Capture de Pomponius (213); introduction de cultes étrangers
à Rome
[XXV, 1]
(1) Tel était l'état des affaires en Afrique et en Espagne.
Hannibal resta tout l'été dans le pays des Tarentins, espérant toujours que la
trahison lui ouvrirait les portes de Tarente. Quelques villes sans nom de ce
territoire et de celui des Sallentins passèrent dans son parti. (2) Vers le même
temps, deux des douze peuples du Bruttium qui, l'année précédente, s'étaient
donnés aux Carthaginois, ceux de Consentia et de Taurianum, revinrent au peuple
romain. (3) Un plus grand nombre eût suivi leur exemple, si T. Pomponius
Véientanus, préfet des alliés, se croyant un général accompli, parce que le
hasard l'avait favorisé dans quelques courses sur les terres des Bruttiens,
n'eût eu l'imprudence de se heurter contre Hannon, avec une multitude sans
discipline, dont il s'était fait une armée. (4) Il y eut là beaucoup d'hommes
tués ou faits prisonniers, mais dans les bandes composées de paysans et
d'esclaves. Ce qu'on regretta le moins, ce fut la prise du chef, cause de cette
bataille téméraire, auparavant collecteur d'impôts, et qui, par toute sorte
d'intrigues, avait été nuisible autant qu'infidèle à la république et à ses
alliés. (5) Le consul Sempronius, en Lucanie, livra plusieurs petits combats,
dont aucun ne mérite d'être cité, et prit dans ce pays quelques villes de peu
d'importance.
(6) Ainsi la guerre traînait en longueur, et les dispositions
des esprits, non moins que la fortune, variaient avec les succès et les revers.
Il se manifesta alors à Rome un si grand zèle pour le culte des dieux, ou plutôt
des dieux étrangers, qu'on eût dit que les dieux ou les hommes avaient changé
tout à coup. (7) Ce n'était déjà plus en secret, dans l'intérieur des maisons,
que l'on abolissait l'ancien culte romain; en public même, dans le forum, au
Capitole, il y avait une troupe de femmes qui ne sacrifiaient plus, qui ne
priaient plus les dieux à la manière de leurs ancêtres. (8) De misérables
sacrificateurs, des devins s'étaient emparés de toutes les imaginations.
Leur nombre alla s'augmentant, et ce qui y contribua, ce fut
d'une part le peuple des campagnes que la misère et la crainte avaient forcé
d'abandonner ses champs incultes et longtemps ravagés par la guerre, pour se
réfugier à la ville; d'autre part, ce fut le facile profit qu'il y avait à
exploiter la superstition, comme si c'eût été un métier autorisé. (9) D'abord
les gens de bien s'en indignèrent en secret, puis les plaintes éclatèrent et
furent portées au sénat, (10) qui fit de graves réprimandes aux édiles et aux
triumvirs capitaux de leur négligence. Mais, lorsqu'ils voulurent chasser la
multitude du forum et disperser l'appareil des sacrifices, peu s'en fallut
qu'ils ne fussent repoussés avec violence.
(11) Il devint évident que le mal s'était déjà trop étendu
pour que des magistrats inférieurs pussent y remédier, et le sénat dut charger
M. Émilius, préteur de la ville, de délivrer le peuple de ces superstitions.
(12) Le peuple fut convoqué, le préteur lut le sénatus-consulte, et ordonna par
un édit que quiconque aurait des livres de divination, des formules de prières
ou un recueil des cérémonies de ces sacrifices, apportât chez lui tous ces
livres, tous ces écrits avant les calendes d'avril, et il défendit que personne,
dans aucun lieu public ou sacré, sacrifiât d'après les rites nouveaux ou
étrangers.
Élections à Rome (hiver 213-212)
[XXV, 2]
(1) Cette année-là il mourut plusieurs ministres du culte
public: L. Cornélius Lentulus, souverain pontife; C. Papirius Mason, fils de
Caius, pontife; P. Furius Philus, augure, et C. Papirius Mason, fils de Lucius,
décemvir des sacrifices. (2) On nomma pontife à la place de Lentulus M.
Cornélius Cethegus; Cn. Servilius Cepion, à la place de Papirius. L. Quinctius
Flamininus fut créé augure, et L. Cornelius Lentulus décemvir des sacrifices.
(3) Déjà approchait le temps des comices consulaires; mais
pour que les consuls, tout entiers à la guerre, n'eussent pas d'autre soin, T.
