Si les Phéniciens furent les premiers pirates, ils furent
aussi les premiers, avec les progrès de la civilisation, qui prirent des mesures
de protection contre la piraterie. Ce n'est pas l'histoire même de ce peuple qui
nous en fournira la preuve, car ses documents nationaux ont péri en totalité. De
ses entreprises, de ses voyages, de son système colonial, de ses lois, il ne
nous reste rien que des lambeaux dispersés çà et là dans les livres juifs et
dans les auteurs grecs.
Une antique colonie phénicienne, celle de l'île de Crète,
reflet de la métropole, eut de bonne heure, grâce à sa situation heureuse, une
prééminence maritime célèbre. La mer était l'élément naturel des Crétois. Tout
les y appelait. La position de leur île, une grande étendue de côtes, des ports
nombreux, de vastes forêts, tout ce qui excite aux entreprises navales et
développe chez un peuple le génie maritime
se réunissait pour tourner vers la mer l'activité
et l'ambition de ces insulaires. «La nature, dit Aristote[1],
semble avoir placé l'île de Crète dans la position la plus favorable pour tenir
l'empire de la Grèce. Elle domine sur la mer et sur une grande étendue de pays
maritimes, que les Grecs ont choisis de préférence pour y former des
établissements. D'un côté, elle est près du Péloponèse; de l'autre, elle touche
à l'Asie par le voisinage de Triope et de l'île de Rhodes. Cette heureuse
position valut à Minos l'empire de la mer.» Cette grande puissance maritime est
attestée par de nombreux témoignages, et présente tous les caractères d'un fait
historique. «De tous les souverains dont nous ayons entendu parler, dit
Thucydide, Minos est celui qui eut le plus anciennement une marine. Il était
maître de la plus grande partie de la mer qu'on appelle maintenant Hellénique;
il dominait sur les Cyclades, et forma des établissements dans la plupart de ces
îles[2].» Il fut le premier
législateur de la mer (XIVe siècle avant J.-C.). A cette époque, les
Pélasges, les Cariens, les Lélèges, les habitants des côtes de la Grèce, de
l'Attique surtout, exerçaient en grand la piraterie et menaçaient de bouleverser
la société et d'étouffer la civilisation naissante par leurs courses et leurs
brigandages. Minos
réunit toutes ses forces maritimes à celles de son frère Rhadamanthe, établi
dans les îles de la mer Égée, fit aux pirates une guerre d'extermination et
rétablit la sécurité sur la mer. La punition des habitants de l'Attique fut
surtout terrible; Minos leur imposa un tribut annuel de sept jeunes garçons et
de sept jeunes filles, qui étaient renfermés dans le fameux labyrinthe. Thésée
eut la gloire d'affranchir sa patrie de ce tribut odieux[3].
Pour prévenir le retour des désordres occasionnés par les
pirates, Minos proposa aux Grecs un Code maritime qui reçut la sanction
générale. Plutarque et Diodore de Sicile font connaître, d'après Clitodémus, le
plus ancien historien de l'Attique, la teneur de la principale disposition de ce
Code: «Les Grecs défendent de mettre en mer aucune barque montée par plus de
cinq hommes; on n'en excepte que le capitaine du navire Argo, auquel on
donne pour expresse mission de courir les mers pour les délivrer des brigands et
des corsaires.» Le souvenir de l'ère de justice et de sécurité que l'archipel
dut à Minos et à Rhadamanthe s'est conservé dans la légende qui les représente
juges aux enfers.
Après le règne glorieux de Minos, la puissance maritime de la
Crète déclina. La mer redevint le théâtre de crimes et de brigandages. J'ai
montré Ulysse faisant
le portrait d'un aventurier de cette époque. L'art de naviguer était
imparfait; il était difficile, sinon impossible, de rassembler sur une faible
embarcation, chargée de denrées et de marchandises, des armes et des engins de
guerre pour repousser les attaques des forbans qui infestaient les eaux voisines
du rivage. Les marchands ne connaissaient alors qu'un seul moyen de défense que
Cicéron appelle «ομοπλοία[1]».
C'est ce que nous désignons sous le nom de «voyages de conserve», quand
plusieurs navires se réunissent pour voyager ensemble et s'assurer mutuellement
contre les périls communs de la navigation. Pour se mettre à l'abri des écumeurs
de mer, les navigateurs n'employaient que des navires à carène plate; le soir
venu, ils atterrissaient et halaient le bâtiment sur le rivage.
Après les Crétois, les Rhodiens se signalèrent par leur
puissance maritime dans toute l'antiquité. Strabon dit qu'ils étaient parvenus à
anéantir dans leur voisinage les déprédations des pirates[2].
Les lois maritimes des Rhodiens eurent une grande célébrité, et j'aurai
l'occasion d'en parler dans le cours de l'histoire de la piraterie. Rhodes,
d'abord appelée Ophiussa, Ile aux serpents, servait, par son heureuse position à
l'angle de l'Asie-Mineure, de relâche
aux vaisseaux qui allaient d'Égypte en Grèce ou de
Grèce en Égypte[3]. Mettant à
profit cet avantage, les Rhodiens se livrèrent au commerce maritime avec une
infatigable ardeur et un succès qui leur fit une splendide opulence. Ils
paraissaient avec assurance sur toutes les mers, sur toutes les côtes, et
fondaient de nombreuses colonies parmi lesquelles on doit compter Parthenope
(Naples) et Salapia en Italie, Agrigente et Géla en Sicile, Rhodes (Rosas) en
Espagne. Rien n'était comparable à la légèreté de leurs vaisseaux, à la
discipline qu'on y observait, à l'habileté des commandants et des pilotes[4].
Strabon assure qu'ils avaient entrepris de longs voyages pour protéger les
navigateurs et fondé des colonies jusqu'au pied des Pyrénées[5].