Les tribuns de la plèbe proposent les mariages mixtes et l'élection de
consuls plébéiens (445)
[IV, 1]
(1) Les consuls Marcus Génucius et Gaius Curiatius
remplacèrent les précédents. Cette année, le repos public fut troublé au-dedans
et au-dehors. Dès les premiers jours, Gaius Canuléius, tribun du peuple, proposa
une loi relative aux mariages entre patriciens et plébéiens, (2) laquelle
devait, selon les patriciens, souiller la pureté de leur sang et confondre les
droits de toutes les races. Ensuite, la prétention, insensiblement élevée par
les tribuns, d'obtenir que l'un des consuls fût choisi parmi le peuple, en vint
là que neuf tribuns présentèrent un projet de loi, "pour que le peuple romain
pût, à son gré, choisir les consuls parmi les plébéiens ou les patriciens." (3)
La conséquence de cette mesure, pensait-on, serait, non pas seulement d'appeler
les plus obscurs au partage de l'autorité suprême, mais de la transporter tout à
fait des grands au peuple. (4) Aussi, les patriciens apprirent-ils avec joie que
les Ardéates, mécontents de l'injustice avec laquelle on leur avait enlevé leur
territoire, s'étaient soulevés; que les Véiens avaient ravagé les frontières de
la république, et que les Volsques et les Èques s'irritaient des fortifications
de Verrugo; tant ils préféraient une guerre, même malheureuse, à une paix
humiliante.
(5) À ces nouvelles, qui sont encore exagérées, pour
étouffer, au milieu de tous ces bruits de guerre, les propositions des tribuns,
on ordonne de faire des levées, et de pousser les préparatifs avec la dernière
vigueur; on veut même, s'il est possible, les pousser plus vivement que sous le
consulat de Titus Quinctius. (6) À cette époque, Gaius Canuléius s'écria dans le
sénat, "Que les consuls essayaient en vain, en effrayant le peuple, de le
détourner des nouvelles lois; que jamais, lui vivant, ils ne feraient de levées,
avant que le peuple eût adopté les projets proposés par ses collègues et par
lui;" et aussitôt il convoqua une assemblée.
Violente mise en garde des consuls
[IV, 2]
(1) En même temps les consuls et le tribun excitaient, les
uns le sénat contre le tribun, l'autre le peuple contre les consuls. Les consuls
disaient : "Qu'il était impossible de tolérer plus longtemps les excès du
tribunat : on était arrivé au dénouement; c'était dans Rome et non pas au-dehors
que se trouvaient les ennemis les plus redoutables. Au reste, il ne fallait pas
plus en accuser le peuple que les patriciens, les tribuns que les consuls. (2)
Les choses qui sont le mieux récompensée dans un état sont toujours celles qui y
prennent le plus d'accroissement; et c'est ainsi que se forment les hommes
remarquables dans la paix ou dans la guerre. (3) À Rome, c'était aux séditions
que l'on réservait les plus grandes récompenses; elles étaient pour les
particuliers, comme pour la multitude, une source d'honneurs. (4) Rappelez-vous
en quel état vous avez reçu de vos pères cette majesté du sénat que vous devez
transmettre à vos enfants; vous ne pourriez pas, comme le peuple, vous vanter
d'avoir augmenté, agrandi votre héritage. Il ne faut donc pas espérer de voir un
terme à ces désordres, tant que les auteurs des séditions seront aussi honorés,
que les séditions sont heureuses. (5) Quelle entreprise fut jamais plus
audacieuse que celle de Canuléius ? Il veut mêler les rangs, mettre la confusion
dans les auspices publics et particuliers, ne laisser rien de pur, rien
d'intact; et quand il aura fait ainsi disparaître toute distinction, personne ne
pourra plus reconnaître ni soi ni les siens. (6) En effet, quel sera le résultat
de ces mariages mixtes, où patriciens et plébéiens s'accoupleront au hasard
comme des brutes ? Ceux qui en naîtront ne sauront à quel sang, à quels
sacrifices ils appartiennent; mi-parties des deux races, ils n'auront pas en
eux-mêmes d'unité.
(7) En outre, comme si c'était peu encore que ce
bouleversement des choses divines et humaines, ces perturbateurs du peuple se
disposent à envahir le consulat. D'abord ils parlaient seulement de prendre
parmi le peuple un des deux consuls; aujourd'hui ils demandent que le peuple
soit libre de choisir les deux consuls parmi les patriciens ou parmi les
plébéiens; et soyez certains qu'il choisira parmi ces derniers tout ce qu'il y
aura de plus séditieux. Ainsi les Canuléius, les Icilius seront consuls. (8)
Puisse Jupiter Très Bon et Très Grand ne point laisser tomber si bas le pouvoir
de la majesté royale ! et nous, mourons plutôt mille fois, que de souffrir cette
profanation. (9) Nous n'en doutons point : si nos ancêtres avaient pu prévoir
qu'en accordant au peuple tout ce qu'il voulait, ils ne feraient, loin de
l'adoucir, que le rendre plus âpre, plus exigeant et plus injuste dans ses
prétentions, (10) ils auraient mieux aimé courir la chance d'une lutte que de
subir le joug de semblables lois.
Parce que déjà l'on avait cédé pour le tribunat, il a fallu
céder encore. (11) Il n'y a pas de terme possible : la même ville ne saurait
contenir des tribuns du peuple et des patriciens : il faut abolir ou cet ordre
ou cette magistrature; mieux vaut tard que jamais prévenir l'audace et la
témérité. (12) Ces artisans de troubles auront-ils le droit d'exciter à la
guerre les nations voisines, et ensuite nous empêcheront-ils de nous armer pour
repousser ces guerres qu'ils ont excitées ? Ils auront presque appelé eux-mêmes
les ennemis, et ils ne nous permettront pas de lever des troupes contre eux ?
(13) Voilà maintenant Canuléius qui ose déclarer dans le sénat que si les
patriciens n'acceptent ses lois comme celles d'un vainqueur, il défendra toutes
levées : qu'est-ce autre chose que menacer de livrer la patrie ? de la laisser
assiéger et prendre ? Quels encouragements un pareil langage ne donne-t-il pas
non seulement au bas peuple de Rome, mais aux Volsques, aux Èques et aux Véiens ?
(14) Ne peuvent-ils pas espérer que, sous la conduite de Canuléius, ils
escaladeront la citadelle et le Capitole, si les tribuns ont enlevé aux
patriciens, avec leurs droits et leurs majesté, tout leur courage ? Mais les
consuls sont prêts à les guider contre des citoyens coupables, avant de marcher
contre l'ennemi."
Discours du tribun Canuléius devant l'assemblée du peuple
[IV, 3]
(1) Tandis que ces choses se passaient dans le sénat,
Canuléius parlait ainsi pour ses lois et contre les consuls : (2) "Déjà,
Romains, j'ai souvent eu l'occasion de remarquer à quel point vous méprisaient
les patriciens, et combien ils vous jugeaient indignes de vivre avec eux dans la
même ville, entre les mêmes murailles. (3) Mais je n'en ai jamais été plus
frappé qu'aujourd'hui, en voyant avec quelle fureur ils s'élèvent contre nos
propositions. Et cependant, à quoi tendent- elles, qu'à leur rappeler que nous
sommes leurs concitoyens, et que si nous n'avons pas les mêmes richesses, nous
habitons du moins la même patrie ? (4) Par la première, nous demandons la
liberté du mariage, laquelle s'accorde aux peuples voisins et aux étrangers :
nous-mêmes nous avons accordé le droit de cité, bien plus considérable que le
mariage, à des ennemis vaincus. (5) L'autre proposition n'a rien de nouveau;
nous ne faisons que redemander et réclamer un droit qui appartient au peuple, le
droit de confier les honneurs à ceux à qui il lui plaît. (6) Y a-t-il là de quoi
bouleverser le ciel et la terre ? de quoi se jeter sur moi, comme ils l'ont
presque fait tout à l'heure dans le sénat ? de quoi annoncer qu'ils emploieront
la force, qu'ils violeront une magistrature sainte et sacrée ?
"(7) Eh quoi ! donc, si l'on donne au peuple romain la
liberté des suffrages, afin qu'il puisse confier à qui il voudra la dignité
consulaire; et si l'on n'ôte pas l'espoir de parvenir à cet honneur suprême à un
plébéien qui en sera digne, cette ville ne pourra subsister ! C'en est fait de
l'empire ! et parler d'un consul plébéien, c'est presque dire qu'un esclave,
qu'un affranchi pourra le devenir ! (8) Ne sentez-vous pas dans quelle
humiliation vous vivez ? Ils vous empêcheraient, s'ils le pouvaient, de partager
avec eux la lumière. Ils s'indignent que vous respiriez, que vous parliez, que
vous ayez figure humaine. (9) Ils vont même (que les dieux me pardonnent !)
jusqu'à appeler sacrilège la nomination d'un consul plébéien. Je vous en
atteste !"
