Les historiens grecs ont attribué à la seule ambition des
monarques de l'Orient l'origine de leurs invasions en Asie-Mineure et en Grèce,
mais l'étude de l'état social des populations dans ces antiques époques, la
recherche des causes véritables, le plus souvent multiples et diverses, dont les
événements procèdent, l'analyse des mœurs, des intérêts matériels, du
tempérament et du génie propres à chaque race démontrent bien vite que le
problème est plus complexe, et que l'ambition seule n'a pas été l'unique mobile
de ces invasions.
Un rapide coup d'œil sur l'histoire orientale est nécessaire
pour saisir le véritable caractère de la lutte mémorable qui eut lieu entre une
grande nation à son déclin et une autre nation à l'aurore de ses destinées. La
piraterie a joué un grand rôle à cette époque; inhérente à la condition sociale
des populations maritimes, elle apparaît dans les migrations comme un moyen de
se procurer les choses nécessaires à la
vie, dans les rivalités entre les peuples, dans les
guerres et dans les conquêtes, comme le principe même de ces événements. Ce fut
peut-être la piraterie ionienne et athénienne plus encore que l'ambition de
Darius qui décida ce monarque à envahir la Grèce.
J'ai dit que les Sidoniens et les Phéniciens avaient pratiqué
la piraterie dans le sens le plus absolu de ce mot; il en fut de même chez la
plupart des races du monde antique qui semblent s'être toutes donné rendez-vous
en Asie-Mineure. Au début de l'histoire, on y trouve les Méoniens, les
Tyrséniens, les Troyens, les Lyciens, établis en tribus sur les côtes.
Quelques-unes de ces peuplades, attirées par les profits de la piraterie,
finirent par quitter le pays pour chercher fortune au loin. C'est l'époque des
grandes migrations maritimes des peuples de l'Asie-Mineure.
Sous le roi Atys, fils de Manès, une famine cruelle désola
toute la Lydie. Le peuple la supporta d'abord courageusement, mais ensuite comme
elle persistait, il chercha des adoucissements; chacun s'ingénia d'une manière
ou d'autre. Ce fut alors que les Lydiens inventèrent les dés, les osselets et
tous autres jeux de cette sorte. Voici comment ils les employèrent contra la
famine: de deux journées, ils en passaient une tout entière à jouer, afin de ne
point songer à prendre de nourriture; pendant l'autre, ils suspendaient les jeux
et mangeaient. Grâce à cet expédient, dix-huit années s'écoulèrent; cependant
le mal loin de
cesser s'aggrava. Alors le roi fit du peuple deux parts, puis il tira au sort
laquelle resterait, laquelle quitterait la contrée, se déclarant le chef de ceux
qui demeureraient, et plaçant à la tête de ceux qui émigreraient son fils, nommé
Tyrsénos. Ces derniers se rendirent à Smyrne, construisirent des vaisseaux, y
mirent tout ce que requérait une longue navigation et voguèrent à la recherche
d'une terre qui pût les nourrir. Ils côtoyèrent nombre de peuples; finalement
ils abordèrent en Ombrie (Italie), où ils bâtirent des villes. Ils changèrent
leur nom de Lydiens pour prendre celui du fils de leur roi, et depuis lors, ils
s'appelèrent Tyrséniens[1].
L'émigration dont parle Hérodote est exacte; la découverte des monuments
Tyrséniens ou Tyrrhéniens, en est une preuve évidente, mais cette émigration ne
se fit pas en une seule fois, ni dans la seule direction de l'Italie. Elle se
prolongea pendant près de deux siècles, du temps de Séti Ier au temps
de Ramsès III, et porta sur les régions les plus diverses. On trouve, en effet,
les pélasges tyrrhéniens à Imbros, à Lemnos, à Samothrace, dans les îles de la
Propontide, à Cythère, et dans la Laconie. Vers la fin du règne de Séti Ier
(19e dynastie), les Shardanes et les Tyrséniens débarquèrent sur la
côte d'Afrique et s'allièrent aux Libyens. Comme ils ne vivaient que de
brigandages, Ramsès
II (Sésostris), fils de Séti Ier, les attaqua, les battit, et les
survivants retournèrent en Asie-Mineure, emportant un tel souvenir de leur
défaite que l'Égypte fut à l'abri de leurs incursions pendant près d'un siècle.
