèrent quelque temps après à
Ithaque où Laërte acheta Eumée.
On voit par ces nombreuses citations, qui pourraient être
encore multipliées, que la piraterie était exercée universellement dans les
temps homériques.