"Si les fastes de la république, si les registres des
pontifes ne nous sont pas ouverts, ignorons-nous pour cela ce que pas un
étranger n'ignore ? Les consuls n'ont-ils pas remplacé les rois ? n'ont-ils pas
obtenu les mêmes droits, la même majesté ? (10) Croyez-vous que nous n'ayons
jamais entendu dire que Numa Pompilius, qui n'était ni patricien, ni même
citoyen romain, fut appelé du fond de la Sabine par l'ordre du peuple, sur la
proposition du sénat, pour régner sur Rome ? (11) Que, plus tard, Lucius
Tarquinius, qui n'appartenait ni à cette ville ni même à l'Italie, et qui était
fils de Démarate de Corinthe, transplanté de Tarquinies, fut fait roi du vivant
des fils d'Ancus ? (12) Qu'après lui Servius Tullius, fils d'une captive de
Corniculum, Servius Tullius, né d'un père inconnu et d'une mère esclave, parvint
au trône sans autre titre que son intelligence et ses vertus ? Parlerai-je de
Titus Tatius le Sabin, que Romulus lui-même, fondateur de notre ville, admit à
partager son trône ?"
"(13) Ainsi, c'est en n'excluant aucune classe où brillait le
mérite, que l'empire romain s'est agrandi. Rougissez donc d'avoir un consul
plébéien, quand vos ancêtres n'ont pas dédaigné d'avoir des étrangers pour rois;
quand, après même l'expulsion des rois, notre ville n'a pas été fermée au mérite
étranger. (14) En effet, n'est-ce pas après l'expulsion des rois que la famille
Claudia a été reçue non seulement parmi les citoyens, mais encore au rang des
patriciens ? (15) Ainsi, d'un étranger on pourra faire un patricien, puis un
consul; et un citoyen de Rome, s'il est né dans le peuple, devra renoncer à
l'espoir d'arriver au consulat ! (16) Cependant croyons-nous qu'il ne puisse
sortir des rangs populaires un homme de courage et de coeur, habile dans la paix
et dans la guerre, qui ressemble à Numa, à Lucius Tarquinius, à Servius Tullius ?
(17) ou si cet homme existe, pourquoi ne pas permettre qu'il porte la main au
gouvernail de l'état ? Voulons-nous que nos consuls ressemblent aux décemvirs,
les plus odieux des mortels, qui tous alors étaient patriciens, plutôt qu'aux
meilleurs des rois, qui furent des hommes nouveaux ?
Discours du tribun Canuléius devant l'assemblée du peuple (suite)
[IV, 4]
"(1) Mais, dira-t-on, jamais depuis l'expulsion des rois un
plébéien n'a obtenu le consulat. Que s'ensuit-il ? Est-il défendu d'innover ?
et ce qui ne s'est jamais fait (bien des choses sont encore à faire chez un
peuple nouveau) doit-il, malgré l'utilité, ne se faire jamais ? (2) Nous
n'avions sous le règne de Romulus, ni pontifes, ni augures : ils furent
institués par Numa Pompilius. Il n'y avait à Rome ni cens, ni distribution par
centuries et par classes; Servius Tullius les établit. (3) Il n'y avait jamais
eu de consuls : les rois une fois chassés, on en créa. On ne connaissait ni le
nom, ni l'autorité de dictateur : nos pères y pourvurent. Il n'y avait ni
tribuns du peuple, ni édiles, ni questeurs : on institua ces fonctions. Dans
l'espace de dix ans, nous avons créé les décemvirs pour rédiger nos lois, et
nous les avons abolis. (4) Qui doute que dans la ville éternelle, qui est
destinée à s'agrandir sans fin, on ne doive établir de nouveaux pouvoirs, de
nouveaux sacerdoces, de nouveaux droits des nations et des hommes ?"
"(5) Cette prohibition des mariages entre patriciens et
plébéiens, ne sont-ce pas ces misérables décemvirs qui l'ont eux-mêmes imaginée
dans ces derniers temps, pour faire affront au peuple ? Y a-t-il une injure plus
grave, plus cruelle, que de juger indigne du mariage une partie des citoyens,
comme s'ils étaient entachés de quelque souillure ? (6) N'est-ce pas souffrir
dans l'enceinte même de la ville une sorte d'exil et de déportation ? Ils se
défendent d'unions et d'alliances avec nous; ils craignent que leur sang ne se
mêle avec le nôtre. (7) Eh bien ! si ce mélange souille votre noblesse que la
plupart, originaires d'Albe ou de Sabine, vous ne devez ni au sang, ni à la
naissance, mais au choix des rois d'abord, et ensuite à celui du peuple qui vous
a élevés au rang de patriciens; il fallait en conserver la pureté par des
mesures privées; il fallait ne pas choisir vos femmes dans la classe du peuple,
et ne pas souffrir que vos filles, que vos soeurs choisissent leurs époux en
dehors des patriciens."
"(8) Jamais plébéien n'eût fait violence à une jeune
patricienne : de pareils caprices ne siéent qu'aux patriciens; et jamais
personne ne vous eût contraint à des unions auxquelles vous n'auriez pas
consenti. (9) Mais les prohiber par une loi, mais défendre les mariages entre
patriciens et plébéiens, c'est un outrage pour le peuple : ce serait aussi bien
d'interdire les mariages entre les riches et les pauvres. (10) Jusqu'ici on a
toujours laissé au libre arbitre des particuliers le choix de la maison où une
femme devait entrer par mariage, de celle où un homme devait prendre une épouse;
et vous, vous l'enchaînez dans les liens d'une loi orgueilleuse, pour diviser
les citoyens, et faire deux états d'un seul. (11) Pourquoi ne décrétez-vous pas
également qu'un plébéien ne pourra demeurer dans le voisinage d'un patricien, ni
marcher dans le même chemin, ni s'asseoir à la même table, ni se montrer sur le
même forum ? N'est-ce pas la même chose que de défendre l'alliance d'un
patricien avec une plébéienne, d'un plébéien avec une patricienne ? Qu'y
aurait-il de changé au droit, puisque les enfants suivent l'état de leur père ?
(12) Tout ce que nous demandons par là, c'est que vous nous admettiez au nombre
des hommes et des citoyens; et, à moins que notre abaissement et notre ignominie
ne soient pour vous un plaisir, vous n'avez pas de raison pour vous y opposer."
Discours du tribun Canuléius devant l'assemblée du peuple (suite et fin)
[IV, 5]
"(1) Mais enfin, est-ce à vous ou au peuple romain
qu'appartient l'autorité suprême ? A-t-on chassé les rois pour fonder votre
domination, ou pour établir l'égalité de tous ? (2) Il doit être permis au
peuple de porter, quand il lui plaît, une loi. Sitôt que nous lui avons soumis
une proposition, viendrez-vous toujours, pour le punir, ordonner des levées ? Au
moment où moi, tribun, j'appellerai les tribus au suffrage, toi, consul, tu
forceras la jeunesse à prêter serment, tu la traîneras dans les camps, tu
menaceras le peuple, tu menaceras le tribun ? (3) En effet, n'avons-nous pas
déjà éprouvé deux fois ce que peuvent ces menaces contre l'union du peuple ?
Mais c'est sans doute, par indulgence que vous vous êtes abstenus d'en venir aux
mains ! non ! s'il n'y a pas eu de prise, n'est-ce pas que le parti le plus fort
a été aussi le plus modéré ? (4) Et aujourd'hui encore, il n'y aura pas de
lutte, Romains; ils tenteront toujours votre courage, et ne mettront jamais vos
forces à l'épreuve."
"(5) Ainsi, consuls, que cette guerre soit feinte ou
sérieuse, le peuple est prêt à vous y suivre, si, en permettant les mariages,
vous rétablissez enfin dans Rome l'unité; s'il lui est permis de s'unir, de se
joindre, de se mêler à vous par des liens de famille; si l'espoir, si l'accès
aux honneurs cessent d'être interdits au mérite et au courage; si nous sommes
admis à prendre rang dans la république; si, comme le veut une liberté égale, il
nous est accordé d'obéir et de commander tour à tour par les magistratures
annuelles. (6) Si ces conditions vous répugnent, parlez, parlez de guerre tant
qu'il vous plaira; personne ne donnera son nom, personne ne prendra les armes,
personne ne voudra combattre pour des maîtres superbes qui ne veulent nous
admettre ni à partager avec eux les honneurs, ni à entrer dans leurs familles."