Sous le règne de Ménéphtah (Phéron d'Hérodote), successeur du grand Ramsès
Méïamoun (Sésostris), les Tyrséniens et les Shardanes, grossis des Lyciens, des
Achéens et des Shakalash, débarquèrent de nouveau sur la côte de Libye et furent
encore battus[2]. Sous Ramsès
III (20e dynastie), les Tyrséniens, les Danaens, les Teucriens, les
Lyciens et les Philisti, tentèrent une autre expédition contre le Delta. Les uns
montés sur des navires devaient attaquer les côtes; les autres devaient
traverser la Syrie entière et assaillir les forteresses de l'isthme. Deux grands
combats, l'un sur terre et l'autre sur mer, furent livrés à la fois sous les
murs d'un château fort appelé la Tour de Ramsès III, près de Péluse. Ramsès fut
vainqueur. Nous avons un magnifique récit de la bataille: «Les embouchures du
fleuve étaient comme une mer puissante de galères, de vaisseaux, de navires de
toute sorte, garnis de la proue à la poupe de vaillants bras armés. Les soldats
d'infanterie, toute l'élite de l'armée d'Égypte, étaient là comme des lions
rugissants sur la montagne; les gens de chars, choisis parmi les plus rapides
des héros, étaient
guidés par de nombreux officiers, sûrs d'eux-mêmes. Les chevaux frémissaient de
tous leurs membres et brûlaient de fouler aux pieds les nations. Pour moi, dit
Ramsès, j'étais comme Month le Belliqueux: je me dressai devant eux, et ils
virent l'effort de mes mains. Moi, le roi Ramsès, j'ai agi comme un héros qui
connaît sa valeur et qui étend son bras sur son peuple au jour de la mêlée. Ceux
qui ont violé mes frontières ne moissonneront plus sur la terre, le temps de
leur âme est mesuré pour l'éternité... Ceux qui étaient sur le rivage, je les
fis tomber étendus au bord de l'eau, massacrés comme des charniers; (je
chavirai) leurs vaisseaux, leurs biens tombèrent dans les flots»[3].
Cette grande victoire fut décisive; on ne vit plus les Shardanes, les Tyrséniens,
les Lyciens, débarquer en masse sur les côtes d'Afrique. Le courant de
l'émigration asiatique, tourné contre la vallée du Nil, pendant cent cinquante
ans au moins, reprit sa route vers l'ouest et arriva en Italie à la suite des
colonies phéniciennes. Les Tyrséniens prirent terre au nord de l'embouchure du
Tibre; les Shardanes occupèrent la grande île qui fut plus tard appelée
Sardaigne. Il ne resta bientôt plus en Asie et en Égypte que le souvenir de
leurs déprédations et le
récit légendaire qui les avait conduits des côtes de l'archipel aux côtes
de la Méditerranée occidentale[4].
Dans la mer Égée, les Sidoniens, au temps des Juges, virent leur colonisation
arrêtée par l'envahissement des Grecs; chassés de la Crète et des Cyclades, ils
ne gardèrent plus que certains postes importants tels que Rhodes, Mélos, Thasos,
Cythère, au débouché des grandes voies maritimes. Ils étendirent au loin le
cercle de leur navigation; de Grèce et d'Italie ils passèrent en Sicile; puis à
Malte et en Afrique. Kambé s'éleva sur l'emplacement où fut plus tard Carthage,
et Utique non loin de là[5].
