L'Asie-Mineure s'avance comme un immense promontoire entre le
Pont-Euxin et la mer de Chypre. La chaîne du Taurus couvre ses côtes
méridionales de hautes montagnes, repaire dans tous les temps de populations
insaisissables et toujours prêtes à descendre dans les plaines et sur la mer
pour piller les voyageurs et les marchands. Cette région montagneuse, formant de
l'ouest à l'est, la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Cilicie, fut colonisée par
des peuples paraissant avoir la même origine, le même culte et les mêmes
idiomes. Parmi ces peuples, les Cariens ont eu une grande puissance dans les
temps reculés. Ils couvrirent la mer Égée de leurs vaisseaux et les îles de
leurs colonies, car lorsque Nicias fit, en l'an 426, la purification de Délos,
on reconnut que la plupart des morts ensevelis dans cette île et qu'on exhuma,
étaient Cariens. Ils exerçaient la piraterie et ne vivaient que de brigandage.
Minos, roi de Crète,
les chassa de la mer Égée, ainsi que nous le verrons bientôt.
Leurs voisins, les Phéniciens, ne valaient guère mieux en
principe. Ils étaient qualifiés par Homère de navigateurs habiles mais
trompeurs, et j'ai déjà cité plusieurs de leurs exploits de piraterie.
D'après Hérodote[1],
les Phéniciens habitaient jadis les bords de la mer Rouge; de là, ils vinrent en
Syrie et s'établirent sur les côtes de la Palestine. L'époque de cette migration
remonte à une haute antiquité. Hérodote visita un temple célèbre d'Hercule (Melkarth
à Tyr), qui aurait été bâti en même temps que cette ville, habitée déjà depuis
2300 ans au moment du voyage du grand historien[2].
Sidon était encore plus ancienne que Tyr; elle est mentionnée par Jacob, à son
lit de mort[3]. Ces deux villes
résumèrent en elles toute la puissance, toute la richesse, toute la grandeur de
la nation phénicienne. Établis sur une côte étroite et de peu de ressources, les
Phéniciens se tournèrent du côté de la mer. Ils fondèrent de nombreuses colonies
et firent de la Méditerranée une mer phénicienne. Les documents de leur histoire
sont malheureusement détruits, et presque tout ce que nous savons d'eux est
parvenu sous forme de mythe. On contait que Melkarth, l'Hercule tyrien, avait
rassemblé une armée
et une flotte nombreuse dans le dessein de conquérir l'Ibérie, où régnait
Khrysaor, fils de Géryon. Il aurait soumis, chemin faisant, l'Afrique où il
introduisit l'agriculture et fonda la ville fabuleuse d'Hécatompyles, franchi le
détroit auquel il donna son nom, bâti Gadès et vaincu l'Espagne. Après avoir
enlevé les bœufs mythiques de Géryon, il serait revenu en Asie par la Gaule,
l'Italie, la Sardaigne et la Sicile. A cette tradition d'ensemble qui résume
assez bien les principaux traits de la colonisation phénicienne, venaient se
joindre mille légendes locales. C'était Kynras à Chypre et à Mélos; Europe
enlevée par Zeus; Cadmos, envoyé à la recherche de sa sœur, visitant Chypre,
Rhodes, les Cyclades, bâtissant la Thèbes de Béotie, et allant mourir en
Illyrie. Partout où les Phéniciens étaient passés, la grandeur et l'audace de
leurs entreprises avaient laissé dans l'imagination des peuples des traces
ineffaçables. Leur nom, leurs dieux, le souvenir de leur domination ont formé
des légendes et des fables à l'aide desquelles on parvient à reconstruire en
partie l'histoire perdue de leurs découvertes[4].
Les Phéniciens furent d'intrépides navigateurs. On connaît la célèbre tradition
recueillie en Égypte par Hérodote sur le voyage des Phéniciens qui
s'embarquèrent, par l'ordre du roi égyptien
Néko, de la vingt-sixième dynastie, sur le golfe
Arabique, longèrent l'Afrique jusqu'au sud, la remontèrent et revinrent, au bout
de trois ans, par les colonnes d'Hercule, débarquer en Égypte[5].
La grandeur de la nation phénicienne était toute commerciale.