Sempronius, l'un d'eux, nomma un dictateur pour tenir les comices. Ce fut C.
Claudius Cento. Cento choisit pour son maître de la cavalerie Q. Fulvius Flaccus.
(4) Le dictateur, le premier jour des comices, créa consuls Q. Fulvius Flaccus,
maître de la cavalerie, et Ap. Claudius Pulcher, qui avait commandé en Sicile
comme préteur. (5) Ensuite furent élus les préteurs, Cn. Fulvius Flaccus, C.
Claudius Néron, M. Junius Silanus et P. Cornélius Sylla. Les comices terminés,
le dictateur se démit de ses fonctions.
(6) Cette année-là P. Cornélius Scipion, surnommé plus tard
l'Africain, fut édile curule avec M. Cornélius Cethegus. Les tribuns du peuple
s'opposaient à sa candidature, prétendant qu'il n'en fallait pas tenir compte,
puisqu'il n'avait pas l'âge voulu par la loi. (7) "Si tous les Romains,
s'écria-t-il, veulent me faire édile, je suis assez âgé." Le peuple se prononça
tellement en sa faveur, en allant voter dans les tribus, que les tribuns
cédèrent aussitôt.
(8) Les édiles, pour s'acquitter de ce qu'exigeait leur
charge, firent célébrer les jeux romains avec beaucoup de magnificence pour le
temps, et distribuer une mesure d'huile dans chaque quartier. (9) L. Villius
Tappulus et M. Fundanius Fundulus, édiles plébéiens, accusèrent devant le peuple
quelques dames romaines du crime d'adultère. Plusieurs furent condamnées et
envoyées en exil. (10) Les jeux plébéiens furent célébrés pendant deux jours, et
à cette occasion un festin solennel fut offert à Jupiter.
Entrée en charge des consuls (15 mars 212); l'affaire des
publicains
[XXV, 3]
(1) Q. Fulvius Flaccus et Ap. Claudius prennent possession du
consulat; c'était le troisième des Fulvius. (2) Les préteurs tirèrent au sort
leurs départements. P. Cornélius Sylla eut la juridiction de la ville et celle
des étrangers, qui auparavant étaient séparées. Cn. Fulvius Flaccus eut
l'Apulie, C. Claudius Néron, Suessula, et M. Junius Silanus, l'Étrurie. (3) Les
consuls furent chargés de la guerre contre Hannibal, chacun avec le commandement
de deux légions. Ils devaient les recevoir, l'un de Q. Fabius, consul de l'année
précédente, l'autre de Fulvius Centumalus. (4) Quant aux préteurs, Fulvius
Flaccus devait avoir les légions qui étaient à Luceria, sous le commandement du
préteur Émilius; Claudius Néron, celles qui servaient sous C. Térentius dans le
Picénum. Ils étaient chargés l'un et l'autre de faire de nouvelles levées pour
que leur armée fût au complet. M. Junius eut contre les Étrusques les légions
urbaines de l'année précédente. (5) T. Sempronius Gracchus et P. Sempronius
Tuditanus conservèrent leurs troupes et leurs commandements, l'un en Lucanie,
l'autre en Gaule. (6) P. Lentulus conserva aussi l'ancienne province en Sicile;
M. Marcellus, Syracuse et le royaume d'Hiéron; T. Otacilius, la flotte; M.
Valerius, la Grèce; Q. Mucius Scévola, la Sardaigne, et les deux Scipions, les
Espagnes. (7) Aux anciennes armées furent ajoutées deux légions urbaines levées
par les consuls, ce qui porta pour cette année le nombre des légions à
vingt-trois.
(8) M. Postumius de Pyrgi s'opposa à ces levées que faisaient
les consuls, et excita un mouvement qui faillit être sérieux. (9) Postumius
était un collecteur d'impôts qui, depuis nombre d'années, n'avait pas dans toute
la république son égal pour la fraude et l'avidité, si ce n'est T. Pomponius
Veientanus qui, l'année précédente, avait été fait prisonnier par Hannon et les
Carthaginois, pendant sa folle expédition en Lucanie. (10) Comme le trésor
public répondait des pertes en cas de tempête pour le matériel transporté aux
armées, ils avaient supposé des naufrages qui n'avaient réellement pas eu lieu,
et ceux mêmes qui étaient véritables avaient eu la fraude et non le hasard pour
cause. (11) Ils chargeaient de quelques marchandises de nulle valeur de vieux
bâtiments hors de service, les faisaient couler bas en pleine mer, ayant soin de
tenir des barques toutes prêtes pour sauver l'équipage; puis ils venaient
affirmer faussement que les marchandises perdues étaient considérables.