L'Égypte qui s'était si vaillamment défendue contre les
envahisseurs venus par mer, ne put résister aux Assyriens qui en firent la
conquête sous la dynastie des Sargonides, en l'an 672 avant J.-C. Sémiramis
(1916-1874) avait créé la marine assyrienne. Quelques auteurs lui attribuent
l'invention des galères et rapportent qu'elle en fit construire trois mille,
armées d'éperons de cuivre, à la tête desquelles elle entreprit de soumettre les
Indes. Les Assyriens exerçaient la suzeraineté sur la Phénicie d'où ils tiraient
une quantité considérable d'ouvriers habiles et d'excellents marins qu'ils
transportaient sur le golfe Persique qui baignait leur empire au sud. Tyr
devenue «la reine de la mer» essaya bien de conquérir son indépendance, mais
elle succomba sous
les coups de Nabuchodonosor II, en 572. La ruine entière de la monarchie
assyrienne suivit de près celle de Tyr, et sur les débris de ce vaste empire se
fondèrent en Asie antérieure trois grands États: la Perse et la Médie, la
Chaldée et enfin la Lydie.
La Lydie touchait aux nations indigènes de l'Asie-Mineure et
aux colonies grecques. Elle jeta un grand éclat sous le règne du célèbre Crésus
(568-554 avant J.-C.). Ce prince avait réuni à ses États les côtes de
l'Asie-Mineure où se trouvaient les marins les plus renommés, les Cariens et les
Ioniens. Les aventureuses expéditions de ces peuples qui avaient déjà sillonné
toute la Méditerranée, lui avaient inspiré l'idée de se créer une marine pour
étendre ses conquêtes sur les îles. Tout était préparé pour la construction des
navires, quand Bias de Priène, suivant les uns, ou Pittacus de Mytilène, selon
d'autres, vint à Sardes. Crésus lui demanda ce qu'il y avait de nouveau en
Grèce; le philosophe lui répondit que «les Hellènes des îles réunissaient une
cavalerie nombreuse pour envahir la Lydie.—Plût aux dieux, s'écria Crésus, que
les Grecs, inhabiles dans l'art équestre, vinssent attaquer la cavalerie
lydienne! la guerre serait bientôt terminée.—C'est, répartit le philosophe,
comme si les Lydiens, inexpérimentés dans la marine, attaquaient les Grecs par
mer». Le roi, éclairé par cette réponse, abandonna ses constructions navales
et contracta avec
les Ioniens des îles des liens d'hospitalité[1].
Ce fut alors que brillèrent en Lydie les Grecs Thalès de Milet, Bias de Priène,
Cléobule, Solon, Ésope, qui tous vécurent dans l'intimité de Crésus. Ce prince
opulent et généreux consacra des offrandes somptueuses dans les différents
temples de l'Hellade, dans celui d'Apollon Branchides, près de Milet, dans ceux
d'Artémis à Éphèse et de Zeus Ismênios à Thèbes de Béotie, dans le sanctuaire
d'Apollon Delphien et dans celui du héros Amphiaraos[2].
On sait comment Crésus succomba sous les coups de Cyrus, le puissant monarque
persan. La prise de Sardes fut un événement terrible pour le peuple grec. Sous
la domination pacifique de Crésus, il s'était fait une fusion entre les
différentes races; les haines de peuple à peuple s'étaient assoupies.
L'émigration devant la conquête persane fut générale; elle se répandit en Grèce,
dans les îles et jusque dans les Gaules.
