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Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre V - Rome, de 403 à 390

 

1. Siège de Véies et prise de la ville - 403 à 396 ([V, 1] à [V, 23])

 

Les Véiens se donnent un roi. Rumeurs de guerre (403)

[V, 1]

(1) La paix conquise partout ailleurs, les Romains et les Véiens demeuraient seuls sous les armes, mais avec tant d'acharnement et de haine, qu'on pouvait prévoir que cela ne finirait qu'avec la ruine des vaincus. Les comices chez les deux peuples eurent des résultats bien différents. (2) Les Romains augmentèrent le nombre de leurs tribuns militaires avec puissance de consuls; ce qui ne s'était jamais vu jusqu'alors, on en créa huit : M'. Aemilius Mamercus pour la seconde fois, L. Valérius Potitus pour la troisième. Appius Claudius Crassus, M. Quinctilius Varus, L. Julius Iulus, M. Postumius, M. Furius Camille, M. Postumius AIbinus. (3) Les Véiens, au contraire, fatigués de ces brigues annuelles, et des fréquentes dissensions qui en naissaient, élurent un roi.

Ce changement déplut aux peuples de l'Étrurie, moins en haine de la royauté que du roi lui-même : (4) car l'homme qu'on avait choisi s'était déjà rendu insupportable à la nation par sa puissance et par son orgueil, ayant, contre toutes les lois, interrompu violemment la solennité des jeux. (5) Irrité qu'on l'eût repoussé du sacerdoce, où un autre lui avait été préféré par le suffrage des douze peuples, il avait brusquement rappelé du milieu du spectacle les acteurs, qui presque tous étaient ses esclaves. (6) En conséquence, l'Étrurie, qui tenait plus que toute autre nation à l'observation des rites religieux, parce qu'elle excellait dans la science du culte, décida qu'on refuserait tout secours aux Véiens, tant qu'ils obéiraient à un roi. (7) La nouvelle de cette décision fut étouffée à Véies par la terreur qu'inspirait le roi, lequel, sans démentir l'auteur d'an pareil bruit, l'eût traité comme un chef de sédition. (8) Les Romains, assurés de l'inaction de l'Étrurie, mais apprenant aussi que dans tous les conseils on s'occupait des intérêts de Véies, se fortifièrent de façon à se ménager une double défense : (9) l'une était tournée contre la ville et les sorties des assiégés; l'autre faisait face à l'Étrurie, et devait arrêter les secours qui pourraient venir de ce côté. 

Maintien de l'armée devant Véies pendant l'hiver. Protestations des tribuns de la plèbe

[V, 2]

(1) Comme les généraux romains espéraient moins d'un assaut que d'un blocus, ils firent construire des logements d'hiver, chose inconnue jusque-là au soldat romain : on se proposait de continuer le siège malgré l'hiver. (2) Lorsque la nouvelle en vint à Rome, les tribuns du peuple, qui depuis longtemps n'avaient pas eu l'occasion de s'agiter, assemblent aussitôt le peuple, et s'efforcent d'irriter les esprits : (3) "Voilà, disent-ils, dans quel but on a établi une solde militaire. Eux, ils ne se trompaient pas; ils voyaient bien qu'un poison était caché sous ce présent de l'ennemi. (4) Le peuple a vendu sa liberté. Éloignée pour toujours, reléguée loin de la ville et de la république, la jeunesse n'a pas même l'hiver pour se reposer; elle n'a pas une saison dans l'année pour revenir à sa famille et à ses affaires."

"Et à quelle cause attribuer cette permanence du service ? (5) On n'en trouvera qu'une seule, à savoir la crainte qu'inspirent cette foule de jeunes hommes, qui sont la véritable force du peuple et qui viendraient servir ses intérêts. (6) Ils endurent là-bas encore plus de souffrances et de privations que les Véiens. Ceux-ci passent l'hiver dans leurs foyers, protégés par d'épaisses murailles et par la position naturelle de leur ville; (7) le soldat romain travaille, fatigue, caché sous les neiges et les frimas, n'ayant que des abris de peaux; et dans ces jours d'hiver où toute guerre cesse sur terre et sur mer, il faut qu'il reste sous les armes. (8) Ni les rois, ni les consuls, qui étaient si orgueilleux avant l'établissement du tribunat, ni cette fatale puissance du dictateur, ni les caprices odieux des décemvirs, n'ont infligé servitude pareille à cette éternité du service, ni fait peser sur le peuple romain la tyrannie royale qu'exerçaient les tribuns militaires. (9) Que feraient-ils donc s'ils étaient consuls ou dictateurs, ceux qui se conduisent avec tant de cruauté et d'atrocité dans leur charge de proconsuls ?

"Au reste, le peuple méritait bien d'être ainsi traité, puisque sur huit tribuns militaires, pas un plébéien n'a trouvé place. (10) Auparavant, les patriciens pouvaient à peine obtenir trois places, qui encore leur étaient disputées à outrance; aujourd'hui, c'est huit de front qu'ils marchent à la conquête du pouvoir; et dans cette foule il ne se prend pas un seul plébéien (11) qui, s'il ne peut davantage, rappelle du moins à ses collègues que ce sont des hommes libres, des concitoyens, qu'ils ont pour soldats, et non des esclaves; qu'ils les doivent ramener l'hiver dans leurs maisons, dans leurs foyers, (12) et leur accorder au moins quelques jours dans l'année pour visiter leurs parents, leurs enfants, leurs femmes, user en maîtres de leur liberté, et nommer leurs magistrats."

(13) Pendant qu'ils déclamaient ainsi, ils rencontrèrent un adversaire digne d'eux dans Appius Claudius, que ses collègues avaient laissé à Rome pour réprimer les séditions des tribuns : c'était un homme habitué, dès sa jeunesse, à lutter contre les plébéiens, (14) et qui, quelques années auparavant, comme on l'a dit plus haut, avait imaginé de renverser la puissance des tribuns par l'opposition de leurs collègues. 

Discours d'Appius Claudius à l'assemblée du peuple

[V, 3]

(1) Appius Claudius, qui à une éloquence naturelle joignait l'habitude de la parole, prononça ce discours : (2) "Si jamais on a douté, Romains, que les tribuns du peuple aient constamment agi dans leur intérêt propre et non pas dans le vôtre en soulevant des troubles, le doute s'est dissipé cette année, j'en suis convaincu. (3) Je me réjouis donc de vous voir enfin sortir d'une illusion si longue, et surtout que votre erreur se soit dissipée dans un moment où vos affaires sont prospères; je vous en félicite, vous, et à cause de vous, la république. (4) En effet, est-il quelqu'un parmi vous qui ne sache que jamais injustice, si l'on a pu en commettre à votre égard, ne blessa, n'irrita les tribuns du peuple, autant que cette institution d'une paie aux soldats ? (5) Et que pensez-vous qu'ils aient plus redouté alors, ou qu'ils désirent plus de troubler aujourd'hui que l'union entre les ordres, dont la conséquence doit être, ils ne l'ignorent pas, de ruiner infailliblement la puissance tribunitienne ? (6) On les prendrait, par Hercule, pour de mauvais ouvriers qui cherchent de l'ouvrage; ils ne cessent de souhaiter quelque maladie à la république, afin que vous les appeliez pour la guérir."

"(7) En effet, êtes-vous les défenseurs ou les ennemis du peuple ? Attaquez-vous l'armée ou plaidez-vous sa cause ? Il me semble que vous répondez : "Tout ce que font les patriciens nous déplaît, que ce soit en faveur du peuple ou contre le peuple." (8) Et comme ces maîtres qui défendent à leurs esclaves toute relation avec des étrangers, pensant qu'il est juste de s'interdire également avec eux et le bien et le mal; de même vous voulez empêcher tout rapport du sénat avec le peuple, de crainte que nous ne venions à séduire le peuple par notre bienveillance et par notre libéralité, et que le peuple ne s'avise d'écouter nos conseils et de les suivre. (9) Que vous feriez bien mieux, s'il y avait en vous, je ne dis pas une âme de citoyen, mais seulement quelque chose d'humain, de favoriser, d'entretenir de tout votre pouvoir et la bienveillance du sénat et la déférence du peuple ! (10) Car si leur union pouvait être durable, qui hésiterait de promettre à cet empire, dans un avenir prochain, la prééminence sur tous ceux qui l'entourent ?" 

Discours d'Appius Claudius à l'assemblée du peuple (suite)

[V, 4]

"(1) Mes collègues ont refusé de retirer de Véies notre armée avant la fin du siège, ce qui était une mesure, non seulement utile, mais même nécessaire : je le prouverai tout à l'heure; il faut maintenant que je parle de la condition des soldats. (2) Et mon langage qui aura, j'espère, votre approbation, ne paraîtrait pas moins équitable à l'armée elle-même si je parlais dans le camp, et qu'elle pût m'entendre et me juger : aussi bien s'il ne me venait aucune raison valable, les paroles de mes adversaires me suffiraient."