De pêcheurs qu'ils étaient d'abord, les Phéniciens furent conduits par une pente
naturelle au trafic maritime. L'homme pourvu de ce qui est nécessaire à son
existence, éprouve le besoin d'échanger les produits qu'il a en excès contre
ceux qui lui font défaut. C'est ainsi que le commerce a pris naissance. Aucun
autre peuple n'imprima un essor plus rapide au commerce et à la navigation. Un
coquillage que la mer jette sur le rivage donna la pourpre à ces habiles
négociants. Les artisans phéniciens excellèrent dans le travail des étoffes, du
verre et des métaux précieux. Leurs vaisseaux, portant à la proue l'image des
Pataïces[6], divinités
nationales, sillonnaient les mers. Au début, les Phéniciens ne naviguèrent que
le jour, et en vue des côtes, mais ils s'enhardirent peu à peu, et osèrent les
premiers, selon Strabon, franchir le sein des mers sur la foi des étoiles. Ils
connaissaient la Grande-Ourse et l'appelaient Pharasad (indication),
parce que cette constellation leur indiquait leur route. Quand l'étude
de l'astronomie se
perfectionna chez eux, ils reconnurent que Pharasad n'indiquait pas le
nord avec assez de précision pour empêcher des erreurs; alors ils s'attachèrent
à observer la constellation de Cynosure (la Petite-Ourse) qui occupe un
champ moins étendu et varie moins de situation. Thalès de Milet, originaire de
Phénicie, porta plus tard cette astronomie nautique aux Grecs qui la transmirent
aux Romains.
Quelle grande idée ne doit-on pas se faire des Phéniciens
quand on voit qu'ils allaient chercher l'or dans la Colchide, pays classique de
ce précieux métal, et, envoyés par Salomon, parcourir la mystérieuse région
d'Ophir, qui est selon toute probabilité la ville de Saphar de l'Arabie
heureuse, d'où ils rapportèrent de l'or, de l'argent, des dents d'éléphants, des
singes, des paons, du bois de sandal et des pierres précieuses[1].
Ils tiraient aussi de l'or des îles de la Grèce et de toute l'Ibérie, mais
particulièrement de la Turdétanie. L'argent, plus rare que l'or dans
l'antiquité, était recueilli par eux en Colchide, en Bactriane, en Grèce, en
Sardaigne et en Espagne (à Tartessus et à Gadès). Le cratère d'argent, «le plus
beau de tous ceux qui existent sur la terre», au dire d'Homère[2],
gagné par Ulysse pour prix de la
course, avait été apporté de Sidon sur un vaisseau
phénicien. Le commerce de l'ambre jaune (electrum) que l'on tira d'abord
de la Chersonèse cimbrique, et plus tard des rivages de la mer Baltique, doit
son premier essor à la hardiesse et à la persévérance des Phéniciens. Parmi les
autres matières qu'ils transportaient il faut encore citer l'étain, tiré des
îles Cassitérides (îles Britanniques), les aromates, les parfums, la pourpre,
l'ivoire, les bois de luxe, les gommes, les pierreries, etc... On voit par ce
rapide aperçu, combien la navigation était florissante et étendue chez les
Phéniciens. Ils furent les intermédiaires les plus actifs des relations qui
s'établirent entre les peuples depuis l'Océan Indien jusqu'aux contrées
occidentales et septentrionales de l'ancien continent. Ils contribuèrent, dit
avec raison Humboldt, plus que toutes les autres races qui peuplèrent les bords
de la Méditerranée, à la circulation des idées, à la richesse et à la variété
des vues dont le monde fut l'objet[3].
Ils se servaient des mesures et des poids employés à
Babylone, et de plus, ils connaissaient, pour faciliter les transactions,
l'usage des monnaies frappées. Mais ce qui contribua le plus à étendre leur
influence, ce fut le soin qu'ils prirent de communiquer et de répandre partout
l'écriture alphabétique.
Le témoignage de l'antiquité est unanime pour attribuer l'alphabet aux
Phéniciens[1]. Cependant ils
n'ont pas inventé le principe même des lettres alphabétiques, comme on l'a cru
pendant longtemps. Un célèbre passage de Sanchoniaton nomme l'Égyptien Taauth (Thoth-Hermès),
comme le premier instituteur des Phéniciens dans l'art de peindre les
articulations de la voie humaine. Platon, Diodore, Plutarque, Aulu-Gelle,
prouvent la perpétuité de cette tradition. Tacite surtout se montre bien informé
sur l'origine de l'alphabet chananéen dans le passage suivant du XIe
livre de ses Annales: «Les Égyptiens surent les premiers représenter la
pensée avec des figures d'animaux, et les plus anciens monuments de l'esprit
humain sont gravés sur la pierre. Ils s'attribuent aussi l'invention des
lettres. C'est de l'Égypte que les Phéniciens, maîtres de la mer, les portèrent
en Grèce et eurent la gloire d'avoir trouvé ce qu'ils avaient seulement reçu.»
L'illustre Champollion indiqua l'existence de l'élément
alphabétique dans les hiéroglyphes égyptiens[2].
Mais ses idées développées par Salvolini[3],
modifiées par Ch.
Lenormant et Van Drival n'avaient reçu aucune consécration scientifique, lorsque
M. de Rougé, digne successeur de Champollion, reprit le problème et en donna la
solution[4]. Il prouva qu'au
temps où les Pasteurs régnaient en Égypte, les Chananéens surent tirer de
l'écriture hiératique égyptienne, abréviation cursive des signes
hiéroglyphiques, les éléments de leur alphabet. Sur les vingt-deux lettres
dont se compose l'alphabet phénicien, M. de Rougé montra que quinze ou seize
sont assez peu altérées pour qu'on reconnaisse leur prototype égyptien du
premier coup d'œil, et que les autres peuvent se ramener au type hiératique sans
blesser les lois de la vraisemblance. La démonstration savante de M. de Rougé,
reproduite en Allemagne par MM. Lauth Brugsch et Ebers, a été considérée comme
décisive et les résultats en ont été généralement admis.