Cyrus n'employa que des armées de terre. Xénophon, qui a
écrit la vie de ce conquérant, dit bien qu'il se mit sur mer pour se rendre
maître de Chypre et de l'Égypte, mais il n'entre point dans le détail de ces
expéditions. Le défaut de forces navales mit des bornes à la puissance de ce roi
qui fut souvent bravé par les insulaires grecs et ne put châtier les habitants
des villes
maritimes, parce que, à l'approche de ses troupes, ils s'enfuyaient sur leurs
vaisseaux. C'est ce que firent les Phocéens, les premiers d'entre les Grecs
d'Ionie qui se soient adonnés à la navigation de long cours et qui aient
construit des vaisseaux à cinquante rames pour parcourir l'Adriatique, la mer
Tyrrhénienne et les côtes de l'Ibérie. Cyrus avait chargé son lieutenant
Harpagus de soumettre l'Ionie et d'assiéger Phocée, la principale ville de la
contrée. Les Phocéens se voyant près de tomber au pouvoir des Perses,
demandèrent un jour pour délibérer. L'ayant obtenu, ils l'employèrent à
embarquer leurs femmes, leurs enfants, leurs meubles, les images de leurs dieux,
et firent voile pour l'île de Chio. Lorsque les Perses entrèrent dans la ville,
ils la trouvèrent complètement déserte. Les Phocéens, n'ayant pu s'entendre avec
les habitants de Chio, résolurent de se retirer dans l'île de Cyrnos (Corse), où
depuis vingt ans ils avaient bâti une ville nommée Alalia. Avant de partir ils
firent une descente à Phocée, surprirent la garnison des Perses et l'égorgèrent.
Ensuite, s'étant rembarqués, ils jetèrent une masse de fer dans la mer et
jurèrent solennellement de ne retourner dans leur patrie que lorsque cette masse
de fer reparaîtrait et flotterait sur l'eau. Mais, au moment où la flotte
mettait à la voile pour Cyrnos, plus de la moitié des citoyens, attendris par
l'aspect des lieux et le souvenir de leurs anciens foyers, entraînés de nouveau
par l'amour de la
patrie, violèrent leurs serments, retournèrent en arrière et rentrèrent à
Phocée. Les autres arrivèrent à Alalia, y vécurent pendant cinq années, mais
s'étant mis à exercer la piraterie dans le voisinage et à piller toutes les
côtes, les Tyrrhéniens et les Carthaginois se réunirent contre eux et leur
opposèrent soixante vaisseaux. Les Phocéens, de leur côté, formèrent les
équipages de leurs navires au nombre de soixante, et rencontrèrent leurs
adversaires dans la mer de Sardaigne. La bataille s'engagea, et les Phocéens
remportèrent une victoire cadméenne[1],
selon le mot d'Hérodote, car, quarante de leurs vaisseaux furent détruits et les
vingt autres mis hors de service, leurs éperons étant mutilés. Les Phocéens qui
tombèrent entre les mains des Carthaginois furent massacrés sans pitié. Les
autres s'embarquèrent de nouveau avec leurs familles et abordèrent à Rhegium; de
là, s'étant rendus en Oenotrie, ils fondèrent la ville d'Hyéla[2].
Strabon complète le récit d'Hérodote en nous apprenant que les Phocéens
continuant leurs pérégrinations vinrent sur les côtes méridionales de la Gaule
et fondèrent Massalia (Marseille)[3].
Les habitants de Téos se dérobèrent par le même
moyen à la fureur d'Harpagos,
et s'enfuirent en Thrace où ils bâtirent la ville d'Abdère. Les Cauniens, les
Cariens, les Lyciens et les Cnidiens furent soumis par le lieutenant de Cyrus.
Le règne de Cambyse (530-522 avant J.-C.) pesa sur les Grecs
de l'Asie-Mineure par une demande incessante de recrues pour ses expéditions
contre les rois d'Assyrie et d'Égypte. Les contingents tirés de Samos et de la
Carie étaient surtout d'un grand avantage pour Cambyse qui trouvait dans ces
populations autant de matelots habiles que d'intrépides soldats. C'est à leur
tête qu'il vainquit Psamétik III, près de Péluse, s'empara de l'Égypte et fit
une expédition en Éthiopie. Il voulut avec sa flotte faire la guerre aux
Carthaginois, mais les Phéniciens refusèrent de combattre contre une de leurs
colonies qu'ils s'étaient obligés par serment de protéger et de défendre. Ce
refus sauva Carthage. Tout l'ancien monde oriental se trouva pour la première
fois réuni sous un même sceptre.