"(3) Ils ne voulaient pas, dernièrement, qu'on donnât une solde aux troupes, sous prétexte qu'on ne leur en avait jamais donné; mais aujourd'hui, comment osent-ils se plaindre de ce que, à ceux qui ont accepté un nouvel avantage, on impose en proportion un nouveau travail ? (4) Il n'y a point de travail sans récompense; mais, d'ordinaire aussi, une récompense doit être achetée par du travail : ainsi, la peine et le plaisir, de nature si diverse, s'associent l'une à l'autre, et se tiennent comme par un lien naturel. (5) Autrefois, le soldat regardait comme un fardeau de servir la république à ses dépens, et il s'estimait heureux de cultiver son champ une partie de l'année, et de créer par là des ressources, pour la paix et pour la guerre, à lui-même et à sa famille. (6) Il se félicite à présent de gagner quelque chose avec la république, et reçoit avec plaisir sa solde. Qu'il soit donc juste alors; et puisque sa maison et ses biens sont libres de toute charge, qu'il supporte patiemment une plus longue absence."

"(7) Que si la république l'invitait à compter avec elle, n'aurait-elle pas droit de lui dire : 'Tu es payé pour un an, donne-moi un an de ta peine ? Est-il juste, à ton avis, que, pour un service de six mois, tu reçoives solde entière ?' (8) C'est malgré moi, Romains, que je m'arrête à ces détails; car on ne doit traiter dans ces termes qu'un soldat mercenaire. Pour nous, c'est comme avec des concitoyens que nous voulons agir, et il est juste, ce nous semble, qu'on agisse avec nous comme avec la patrie. (9) Ou il fallait ne pas entreprendre la guerre, ou il faut la soutenir avec la dignité qui convient au peuple romain, et la terminer au plus tôt. (10) Or, le moyen de la terminer, c'est de presser le siège, c'est de ne pas le quitter que la prise de Véies n'ait couronné nos espérances. Et, par Hercule, quand nous n'aurions pas d'autre motif, la honte seule de reculer ainsi nous commanderait de persévérer. (11) Jadis, rien que pour une femme, la Grèce entière tint une ville assiégée pendant dix ans; et à quelle distance était-elle de ses foyers ! Que de terres, que de mers l'en séparaient ! (12) Nous, à vingt milles d'ici, à la vue presque de notre ville, nous ne pourrions pas supporter un siège d'une année !"

"Mais peut-être les motifs qui nous poussent à cette guerre sont-ils trop frivoles; et, comme nous n'avons pas de justes raisons de nous plaindre, rien ne nous excite à poursuivre notre vengeance ? (13) Sept fois ils ont repris la guerre; jamais avec eux de paix sincère; ils ont mille fois dévasté nos campagnes; ils ont forcé Fidènes à se séparer de nous; ils ont exterminé nos colonies; (14) ils ont conseillé, contre le droit des gens, le massacre impie de nos ambassadeurs; ils ont voulu soulever contre nous l'Étrurie entière; aujourd'hui encore ils y travaillent avec ardeur; et quand nos députés leur demandent réparation, peu s'en faut qu'ils ne les outragent." 

Discours d'Appius Claudius à l'assemblée du peuple (suite)

[V, 5]

"(1) Et c'est à un pareil peuple que nous ferons une guerre molle et interrompue ! Si des sujets de haine aussi légitimes ne peuvent nous décider, n'est-il pas, je vous prie ? des motifs plus puissants encore ? (2) La ville est entourée d'immenses ouvrages qui resserrent l'ennemi dans ses murs; il n'a pu cultiver ses champs où les cultures ont été détruites par la guerre. (3) Si nous rappelons l'armée, qui doute que, non seulement le désir de la vengeance, mais encore la nécessité de piller le bien des autres après avoir perdu le leur, ne les déchaînent sur nos campagnes ? Adopter ce plan ne serait donc pas différer la guerre, ce serait l'attirer chez nous."

"(4) Maintenant, quel est en réalité l'intérêt des soldats, à qui ces généreux tribuns du peuple veulent tout à coup tant de bien, après avoir voulu leur extorquer leur solde ? (5) Ils ont, dans une étendue immense, construit un retranchement et creusé un fossé, deux rudes et difficiles travaux; ils ont fait des redoutes, d'abord en petit nombre, mais ensuite en quantité considérable, à mesure que l'armée s'est accrue; ils ont élevé des fortifications, non seulement du côté de la ville, mais en face de l'Étrurie, pour arrêter les secours qui pourraient en venir; (6) enfin, il est inutile de le dire, ils ont préparé des tours, des mantelets, des tortues, tout l'appareil nécessaire au siège des villes. Et, lorsque d'aussi grands travaux sont achevés, lorsqu'une tâche aussi longue est finie, il faudrait tout abandonner pour revenir l'été prochain recommencer le même ouvrage et se consumer dans de nouvelles fatigues ? (7) N'est-il pas bien plus simple de conserver ce qui est fait, de poursuivre, de persévérer, d'en finir avec cette guerre ? car la carrière s'abrège bien, si nous la parcourons d'une haleine, si par nos interruptions et par nos lenteurs nous ne retardons pas nous-mêmes l'accomplissement de nos espérances. Je n'ai parlé jusqu'ici que du travail et du temps perdu

"(8) Mais que dirai-je du péril où nous nous mettrions en différant cette guerre, péril sur lequel nous ne pouvons nous abuser après tous ces conseils tenus dans l'Étrurie pour marcher au secours des Véiens ? (9) Dans les circonstances présentes, dépitée, irritée, elle s'y refuse, et, autant qu'il dépend d'elle, vous laisse libres de prendre Véies; mais qui peut répondre que plus tard, si on diffère la guerre, elle sera dans les mêmes sentiments ? (10) Si vous ralentissez le siège, vous ouvrez le passage à de plus nombreuses, à de plus imposantes députations; et d'ailleurs, ce qui choque aujourd'hui les Étrusques, ce roi créé à Véies peut disparaître avec le temps, ou du consentement de la ville, qui cherchera par ce moyen à se concilier le reste de l'Étrurie, ou par l'abdication du roi, qui ne voudra pas que sa royauté soit un obstacle au salut de ses concitoyens.

"(11) Voyez que de difficultés, que d'ennuis dans la marche qu'on vous conseille ! La perte d'ouvrages construits avec tant de peine, l'inévitable dévastation de nos campagnes; et, au lieu de la guerre contre Véies, la guerre avec l'Étrurie. (12) Voilà, tribuns, les fruits de vos conseils; par Hercule, il me semble voir un homme qui, traitant un malade qu'un remède énergique allait bientôt rétablir, le rejette dans une longue et peut-être incurable maladie, pour lui faire prendre un aliment ou un breuvage dont la saveur lui plaise un instant. 

Discours d'Appius Claudius à l'assemblée du peuple (suite et fin)

[V, 6]

(1) "Après tout, même en laissant à part l'intérêt de la guerre, il importe à la discipline militaire qu'on habitue nos soldats à ne pas se contenter d'une victoire trop facile; (2) mais, si l'affaire traîne en longueur, à supporter l'ennui, à se résigner à des retards dans l'accomplissement de leurs espérances, et, si l'été ne suffit pas pour achever la guerre, à la continuer l'hiver, au lieu de faire comme ces oiseaux d'été qui, l'automne venu, s'empressent de chercher çà et là un toit et un abri. (3) Eh quoi ! je vous prie, le goût, le plaisir de la chasse entraînent les hommes, malgré les neiges et les frimas, à travers les bois et les montagnes, et les nécessités de la guerre ne trouveraient pas en nous cette patience que les hommes apportent dans leurs amusements et leurs plaisirs ! (4) Supposons-nous donc chez nos soldats des corps assez efféminés, des âmes assez molles, pour qu'ils ne puissent endurer un hiver au camp, hors de leurs maisons ? Faudra-t-il, comme dans les guerres navales, qu'ils consultent les vents et choisissent les saisons ? Ne pourront-ils supporter ni la chaleur ni la froidure ?"

"(5) Ils rougiraient, au contraire, si on venait à leur opposer de pareils obstacles; ils proclameraient hautement qu'ils sont d'une nature virile et patiente et par l'âme et par le corps, qu'ils peuvent supporter la guerre l'hiver comme l'été, qu'ils n'ont pas chargé les tribuns de plaider en leur faveur la cause de la mollesse et de la lâcheté, et qu'ils se souviennent que ce n'est pas en se tenant à l'ombre de leurs toits et dans leurs maisons que leurs ancêtres ont fondé cette puissance des tribuns. (6) Il est digne de la valeur de vos soldats, digne du nom romain, de ne pas considérer seulement Véies et la guerre actuelle, mais de chercher à se faire une réputation pour d'autres guerres et pour d'autres peuples dans l'avenir. (7) Croyez-vous qu'il soit indifférent, dans l'opinion qui s'établira sur votre conduite, que vos voisins pensent qu'il suffit à une ville de soutenir quelques jours le premier choc du peuple romain, pour n'en avoir plus rien à craindre; (8) ou qu'ils conçoivent une telle terreur de notre nom, qu'ils estiment qu'une armée romaine, malgré l'ennui d'un long siège et la rigueur de l'hiver ne peut quitter une place une fois investie, ne connaît d'autre terme à la guerre que la victoire, et n'y porte pas moins de persévérance que d'intrépidité ?"