(12) Le préteur M. Atilius avait été instruit de cette fraude
l'année précédente, et l'avait dénoncée au sénat. Toutefois elle n'avait été
l'objet d'aucun sénatus-consulte, les sénateurs ne voulant pas, dans de telles
circonstances, se mettre mal avec l'ordre entier des publicains. (13) Le peuple
punit plus sévèrement ce vol. Un certain jour les deux tribuns Sp. et L.
Carvilius, excités par ses plaintes, et voyant que ces manoeuvres soulevaient
l'indignation et le mépris de tous, condamnèrent M. Postumius à une amende de
deux cent mille pièces d'argent.
(14) Le jour où le peuple devait voter sur cette amende,
l'assemblée fut si nombreuse que la place du Capitole pouvait à peine contenir
la multitude. (15) Les défenseurs entendus, Postumius semblait n'avoir plus
qu'une ressource, c'était que C. Servilius Casca, tribun du peuple, son allié et
son parent, intervînt avant que les tribus fussent appelées à voter. (16) Quand
les témoins eurent déposé, les tribuns firent retirer le peuple, et l'on apporta
l'urne pour que le sort décidât dans quel ordre les Latins voteraient. (17) Les
publicains pressaient Casca de faire ajourner la décision. Le peuple réclamait,
et Casca, qui se trouvait assis le premier au banc des tribuns, était partagé
entre la honte et la crainte.
(18) Voyant qu'il ne fallait guère compter sur lui, les
publicains, pour échapper à la faveur du trouble, se précipitent dans l'espace
resté vide et dont le peuple ne pouvait approcher; ils s'en prennent à la fois
au peuple et aux tribuns; (19) et il y aurait eu quelque combat, si le consul
Fulvius ne se fût écrié, en s'adressant à ces derniers: "Ne voyez-vous pas que
vous êtes forcés de reculer, et qu'une sédition est imminente, si vous ne vous
hâtez de lever l'assemblée?"
Le procès de Postumius (printemps 212)
[XXV, 4]
(1) Le peuple se retire et le sénat est convoqué; les consuls
y font leur rapport sur la violence et l'audace des publicains, qui ont troublé
l'assemblée du peuple. (2) "Camille, disaient-ils, dont l'exil avait été suivi
de la ruine de Rome, s'était laissé condamner par ses concitoyens irrités; (3)
avant lui, les décemvirs, auxquels la république devait les lois qui la
gouvernent, et beaucoup des plus grands citoyens de Rome, avaient subi le
jugement du peuple. (4) Mais un Postumius de Pyrgi avait voulu forcer les
suffrages du peuple; il avait contraint une assemblée publique à se dissoudre,
les tribuns à se retirer; il avait présenté la bataille au peuple romain, pris
position pour empêcher le peuple de communiquer avec ses tribuns, les tribus de
donner leurs suffrages. (5) S'il n'y avait pas eu de combat, si le sang n'avait
pas coulé, c'était grâce à la modération des magistrats, qui avaient un instant
cédé à la fureur et à l'audace de quelques individus et qui s'étaient laissé
vaincre, eux et le peuple romain; (6) qui enfin, pour ne pas laisser de prétexte
à ceux qui ne cherchaient qu'une lutte, avaient, comme le voulait Postumius,
renvoyé l'assemblée du peuple, qu'un accusé allait rendre impossible par la
violence et par les armes."
(7) Tout ce qu'il y avait de citoyens honorables dans le
sénat se prononça dans le même sens, en face d'une action aussi inouïe. Le
sénat, par un décret, déclara que cette tentative était un dangereux exemple et
que c'était un attentat contre la république. (8) Aussitôt les deux Carvilius,
tribuns du peuple, laissant de côté la question de l'amende, portèrent contre
Postumius une accusation capitale, avec ordre aux licteurs de le saisir, s'il ne
donnait pas caution, et de le traîner en prison. (9) Postumius donna caution et
ne comparut point. À la demande des tribuns, le peuple décida que, "si M.