L'alphabet phénicien a été l'expression définitive de
l'écriture. Du pays de Chanaan il s'est répandu dans tous les sens, et de là
sont sorties toutes les écritures à l'exception du zend, d'origine cunéiforme,
et de l'écriture coréenne, d'origine chinoise.
Les Phéniciens et les Égyptiens avaient beaucoup de relations
commerciales entre eux: un des ports
de Tyr s'appelait le port égyptien, et, c'est en
présence des inconvénients que présentait l'écriture égyptienne avec ses
idéographismes et ses homophonismes, que les Phéniciens, peuple pratique et
négociant par excellence, furent conduits à chercher un perfectionnement de
l'écriture dans sa simplification, en la réduisant à une pure peinture des sons
au moyen de signes invariables, un pour chaque articulation. Les relations des
Phéniciens avec les Égyptiens remontent à une époque très reculée, car dans les
monuments les plus anciens, on voit que l'écriture phénicienne était déjà
parfaite. C'est ce que l'on peut remarquer sur deux papyrus antérieurs aux
pasteurs hycsos, le papyrus Prisse et le papyrus de Berlin, sur le sarcophage
d'un roi de Sidon rapporté par le duc de Luynes, sur des inscriptions de Scyra
et de Malte, et enfin sur des scarabées et des bijoux.
L'alphabet fut transporté par les Sidoniens et les Tyriens
dans les contrées où ils se livraient au commerce et devint la souche commune
d'où se détachèrent tous les alphabets du monde depuis l'Inde et la Mongolie
jusqu'à la Gaule et l'Espagne. La tradition la plus accréditée chez les Grecs,
qui connaissaient l'origine phénicienne de leur alphabet, attribuait à Cadmus[1],
personnage légendaire,
l'honneur d'avoir le premier répandu l'écriture sur le continent
européen; d'autres légendes nommaient au lieu de Cadmus, Orphée, Linus, Musée et
surtout Palamède qui aurait inventé les lettres aspirées doubles Φ, Θ, Χ.
L'alphabet cadméen s'altéra suivant les lieux et forma les variétés connues sous
les noms d'alphabet éolo-dorien, attique, ionien et alphabet des îles.
Tel fut le don immense que les Phéniciens apportèrent à la
civilisation européenne naissante. Pline[1]
a fait un éloge magnifique de ce grand peuple en disant que le genre humain lui
était redevable de cinq choses: des lettres, de l'astronomie, de la navigation,
de la discipline militaire et de l'architecture. Cette grande conquête de
l'intelligence humaine est liée intimement à l'origine du commerce maritime, et
comme la navigation était d'abord une véritable piraterie, c'est à l'existence
audacieuse des marins phéniciens qu'il faut faire remonter l'origine et le
rayonnement de l'invention de l'écriture chez les différentes nations du bassin
de la Méditerranée.
En effet, si l'on cherche à se rendre compte de la vie des
premiers Phéniciens, de leurs exploits, de leurs conquêtes, on voit qu'ils ne se
faisaient pas faute d'exercer la piraterie sur les mers. Lélèges,
Cariens et
Phéniciens, à l'instar des Normands du moyen âge, s'en allaient au loin à la
recherche d'aventures profitables; ils rôdaient le long des côtes toujours à
l'affût de belles occasions et de bons coups de main. S'ils n'étaient point en
force, ils débarquaient paisiblement, étalaient leurs marchandises et se
contentaient du gain que pouvait leur valoir l'échange de leurs denrées ou
objets précieux. S'ils se croyaient assurés du succès, l'instinct pillard
reprenait le dessus; ils brûlaient les moissons, saccageaient les bourgs et les
temples isolés, enlevaient tout ce qui leur tombait entre les mains,
principalement les femmes et les enfants, qu'ils vendaient à un prix élevé sur
les marchés d'esclaves de l'Asie ou que les parents rachetaient par de fortes
rançons[2]. Aristote disait avec
raison, des antiques Phéniciens, qu'ils ne connurent d'autre loi que la force,
et ceux qui refusaient leurs offres en matière de commerce devenaient les
victimes de leur insatiable avarice[3].
Ézéchiel les apostrophait en ces termes: «Vous vous êtes souillés par la
multitude de vos iniquités et par les injustices de votre commerce!»
A côté du mal se trouve le bien. Ces expéditions audacieuses
où se commettaient bien des violences, bien des crimes, n'en étaient pas moins
profitables pour la
civilisation. La piraterie à une époque où la loi était encore inconnue, où
l'homme était dans la première phase de son existence, aux prises avec les
nécessités de la vie, n'avait pas un caractère odieux, c'était un métier comme
un autre.