"(9) Nécessaire dans toute espèce de guerre, la persévérance l'est surtout dans les sièges car presque toutes les villes sont inexpugnables par la force de leurs remparts et la nature de leur position; le temps seul, et avec lui la faim et la soif, peuvent les vaincre et les réduire. (10) C'est le temps qui réduira Véies, à moins que les tribuns du peuple ne viennent en aide à l'ennemi, et que les Véiens ne trouvent dans Rome un appui qu'ils cherchent vainement dans l'Étrurie entière. (11) En effet, que peut-il arriver qui entre mieux dans les voeux des Véiens que de voir la sédition, commençant par la cité romaine, gagner ensuite le camp comme une contagion ? (12) Et, par Hercule ! il y a chez l'ennemi tant de modération que, malgré l'ennui du siège et même de la royauté, aucune nouveauté ne s'est introduite parmi eux; le refus de secours des Étrusques n'a point irrité les esprits; (13) car le premier artisan de sédition serait bientôt puni de mort, et jamais, là, nul n'aura droit de dire ce qu'on dit impunément parmi vous. (14) Nous punissons du bâton celui qui abandonne ses drapeaux ou déserte son poste; et ceux qui conseillent de déserter les drapeaux et d'abandonner le camp, non pas à un ou deux soldats, mais à des armées entières, peuvent élever la voix publiquement et en pleine assemblée : (15) tant il est vrai que les tribuns du peuple, soit qu'ils prêchent la trahison, soit qu'ils veuillent renverser la république, vous ont habitués à les écouter avec faveur; et que séduits, charmés par leur puissance, vous permettez qu'elle couvre et protège tous les crimes. (16) Il ne leur manque plus que de pouvoir déclamer au milieu du camp et de l'armée comme ils font ici, de corrompre les soldats et de leur défendre l'obéissance; (17) puisqu'enfin à Rome la liberté consiste à ne respecter ni le sénat, ni les magistrats, ni les lois, ni les moeurs de nos pères, ni les institutions de nos ancêtres, ni la discipline militaire." 

Départ d'une armée de volontaires pour Véies

[V, 7]

(1) Déjà même, dans les assemblées populaires, Appius luttait sans désavantage contre les tribuns du peuple, quand tout à coup, ce qui pourra paraître incroyable, un échec reçu à Véies assura le triomphe d'Appius, fortifia l'union entre les ordres et redoubla l'ardeur et l'opiniâtreté des assiégeants.

(2) La chaussée avait été conduite jusqu'au pied de la ville, et il ne manquait plus que d'appliquer les mantelets contre les murs, quand soudain, comme on était plus soigneux de hâter les travaux pendant le jour que de les garder pendant la nuit, une porte de la ville s'ouvre; une immense multitude, presque tout entière armée de torches, se précipite en lançant des feux, (3) et, dans l'espace d'une heure, la chaussée et les mantelets, qui avaient coûté un si long travail, sont dévorés par l'incendie : nombre de malheureux en essayant, mais en vain, de porter secours, périrent eux-mêmes par le fer ou dans les flammes. (4) Dès que la nouvelle en vint à Rome, elle jeta partout la désolation, et remplit le sénat d'inquiétude et d'effroi; il craignait de ne pouvoir plus contenir la sédition ni à la ville ni au camp, et que les tribuns du peuple n'en triomphassent insolemment comme d'une victoire remportée par eux sur la république; (5) mais, soudain, ceux qui payaient le cens équestre, sans que l'état leur eût encore assigné leurs chevaux, se concertent, se présentent au sénat, et, ayant obtenu audience, proposent de s'équiper et de servir a leurs frais.

(6) Le sénat les remercia dans les termes les plus magnifiques, et le bruit de leur démarche ne tarda pas à se répandre dans le forum et par toute la ville. Aussitôt le peuple se rassemble et court à la Curie : (7) "À présent, disent-ils, c'est l'ordre pédestre qui vient, sans attendre son tour, s'engager à servir la république, soit à Véies, soit partout où l'on voudra le mener; si on les mène à Véies, ils promettent de n'en pas revenir avant la prise de cette ville ennemie." (8) C est alors qu'on a peine à contenir une joie qui déborde. En effet, on ne leur envoie pas, comme aux cavaliers, des magistrats chargés de leur adresser des actions de grâces; (9) on ne les mande point dans la Curie pour leur faire réponse; le sénat ne reste plus renfermé dans l'enceinte de la Curie; les sénateurs sortent tous, et, d'un lieu qui domine la multitude assemblée dans le comitium, tous lui expriment de la voix et des mains la publique allégresse. (10) Ils proclament que la ville de Rome est heureuse, invincible, éternelle, grâce à cette concorde : ils glorifient les chevaliers, ils glorifient le peuple, ils glorifient cette journée elle-même; ils confessent que le sénat est vaincu en clémence, en générosité.

(11) Patriciens et plébéiens versent à l'envi des larmes de joie; enfin les sénateurs, rappelés dans la Curie, rendent un sénatus-consulte portant (12) "Que les tribuns militaires convoqueront une assemblée, rendront grâces aux fantassins et aux cavaliers, et diront que le sénat promet de n'oublier jamais leur piété envers la patrie : que toutefois il lui plaît d'assigner une solde à tous ceux qui se sont offerts hors de tour pour le service militaire." On donna une paie fixe aux cavaliers : (13) c'est de ce jour qu'ils commencèrent à se monter à leurs frais. Cette armée volontaire, conduite à Véies, non contente de relever les ouvrages détruits, en construisit de nouveaux; et la ville entretint les approvisionnements avec plus de soin que jamais, afin que rien ne manquât aux besoins d'une armée qui méritait si bien de la patrie. 

Entrée en guerre des Capénates et des Falisques (402)

[V, 8]

(1) L'année suivante eut pour tribuns militaires Gaius Servilius Ahala, pour la troisième fois, Quintus Servilius, Lucius Verginius, Quintus Sulpicius, Aulus Manlius et Manius Sergius, ces deux derniers pour la seconde. (2) Sous leur tribunat, toute l'attention se portant sur Véies, Anxur fut négligé. On accordait beaucoup trop de congés à la garnison; on recevait beaucoup trop de marchands volsques dans la place; tout à coup les sentinelles des portes se trouvent enveloppées et la ville est prise. (3) La perte en hommes fut légère, parce que, à l'exception des malades, tous les soldats, devenus vivandiers, étaient dans les campagnes et dans les villes voisines occupés de leur trafic.

(4) On ne fut pas plus heureux à Véies, qui était alors le grand objet des sollicitudes publiques. Nos généraux y montrèrent plus d'animosité les uns contre les autres que de courage contre l'ennemi, et la guerre y devint plus terrible par la jonction imprévue des Capénates et des Falisques. (5) C'étaient deux nations de l'Étrurie qui, étant plus à proximité des Véiens, se voyaient, après la destruction de ce peuple, le plus en butte aux armes romaines. (6) Les Falisques avaient de plus des motifs d'inimitié personnelle; ils s'étaient mêlés dans la guerre des Fidénates, et tous deux, après s'être envoyé, de part et d'autre, de fréquentes députations, et s'être enchaînés par la religion du serment, arrivèrent brusquement sur Véies avec leurs armées.

(7) Leur attaque se fit vers la partie du camp où commandait Manius Sergius, et elle y jeta une grande épouvante, parce que les Romains se persuadèrent que c'était toute la confédération des Étrusques qui s'était ébranlée avec la masse entière de ses forces. Cette même persuasion décida aussi du côté des Véiens un mouvement général. (8) Ainsi le camp romain avait à se défendre d'une double attaque; les Romains couraient avec précipitation tantôt d'un côté tantôt d'un autre; mais ils avaient déjà assez de peine à contenir les assiégés, bien loin de pouvoir en même temps se soutenir contre l'ennemi extérieur qui entrait dans leurs retranchements.

(9) L'unique ressource eût été que du camp principal on vînt à leur secours, et alors la totalité des légions, se distribuant sur des points si opposés, tandis que les unes auraient tenu tête aux Capénates et aux Falisques, les autres auraient repoussé avec succès la sortie des assiégés. (10) Mais Verginius, qui commandait dans ce camp, était l'ennemi personnel de Sergius qui ne le haïssait pas moins. On eut beau l'informer que la plupart des redoutes étaient attaquées, les retranchements forcés, que des deux côtés l'ennemi avançait, il se contenta de tenir ses troupes sous les armes, disant que si son collègue avait besoin de secours il ne manquerait pas de le lui faire savoir. (11) Mais celui-ci n'avait pas moins d'orgueil que l'autre, et, pour ne pas paraître avoir invoqué l'assistance d'un homme qu'il détestait, il aima mieux laisser la victoire à l'ennemi que de la devoir à un concitoyen. (12) Nos soldats eurent tout le temps, pendant ce conflit, d'être taillés en pièces; ils finirent par abandonner leurs retranchements. Un très petit nombre se sauva dans le camp de Verginius; la plus grande partie, Sergius en tête, n'arrêta sa fuite que sous les murs de Rome. Comme celui-ci rejetait tous les torts sur son collègue, on crut devoir rappeler Verginius; et, dans l'intervalle, le commandement fut donné aux lieutenants. (13) L'affaire fut immédiatement traitée au sénat, et ce fut entre les deux rivaux à qui chargerait le plus son adversaire. Peu d'entre les sénateurs considérant le bien public, la plupart penchaient pour l'un ou l'autre, selon qu'ils y étaient déterminés par leurs affections personnelles. 