Postumius ne se présentait pas avant les calendes de mai, s'il ne répondait pas
ce jour-là quand son nom serait appelé, ou si les excuses n'étaient pas admises,
il serait exilé, ses biens vendus, et qu'on lui interdirait l'eau et le feu."
(10) Ensuite, les tribuns accusèrent, l'un après l'autre, de crime capital, tous
ceux qui avaient excité ce tumulte, et les forcèrent à donner caution. (11)
D'abord ceux qui n'en donnaient pas, puis ceux-là mêmes qui pouvaient en donner,
furent jetés en prison; de sorte que, pour éviter ce danger, la plupart
s'exilèrent.
Difficultés du recrutement
[XXV, 5]
(1) Ainsi fut punie cette fraude des publicains, et l'audace
avec laquelle ils l'avaient soutenue. (2) Bientôt après furent tenus les comices
pour la nomination du souverain pontife. Ce fut le nouveau pontife, M. Cornelius
Cethegus, qui les présida. (3) Trois candidats briguaient avec ardeur cette
dignité: le consul Q. Fulvius Flaccus, qui avait été deux fois consul et une
fois censeur; T. Manlius Torquatus, illustré lui-même par deux consulats et une
censure, et P. Licinius Crassus, qui allait aussi briguer l'édilité curule. (4)
Le dernier, quoique jeune, l'emporta sur ses concurrents, malgré leur âge et
leur illustration. Jusqu'alors, dans un espace de cent vingt ans, personne,
excepté P. Cornélius Calussa, n'avait été nommé souverain pontife avant de
s'être assis sur la chaise curule.
(5) Les consuls avaient peine à effectuer les levées, parce
que la jeunesse, épuisée déjà, ne pouvait suffire à former de nouvelles légions
urbaines et à remplir les cadres des anciennes. (6) Le sénat leur défendit
cependant de renoncer à cette opération, mais nomma deux commissions de
triumvirs, qu'il chargea "d'examiner, l'une dans un rayon de cinquante milles
autour de Rome, l'autre, au-delà de cette limite, ce qu'il y aurait dans les
villes, bourgs et marchés, de jeunes gens de condition libre, (7) et s'il s'en
trouvait d'assez forts pour porter les armes, de les enrôler quand même ils
n'auraient pas l'âge de servir. (8) Les tribuns étaient invités, s'ils le
jugeaient à propos, à proposer une loi au peuple, afin que tous ceux qui se
seraient engagés avant dix-sept ans, comptassent leurs campagnes comme s'ils
avaient effectivement dix-sept ans ou davantage à leur entrée au service." (9)
Les deux commissions de triumvirs créés par ce sénatus-consulte recherchèrent
dans toutes les campagnes les jeunes gens de condition libre.
(10) Vers la même époque, on lut dans le sénat une lettre que
M. Marcellus écrivait de Sicile, et où il exposait la demande de l'armée
commandée par P. Lentulus. C'étaient les débris de Cannes, relégués en Sicile,
comme nous l'avons dit, pour ne rentrer en Italie qu'après la fin de la guerre
punique.
Les rescapés de la bataille de Cannes
[XXV, 6]
(1) Cette armée, avec la permission de Lentulus, envoya à M.
Marcellus, dans ses quartiers d'hiver, une députation composée des cavaliers et
des centurions les plus distingués, et de l'élite de l'infanterie des légions.
L'un d'eux obtint la parole, et parla ainsi: (2) "Nous serions allés en Italie
pour nous présenter devant toi, M. Marcellus, lorsque tu étais consul, à la
première nouvelle du sénatus-consulte, je ne veux pas dire injuste, mais si dur
qui fut décrété contre nous. Mais nous espérions qu'envoyés dans une province
troublée par la mort de deux rois, nous aurions à y soutenir une rude guerre et
contre les Siciliens et contre les Carthaginois, (3) et que notre sang, nos
blessures apaiseraient le sénat: ainsi, du temps de nos ancêtres, les soldats
faits prisonniers par Pyrrhus à Héraclée avaient effacé leur honte en combattant
contre Pyrrhus lui-même. (4) Et cependant, Pères conscrits, qu'avions-nous fait
alors pour que vous fussiez irrités contre nous, pour que vous le soyez encore?
(5) Oui, ce sont les deux consuls, c'est le sénat tout entier que je crois voir
en toi, Marcellus! Et plût aux dieux que nous t'eussions eu pour consul à la
journée de Cannes: la fortune de la république et la nôtre eussent été
meilleures. (6) Mais, avant de nous plaindre de la manière dont nous avons été
traités, permets-nous de nous justifier.