Le successeur de Cambyse, Darius fils d'Hystape, favorisa la
marine. On sait que sur ses ordres le Carien Scylax, qui avait fait dans sa
jeunesse différentes excursions dans la Méditerranée, descendit l'Indus,
déboucha dans la mer Érythrée, et arriva, après trente mois, dans un port du
golfe Arabique, d'où sept cents ans auparavant, étaient partis les Phéniciens
qui, sous Néko, avaient fait le tour de
l'Afrique[1].
Ce voyage est resté célèbre dans les annales de la géographie. C'est aussi grâce
à sa flotte puissante que Darius put établir, roi à Samos, Syloson[2],
frère du célèbre Polycrate.
Hérodote raconte longuement[3]
comment Darius fut amené à concevoir la conquête de la Grèce; la fuite du
médecin Démocédès qui trompa Darius pour revoir Crotone, sa patrie, et le désir
d'Atossa, femme du monarque, d'avoir parmi ses esclaves des Lacédémoniennes, des
Corinthiennes et des Athéniennes, ne sont, comme l'a très bien fait remarquer
Duruy[4], que de puérils
incidents. Le fait certain c'est que Darius chargea Démocédès et plusieurs
personnages considérables parmi les Perses, de parcourir toutes les côtes de la
Grèce. Démocédès et ses compagnons partirent pour Sidon où ils équipèrent deux
trirèmes et un vaisseau marchand plein d'objets précieux, ce qui prouve bien que
cette mission n'était pas envoyée dans un but hostile. Ils firent voile pour la
Grèce, ne s'écartèrent point des côtes qu'ils observèrent et décrivirent, comme
Scylax l'avait fait en Asie. Ils en avaient vu la plus grande partie et les
lieux les plus renommés, quand ils abordèrent à Tarente, en Italie.
Aristophilide, roi des Tarentins,
d'intelligence avec Démocédès, enleva les
gouvernails des navires et retint les Perses à titre d'espions. Démocédès se
retira à Crotone, et Aristophilide qui n'avait plus de prétexte pour garder les
Perses, les renvoya avec un seul vaisseau. Ceux-ci, brûlant du juste désir de se
venger, allèrent à Crotone dans le dessein d'enlever le traître Démocédès. Les
Crotoniates s'y opposèrent, maltraitèrent les Perses qui furent jetés ensuite
avec leur vaisseau en Iapygie où ils tombèrent en esclavage. Gillus, un exilé
tarentin, les délivra et les ramena en Perse où ils rendirent compte à Darius de
la perfidie de Démocédès et des Grecs.
Darius jugea les Grecs indignes de sa vengeance. Il méditait
du reste une grande entreprise contre les hordes menaçantes de la Scythie. En
effet, après des préparatifs immenses, il franchit le Bosphore avec 800,000
hommes, soumit la côte orientale de la Thrace et passa le Danube sur un pont de
bateaux construit par les Ioniens. Pendant qu'il pénétrait victorieusement au
cœur même de la Russie, les Scythes engagèrent les Ioniens, commis à la garde du
pont, à le rompre et à reconquérir leur liberté. Miltiade, tyran de Chersonèse,
voulait qu'on suivit le conseil; Histiée de Milet s'y opposa, et son avis
prévalut. Darius, revenu sain et sauf, rentra en Asie, après avoir laissé une
partie de son armée qui soumit les tribus turbulentes de la Thrace et força
le roi de Macédoine
à se reconnaître tributaire[1].
L'expédition de Scythie, malgré l'opinion d'un grand nombre
d'historiens, fut bien conçue et bien menée. Les Perses y gagnèrent la Thrace et
surtout le respect des Scythes qui ne franchirent plus désormais les frontières
de l'Empire. Darius fit peut-être reculer de plusieurs siècles les invasions des
Barbares.