Élection anticipée des tribuns militaires (402)

[V, 9]

(1) Les plus sages du sénat, sans vouloir décider si, dans cette déroute ignominieuse, les généraux avaient été coupables ou seulement malheureux, proposèrent de ne point attendre le temps ordinaire des élections, et de nommer sur-le-champ les nouveaux tribuns militaires qui entreraient en exercice aux calendes d'octobre. (2) Cet avis, adopté généralement, ne trouva point de contradicteurs; (3) mais il révolta Sergius et Verginius, c'est-à-dire ceux mêmes qui ne devaient imputer qu'à eux la défaveur qu'on venait de jeter sur les choix de cette année. D'abord ils se bornent à réclamer contre l'humiliation dont on allait les couvrir; ils en viennent ensuite à s'opposer formellement au sénatus-consulte, et protestent qu'ils ne feront point le sacrifice de leur dignité avant les ides de décembre, jour consacré pour l'installation des nouveaux magistrats.

(4) Les tribuns du peuple, au milieu de la concorde et de la prospérité générale, s'étaient vus, malgré eux, réduits à garder le silence. Dans ce moment, reprenant toute leur audace, ils osent signifier aux tribuns militaires que, s'ils ne se soumettent à la décision du sénat, ils les feront conduire en prison. (5) Alors Gaius Servilius Ahala, prenant la parole : "Tribuns du peuple, dit-il, s'il n'était question que de vous et de vos menaces, j'éprouverais volontiers si vous auriez plus de résolution pour les soutenir que vous n'avez de droit à vous les permettre. (6) Mais ce serait un crime de résister à l'autorité du sénat. Quant à vous, cessez de chercher à vous rendre puissants à la faveur de nos querelles : ou mes collègues feront ce que le sénat demande, ou, s'ils s'opiniâtrent dans leur refus, je nommerai un dictateur qui saura bien les forcer à obéir." (7) Ce discours de Servilius obtint l'assentiment général, et le sénat se réjouit que, sans recourir à cet épouvantail de la puissance tribunitienne, on eût trouvé un moyen de ramener des magistrats à l'obéissance. (8) Les deux tribuns, n'osant plus lutter contre le voeu général, procédèrent aux élections des tribuns militaires qui devaient entrer en exercice aux calendes d'octobre, et n'attendirent pas même ce jour pour abdiquer. 

Nouveaux troubles à Rome. Élection des tribuns de la plèbe

[V, 10]

(1) Ce nouveau tribunat militaire, avec puissance de consul, le quatrième de Lucius Valérius Potitus, le troisième de Manius Aemilius Mamercinus, le second de Camille, et de Gnaeus Cornélius Cossus, le premier de Céson Fabius Ambustus et de Lucius Julius Iulus, fut marqué par beaucoup d'événements, tant au-dehors qu'au-dedans. (2) Au-dehors, les guerres se multiplièrent; on eut à combattre à la fois et Véies et Capène, et Faléries, sans compter les Volsques sur qui l'on voulait reprendre Anxur. (3) Au-dedans, la levée du tribut et l'enrôlement des troupes excitèrent de la fermentation; on se querella pour une nomination irrégulière des tribuns du peuple, et le procès des deux tribuns militaires de l'année précédente n'agita pas encore médiocrement les esprits.

(4) Le premier soin des tribuns militaires fut de pourvoir à de nouvelles levées; et l'on ne se borna point à enrôler les jeunes gens; ceux même qui avaient passé l'âge du service furent obligés de s'inscrire pour la garde de Rome. (5) Mais plus on augmentait le nombre des soldats, plus il fallait d'argent pour leur solde; et l'on ne pouvait se le procurer que par un impôt que ceux qui restaient à Rome payaient avec d'autant plus de regret que, chargés de la défense de la ville, ils avaient à supporter une corvée militaire, et contribuaient ainsi doublement à la chose publique.

(6) Ces charges n'étaient que trop pesantes en elles-mêmes, et les vociférations séditieuses des tribuns tendaient à les faire trouver encore plus rudes. Ils accusaient les patriciens "de n'avoir imaginé la solde que pour épuiser une partie du peuple par la guerre, et l'autre par l'impôt; (7) une seule guerre durait depuis plus de trois ans, et l'on y faisait à dessein faute sur faute, afin qu'elle durât plus longtemps; pour le moment l'on n'en avait que quatre à la fois, et il fallait, dans une seule levée, trouver quatre armées, et enrôler au-dessous de seize ans et au-delà de cinquante. (8) Déjà on ne faisait plus aucune distinction de l'hiver et de l'été, dans la crainte que ce malheureux peuple n'eût un instant de relâche; et voilà qu'on finissait par le surcharger d'impôts; (9) en sorte qu'au moment où il rentrait dans ses foyers, épuisé de fatigue, de blessures et chargé d'années, trouvant dans la ruine la plus complète son misérable héritage, privé si longtemps des regards du maître, il lui faudrait encore trouver dans le délabrement de sa fortune de quoi satisfaire aux impôts qui l'accablaient; ainsi ce don prétendu de la solde n'était au fond qu'un prêt usuraire, qu'il faudrait rendre à la république avec d'énormes intérêts."

(10) Au milieu de ces grandes affaires de l'enrôlement, de l'impôt, et les esprits étant occupés d'ailleurs de soins plus importants, on ne put compléter le nombre des tribuns du peuple aux élections. (11) Les patriciens entreprirent alors de faire remplir les places vacantes par ceux qui étaient déjà nommés, et essayèrent de se faire nommer eux-mêmes. Ne pouvant gagner ce dernier point, ils obtinrent du moins, ce qui était une véritable atteinte à la loi Trébonia, que le nombre des tribuns fût complété comme ils l'avaient proposé, et ils firent tomber le choix sur Gaius Lacérius et Marcus Acutius, leurs créatures. 

Poursuites contre Verginius et Sergius

[V, 11]

(1) Le hasard fit que parmi les tribuns de cette année il se trouvait un Gnaeus Trébonius; il crut devoir à sa famille et à son nom de prendre la défense d'une loi qui était l'ouvrage d'un de ses aïeux. (2) Il s'écriait que "si l'on avait repoussé une première attaque de quelques patriciens, les tribuns militaires n'en avaient pas moins consommé leur invasion; que la loi Trébonia était renversée, et que les tribuns du peuple venaient d'être élus, non plus par les suffrages de leurs concitoyens, mais par la voix de leurs collègues et sur un ordre des patriciens : si l'on souffrait un pareil attentat, il faudrait s'attendre à n'avoir plus désormais que des patriciens ou des satellites de patriciens pour défenseurs de la liberté du peuple; (3) c'était là lui reprendre tous les droits qu'il avait conquis sur le mont Sacré; c'était anéantir le tribunat." Tout en inculpant les manoeuvres des patriciens, Trébonius n'éclatait pas moins contre la connivence de ses collègues, l'appelant une infâme trahison.

(4) Comme ces déclamations excitaient la haine non seulement contre les patriciens, mais contre tous les tribuns indistinctement, tant ceux qui avaient prêté la main à cette violation de la loi, que ceux qui en avaient profité, trois d'entre eux, Publius Curiatius, Marcus Métilius et Marcus Minacius, imaginent, pour se sauver, de perdre Sergius et Verginius, tribuns militaires de l'année précédente, et les traduisent devant le peuple. En donnant un autre cours a sa haine et à ses vengeances, ils parviennent, en effet, à détourner l'orage qui grondait sur leur tête. (5) "Flattant toutes les préventions populaires, et contre l'enrôlement, et contre l'impôt, et contre la continuité du service, et contre la prolongation de la guerre; aigrissant les douleurs de ceux qu'intéressait plus particulièrement le désastre de Véies, et qui avaient à pleurer la mort ou d'un fils, ou d'un frère, ou d'un proche, ou d'un allié; ils se vantent d'être les seuls qui, en livrant deux têtes coupables au tribunal du peuple, lui eussent donné les moyens de poursuivre la juste vengeance de tant de malheurs publics et de tant de calamités personnelles. (7) Pouvaient-ils, en effet, ne pas regarder Sergius et Verginius comme les auteurs de tous leurs maux; et les charges des accusateurs étaient-elles plus fortes que les aveux des prévenus, qui, coupables tous deux, rejetaient leur faute l'un sur l'autre, Verginius accusant Sergius de lâcheté, et celui-ci reprochant à Verginius sa trahison ?

(7) Certes il y avait dans leur conduite une si incroyable démence qu'on ne pouvait raisonnablement l'expliquer qu'en supposant un pacte secret et une conspiration de tous les patriciens. (8) N'était-il pas vraisemblable, en effet, que ceux-là qui, précédemment, à dessein de perpétuer la guerre, avaient ménagé aux Véiens l'occasion de brûler tous les ouvrages, étaient les mêmes qui, depuis, avaient sacrifié l'armée, et livré aux Falisques le camp des Romains ? (9) Et tout cela afin qu'une brave jeunesse se consumât éternellement sous les murs de Véies, et que les tribuns fussent dans l'impuissance de procurer au peuple des terres et d'autres établissements avantageux, leurs projets n'étant plus soutenus par ce concours nombreux qui seul pouvait contrebalancer la ligue patricienne. (10) Déjà les accusés avaient été jugés d'avance, et par le sénat et par le peuple romain, et par leurs propres collègues. (11) Un décret du sénat les avait écartés de l'administration des affaires publiques; sur leur refus d'abdiquer, leurs collègues les avaient menacés d'un dictateur, et le peuple romain avait nommé d'autres tribuns, qui, sans attendre l'époque ordinaire des ides de décembre, étaient entrés en exercice dès les calendes d'octobre, parce que la république était en péril tant que ceux-ci resteraient en place.