Création des tribuns militaires à puissance consulaire (444)
[IV, 6]
(1) Les consuls haranguèrent aussi l'assemblée, et aux
discours suivis succéda une sorte d'altercation. Dans le fort de la dispute, le
tribun ayant demandé pour quel motif un plébéien ne pouvait être consul, (2) il
lui fut répondu avec plus de franchise que d'à-propos : "que c'était parce que
nul plébéien n'avait les auspices, et que les décemvirs n'avaient interdit les
mariages entre les deux ordres que pour empêcher que les auspices ne fussent
troublés par des hommes d'une naissance incertaine." (3) Ces paroles
enflammèrent au plus haut degré l'indignation du peuple, à qui l'on refusait de
prendre les auspices, comme s'il eût été l'objet de la réprobation des dieux
immortels.
Et comme il avait un tribun décidé, auquel il ne le cédait
pas lui-même en opiniâtreté, la querelle ne se termina que par la défaite des
patriciens qui consentirent à la présentation de la loi sur les mariages, (4)
persuadés que de leur côté les tribuns se désisteraient de leur demande de
consuls plébéiens, ou du moins qu'ils attendraient la fin de la guerre, et que
le peuple, satisfait d'avoir obtenu le mariage, se prêterait à l'enrôlement.
(5) Mais l'importance que Canuléius obtient par cette
victoire sur les patriciens et par la faveur du peuple, excite l'émulation des
autres tribuns; ils combattent vigoureusement pour le succès de leurs
prétentions, et, quoique les bruits de guerre prennent chaque jour plus de
consistance, ils empêchent toutes levées. (6) L'opposition des tribuns arrêtant
aussi les consuls dans le sénat, ceux-ci réunissaient dans leurs maisons les
principaux sénateurs : il fallait, selon eux, céder la victoire ou aux ennemis
ou aux citoyens. (7) Seuls parmi les consulaires, Horatius et Valérius
n'assistaient point à ces réunions. L'avis de Gaius Claudius armait les consuls
contre les tribuns; mais Cincinnatus et Capitolinus, de la famille des Quinctius,
s'opposaient de toutes leurs forces à ce que l'on versât du sang, à ce que l'on
portât atteinte à des magistrats qu'un traité avec le peuple avait déclarés
inviolables.
(8) Le résultat de ces délibérations fut que les patriciens
accordèrent la création de tribuns militaires revêtus de tous les pouvoirs du
consulat, et pris indifféremment parmi les patriciens et les plébéiens. Rien ne
fut changé à l'élection des consuls. Cet arrangement satisfit également les
tribuns et le peuple. (9) Les comices où l'on doit élire trois de ces tribuns
revêtus de la puissance consulaire, sont indiqués. À cette nouvelle, tous ceux
qui s'étaient fait remarquer par un langage ou par des actions séditieuses, et
principalement les anciens tribuns du peuple, se mettent à solliciter les
suffrages, à parcourir le forum, couverts de la robe blanche affectée aux
candidats. (10) Aussi d'abord, les patriciens, désespérant d'obtenir cet honneur
d'une multitude irritée, et indignés de le partager avec de tels hommes, se
tinrent à l'écart; mais bientôt, cédant aux représentations des plus influents
d'entre eux, ils se mirent sur les rangs, pour ne pas paraître avoir renoncé
d'eux-mêmes à l'administration de la république.
(11) L'issue de ces comices montra qu'autres sont les esprits
dans la chaleur des débats, quand ils luttent pour leur liberté et leur dignité,
autres quand, le combat fini, ils jugent de sang-froid; car le peuple, satisfait
d'être compté pour quelque chose, choisit tous les tribuns parmi les patriciens.
(12) Trouveriez-vous aujourd'hui chez un seul homme cette modération, cette
équité, cette grandeur d'âme dont fit preuve alors un peuple entier ?
Démission des tribuns. Retour au consulat
[IV, 7]
(1) L'an 310 de la fondation de Rome, les tribuns militaires
remplacèrent pour la première fois les consuls : ce furent Aulus Sempronius
Atratinus, Lucius Atilius, Titus Cloelius, pendant la magistrature desquels
l'union au-dedans donna la paix au-dehors. (2) Quelques historiens, qui
d'ailleurs ne parlent point de la loi relative à la nomination de consuls
plébéiens, ont prétendu que c'était parce que la guerre de Véies s était jointe
à celle des Èques et des Volsques et à la défection d'Ardée, et parce que les
consuls ne pouvaient diriger tant de guerres à la fois, que l'on avait créé
trois tribuns militaires. (3) Mais l'autorité de ces magistrats ne s'affermit
pas tout d'abord; car trois mois après leur entrée eu charge, un décret des
augures les obligea d'abdiquer à cause d'un vice dans leur élection : Gaius
Curiatius, qui présidait les comices, n'avait pas observé les formalités
requises en dressant la tente augurale.
(4) Ardée nous envoya une députation pour se plaindre de
notre injustice, tout en nous laissant voir que la restitution du territoire
enlevé la maintiendrait dans notre alliance et dans notre amitié. (5) Le sénat
répondit : "qu'il ne lui appartenait point de casser un jugement rendu par le
peuple; qu'il n'avait pour cela aucun précédent, ni aucun droit, et que
d'ailleurs l'union des deux ordres s'y opposait. (6) Si les Ardéates voulaient
attendre le moment favorable et laisser au sénat le soin de réparer le tort
qu'ils avaient souffert, ils n'auraient plus tard qu'à se féliciter de leur
modération; qu'au reste, ils fussent bien persuadés que le sénat avait mis
autant de zèle à prévenir cette injustice qu'il en mettrait à la réparer." (7)
Les députés répondirent qu'ils se retireraient sans avoir pris de décision, et
furent congédiés avec bienveillance.
Comme la république n'avait pas pour le moment de
magistrature curule, les patriciens s'assemblèrent et créèrent un interroi. On
débattit pendant plusieurs jours la question de savoir si l'on nommerait des
consuls ou des tribuns militaires. (8) L'interroi et le sénat demandaient des
comices consulaires, les tribuns et le peuple voulaient des comices pour la
nomination des tribuns militaires. Les patriciens l'emportèrent parce que le
peuple, décidé à conférer l'une ou l'autre dignité à des patriciens, sentit que
son opposition était inutile, et (9) parce que, d'autre part, les chefs du
peuple préférèrent les comices où il ne devait pas être question d'eux, à ceux
d'où on les écarterait comme indignes : les tribuns du peuple eux-mêmes se
firent un mérite auprès des sénateurs les plus considérables de renoncer à une
prétention qui ne devait pas avoir de succès.
(10) Titus Quinctius Barbatus, interroi, crée consuls Lucius
Papirius Mugillanus et Lucius Sempronius Atratinus. Sous ces consuls fut
renouvelé le traité avec les Ardéates : et c'est là le seul monument qui nous
reste de leur consulat, car leurs noms ne se trouvent ni dans les annales
anciennes, ni dans les livres des magistrats. (11) L'année avait commencé sous
des tribuns militaires; on les remplaça par des consuls; et alors, comme si
l'autorité était restée toute l'année entre les mains des premiers, les noms des
consuls furent omis; (12) toutefois, Licinius Macer prétend qu'on les trouve
dans le traité avec les Ardéates, et dans les livres de lin déposés dans le
temple de Monéta. Malgré toutes les menaces dont les nations voisines voulaient
nous effrayer, la paix régna au-dehors comme au-dedans.
Création de la censure (443)
[IV, 8]
(1) Mais soit que cette année n'ait eu que des tribuns, soit
qu'aux tribuns aient été substitués des consuls, on connaît d'une manière
positive les consuls de l'année suivante : c'étaient Marcus Géganius Macérinus,
qui fut élu pour la seconde fois, et Titus Quinctius Capitolinus, qui le fut
pour la cinquième. (2) Cette même année vit l'établissement de la censure, qui,
au début, n'eut pas grande importance, mais qui prit par la suite un tel
développement, qu'elle eut entre ses mains la direction des moeurs et de la
discipline romaine; qu'elle prononça souverainement sur l'honneur des sénateurs
et des chevaliers, et qu'elle eut dans ses attributions l'inspection des lieux
publics et particuliers, ainsi que l'administration des revenus du peuple
romain.
(3) Voici dans quelles circonstances cette magistrature fut
instituée. Le cens n'avait pas eu lieu depuis plusieurs années, et il n'était
plus possible de le différer davantage : mais les consuls, au milieu de toutes
les guerres qui menaçaient, n'avaient pas le temps de s'en occuper. (4) Ils
représentèrent au sénat que cette opération pénible et nullement consulaire
réclamait un magistrat spécial, dont relèveraient les greffiers, qui aurait la
garde et le soin des registres, et réglerait à son gré la manière de faire le
cens.