Une paix profonde régna pendant quelques années après cette
grande expédition. La révolte d'Ionie vint la troubler pour toujours et
commencer la lutte entre la Grèce et la Perse. Les Athéniens, séduits par les
discours de l'ambitieux Aristagoras de Milet, qui avait fomenté cette révolte,
envoyèrent vingt navires pour seconder les Ioniens. Ces vaisseaux furent, de
l'aveu même d'Hérodote[2],
l'origine des malheurs des Grecs et des Perses. Cinq trirèmes d'Érétrie se
joignirent à la flotte des Athéniens. Les alliés entrèrent dans les eaux
d'Éphèse, débarquèrent, et, après avoir remonté le Caïstre, surprirent Sardes,
la pillèrent et la réduisirent en cendres. Après cet exploit de pirates, les
Athéniens remontèrent sur leurs vaisseaux et retournèrent en Grèce, laissant
leurs alliés se tirer comme ils pourraient du mauvais cas où ils s'étaient mis.
Lorsque Darius apprit
la destruction de Sardes, il lança une flèche vers le ciel, en conjurant
Dieu de lui donner les moyens de se venger des Athéniens, et commanda à l'un de
ses serviteurs de lui répéter chaque soir, à l'heure de son souper: «Maître,
souvenez-vous des Athéniens.» Les Ioniens soutinrent la lutte et entraînèrent
dans leur mouvement toutes les villes de l'Hellespont et de la Propontide avec
Chalcédoine et Byzance, les Cariens et l'île de Chypre, peuples qui aspiraient à
l'indépendance pour reprendre leurs anciennes habitudes de piraterie. Histiée de
Milet, qui avait sauvé Darius pendant l'expédition de Scythie se révolta aussi à
cause de sa parenté avec Aristagoras. Les Mityliniens lui donnèrent huit
vaisseaux avec lesquels il s'installa à Byzance, faisant le métier de corsaire,
capturant tous les navires qui ne voulaient pas lui obéir, pillant et dévastant
les contrées voisines. Pris par les Perses dans une descente sur les côtes
d'Asie, il fut mis en croix. Darius oubliant la révolte d'Histiée, réprimanda
ses généraux d'avoir fait périr un homme qui lui avait été si utile quelques
années auparavant.
Les Ioniens, rassemblés au Panionium, décidèrent qu'on
n'opposerait point d'armée aux Perses qui allaient attaquer Milet, mais qu'on
réunirait toute la flotte à Lada[1].
Peu de temps après, l'escadre confédérée se
trouva réunie. Chio fournit 100 vaisseaux, Lesbos 70, Samos 60, Milet 80,
d'autres villes 43, en tout 353 trirèmes. Les Perses en avaient 600, mais,
malgré la supériorité du nombre, ils n'osaient attaquer. Denys le Phocéen, qui
se trouvait dans la flotte grecque avec ses vaisseaux, fit comprendre aux alliés
qu'une discipline rigoureuse et une grande habitude des manœuvres leur
assurerait le succès, et, pendant sept jours, il dressa les matelots à manier la
rame, à faire toutes les évolutions et tous les exercices nécessaires soit pour
l'attaque soit pour la défense. Mais, au bout de ce temps, les Ioniens efféminés
se lassèrent, refusèrent d'obéir, descendirent à terre et y dressèrent des
tentes. La trahison se glissa bientôt parmi eux; les Phéniciens à la tête de la
flotte persane surprirent les Ioniens; les Samiens et les Lesbiens firent
défection, et la flotte grecque fut battue malgré le courage héroïque des marins
de Chio, et malgré la valeur de Denys qui prit trois galères ennemies. Voyant
ruinées les affaires de la confédération, Denys fit voile audacieusement vers la
Phénicie, coula des vaisseaux de transport, s'empara de richesses considérables
et gagna la Sicile. Il passa le reste de sa vie dans ces parages, exerçant la
piraterie, jamais contre les Grecs, mais contre les Phéniciens, les Tyrrhéniens
et les Carthaginois[2].