(12) Et cependant, avec une réputation si flétrie, et déjà condamnés d'avance, ils osaient se présenter au jugement du peuple; ils se croyaient hors de péril et suffisamment punis pour être redevenus simples citoyens deux mois plus tôt; (13) et ils ne songeaient pas qu'on avait moins voulu leur infliger une peine que leur ôter le pouvoir de nuire plus longtemps, puisqu'on avait aussi destitué leurs collègues qui, certes, n'étaient pas coupables comme eux. (14) Mais les Romains auraient-ils donc oublié l'impression d'horreur qu'ils éprouvèrent au moment de cet affreux désastre, lorsqu'ils virent tomber aux portes de Rome l'armée entière, haletante dans sa fuite précipitée, palpitante de frayeur, toute sanglante de blessures, ne s'en prenant ni à la fortune ni aux dieux, mais seulement à ces indignes chefs que le peuple voyait devant lui ? (15) Quant à eux, ils tenaient pour certain que de tous les hommes qui composaient l'assemblée, il n'y en avait pas un seul qui, ce jour-là, n'eût chargé d'imprécations Manius Sergius et Lucius Verginius, et appelé le courroux du ciel sur leur tête, leur famille et leur fortune. (16) Conviendrait-il, après avoir invoqué contre ces coupables la colère des dieux, de ne pas exercer contre eux, aujourd'hui que le peuple en avait le droit, une vengeance que ces mêmes dieux mettaient en son pouvoir ? Jamais le ciel ne se chargeait lui-même de la punition des criminels; il se contentait de préparer les moyens de la vengeance et d'en armer les ressentiments de l'offensé. " 

Bilan de l'année. Élection des tribuns militaires (400)

[V, 12]

(1) Animé par ces discours, le peuple condamna les accusés à dix mille livres pesant de cuivre, quoique Sergius eût accusé la chance des batailles et le caprice de la fortune, et que Verginius eût supplié ses concitoyens de ne pas lui être plus contraires que l'ennemi. (2) La colère publique, détournée sur eux, oublia ce qui s'était passé dans l'élection des tribuns et les atteintes portées à la loi Trébonia.

(3) Les tribuns vainqueurs, pour récompenser le peuple sans délai de son jugement, proposent une loi agraire, et empêchent la levée du tribut; (4) cela dans un moment où l'on avait besoin d'argent pour la solde de plusieurs armées, et lorsque Rome, malgré le succès de ses armes, ne voyait encore dans aucune guerre l'accomplissement de ses espérances. À Véies, le camp, qu'on avait perdu, fut repris et l'on y établit, pour le défendre, des forts et des garnisons. Il était commandé par les tribuns militaires Manius Aemilius et Céson Fabius. (5) Marcus Furius, chez les Falisques, et Gnaeus Cornélius, chez les Capénates, ne rencontrèrent pas un ennemi hors des murs : contents de faire du butin, de brûler les métairies et les récoltes, de dévaster la campagne, ils n'attaquèrent, n'assiégèrent aucune ville. (6) Chez les Volsques, après avoir ravagé le pays, on attaqua Anxur, sans succès, à cause de l'escarpement de la place; et, n'ayant pu l'emporter de vive force, on commença à l'entourer d'un retranchement et de fossés. Cette campagne était échue à Valérius Potitus.

(7) Telle était la situation de nos armes, quand une sédition intestine s'éleva plus menaçante que la guerre elle-même; et, comme les tribuns s'opposaient à ce qu'on acquittât le tribut, que les généraux ne recevaient point d'argent, et que le soldat réclamait hautement sa solde, il s'en fallut de peu que la contagion des séditions intérieures ne gagnât le camp. (8) Au milieu de ces mécontentements du peuple contre les patriciens, les tribuns du peuple ne cessaient de dire : "Qu'il était temps enfin d'affermir la liberté, et de transmettre à des plébéiens, hommes de tête et de coeur, les honneurs suprêmes qu'on avait enlevés aux Sergius et aux Verginius. (9) Mais, malgré leurs efforts, le peuple ne put faire plus pour établir son droit, que nommer un plébéien, Publius Licinius Calvus, tribun militaire avec puissance de consul. (10) Les autres, tous patriciens, étaient Publius Manlius, Lucius Titinius, Publius Maelius, Lucius Furius Médullinus, Lucius Publilius Volscus.

(11) Le peuple s'étonnait d'avoir tant obtenu; et le plébéien nommé, étranger jusque-là aux fonctions publiques, ancien sénateur, et déjà vieux, n'était pas moins surpris. (12) On ne sait trop pour quel motif il fut appelé, de préférence à tout autre, à goûter les prémices de cette dignité nouvelle. Selon les uns, ce qui lui valut cet honneur, ce fut le crédit de Gnaeus Cornélius, son frère, qui, tribun militaire l'année précédente, avait donné triple solde à la cavalerie; selon d'autres, il en fut redevable à des paroles de réconciliation entre les ordres qu'il avait fait entendre à propos, et qui avaient flatté également les patriciens et le peuple. (13) Les tribuns du peuple, tout fiers de cette victoire des comices, cessant d'entraver la marche des affaires, consentirent au tribut : il fut perçu sans murmures et envoyé à l'armée. 

Célébration du premier lectisterne. Combats devant Véies (399)

[V, 13]

(1) Anxur fut bientôt repris sur les Volsques, un jour de fête où la garde de la ville avait été négligée. Il y eut cette année un hiver extraordinairement glacial et neigeux, à tel point que les communications des routes et la navigation du Tibre furent suspendues; cependant des approvisionnements considérables, ménagés d'avance, permirent de ne point hausser le prix des vivres. (2) La magistrature de Publius Licinius, commencée et achevée sans troubles, ayant donné beaucoup de joie au peuple, sans trop déplaire aux patriciens, chacun se laissa prendre au charme de nommer des plébéiens aux prochaines élections des tribuns militaires. (3) Un seul, parmi les candidats patriciens, Marcus Véturius, ne fut point repoussé; les plébéiens eurent les autres places : le choix presque unanime des centuries nomma tribuns militaires avec puissance de consuls Marcus Pomponius, Gnaeus Duillius, Voléron Publilius, Gnaeus Génucius, Lucius Atilius.

(4) Après un hiver rigoureux, l'intempérie du ciel et les brusques variations de l'atmosphère, ou toute autre cause, amenèrent un été pestilentiel et funeste à tous les êtres vivants. (5) Comme on ne voyait ni motif ni terme à ce mal incurable, en conséquence d'un sénatus-consulte on eut recours aux livres Sibyllins. (6) Les duumvirs, chargés des cérémonies sacrées, firent, pour la première fois, un lectisterne dans la ville de Rome; et, pendant huit jours, pour apaiser Apollon, Latone et Diane, Hercule, Mercure et Neptune, trois lits demeurèrent dressés dans le plus magnifique appareil. (7) Les particuliers célébrèrent aussi cette fête solennelle : dans toute la ville on laissa les portes ouvertes, et l'on mit à la portée de chacun l'usage commun de toutes choses : tous les étrangers, connus ou inconnus, étaient invités à l'hospitalité : on n'avait plus même pour ses ennemis que des paroles de douceur et de clémence; on renonça aux querelles, aux procès; (8) on ôta aussi, durant ces jours, leurs chaînes aux prisonniers, et depuis on se fit scrupule de remettre aux fers ceux que les dieux avaient ainsi délivrés.

(9) Sur ces entrefaites, l'alarme arriva de tous côtés à la fois au camp de Véies, par suite de la réunion de trois guerres en une seule; car les Capénates et les Falisques, revenus brusquement au secours des Véiens, investirent les retranchements comme la première fois; ce qui fit trois armées contre lesquelles on engagea une bataille très disputée. (10) Avant tout, on mit à profit le souvenir de la condamnation de Sergius et de Verginius. Ce fut du camp principal, dont l'inaction avait été naguère si funeste, que sortirent les troupes qui, après un léger détour, vinrent assaillir par derrière les Capénates, occupés à l'attaque des retranchements romains.

(11) Ainsi commença le combat; les Falisques eux-mêmes s'effrayèrent et s'ébranlèrent, lorsqu'une sortie du camp, faite à propos, acheva leur déroute : les vainqueurs les poursuivirent et en firent un immense carnage. (12) Bientôt après, même, des fourrageurs romains qui dévastaient le territoire de Capènes, ayant, par hasard, rencontré les débris dispersés de cette armée, les anéantirent. (13) Nombre de Véiens, qui se réfugiaient chez eux en désordre, furent tués aux portes de leur ville : les habitants, craignant que les Romains ne pénétrassent dans la place avec les fuyards, refermèrent les portes sur les soldats de l'arrière-garde. 