Si ce n'est pas la colère des dieux, si ce n'est pas la
destinée, dont les lois fixent l'ordre immuable des choses humaines, si c'est
une faute qui nous a perdus à Cannes! à qui donc enfin appartient cette faute?
aux soldats ou aux généraux? (7) Soldat, je me garderai d'accuser mon général,
surtout lorsque je sais que le sénat l'a remercié de n'avoir pas désespéré de la
république, et qu'après avoir fui à Cannes, on lui a, d'année en année, continué
le commandement. (8) D'autres, comme nous, restes de la défaite, nos anciens
tribuns militaires, briguent et exercent des charges, obtiennent des
commandements; nous l'apprenons tous les jours. (9) Serez-vous donc, Pères
conscrits, si indulgents pour vous-mêmes et vos enfants, si rigoureux pour nous
autres misérables? Un consul, les premiers citoyens de la république, ont pu
fuir sans honte, lorsqu'ils n'avaient plus d'autre espérance, et les soldats,
vous ne les envoyez au combat que pour se faire tuer? (10) Sur l'Allia, l'armée
presque toute entière prit la fuite; aux Fourches Caudines, et je ne veux pas
rappeler ici nos autres hontes, elle n'essaya pas même de combattre et livra ses
armes à l'ennemi. (11) Cependant ces armées ne furent point déshonorées; bien
loin de là Rome fut reconquise grâce à celle qui de l'Allia s'était réfugiée à
Véies. (12) Les légions de Caudium, qui étaient revenues à Rome sans armes,
retournèrent armées contre les Samnites, et firent passer sous le joug ces mêmes
ennemis qui s'étaient réjouis de la honte qu'elles avaient subie.
(13) Mais l'armée de Cannes, qui donc peut lui reprocher
d'avoir fui, d'avoir eu peur, quand cinquante mille hommes de cette armée sont
restés sur la place, quand le consul ne s'est sauvé qu'avec soixante-dix
cavaliers, quand personne n'a survécu que ceux qu'a épargnés l'ennemi, fatigué
de tuer? (14) Lorsque l'on refusait de racheter les prisonniers, tout le monde
nous louait de nous être conservés pour la république, d'être revenus à Vénouse,
auprès du consul, d'avoir présenté à l'ennemi l'apparence d'une armée régulière.
(15) Et maintenant nous sommes plus malheureux que ne le
furent chez nos ancêtres ceux qui s'étaient laissé prendre. On leur changeait
leurs armes, leur rang à la bataille, la place de leur tente au camp; et,
encore, au premier service rendu par eux à la république, au premier combat où
ils avaient été heureux, on les rétablissait dans leur première position. (16)
Aucun d'eux ne fut relégué en exil; aucun d'eux ne fut privé de l'espoir
d'obtenir sa retraite; enfin, on leur donna un ennemi qu'ils pussent combattre
pour en finir une fois avec la vie ou avec leur honte.
(17) Et nous, à qui l'on ne peut rien reprocher que d'avoir
conservé à la république quelques débris du désastre de Cannes, on nous éloigne
de notre patrie, de l'Italie, de l'ennemi même. (18) Il nous faut vieillir dans
l'exil, sans aucune espérance, sans aucune occasion d'effacer notre ignominie,
d'apaiser la colère de nos concitoyens, de mourir enfin avec quelque gloire.
(19) Mais nous ne demandons pas de terme à notre ignominie, de récompense pour
notre courage; nous voulons seulement qu'il nous soit permis de prouver que nous
ne sommes pas des lâches, d'exercer notre bravoure; nous demandons des fatigues,
des périls, pour que nous puissions agir en hommes de coeur, en soldats. (20)
Depuis deux ans on fait en Sicile une rude guerre; les Carthaginois prennent des
villes, les Romains en prennent d'autres; l'infanterie, la cavalerie se
rencontrent; à Syracuse on se bat sur terre et sur mer; (21) et nous, nous
entendons les cris des combattants, le bruit des armes, oisifs et paisibles
comme si nous n'avions ni armes ni bras.
Que de fois le consul T. Sempronius n'a-t-il pas déjà livré
bataille avec des légions d'esclaves? Or, ces esclaves en ont été récompensés;
ils sont libres et citoyens. (22) Traitez-nous donc au moins comme des esclaves
que vous auriez achetés pour cette guerre. Qu'il nous soit permis de nous
mesurer avec les ennemis, d'acheter notre liberté sur le champ de bataille.