Les Perses surent profiter de la victoire; leur flotte soumit l'Ionie, Chio,
Lesbos, Ténédos et les peuples de l'Hellespont. Darius tourna alors ses armes
contre les Athéniens et donna le commandement de sa flotte à son gendre,
Mardonius. Pendant que cette flotte longeait les rives de la Macédoine, elle fut
assaillie par une tempête furieuse qui jeta à la côte et brisa trois cents
vaisseaux. Ce désastre ne découragea pas Darius qui voulait tirer des Athéniens
une vengeance éclatante. Il mit en mer 600 trirèmes sur lesquelles il embarqua
200,000 fantassins et 10,000 cavaliers. Cette flotte sous les ordres de Datis et
d'Artapherne se rendit en Ionie. De là, elle ne vogua pas droit vers
l'Hellespont et la Thrace en côtoyant le continent, mais elle partit de Samos et
prit par la mer Ionienne à travers les îles, afin d'éviter le mont Athos. Au
sortir de cette mer, les Perses ravagèrent Naxos et les îles voisines, firent
une descente dans l'Eubée, à Érétrie, et se dirigèrent enfin vers l'Attique, où
ils débarquèrent leurs nombreuses troupes dans la plaine de Marathon.
J'ai cru devoir pousser jusqu'à ce point la recherche de
l'origine des guerres Médiques, ne trouvant pas le sujet étranger à la piraterie
que j'ai toujours entendue dans un sens large et conforme aux données de
l'histoire. On peut voir par le récit que j'ai présenté que ce n'est pas
l'ambition seule des Perses qui leur fit rêver la conquête de la Grèce. Dans ces
antiques époques,
les Grecs étaient loin d'être dans ce magnifique épanouissement de civilisation
que l'on a toujours, et peut-être un peu trop, devant les yeux, aussitôt que
l'on évoque quelques souvenirs de leur histoire. La Grèce était un pays pauvre,
ainsi que toutes les régions de l'Europe occidentale, à l'exception de quelques
rares colonies; cette proie ne devait que fort peu tenter la cupidité des
opulents monarques de l'Orient. Les peuples de l'Asie étaient bien plus avancés
que les Grecs dans la civilisation; ils étaient au sommet de l'échelle du
progrès lorsque la Grèce n'avait pas encore seulement mis le pied sur les
premiers degrés. Cela est si vrai que ce furent ceux que les Grecs appelaient
des «barbares» qui les initièrent aux études scientifiques et au culte des
beaux-arts. J'ai rapporté, en effet, ce que les rois d'Égypte, et Crésus, roi de
Lydie, firent pour les Grecs.
Les Grecs étaient en pleine discorde lorsqu'ils reçurent
l'ambassade du grand roi. Athènes et Égine se livraient une guerre acharnée; une
haine féroce existait entre les Doriens et les Ioniens; dans les îles et sur le
continent, c'étaient autant de petites républiques qui se disputaient la
prépondérance, et qui toutes exerçaient, à l'aide d'une petite flotte, la
piraterie dans leurs parages, pillant, dévastant, brûlant de tous côtés. Les
naufragés eux-mêmes n'étaient pas à l'abri de la rapacité des peuplades
maritimes de la
Grèce; ce ne fut que bien plus tard que, grâce aux progrès de l'humanité, un
naufragé put invoquer une sorte de droit inviolable en s'écriant, comme dans
Euripide:
«Ναυαγος ήκω ξενος, άσύλητον γενος »
Je suis un naufragé, ne me dépouillez pas[1].
Autant, si ce n'est plus peut-être, qu'à l'époque de la
guerre romaine contre les pirates, les côtes et la mer étaient infestées de
corsaires; la raison en est que, dans ces temps, on ne connaissait aucun droit
public; la loi du plus fort était la seule du genre humain. Des actes de
piraterie et de brigandage de la part des Grecs contre les Perses, et entre
autres, l'expédition des Athéniens contre Sardes, furent surtout la cause
principale de l'invasion de la Grèce. Ce ne fut qu'avec la marche de la
civilisation que la piraterie générale de peuple à peuple fit place aux guerres
régulières. La lutte entre la Grèce et la Perse, à partir du jour où l'armée de
Darius envahit la Grèce, appartient à cette dernière catégorie, et, à ce titre,
elle ne peut rentrer dans notre sujet.