Élection des tribuns militaires, tous patriciens (398)

[V, 14]

(1) Tels furent les événements de cette année. Et déjà approchaient les élections des tribuns militaires, lesquelles inquiétaient peut-être plus les patriciens que la guerre elle-même; car ils se voyaient sur le point, non pas seulement de partager avec le peuple, mais de perdre l'autorité souveraine. (2) Ils présentèrent donc à dessein aux suffrages les personnages les plus considérables, persuadés qu'on n'oserait les repousser; puis, agissant eux-mêmes comme si chacun d'eux eût été candidat, ils mirent tout à profit, les hommes et les dieux, (3) invoquant contre les comices des deux dernières années l'autorité de la religion : "La première année, un cruel hiver avait paru comme un présage sinistre. L'année suivante, aux menaces succédèrent les effets : les champs et la ville furent envahis par une peste, preuve éclatante du courroux des dieux; (4) et, pour en délivrer Rome, il fallut apaiser le ciel, suivant les révélations des livres du destin. Dans ces comices, que les auspices avaient consacrés, les dieux n'avaient vu qu'avec colère les honneurs livrés au peuple et les différences entre les ordres confondues."

(5) Grâce à la prestige des candidats et aux scrupules religieux qu'on avait semés dans les esprits, des patriciens seuls, et presque tous déjà faits aux honneurs, furent nommés tribuns militaires avec puissance de consuls : Lucius Valérius Potitus, pour la cinquième fois; Marcus Valérius Maximus et Marcus Furius Camillus, pour la deuxième; Lucius Furius Médullinus, pour la troisième; Quintus Servilius Fidénas et Quintus Sulpicius Camérinus, tous deux pour la seconde. (6) Sous leur tribunat, il n'y eut point d'événement remarquable au siège de Véies; toute la force de nos armes se montra dans les dévastations. (7) Deux habiles généraux, Potitus et Camille, rapportèrent, l'un de Faléries, l'autre de Capènes, un immense butin; ils n'avaient rien laissé debout, que le fer ou le feu eût pu détruire. 

Le prodige du lac Albain: interprétation de l'haruspice

[V, 15]

(1) Cependant on annonçait de nombreux prodiges; mais la plupart furent reçus avec assez d'incrédulité et d'indifférence, soit parce qu'ils n'étaient appuyés que par un seul témoignage, soit parce que la guerre avec les Étrusques éloignait les haruspices capables d'en diriger l'expiation. (2) Un seul attira l'attention générale : un lac, dans la forêt d'Albe, s'accrut et s'éleva à une hauteur extraordinaire, sans que l'on pût expliquer cet effet merveilleux, ni par l'eau du ciel, ni par toute autre cause naturelle. (3) Pour savoir ce que les dieux présageaient par ce prodige, on envoya des députés consulter l'oracle de Delphes.

(4) Mais un autre interprète avait été placé plus près du camp par les destins : un vieillard de Véies, au milieu des railleries échangées entre les sentinelles romaines et les gardes étrusques, chanta ces paroles d'un ton prophétique : "Tant que les eaux du lac d'Albe n'auront point disparu, le Romain ne sera point maître de Véies.' (5) On laissa d'abord tomber ces paroles comme jetées au hasard; mais bientôt elles furent recueillies et commencèrent à se répandre. À la fin, comme la durée de la guerre avait établi entre les soldats des deux partis une certaine familiarité, un soldat des postes romains demanda au plus rapproché des gardes de la ville quel était l'homme qui avait émis ces paroles si obscures touchant le lac d'Albe. (6) Ayant appris que c'était un haruspice, ce soldat, dont l'esprit était religieux, sous prétexte d'un prodige qui l'intéressait personnellement, dit qu'il voudrait, s'il était possible, consulter le devin, et l'attira ainsi à une entrevue. (7) Lorsqu'ils furent allés tous deux à l'écart, sans armes et sans méfiance, le jeune Romain, plus vigoureux, s'élança sur le faible vieillard, et l'ayant enlevé à la face de tous, malgré les menaces des Étrusques, le transporta au camp.

(8) L'autre, mené au général, fut envoyé à Rome au sénat; et là, interrogé sur le sens de ce qu'il avait dit touchant le lac d'Albe, il répondit (9) "que sans doute les dieux étaient irrités contre le peuple véien le jour où ils lui avaient inspiré la pensée de révéler la ruine que les destins réservent à sa patrie. (10) Il ne pouvait donc revenir aujourd'hui sur des paroles qu'il avait prononcées par une inspiration de l'esprit divin; et peut-être n'y aurait-il pas un moindre crime à taire des choses que les dieux immortels veulent rendre publiques, qu'à divulguer celles qui doivent rester secrètes. (11) Ainsi les livres des destins et la science étrusque enseignent que lorsque les Romains auront épuisé le lac d'AIbe, après une crue de ses eaux, la victoire leur sera donnée sur les Véiens; jusque-là les dieux ne cesseront de protéger les remparts de Véies." (12) Il indiqua quelles solennités devaient accompagner le détournement des eaux. Mais son autorité ne parut ni assez importante ni assez sûre en si grave matière; et le sénat décida qu'on attendrait les députés et la réponse de l'oracle pythien. 

Guerre contre les Tarquiniens. Retour de l'ambassade de Delphes (397)

[V, 16]

(1) Avant que ces envoyés fussent revenus de Delphes et qu'on eût trouvé les moyens d'expier le prodige d'AIbe, les nouveaux tribuns militaires avec puissance de consuls entrèrent en fonctions : c'étaient Lucius Julius Iulus, Lucius Furius Médullinus, pour la quatrième fois, Lucius Sergius Fidénas, Aulus Postumius Régillensis, Publius Cornélius Maluginensis, Aulus Manlius. (2) Cette année parurent de nouveaux ennemis, les Tarquiniens. Voyant les Romains occupés de tant de guerres à la fois, contre les Volsques à Anxur qu'on assiégeait encore, contre les Èques à Labici, dont la colonie romaine était en péril, et contre les Véiens, les Falisques et les Capénates; et sachant de plus que la paix ne régnait pas davantage dans la ville grâce aux dissensions des patriciens et du peuple, (3) l'occasion leur parut belle pour nous outrager, et ils envoyèrent leurs cohortes légères piller la campagne romaine. Les Romains, pensaient-ils, laisseraient cette injure impunie, pour ne pas se mettre sur les bras une nouvelle guerre, ou ils la poursuivraient avec une armée peu nombreuse et nullement à craindre.

(4) Les Romains furent plus indignés qu'effrayés des dévastations commises par les Tarquiniens, et la vengeance ne leur coûta ni de grands efforts ni beaucoup de temps. (5) Comme les tribuns du peuple s'opposaient à toute levée régulière, Aulus Postumius et Lucius Julius rassemblèrent, à force d'encouragement et d'instances, une poignée de volontaires, traversèrent, par des chemins détournés, le territoire de Caeré, et tombèrent sur les Tarquiniens qui revenaient du pillage tout chargés de butin. (6) Ils en tuent un grand nombre, enlèvent à tous leurs bagages, et, après avoir repris sur eux les dépouilles de leurs champs, retournent à Rome. (7) Deux jours furent accordés au possesseur pour reconnaître ce qui lui appartenait : le troisième jour tous les objets non reconnus (et la plupart appartenaient à l'ennemi) furent vendus à l'encan et le prix en fut distribué aux soldats.

(8) Les autres guerres, principalement celle de Véies, se prolongeaient incertaines. Et déjà les Romains, désespérant du pouvoir des hommes, s'en remettaient aux destins et aux dieux, lorsque les députés revinrent de Delphes, rapportant la réponse de l'oracle, conforme à celle du devin prisonnier. (9) "Romain, garde-toi de retenir l'eau d'Albe dans le lac; garde-toi de la laisser suivre son cours et s'écouler dans la mer. Fais-la couler au travers de les champs qu'elle arrosera, et qu'elle s'épuise divisée en ruisseaux. (10) Après cela, attaque hardiment les remparts ennemis, te souvenant que les destins, qu'on te révèle ici, te promettent la fin de ce long siège et la ruine de cette ville. (11) La guerre terminée, porte, vainqueur, un riche présent à mes temples; et que les cérémonies sacrées de ton pays, que l'on a trop négligées, soient par toi rétablies dans les formes solennelles." 

Mesures prises pour conjurer le prodige

[V, 17]

(1) Dès ce moment, le devin prisonnier obtint une grande considération, et les tribuns militaires, Cornélius et Postumius, lui confièrent le soin d'expier le prodige d'Albe, et d'apaiser dûment les dieux. (2) On finit par découvrir que la négligence des cérémonies et l'interruption des solennités dont se plaignaient les dieux tenaient à ce que les derniers magistrats, irrégulièrement élus, n'avaient pas observé les formes prescrites pour la célébration des fêles latines et des rites sacrés sur le mont d'Albe. (3) Il n'y avait qu'une seule expiation, l'abdication des tribuns militaires, la reprise de nouveaux auspices et l'établissement d'un interrègne. (4) Tout cela se fit en vertu d'un sénatus-consulte. Il y eut ensuite trois interrois : Lucius Valérius, Quintus Servilius Fidénas, Marcus Furius Camillus. (5) Au milieu de ces événements, la ville ne cessa pas un jour d'être agitée par les tribuns du peuple, qui s'obstinaient à s'opposer aux comices, tant qu'il n'aurait pas été convenu que "la majorité des tribuns militaires serait tirée du peuple."