(5) Les patriciens, malgré le peu d'importance de ces
fonctions, virent avec joie augmenter le nombre des magistratures patriciennes,
persuadés, je crois, que, ainsi qu'il a été prouvé par l'événement, la puissance
personnelle de ceux à qui serait confiée cette charge y ajouterait du lustre et
de l'autorité. (6) De leur côté, les tribuns, n'y voyant que ce qu'elle offrait
alors, c'est-à-dire des attributions qui avaient plus d'utilité que d'éclat, ne
voulurent pas s'obstiner mal à propos sur les moindres choses, et s'abstinrent
de toute opposition. (7) Cette place étant dédaignée par les premiers de l'état,
Papirius et Sempronius, qui n'avaient pas complété l'année de leur consulat (sur
lequel même il s'élève des doutes), furent, en dédommagement, chargés, par les
suffrages du peuple, de faire le cens. La nature de leurs fonctions leur fit
donner le nom de censeurs.
Deux prétendants se disputent une belle plébéienne à Ardée; Rome s'engage
dans le conflit (443)
[IV, 9]
(1) Tandis que ces choses se passent à Rome, Ardée envoie des
députes réclamer, au nom de son antique alliance, et du traité récemment
renouvelé, un secours qui la sauve d'une ruine presque certaine; (2) car une
guerre civile l'empêchait de jouir de la paix qu'elle avait eu le bon esprit de
conserver avec Rome. La cause et l'origine de cette guerre était, à ce qu'on
rapporte, le choc des factions, (3) fléau toujours plus funeste aux états que la
guerre étrangère, que la famine, que les épidémies, et toutes ces calamités, que
l'on attribue d'ordinaire au courroux des dieux.
(4) Deux jeunes gens recherchaient une jeune fille de race
plébéienne et célèbre par sa beauté. L'un, né dans la même classe qu'elle, était
appuyé par les tuteurs qui appartenaient aussi au même corps; l'autre, de
famille noble, et qui ne s'était épris d'elle que pour ses charmes, (5) avait
pour lui la protection active de son ordre. La lutte des deux partis pénétra
jusque dans la maison de la jeune fille : la mère, voulant donner à sa fille le
parti le plus brillant, s'était prononcée en faveur du noble; les tuteurs, que
l'esprit de parti dirigeait également, soutenaient leur protégé.
(6) L'affaire, n'ayant pu se décider en famille, fut portée
devant les juges. La mère et les tuteurs entendus, les magistrats accordèrent à
la première le droit de conclure le mariage qu'elle désirait; (7) mais la force
l'emporta. En effet, les tuteurs se plaignent sur le forum à ceux de leur parti
de l'injustice de cette décision, réunissent une troupe des leurs, et arrachent
la jeune fille de la maison maternelle. (8) Les nobles, plus furieux encore,
marchent contre eux sous la conduite du jeune amant, indigné de cette injure. Un
combat terrible s'engage. Le peuple qui ne ressemblait en rien au peuple de Rome
est repoussé; il sort en armes de la ville, s'établit sur une colline, d'où il
porte le fer et la flamme dans les propriétés des nobles, (9) et renforcé d'une
multitude de journaliers, qu'attire l'espoir du pillage, il se prépare à
assiéger une ville jusqu'alors paisible. (10) Tous les maux de la guerre
s'offrent à la fois : il semble que la ville entière soit animée de la rage de
ces deux rivaux qui brûlent d'acheter un funeste hymen au prix de la chute de
leur patrie.
(11) Les deux partis trouvèrent que cette guerre était trop
peu de chose si elle se bornait à Ardée : les nobles appelèrent les Romains au
secours de la ville assiégée; le peuple souleva les Volsques pour l'aider à s'en
rendre maître. (12) Les Volsques, conduits par un Èque, Cluilius, arrivèrent les
premiers, et mirent le siège devant la place. (13) À peine la nouvelle en fut
arrivée à Rome, que le consul, Marcus Géganius, partit avec son armée, et vint
camper à trois milles des ennemis. Le jour était sur son déclin. Il ordonne à
ses troupes de prendre de la nourriture et du repos; mais à la quatrième veille
il rapproche ses enseignes de l'ennemi, commence les travaux, et les pousse avec
tant d'activité, qu'au lever du soleil, les Volsques se trouvent enfermés par
les Romains dans un retranchement plus fort que celui dont ils ont environné la
ville. (14) De l'autre côté, le consul avait avancé ses lignes jusqu'aux murs
d'Ardée, afin que ses troupes pussent communiquer avec la ville.
Victoire sur les Volsques (443)
[IV, 10]
(1) Le général volsque, qui jusqu'alors avait nourri son
armée, non de provisions de réserve, mais du blé qu'il enlevait chaque jour dans
la campagne, se voyant tout à coup enfermé sans ressources, demande une entrevue
au consul et lui déclare que "Si les Romains sont venus pour faire lever le
siège, il est prêt à emmener les Volsques." (2) À cela le consul répondit "Que
des vaincus devaient subir et non dicter les conditions, et que si les Volsques
étaient venus, quand ils avaient trouvé le moment favorable, pour attaquer les
alliés du peuple romain, ils ne s'en iraient pas e même. (3) Il fallait qu'ils
livrassent leur général et missent bas les armes en se confessant vaincus et en
promettant d'obéir. Autrement, soit qu'ils voulussent s'éloigner ou rester, ils
auraient en lui un ennemi implacable, décidé à revenir à Rome avec une victoire
plutôt qu'avec une paix douteuse."
(4) Les Volsques n'ayant plus d'autre ressource mirent le peu
qui leur restait d'espoir dans les armes, et eurent encore le désavantage d'en
venir aux mains dans un poste peu favorable pour le combat, plus défavorable
pour la fuite. Repoussés et massacrés de toutes parts, et passant de la
résistance aux prières, ils livrent leur général, déposent leurs armes, passent
sous le joug vêtus d'une simple tunique, et se retirent couverts de honte, après
une perte considérable; (5) puis, s'étant arrêtés non loin de la ville de
Tusculum, dont les habitants, animés contre eux d'une vieille haine, tombèrent
sur leur troupe désarmée, ce fut à peine s'il en échappa pour porter la nouvelle
de ce désastre.
(6) Le Romain rétablit la paix dans Ardée en faisant tomber
sous la hache la tête des principaux auteurs de ces troubles, et en réunissant
leurs biens au domaine public de leur patrie. Des services si importants
paraissaient aux Ardéates une réparation suffisante de l'injustice de Rome; mais
le sénat trouvait qu'il lui restait encore quelque chose à faire pour anéantir
les traces de la cupidité du peuple. (7) Le consul rentra dans Rome en triomphe.
Devant son char l'on conduisait Cluilius, général des Volsques, et l'on portait
les dépouilles enlevées à l'ennemi avant de le faire passer sous le joug.
(8) Le consul Quinctius, sans quitter la toge, égala, ce qui
n'était point facile, la gloire que son collègue avait acquise par les armes;
car il sut si bien maintenir la paix et la concorde dans la ville par son
extrême équité envers les petits et les grands que les patriciens parlaient de
sa sévérité, et le peuple de sa douceur. (9) À l'égard des tribuns, il obtint
plus de ces magistrats par son ascendant que par la violence. Cinq consulats,
soutenus avec le même éclat, et sa vie entière, vraiment digne d'un consul, ne
lui attiraient pas moins de respect que l'autorité suprême. Aussi, cette année
ne fut-il pas question de tribuns militaires.
Fondation d'une colonie à Ardée (442)
[IV, 11]
(1) On nomma consuls Marcus Fabius Vibulanus et Postumus Aebutius Cornicen. (2)
Les consuls Fabius et Aebutius voyant la gloire dont leurs prédécesseurs
s'étaient couverts dans la paix et dans la guerre (car la promptitude avec
laquelle ils avaient secouru Ardée, sur le penchant de sa ruine, avait produit
une vive impression sur les peuples voisins, soit alliés soit ennemis), (3)
s'empressèrent avec d'autant plus d'ardeur d'effacer tout souvenir d'un jugement
honteux; ils rendirent un sénatus-consulte portant que, les dissensions civiles
ayant réduit de beaucoup la population d'Ardée, on y enverrait une colonie pour
l'aider à se défendre contre les Volsques. (4) Tels étaient les motifs exposés
dans le décret, pour dérober au peuple et aux tribuns le projet formé de casser
leur jugement. On était convenu que la plus grande partie des colons serait
composée de Rutules, qu'on ne leur partagerait d'autre territoire que celui dont
une décision inique les avait dépouillés, et qu'aucune portion de terrain ne
serait donnée à ceux de Rome avant que tous les Rutules fussent pourvus. (5)
C'est ainsi que les Ardéates recouvrèrent leur territoire.
Les triumvirs créés pour conduire la colonie furent Agrippa Ménénius,
Titus Cloelius Siculus, Marcus Aebutius Helua, (6) lesquels, chargés,
contre le gré du peuple, de partager entre les alliés un territoire que
Rome avait déclaré lui appartenir, encoururent le mécontentement de la
multitude, sans se rendre agréables aux principaux patriciens, parce
qu'ils n'accordèrent rien à la faveur. (7) Déjà ils avaient été cités
devant le peuple par les tribuns; mais ils se dérobèrent à leurs
poursuites, en s'établissant dans la colonie, témoin de leur
désintéressement et de leur justice.