(6) Sur ces entrefaites, les Étrusques tinrent une assemblée au temple de Voltumna; et comme les Capénates et les Falisques voulaient que tous les peuples de l'Étrurie réunissent leurs conseils et leurs efforts pour arracher Véies du péril, il fut répondu : (7) "Que cela avait été déjà refusé aux Véiens, parce que, ayant agi d'abord sans demander conseil en une chose de cette importance, ils n'étaient plus en droit de demander secours : qu'aujourd'hui encore l'intérêt général voulait qu'on les refusât, surtout dans cette partie de l'Étrurie (8) où venait de s'établir une peuplade inconnue, les Gaulois, nouveaux voisins, avec qui on ne pouvait répondre ni de la paix ni de la guerre : (9) que cependant, en raison de la communauté d'origine et de nom, et des dangers qui menaçaient un peuple sorti du même sang, on consentait à ne point retenir la jeunesse qui voudrait marcher volontairement à cette guerre." (10) La nouvelle arriva à Rome qu'un grand nombre de ces volontaires s'étaient mis en marche, et, comme toujours, la crainte d'un commun danger apaisa quelque temps les discordes civiles. 

Élection des tribuns militaires. Revers militaires

[V, 18]

(1) Les patriciens virent sans regret la première centurie nommer tribun militaire, sans qu'il eût brigué cet honneur, Publius Licinius Calvus, personnage qui avait fait preuve de modération dans sa première magistrature et qui d'ailleurs était d'un grand âge. (2) Tout indiquait qu'après lui les autres membres du collège de la même année allaient être réélus : Publius Manlius, Lucius Titinius, Publius Maelius, Gnaeus Génucius, Lucius Atilius. Avant les élections, avant l'appel des tribus à leur rang, P. Licinius Calvus, avec la permission dé l'interroi, parla ainsi :

"(3) Romains, je le vois, cette marque éclatante de souvenir donnée à notre magistrature doit être pour l'année qui va suivre un présage de cette concorde qui est si désirable dans les circonstances où nous sommes. (4) Si vous réélisez mes collègues, qui ont pour eux de plus l'expérience, moi je ne suis plus le même; je ne suis plus, vous le voyez, que l'ombre et le nom de Publius Licinius : les forces de mon corps sont épuisées; j'ai perdu les sens de la vue et de l'ouïe; ma mémoire chancelle, et mon intelligence languit sans vigueur. (5) Je vous présente ce jeune homme, continua-t-il en montrant son fils, le portrait, l'image de celui qui, le premier d'entre les plébéiens, obtint de vous le titre de tribun militaire. Ce fils, que j'ai élevé dans mes principes, je le donne et le consacre comme mon remplaçant à la république; et je vous conjure, Romains, de reporter sur lui cet honneur que vous m'avez déféré sans aucune demande de ma part, et que vous ne refuserez pas à ses sollicitations appuyées de mes prières."

(6) On accorda au père ce qu'il demandait; son fils Publius Licinius fut nommé tribun militaire avec puissance de consul, ainsi que ceux que nous avons nommés plus haut. (7) Titinius et Génucius, tribuns militaires, partis contre les Capénates et les Falisques, s'étant avancés avec plus d'ardeur que de prudence, donnèrent dans une embuscade. (8) Génucius expia sa témérité par une mort glorieuse; il tomba aux premiers rangs à la tête des enseignes. Titinius rallia sur une éminence ses soldats effrayés, et les rangea en bataille; toutefois il ne crut pas devoir se commettre avec l'ennemi dans la plaine.

(9) Cet échec, où il y eut plus de honte que de dommage, faillit causer un grand désastre, tant il inspira de terreur, non seulement à Rome où s'étaient répandus mille bruits, mais au camp devant Véies. (10) Ce ne fut qu'à grand-peine qu'on empêcha le soldat de fuir, lorsque le bruit que les généraux et l'armée avaient été taillés en pièces courut dans le camp, et que les Capénates et les Falisques, vainqueurs, approchaient avec toute la jeunesse de l'Étrurie. (11) À Rome, l'alarme était encore plus vive : on croyait que le camp de Véies avait été emporté d'assaut, et que l'ennemi marchait sur la ville. On courut sur les remparts, et les matrones, arrachées de leurs foyers par la terreur publique, firent des prières dans les temples : (12) on supplia les dieux de préserver de la ruine les maisons, les temples de la ville et les remparts de Rome, et de détourner cette terreur sur les Véiens, en récompense de ce que les cérémonies religieuses avaient été renouvelées et les prodiges expiés. 

Dictature de Camille (396)

[V, 19]

(1) Déjà ou avait célébré les jeux et les fêtes latines, l'eau du lac d'Albe s'était écoulée dans les campagnes, et les destinées de Véies allaient s'accomplir. (2) M. Furius Camillus, qui était lo chef marqué par les destins pour le renversement de cette ville et le salut de sa patrie, est élu dictateur, et nomme Publius Cornélius Scipion maître de la cavalerie. (3) Le général changé, toutes choses changèrent : l'espoir, l'ardeur, revinrent aux soldats; et la fortune même de la ville parut tout autre.

(4) Il commence par punir, selon la coutume militaire, ceux qui dans la panique avaient déserté le camp de Véies, et par là il obtint que la crainte de l'ennemi ne fût plus la première dans l'esprit du soldat; puis, ayant fixé un jour pour la levée, il court à Véies, en attendant, raffermir le courage des troupes, (5) de là il revient à Rome pour y lever une nouvelle armée, et nul ne cherche à s'exempter du service. Les jeunes gens du dehors eux-mêmes, les Latins et les Herniques, viennent lui proposer leur concours pour cette guerre : (6) le dictateur leur rend grâce dans le sénat, achève ses préparatifs, et, autorisé par un sénatus-consulte, il fait voeu de célébrer les grands jeux après la prise de Véies, de dédier le temple de Mater Matuta, qu'on avait relevé, et dont le roi Servius Tullius avait fait la première dédicace.

(7) Parti enfin avec son armée, en laissant la ville dans l'attente plutôt que dans l'espoir, il commence par livrer bataille aux Falisques et aux Capénates, qu'il rencontre sur le territoire de Népété. (8) La fortune seconda comme d'ordinaire des mesures pleines d'habileté et de prudence : après avoir battu l'ennemi, il lui enleva son camp et s'empara d'un immense butin; la plus grande partie fut remise au questeur, on en laissa peu au soldat.

(9) Cela fait, il mena l'armée à Véies, où il augmenta le nombre des redoutes, et comme de fréquentes et inutiles escarmouches avaient lieu entre la ville et le retranchement, il défendit de combattre sans un ordre, et par là ramena les soldats au travail. (10) De tous les ouvrages, le plus long et le plus pénible était un souterrain qu'il faisait conduire sous la citadelle des ennemis : (11) ne voulant pas d'interruption dans cet ouvrage, et craignant qu'un travail continuel sous terre n'épuisât les mêmes soldats, il partagea les travailleurs en six troupes, qui se relevaient tour à tour de six en six heures, et qui ne s'arrêtèrent ni jour ni nuit avant de s'être ouvert un chemin vers la citadelle. 

Discussions à propos de la distribution du butin

[V, 20]

(1) Le dictateur, voyant dans ses mains la victoire, et qu'il était déjà maître de cette ville où il trouverait plus de butin qu'on n'en avait conquis dans toutes les autres guerres ensemble, (2) craignit d'encourir ou la colère des soldats par un partage trop avare du butin, ou la haine des patriciens par un trop large abandon de ces richesses. En conséquence il écrivit au sénat (3) "Que, grâce à la bienveillance des dieux immortels, grâce à ses efforts et à la constance des soldats, Véies allait être bientôt au pouvoir du peuple romain : que voulaient-ils qu'on fît du butin ?"

(4) Deux avis partageaient le sénat; l'un, qui était du vieux Publius Licinius, interrogé le premier, dit-on, par son fils, proposait "de publier par un édit, au nom de la république, que tous ceux qui voudraient une part du butin n'auraient qu'à se rendre au camp de Véies." (5) L'autre était d'Appius Claudius : il combattait cette largesse comme inusitée, prodigue, inégale et imprudente; et si l'on regardait comme un crime de rapporter au trésor, épuisé par tant de guerres, cet argent pris à l'ennemi, il demandait qu'on l'employât à la solde des troupes, afin de diminuer d'autant les impôts du peuple. (6) "Les avantages d'un pareil don se feront sentir également dans toutes les familles, les mains avides et rapaces des citadins oisifs n'arracheront point à de vaillants guerriers le prix de leurs travaux, puisqu'il arrive d'ordinaire que ceux-là sont les moins empressés au pillage, qui marchent les premiers dès qu'il s'agit de fatigue et de danger."

(7) Licinius répliquait "Que cette distribution d'argent serait toujours suspecte et odieuse, et ne cesserait d'être un prétexte d'accusations devant le peuple, de troubles et d'innovations séditieuses. (8) Le mieux était donc de se rattacher le peuple par cette largesse, de lui venir en aide alors qu'il était appauvri, épuisé par les impôts de tant d'années; de sorte que les citoyens trouveraient dans ce butin la récompense d'une guerre dans laquelle ils avaient pour ainsi dire vieilli. Ils seraient plus joyeux et plus fiers de rapporter au logis le peu qu'ils auraient pris eux-mêmes et de leur main à l'ennemi, qu'à en recevoir beaucoup plus du bon plaisir d'un autre. (9) Le dictateur, pour ne pas s'exposer à la haine et aux reproches, en avait référé au sénat : le sénat, à son tour, devait renvoyer l'affaire au peuple, et laisser chacun prendre ce que lui livreraient les chances de la guerre."