Terrible disette à Rome; création d'un préfet de l'annone (440)
[IV,12]
(1) La paix régna au-dedans et au-dehors cette année et la
suivante, où furent consuls Gaius Furius Paculus et Marcus Papirius Crassus. (2)
Ce fut alors que l'on célébra les Jeux que les décemvirs, sur un décret du
sénat, avait voués lors de la retraite du peuple. (3) Vainement Poetélius
chercha l'occasion d'exciter des troubles : (4) il s'était fait nommer pour la
seconde fois tribun du peuple, en annonçant tout haut ses projets; mais il ne
put obtenir que les consuls proposassent au sénat le partage des terres; et,
lorsque après de longs débats, il parvint à faire soumettre aux sénateurs la
question de savoir si l'on tiendrait les comices pour la création de consuls ou
de tribuns militaires, il fut décidé que l'on nommerait des consuls. (5) Les
menaces du tribun qui annonçait l'intention de s'opposer aux levées, étaient un
sujet de moquerie; car les peuples voisins se tenant en repos, rien ne nous
obligeait à songer à la guerre, et encore moins à nous y préparer.
(6) À ce repos de la république succéda, sous le consulat de
Proculus Géganius Macérinus et de Lucius Ménénius Lanatus, une année que
signalèrent des maux et des dangers sans nombre : les séditions, la famine, et
presque l'asservissement de Rome, que les largesses d'hommes ambitieux avaient
peu à peu séduite. (7) Il n'y manqua que la guerre étrangère; si elle fût venue
compliquer les embarras de la situation, le secours des dieux aurait à peine
suffi pour nous sauver.
Nos malheurs commencèrent par la famine, soit que l'année eût
été peu favorable aux biens de la terre, soit que l'attrait des assemblées et de
la ville eût fait négliger la culture : on l'attribue à ces deux causes. Tandis
que les patriciens accusaient le peuple de paresse, les tribuns reprochaient aux
consuls leur mauvaise foi et leur négligence. (8) Enfin, les plébéiens
proposèrent, sans que le sénat s'y opposât, que Lucius Minucius fût nommé
intendant des vivres; magistrature où il devait mieux réussir à défendre la
liberté, qu'à s'acquitter des soins attachés à ses fonctions : néanmoins, il
finit par obtenir aussi à bon droit, avec la reconnaissance publique, la gloire
d'avoir adouci la disette.
(9) Ayant envoyé de nombreux commissaires, par terre et par
mer, chez les nations voisines, ceux-ci lui rapportèrent de l'Étrurie seulement
une petite quantité de blé qui ne put ramener l'abondance. (10) Il fallut se
contenter de régler les privations; on força les citoyens à déclarer le blé
qu'ils avaient, à vendre le surplus de ce qui leur était nécessaire pour un
mois; on diminua la ration des esclaves; on accusa et on livra à la fureur du
peuple les marchands de grains, et l'on n'obtint de ces rigoureuses mesures
d'autres résultats que de constater le mal sans le soulager. (11) Un grand
nombre de plébéiens ayant perdu tout espoir, plutôt que de traîner leur vie dans
ces tourments, se voilèrent la tête et se précipitèrent dans le Tibre.
Distributions illicites de blé à la plèbe; désignation d'un dictateur (439)
[IV, 13]
(1) À cette époque Spurius Maelius, de l'ordre des
chevaliers, et qui était prodigieusement riche pour le temps, donna le dangereux
exemple d'une chose utile en elle-même, mais dénaturée par ses détestables
intentions. (2) Il avait, par l'entremise de ses hôtes et de ses clients, fait à
ses frais des achats de blé en Étrurie (ce qui, je pense, rendit inutiles les
mesures prises par l'état pour adoucir la disette), et il se mit à distribuer
ces grains au peuple. (3) Aussi, partout où il se montrait, la multitude, gagnée
par ses largesses, lui formait un cortège tel que n'en avait jamais eu un simple
particulier, et lui donnait espoir qu'il arriverait sûrement, par sa faveur, au
consulat. (4) Mais, comme le coeur humain ne sait pas se contenter de ce que lui
promet la fortune, Maelius porta encore plus haut ses vues trop ambitieuses :
voyant qu'il fallait arracher le consulat aux patriciens, il aspira au trône :
c'était le seul prix digne de tant de combinaisons et de la lutte terrible qu'il
allait soutenir. (5) Les comices consulaires approchaient : cette opération le
surprit avant que son plan fût arrêté et ses projets assez mûrs. (6) Titus
Quinctius Capitolinus, nommé consul pour la sixième fois, n'était pas un choix
favorable pour un novateur. On lui adjoignit pour collègue Agrippa Ménénius,
surnommé Lanatus.
(7) Lucius Minucius demeura intendant des vivres, soit qu'il
eût été réélu, soit que ses pouvoirs dussent se prolonger autant que les motifs
pour lesquels on les lui avait conférés; car il n'y a ici de certitude que le
nom de l'intendant porté dans les livres de lin au nombre des magistrats pour
l'une et l'autre année. (8) Or Minucius, chargé par l'état des mêmes soins que
prenait Maelius de son propre mouvement, était en relation avec la même espèce
d'hommes, et ayant découvert ce qui se passait, en avertit le sénat. (9) "On
portait des armes dans la maison de Maelius, et lui-même y tenait des
assemblées. Il avait évidemment le projet de se faire roi. Le moment de
l'exécution n'était pas encore fixé; mais on avait arrêté tout le reste. Des
tribuns, gagnés à prix d'argent, avaient vendu la liberté; les chefs de la
multitude s'étaient déjà partagé les emplois. Pour lui, Minucius, il avertissait
le sénat, plus tard peut-être que ne l'aurait voulu la sûreté publique; mais il
n'avait voulu rien donner de vague et d'incertain."
(10) En apprenant ces choses, les principaux sénateurs
éclatent en reproches contre les consuls de l'année précédente qui avaient
souffert ces distributions de grains, ces réunions du peuple dans la maison d'un
particulier, et contre les nouveaux consuls qui avaient pu attendre que
l'intendant des vivres déférât au sénat une affaire si importante, dont la
découverte et même la répression appartenait à l'autorité consulaire. (11)
Alors, T. Quinctius répondit : "Qu'on accusait à tort les consuls, que, liés par
les lois d'appel, établies pour miner leur autorité, ils avaient manqué de
pouvoir pour réprimer un attentat si énorme, et non pas de courage; que les
circonstances demandaient non seulement un homme de coeur, mais un homme
entièrement indépendant et qui ne fût pas enchaîné par les lois; (12) qu'en
conséquence, il se proposait de nommer dictateur L. Quinctius, dont le courage
égalerait le pouvoir."
Chacun l'approuva. Mais Quinctius refusa d'abord; il leur
demandait "ce qu'ils lui voulaient en l'exposant, avec son grand âge, dans une
lutte aussi terrible." (13) Enfin, comme tout le monde lui disait que malgré sa
vieillesse il avait plus de sagesse et même de vigueur que tous les autres;
comme on l'accablait d'éloges, d'ailleurs bien mérités, et que le consul ne
voulait point revenir de sa détermination, (14) Cincinnatus, priant les dieux
immortels de ne pas permettre que sa vieillesse, dans cette crise, attirât sur
la république ni affront ni dommage, se laisse nommer dictateur par le consul,
et ensuite lui-même choisit Gaius Servilius Ahala pour maître de cavalerie.
Le maître de cavalerie fait assassiner Spurius Maelius
[IV, 14]
(1) Le lendemain, après avoir placé des corps de garde, il
descend sur le forum, et étonne le peuple par cet appareil inattendu. Maelius et
ses partisans sentirent bien que c'était contre eux qu'était dirigée la
puissance de cette redoutable magistrature; (2) mais les citoyens qui ignoraient
leurs complots, se demandaient : "Quelle sédition, quelle guerre soudaine avait
rendu nécessaire l'autorité dictatoriale, ou avait fait confier la direction de
la république à Quinctius, qui était plus qu'octogénaire."
(3) Cependant Servilius, le maître de la cavalerie, envoyé
par le dictateur vers Maelius, lui dit : "Le dictateur te demande. - Que me
veut-il ?," répond Maelius tremblant. "Écouter la défense, répliqua Servilius,
et te voir te justifier du crime que Minucius a déféré au sénat." (4) Aussitôt
Maelius se réfugie au milieu d'un groupe de ses complices, promène autour de lui
ses regards, cherche à gagner du temps. Enfin, sur l'ordre du chef de la
cavalerie, un appariteur l'arrête. Délivré par les assistants, il s'enfuit en
implorant le secours de la multitude; (5) il dit que c'est une conspiration des
patriciens qui l'opprime, parce qu'il a fait du bien au peuple; il le conjure de
venir à son aide dans un danger si imminent, et de ne pas du moins le laisser
égorger sous ses yeux.
(6) Au milieu de ces clameurs, Ahala Servilius l'atteint et
lui tranche la tête; puis, couvert de son sang, entouré d'une troupe de jeunes
patriciens, il va annoncer au dictateur que Maelius, cité devant lui, a repoussé
l'appariteur, soulevé la multitude, et subi la peine due à son crime. (7) Alors
le dictateur : "Je te félicite de ton courage, Gaius Servilius, lui dit-il; tu
as sauvé la république."
Le dictateur approuve l'exécution de Spurius Maelius
[IV, 15]
(1) Comme la multitude, ne sachant que penser de cet
événement, commençait à s'émouvoir, Quinctius convoqua une assemblée, et là il
déclara : "Que Maelius avait été légitimement mis à mort, alors même qu'il n'eût
pas été coupable d'aspirer à la royauté; car, invité par le maître de cavalerie
à se rendre vers le dictateur, il avait refusé. (2) Lui, Cincinnatus, n'était
monté sur son tribunal que pour instruire cette affaire; et l'instruction eût
amené le même résultat pour Maelius. Il se préparait à se soustraire par la
force au jugement; on l'avait réprimé par la force. (3) On n'avait pas dû
traiter en citoyen un homme qui, né chez un peuple libre, au sein de la justice
et des lois, avait conçu l'espoir de s'élever au trône, dans une ville d'où il
savait qu'on avait chassé les rois; où dans la même année, les neveux d'un roi,
fils du consul qui avait délivré la patrie, sur la dénonciation d'un complot
pour le rétablissement de la royauté, avaient, par l'ordre de leur père, péri
sous la hache; (4) d'où Tarquinius Collatin, consul, s'était vu, en haine de son
nom, forcé d'abdiquer sa magistrature et de se condamner à l'exil; où, quelques
années plus tard, Spurius Cassius, soupçonné de prétendre au trône, avait payé
cette ambition de sa vie, où, tout récemment, les décemvirs avaient expié leur
hauteur tyrannique par la perte de leurs biens, par l'exil et la mort."
"(5) Et quel était ce Maelius ? Sans doute il n'y a point
d'illustration, point d'honneurs, point de services, qui puissent ouvrir à
personne le chemin de la tyrannie; mais, du moins, c'était sur leurs consulats,
sur leurs décemvirats, sur leurs honneurs et sur ceux de leurs ancêtres, sur la
gloire de leur famille, que s'appuyaient les Claudius, les Cassius, pour
atteindre un but coupable. (6) Mais que Spurius Maelius, qui pouvait désirer
plutôt qu'espérer le tribunat, qu'un riche marchand de blé se fût flatté
d'acheter pour deux livres de farine la liberté de ses concitoyens, de gagner,
par l'appât d'un morceau de pain, un peuple qui avait vaincu tous ses voisins;
(7) mais que Rome endurât d'avoir pour roi un homme qu'elle aurait à peine
toléré comme sénateur, et qu'elle laissât entre ses mains les insignes et le
pouvoir de son fondateur Romulus, fils des dieux, que les dieux avaient reçu
dans leurs rangs, c'était une chose monstrueuse plus encore qu'un crime. (8) Et
ce n'était pas assez que le sang du coupable pour expier un tel forfait; il
fallait encore détruire de fond en comble les toits et les murailles où ces
projets insensés avaient été conçus, et confisquer, au profit de l'état, ces
biens, au moyen desquels un infâme avait voulu acquérir un trône. En
conséquence, il ordonnait aux questeurs de vendre ces biens et d'en verser le
prix au trésor."
Règlement de l'affaire Maelius. Élection de tribuns militaires (438)
[IV, 16]
(1) Ensuite il donna l'ordre qu'on démolit sur-le-champ la
maison du coupable, dont l'emplacement devait attester le renversement d'une
espérance criminelle : ce lieu fut nommé Aequimaelium. (2) Lucius Minucius reçut
devant la Triple Porte l'hommage d'un boeuf doré, sans opposition de la part du
peuple, auquel il distribua le blé de Maelius à un as le boisseau. (3) Ce
Minucius, à ce que je trouve dans quelques auteurs, passa de l'ordre des
patriciens dans celui du peuple, fut choisi pour onzième tribun par les dix
autres, et, en cette qualité, apaisa une sédition causée par le meurtre de
Maelius. (4) Au reste, il me semble peu croyable que le sénat ait souffert qu'on
augmentât le nombre des tribuns, surtout qu'un patricien ait donné l'exemple de
cette innovation, et que le peuple n'ait point conservé, ou essayé de conserver
cet avantage une fois acquis. Mais ce qui, mieux que tout le reste, prouve la
fausseté du titre mis au bas de son image, c'est que peu d'années auparavant,
une loi avait ôté aux tribuns la faculté de se choisir un collègue.
(5) Quintus Caecilius, Quintus Junius, et Sextus Titinius,
seuls du collège des tribuns, n'avaient point participé à la loi qui décernait
des honneurs à Minucius; ils ne cessaient d'accuser tantôt Minucius, tantôt
Servilius auprès du peuple, et de déplorer l'indigne mort de Maelius. (6) Ils
parvinrent ainsi à obtenir qu'on assemblât les comices pour nommer des tribuns
militaires et non des consuls, ne doutant pas qu'en se déclarant les vengeurs de
Maelius, des plébéiens ne pussent obtenir quelques-unes des six places à donner,
car on en pouvait nommer un pareil nombre. (7) Cependant le peuple, quoiqu'il
eût été, cette année-là, agité en tous sens, ne nomma que trois tribuns avec le
pouvoir consulaire, et encore dans ce nombre fut Lucius Quinctius, fils de
Cincinnatus, dont on cherchait à rendre la dictature odieuse pour exciter des
troubles. (8) Avant Quinctius, Mamercus Aemilius, personnage de la plus haute
considération, avait obtenu les suffrages. Le troisième nommé fut Lucius
Julius.
Guerre contre Fidènes (437)
[IV, 17]
(1) Sous leur magistrature, Fidènes, colonie romaine, nous
quitta pour s'attacher au Lar Tolumnius, roi de Véies. (2) À cette défection ils
ajoutèrent un crime encore plus noir : par l'ordre de Tolumnius, ils
massacrèrent Gaius Fulcinius, Cloelius Tullus, Spurius Antius et Lucius Roscius,
que Rome avait envoyés pour s'informer des motifs de ce changement. (3)
Quelques-uns, voulant excuser le roi, prétendent que ce qui causa le meurtre de
ces députés, fut que les Fidénates prirent pour un ordre de mort un mot
équivoque dont ce prince s'était servi sur un heureux coup de dés. (4) On ne
saurait admettre cette excuse. Car, comment l'arrivée des Fidénates, ses
nouveaux alliés, qui venaient le consulter sur un assassinat réprouvé par le
droit des nations, ne l'aurait-elle pas détourné du jeu ? Et comment cet
attentat ne l'eût-il point fait frémir d'horreur ? (5) Je croirais plus
volontiers que par la complicité d'un si grand forfait, il voulut enchaîner les
Fidénates, et leur ôter tout espoir de retour vers les Romains. (6) On éleva
dans les Rostres, aux frais de l'état, des statues aux députés égorgés à
Fidènes.
Comme une lutte terrible se préparait, en conséquence de cet
attentat, contre Véies, Fidènes et d'autres peuples voisins, (7) le peuple et
ses tribuns demeurèrent tranquilles, et le pouvoir suprême fut sans opposition
confié à des consuls. Ce furent Marcus Géganius Macérinus pour la troisième
fois, et Lucius Sergius Fidénas, surnom que lui mérita, je crois, la guerre
qu'il fit ensuite. (8) En effet, il remporta le premier sur le roi de Véies, en
deçà de l'Anio, une victoire qui nous coûta bien du sang. Aussi, le regret qu'on
éprouva de la perte de tant de citoyens surpassa-t-il la joie que causa la
défaite des ennemis.
Le sénat, comme dans toutes les circonstances critiques,
voulut qu'on nommât un dictateur : ce fut Mamercus Aemilius. (9) Il choisit pour
maître de la cavalerie un de ses collègues au tribunat militaire de l'année
précédente, Lucius Quinctius Cincinnatus le fils, jeune homme digne de son père.
(10) Aux levées faites par les consuls, on joignit des centurions vieillis dans
les combats, et l'on remplaça les soldats qui avaient péri dans la dernière
bataille. Le dictateur voulut que Titus Quinctius Capitolinus et Marcus Fabius
Vibulanus le suivissent en qualité de lieutenants.