(10) Cet avis, qui devait rendre le sénat populaire, parut le plus sûr. En conséquence, un édit fut publié par lequel il était permis à tous ceux qui voudraient participer au pillage de Véies, de se rendre au camp, auprès du dictateur. 

La prise de Véies (396)

[V, 21]

(1) Une foule immense se rendit au camp qu'elle remplit tout entier. Alors le dictateur, sortant de consulter les auspices, et après avoir donné l'ordre de prendre les armes : (2) "C'est, dit-il, sous ta conduite, Apollon Pythien, c'est sous l'inspiration de ta divinité que je vais détruire Véies : je te voue d'ici la dixième partie du butin. (3) Et toi, Junon Reine, qui habites encore Véies, je t'en conjure, suis-nous, après la victoire, dans notre ville qui sera bientôt la tienne, et qui te recevra dans un temple digne de ta majesté".

(4) Cette prière achevée, comme il avait plus de troupes qu'il ne lui en fallait, il attaqua la ville sur tous les points, afin de détourner l'attention du danger dont menaçait la mine. (5) Les Véiens ignorant que déjà leurs devins et les oracles étrangers avaient prononcé leur condamnation; que déjà des dieux étaient appelés au partage de leurs dépouilles, que d'autres, évoqués par des voeux du sein de leurs murailles, attendaient chez leurs ennemis des temples et de nouvelles demeures, que ce jour enfin était leur dernier jour; (6) ne se doutant pas non plus qu'un souterrain pratiqué sous leurs murailles avait déjà rempli la citadelle de Romains, courent armés, chacun de son côté se placer sur les remparts, (7) étonnés que les assiégeants qui, depuis si longtemps, n'avaient pas bougé de leurs postes, se ruassent sans précaution, comme des insensés, vers les murailles.

(8) C'est ici qu'on place un détail fabuleux. Tandis que le roi des Véiens immolait une victime, la voix de l'haruspice annonçait la victoire à celui qui enlèverait les entrailles, fut entendue dans le souterrain, et décida les Romains à percer la mine : ils saisirent les entrailles et les portèrent au dictateur. (9) Mais dans des événements d'une si haute antiquité, c'est assez, ce me semble, d'adopter pour vrai le vraisemblable, et quant à ces détails, plus convenables à l'appareil du théâtre, qui se complaît au merveilleux, qu'à la fidélité de l'histoire, ce serait peine perdue de les affirmer ou de les réfuter.

(10) La mine, alors pleine de soldats d'élite, les vomit soudain tout armés dans le temple de Junon, qui se trouvait dans la citadelle de Véies : une partie attaquent par derrière les ennemis sur les murailles; d'autres forcent les portes; d'autres enfin mettent le feu aux maisons d'où les femmes et les esclaves lançaient des tuiles et des pierres. (11) Une clameur immense, formée de cris de menace et de peur, auxquels se mêlent les lamentations des enfants et des femmes, remplit toute la ville. (12) En un moment les défenseurs sont précipités du haut des murailles; une partie des Romains s'élancent par les portes qu'on a ouvertes, les autres franchissent les remparts abandonnés, la ville se remplit d'ennemis, on se bat sur tous les points. (13) Enfin, après un grand carnage, l'acharnement se ralentit; le dictateur fait publier par les hérauts l'ordre d'épargner tout ce qui est sans armes, et le sang cesse de couler. (14) Les habitants désarmés commencent à se rendre, et le dictateur l'ayant permis, les soldats courent de côté et d'autre au pillage.

Lorsqu'on apporta devant lui ce butin dont l'abondance et la richesse dépassaient son attente et son espoir, Camille, dit-on, demanda, leva les mains au ciel, (15) "Que si quelqu'un des dieux ou des hommes trouvait excessive sa fortune et celle du peuple romain, la faute en fût expiée au moindre dommage pour lui et pour la patrie." (16) Comme, dit-on, il se tournait en faisant cette prière, il glissa et se laissa tomber; et cette chute fut pour ceux qui établirent les prédictions sur l'événement, le présage de la condamnation de Camille, et de la prise de Rome, malheur qui arriva peu d'années après. (17) Pour en revenir à cette journée, elle fut remplie tout entière par le massacre des ennemis et par le pillage d'une ville si opulente. 

Installation de Junon Reine à Rome

[V, 22]

(1) Le lendemain le dictateur vendit les hommes libres à l'encan; et ce fut le seul argent qui rentra au trésor. Le peuple s'en irrita; il ne tenait compte du butin qu'il avait emporté, ni au général qui, pour se décharger de la responsabilité d'un mauvais parti, avait renvoyé au sénat la décision d'une affaire dont il était le maître; (2) ni au sénat, mais aux Licinius : au fils, pour avoir engagé la discussion dans le sénat; au père, pour avoir ouvert un avis si populaire.

(3) Lorsque toutes les richesses profanes eurent été enlevées de Véies, les Romains s'emparèrent des richesses des dieux, et des dieux eux-mêmes, mais plutôt comme des adorateurs que comme des spoliateurs avides : (4) ainsi, des jeunes gens choisis dans l'armée entière, le corps lavé et purifié, vêtus de blanc, ayant été désignés pour transporter Junon Reine à Rome, ils entrèrent de la façon la plus respectueuse en son temple, et ne portèrent la main sur elle qu'avec piété; (5) car les usages de l'Étrurie n'accordent ce droit qu'à un prêtre d'une certaine famille. Après cela, l'un d'eux, soit par une inspiration divine, soit par une saillie de jeune homme, ayant dit : "Veux-tu aller à Rome, Junon ?" les autres s'écrièrent que la déesse avait, par un signe de tête, exprimé son contentement; (6) et c'est ce qui donna lieu à ce bruit fabuleux, qu'on l'avait entendu parler et dire : "Je le veux." Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on put l'enlever de sa place sans employer de grands efforts; elle semblait suivre, légère et docile, les jeunes gens, plutôt qu'être portée par eux; (7) et elle était intacte lorsqu'elle arriva sur l'Aventin, sa demeure éternelle, où l'avaient appelée les voeux du dictateur romain, où Camille lui dédia par la suite le temple qu'il lui avait voué.

(8) Ainsi tomba Véies, la ville la plus opulente du nom étrusque, et dont la ruine même révéla la grandeur : en effet, après dix étés et dix hivers d'un siège sans relâche, après avoir plus porté que reçu de dommage, à la fin, pressée par une destinée supérieure, elle céda aux travaux de l'art, sans que la force eût pu la réduire.

Réactions à Rome après la prise de Véies

[V, 23]

(1) Quand la nouvelle fut apportée à Rome que Véies était prise, malgré l'expiation des prodiges, malgré les réponses des devins et les décisions connues de l'oracle pythien, et malgré le puissant secours qu'ils avaient trouvé dans l'humaine sagesse, en confiant la dictature à Marcus Furius, le plus grand des généraux romains, (2) cette nouvelle, après tant d'années de guerres incertaines et de si nombreux revers, produisit, comme inespérée, une immense joie; (3) et, avant que le sénat eût rendu son décret, les temples se remplirent de matrones romaines, qui s'empressaient de porter aux dieux leurs actions de grâce.

Le sénat décréta quatre jours de prières publiques : jamais, après les autres guerres, il n'avait indiqué des prières de cette durée. (4) À l'arrivée du dictateur, tous les ordres se précipitèrent au devant de lui; c'était un concours tel qu'il n'y en avait jamais eu de pareil, et la pompe de son triomphe surpassa la splendeur ordinaire de ces glorieuses journées. (5) Tous les regards se portèrent sur lui, lorsqu'il parcourut la ville, monté sur un char attelé de chevaux blancs : ce n'était plus un citoyen, ce n'était plus même un homme. (6) Comme le dictateur avait usurpé les coursiers de Jupiter et du soleil, on vit là une atteinte à la religion, et, pour cette raison surtout, son triomphe fut plus éclatant qu'applaudi. (7) Alors il traça sur l'Aventin l'enceinte du temple de Junon Reine, et dédia celui de Mater Matuta; puis, ces choses divines et humaines accomplies, il abdiqua la dictature.

(8) On s'occupa ensuite du présent qu'on devait à Apollon; et Camille ayant rappelé qu'il avait voué à ce dieu la dixième partie du butin, les pontifes déclarèrent que le peuple devait acquitter cette obligation sacrée. (9) Mais il était difficile de trouver les moyens de contraindre le peuple à rapporter le butin pour en prélever la part promise au dieu. (10) Enfin on décida, et ce parti parut le moins sévère, que celui qui voudrait se libérer, lui et les siens, de cette dette de religion estimerait lui-même la valeur de son butin, pour en rapporter le dixième du prix au trésor : (11) on formerait ainsi une offrande d'or digne de la magnificence du temple, de la majesté du dieu et de la grandeur du peuple romain. Cette contribution aliéna à Camille l'affection du peuple. (12) Sur ces entrefaites, les Volsques et les Èques envoyèrent demander la paix; ils l'obtinrent : non pas qu'ils l'eussent méritée, mais en considération du repos dont la cité avait besoin après les fatigues d'une si longue guerre. 

 

 

 

 


 

 
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