(11) L'autorité d'une magistrature supérieure, confiée à un
homme qui était à la hauteur de cette autorité, chassa les ennemis du territoire
de Rome, et leur fit repasser l'Anio. Ils transportèrent leur camp sur des
collines situées entre le fleuve et Fidènes, et n'osèrent se montrer dans la
plaine qu'après leur jonction avec l'armée des Falisques. (12) Enfin, les
Étrusques établirent leur camp sous les murs de Fidènes; et le dictateur vint
asseoir le sien non loin de là, sur le confluent des deux fleuves réunis, autant
que le terrain l'avait permis, par un retranchement. Le lendemain il présenta la
bataille.
Le dictateur Mamercus Aemilius engage le combat près de Fidènes (437)
[IV, 18]
(1) Chez les ennemis, les avis étaient partagés. Le Falisque,
qui supportait impatiemment les ennuis d'une guerre lointaine et se fiait à son
courage, demandait le combat. Le Véien et le Fidénate pensaient que la
prolongation de la campagne leur serait avantageuse. (2) Tolumnius partageait
leur opinion; cependant, pour ne pas rebuter les Falisques en les tenant trop
longtemps éloignés de leur ville, il annonce la bataille pour le lendemain.
(3) Le dictateur et les Romains, voyant que l'ennemi refusait
le combat, sentaient croître leur courage; et le lendemain les soldats parlaient
déjà d'attaquer le camp et la ville, si l'on n'en venait pas aux mains, quand
les deux armées s'avancent au milieu de la plaine entre les deux camps. (4) Les
Véiens, de beaucoup supérieurs en nombre, envoyèrent des troupes tourner les
montagnes pour attaquer le camp romain au milieu de l'action. L'armée des trois
peuples était rangée de manière que les Véiens formaient l'aile droite, les
Falisques la gauche, et les Fidénates le centre. (5) Le dictateur commandait
l'aile opposée aux Falisques; Quinctius Capitolinus, à la gauche, marcha contre
les Véiens; Cincinnatus, à la tête de sa cavalerie, couvrait le centre.
(6) On demeura un moment silencieux et en repos. Les
Étrusques ne voulaient combattre qu'autant qu'ils y seraient forcés, et le
dictateur, les yeux fixés sur le Capitole, attendait que les augures, quand le
moment serait favorable, lui fissent le signal convenu. (7) Dès qu'il l'eut
aperçu, il commença par lancer ses cavaliers sur l'ennemi; l'infanterie suivit
et attaqua avec vigueur. (8) D'aucun côté les légions étrusques ne purent
soutenir le choc des Romains; Mais la cavalerie résistait vivement; et le plus
brave de tous était le roi, qui, poussant son cheval sur tous les points où
l'ardeur de la poursuite avait dispersé les Romains, prolongeait le combat.
Le tribun Aulus Cornélius Cossus tue le Lar Tolumnius. Victoire de l'armée
romaine
[IV, 19]
(1) Parmi cette cavalerie se trouvait alors un tribun des
soldats, Aulus Cornélius Cossus, homme d'une beauté singulière, d'une force et
d'un courage également remarquables, et animé par le souvenir de ses aïeux, dont
il transmit le nom plus grand et plus glorieux encore à sa postérité. (2) Quand
il vit les escadrons romains plier partout devant Tolumnius, et qu'à son costume
royal il eut reconnu ce prince qui parcourait en tous sens le champ de
bataille : (3) "Le voilà donc, dit-il, cet infracteur des traités, ce violateur
du droit des gens ! Si les dieux veulent qu'il y ait encore quelque chose de
sacré sur la terre, je vais immoler cette victime aux mânes des députés de
Rome !"
(4) En même temps il pique des deux, fond, la lance en arrêt,
sur cet unique adversaire, et l'ayant, du premier coup, jeté à bas de son
cheval, il saute lui-même à terre en s'appuyant sur sa lance. (5) Comme le roi
commençait à se relever, Cossus, du choc de son bouclier, le terrasse de
nouveau, le frappe à coups redoublés de sa javeline, et le cloue contre terre;
puis, l'ayant dépouillé de ses armes, il lui coupe la tête, et, la portant au
bout de sa lance, il disperse les ennemis par la terreur que leur inspire la vue
de la tête de leur roi. Ainsi fut enfoncée la cavalerie, qui seule avait rendu
la victoire douteuse. (6) Le dictateur poursuit les fuyards, les pousse dans
leur camp, et les taille en pièces. La plupart des Fidénates, qui connaissaient
les lieux, s'enfuirent dans les montagnes. Cossus, ayant traversé le Tibre avec
la cavalerie, fit sur le territoire de Véies un butin immense qu'il rapporta
dans Rome.
(7) Pendant l'action, le camp romain eut aussi à se défendre
contre le détachement que Tolumnius, comme nous l'avons dit plus haut, avait
envoyé l'attaquer. (8) Fabius Vibulanus commença par couronner de ses troupes
les retranchements; ensuite, voyant les ennemis ainsi occupés à en faire le
siège, il sortit tout à coup avec les triaires par la porte principale. La
terreur saisit les assaillants. Le carnage fut moindre que sur le champ de
bataille, parce qu'ils étaient moins nombreux, mais la déroute n'en fut pas
moins désordonnée.
Retour triomphal de l'armée; Cossus dépose les secondes dépouilles opimes
(437)
[IV, 20]
(1) Après une victoire aussi complète, le dictateur, en vertu
d'un sénatus-consulte sanctionné par le peuple, rentra dans la ville en
triomphe. (2) Le plus bel ornement de cette cérémonie fut Cossus, qui portait
les dépouilles du roi qu'il avait tué. Les soldats, dans les chansons naïves
qu'ils avaient composées à sa louange, le comparaient à Romulus. (3) Par une
dédicace solennelle, il consacra ces dépouilles dans le temple de Jupiter
Férétrien, auprès de celles que Romulus y avaient déposées, et qui étaient les
premières et les seules jusqu'alors qui eussent mérité le titre d'opimes. Il
attirait les regards plus que le char du dictateur, et il recueillit presque
tout l'honneur de cette fameuse journée. (4) Le dictateur fit faire, par l'ordre
du peuple, aux dépens du trésor public, une couronne d'or, du poids d'une livre,
qu'il offrit dans le Capitole à Jupiter.
(5) En disant que Aulus Cornélius Cossus était tribun des
soldats lorsqu'il consacra dans le temple de Jupiter Férétrien les secondes
dépouilles opimes, j'ai suivi tous les auteurs qui m'ont précédé; (6) au reste,
outre qu'on appelle proprement dépouilles opimes celles-là seules qu'un général
enlève au général ennemi, et que nous ne reconnaissons pour général que celui
sous les auspices duquel se fait la guerre, l'inscription même tracée sur les
dépouilles prouve, contre leur assertion et la mienne, que Cossus était consul
lorsqu'il s'en empara. (7) Pour moi, j'ai entendu de la bouche même d'Auguste
César, le fondateur ou le restaurateur de tous nos temples, que quand il entra
dans celui de Jupiter Férétrien, qu'il releva, tombant de vétusté, il lut
lui-même cette inscription sur la cuirasse de lin; et j'aurais cru commettre une
sorte de sacrilège en dérobant à Cossus le témoignage de César qui rétablit ce
temple. (8) L'erreur vient-elle de ce que nos vieilles annales, ainsi que les
livres des magistrats, écrits sur toile et déposés dans le temple de Monéta,
souvent cités par Macer Licinius, disent que dix ans plus tard Aulus Cornélius
Cossus fut consul avec Titus Quinctius Poenus ? c'est sur quoi chacun est libre
de prononcer.
(9) Seulement je ferai observer que ce glorieux combat ne
saurait être transporté à cette année; car vers le consulat de Aulus Cornélius,
la peste et la famine empêchèrent toute guerre pendant trois ans, si bien que
plusieurs annalistes se bornent, pendant cette époque funeste, à donner les noms
des consuls. (10) Trois ans après son consulat, Cossus fut élu tribun militaire
avec une autorité égale à celle de consul, et la même année il livra encore,
comme maître de la cavalerie, une bataille mémorable. Toutes les conjectures
sont permises; (11) mais, dans ma pensée, ces diverses suppositions n'ont aucun
fondement, puisque le vainqueur, en déposant dans le sanctuaire les dépouilles
sanglantes, sous les yeux presque de Jupiter, à qui s'adressait son offrande, et
de Romulus, témoins redoutables pour un homme qui se serait paré d'un faux
titre, n'a pas craint de faire mettre sur l'inscription : "Aulus Cornélius
Cossus, consul".
Épidémie à Rome. Nouvelle attaque des Étrusques (435)
[IV, 21]
(1) Marcus Cornélius Maluginensis et Lucius Papirius Crassus
étant consuls, les armées furent conduites sur le territoire des Véiens et des
Falisques. Nos soldats enlevèrent hommes et bestiaux, (2) sans rencontrer nulle
part l'ennemi dans la plaine, ni trouver l'occasion de livrer bataille;
cependant ils furent empêchés d'assiéger les villes, parce que la peste s'était
mise parmi nous. (3) À Rome, Spurius Maelius, tribun du peuple, chercha, mais en
vain, à exciter des troubles. Comptant, pour le succès, sur la faveur attachée à
son nom, il avait cité Minucius en jugement, et proposé de confisquer les biens
de Servilius Ahala. (4) Selon lui, le crime de Minucius, c'était d'avoir
enveloppé Maelius dans une fausse accusation; celui de Servilius, d'avoir mis à
mort un citoyen sans forme de procès : mais le seul nom de l'auteur de ces
propositions leur ôta tout crédit parmi le peuple. (5) D'ailleurs on était bien
plus occupé de la peste, dont les progrès inquiétaient chaque jour davantage,
comme aussi de la terreur qu'inspiraient les prodiges, dont le plus effrayant
était, dans la campagne, l'écroulement des maisons par suite des tremblements de
terre. En conséquence, le peuple, sous la conduite des duumvirs, fit des prières
publiques.
(6) L'année suivante, sous le consulat de Gaius Julius, élevé
pour la seconde fois à cette dignité, et de Lucius Verginius, la peste redoubla
ses ravages; elle dépeupla à tel point la ville et les campagnes, que personne
ne sortit du territoire romain pour butiner, et que ni le peuple ni le sénat ne
songèrent à la guerre. (7) Il y a plus, les Fidénates, qui jusqu'alors s'étaient
tenus renfermés dans leur ville, derrière leurs montagnes ou leurs murailles,
descendirent ravager le territoire de Rome; (8) puis, ils appelèrent l'armée des
Véiens (car pour les Falisques, ni les désastres de Rome, ni les prières de
leurs alliés ne purent leur faire reprendre les armes), et les deux peuples
passèrent l'Anio, et plantèrent leurs étendards à peu de distance de la porte
Colline. (9) L'effroi ne fut pas moindre à la ville qu'aux champs. Le consul
Julius déploie ses troupes sur les retranchements et sur les murailles. Le sénat
est convoqué par Verginius, dans le temple de Quirinus. On décide qu'on nommera
dictateur Aulus Servilius, surnommé Priscus, suivant les uns, Structus, suivant
les autres. (10) Verginius, après quelques délais pour consulter son collègue,
ayant obtenu son assentiment, nomme, pendant la nuit, le dictateur. Ce magistrat
choisit pour maître de la cavalerie Postumus Aebutius Hélua.
Prise de la citadelle de Fidènes
[IV, 22]
(1) Le dictateur ordonna que tous les citoyens se réunissent
au point du jour hors de la porte Colline; et tous ceux à qui leurs forces
permettaient de porter une armure s'empressèrent de s'y rendre. Les étendards
sont tirés du trésor et portés au dictateur. (2) Pendant ces préparatifs,
l'ennemi s'était retiré sur les hauteurs. Le dictateur l'y suit résolument;
ayant engagé l'action près de Nomentum, il bat les Étrusques, les rejette dans
Fidènes, et les entoure d'un retranchement. (3) Mais il n'était pas possible de
prendre d'assaut une ville fortifiée, assise sur une montagne; et il n'y avait
rien à attendre d'un blocus, les immenses magasins que les assiégés avaient
formés, fournissant, et de reste, à tous leurs besoins.
(4) Aussi, désespérant de prendre la ville par force ou de
l'obliger à capituler, le dictateur, qui connaissait les localités, à cause du
voisinage, prit le parti d'ouvrir du côté opposé à son camp, lequel était moins
gardé comme étant le plus fort, une galerie qu'il pousserait jusqu'à la
citadelle; (5) lui-même il s'approcha des remparts sur différents points fort
éloignés, à la tête de son armée divisée en quatre corps, qui, se relevant l'un
l'autre, pendant tout le jour et toute la nuit suivante, détournèrent des
travaux l'attention des ennemis. (6) Enfin, la montagne ayant été percée, un
passage s'éleva du camp jusqu'à la citadelle; et tandis que de vaines
démonstrations occupaient les Étrusques, en les empêchant de voir un péril plus
sérieux, le cri de guerre poussé au-dessus de leurs têtes leur annonça la prise
de leur ville.
(7) Cette même année, les censeurs Gaius Furius Paculus et
Marcus Géganius Macérinus donnèrent leur approbation à la maison publique élevée
dans le Champ de Mars, et l'on y fit le cens pour la première fois.
Les Véiens et les Fidénates se préparent à reprendre les hostilités.
Nomination d'un dictateur à Rome (434)
[IV, 23]
(1) Les mêmes consuls, à ce que je trouve dans Macer
Licinius, furent réélus l'année suivante, Julius pour la troisième fois,
Verginius pour la seconde. (2) Valérius Antias et Quintus Tubéron prétendent que
les consuls de cette année furent Marcus Manlius et Quintus Sulpicius. Au reste,
malgré cette contradiction, Tubéron et Macer s'appuient l'un et l'autre sur le
témoignage des livres de lin, et tous deux conviennent que, suivant d'anciens
auteurs, il y eut cette année des tribuns militaires. (3) Licinius pense qu'il
faut s'en rapporter aux livres de lin; Tubéron n'ose se prononcer. C'est encore
là une de ces questions que l'éloignement empêche d'éclaircir.
(4) La prise de Fidènes épouvanta l'Étrurie, et non seulement
Véies redouta un sort pareil; mais les Falisques mêmes, quoiqu'ils n'eussent
point pris part à la nouvelle guerre, craignirent qu'on n'eût pas oublié leur
première agression. (5) En conséquence, ces deux cités envoyèrent des députés
aux douze nations, et obtinrent qu'une assemblée de toute l'Étrurie fût
convoquée près du temple de Voltumna.
Se croyant menacé d'un soulèvement général, le sénat fit
nommer une seconde fois dictateur Mamercus Aemilius, (6) lequel choisit pour
maître de la cavalerie Aulus Postumius Tubertus; et d'autant que l'Étrurie
entière était plus redoutable que deux peuples isolés, autant les préparatifs
furent plus considérables et plus rapides que pour la guerre précédente.
Réduction du temps de la censure à dix-huit mois
[IV, 24]
(1) Cette affaire se termina plus tranquillement qu'on ne s'y
attendait. (2) Des marchands annoncèrent que les Étrusques avaient refusé de
porter secours aux Véiens, les engageant à terminer avec leurs propres
ressources une guerre qu'ils avaient entreprise d'après leur propre
détermination, et à ne pas envelopper dans leur malheur des peuples qu'ils
n'avaient pas voulu appeler au partage de leurs espérances.
(3) Alors le dictateur voyant perdue pour lui l'occasion
d'acquérir de la gloire par les armes, et voulant que son élection fût utile à
quelque chose, résolut, pour laisser un monument de sa dictature, d'abaisser le
pouvoir des censeurs; soit que ce pouvoir lui parut excessif, soit qu'il fût
encore plus choqué de sa durée que de son étendue. (4) Il convoqua donc une
assemblée du peuple où il dit : "Que les dieux immortels s'étaient chargés des
affaires extérieures et de la sûreté de la république; qu'il ne lui restait à
lui qu'à veiller dans l'intérieur sur la liberté de Rome; que le plus ferme
appui de cette liberté était dans le peu de durée des grandes magistratures; et
qu'il fallait abréger celles dont on ne pouvait restreindre l'autorité. (5)
Tandis que les autres magistratures étaient annuelles, la censure était
quinquennale. Il était dur de passer tant d'années une si grande portion de la
vie sous la dépendance des mêmes hommes. Il proposerait une loi pour réduire à
un an et demi la durée de la censure." (6) Cette loi passa le lendemain avec
l'approbation unanime du peuple. "Pour vous convaincre par ma propre conduite,
Romains, ajouta Aemilius, que je n'aime pas que l'autorité soit de longue durée,
j'abdique la dictature." (7) Après cette abdication d'une magistrature qu'il ne
quittait qu'en mettant un terme à une autre, il fut reconduit à sa maison au
milieu des acclamations et des louanges du peuple.
Quant aux censeurs, piqués contre Mamercus, parce qu'il avait
abaissé une magistrature du peuple romain, ils le changèrent de tribu, et le
chargèrent d'un impôt huit fois plus considérable qu'il ne le devait. (8) Il
paraît qu'il supporta cette vengeance avec beaucoup de magnanimité, songeant
moins à cette humiliation qu'au motif qui la lui avait attirée. Les principaux
sénateurs, qui n'approuvaient pas cet affaiblissement de la censure,
s'irritèrent néanmoins du ressentiment que montraient les censeurs; car ils ne
se dissimulaient point que chacun d'eux serait plus longtemps et plus souvent
soumis à ce pouvoir qu'il ne l'exercerait. (9) Quant au peuple, sa colère fut,
dit-on, si vive, que l'autorité seule de Mamercus sut épargner les violences aux
censeurs.
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