Veux-tu mettre notre courage à l'épreuve sur mer, sur terre, dans quelque siège?
(23) Tous les travaux, tous les périls sont des faveurs que nous sollicitons:
nous ne voulons pas attendre plus longtemps le sort que nous aurions été heureux
de trouver à Cannes; puisque, dès lors, toute notre vie a été vouée à la honte."
Expiation des prodiges; l'affaire des otages
[XXV, 7]
(1) Après ce discours, tous se précipitent aux genoux de
Marcellus. Sa réponse fut qu'il n'avait ni le droit ni le pouvoir de rien
décider; qu'il écrirait au sénat, et qu'il agirait en tout d'après l'ordre des
sénateurs. (2) Les lettres de Marcellus furent reçues par les nouveaux consuls
qui les lurent au sénat; on délibéra, et le décret suivant fut rendu: (3) "Que
le sénat ne croyait point qu'il y eût lieu de confier le salut de la république
à des soldats qui, à Cannes, avaient abandonné leurs camarades au milieu du
combat. (4) Que si le proconsul M. Claudius en jugeait autrement, il fît ce que
lui inspireraient l'intérêt de la république et son zèle, pourvu toutefois
qu'aucun de ces soldats ne pût être exempté du service, recevoir de récompense
militaire pour sa bravoure, ni rentrer en Italie tant qu'il y resterait un seul
ennemi."
(5) Ensuite, d'après un décret du sénat et un plébiscite, le
préteur de la ville convoqua les comices: on y créa des quinquévirs chargés des
réparations des murailles et des tours, puis deux commissions de triumvirs:
l'une, pour faire l'inventaire des choses sacrées et tenir un registre des dons
offerts aux dieux; (6) l'autre, pour rebâtir les temples de la Fortune et de
Mater Matuta, en-deçà de la porte Carmentale, et celui de l'Espérance situé
au-delà de cette porte, tous trois consumés l'année précédente par un incendie.
(7) Il y eut des tempêtes horribles. Sur le mont Albain,
pendant deux jours, il tomba sans interruption une pluie de pierres. Le feu du
ciel frappa plusieurs lieux, deux temples sur le Capitole, et en beaucoup
d'endroits le retranchement du camp de Suessula, où deux sentinelles furent
tuées. (8) À Cumes, le mur et plusieurs tours furent non seulement frappés, mais
démolis par le tonnerre. À Réate on vit voler en l'air un rocher immense, et le
soleil, plus rouge qu'à l'ordinaire, se teindre d'une couleur de sang. (9) À
l'occasion de ces prodiges, on consacra une journée à des prières publiques;
pendant plusieurs jours, les consuls donnèrent leurs soins aux cérémonies de la
religion: on célébra une neuvaine.
(10) Il y avait longtemps qu'Hannibal espérait, et que Rome
craignait une défection des Tarentins; le hasard fit naître hors de Tarente une
circonstance qui la décida. (11) Le Tarentin Philéas était depuis longtemps déjà
à Rome, sous prétexte d'une ambassade. C'était un homme remuant, impatient d'un
trop long repos, dans lequel il semblait languir; il parvint à se ménager un
accès auprès des otages tarentins. (12) On les gardait dans l'atrium du temple
de la Liberté, sans les surveiller de bien près, car ils n'avaient aucun
intérêt, ni eux ni leur patrie, à tromper les Romains. (13) Philéas, dans de
fréquents entretiens, travailla à les gagner; il corrompit deux des gardiens,
fit sortir tous les otages de prison à l'entrée de la nuit, et les accompagna
dans leur fuite mystérieuse. (14) Au point du jour le bruit de cette évasion
s'étant répandu dans la ville, on poursuivit les fugitifs qui furent atteints à
Terracine et ramenés tous à Rome. Traînés au Comitiurn, ils furent, avec
l'approbation du peuple, battus de verges et précipités de la roche Tarpéienne.
Complot des nobles Tarentins
[XXV, 8]
(1) À la nouvelle d'un châtiment aussi atroce, l'indignation
fut générale dans les deux villes grecques qui tenaient le premier rang en
Italie; elle éclata, non seulement dans les masses, mais au sein des familles,
(2) que les liens du sang ou de l'amitié unissaient aux malheureux si
cruellement immolés. (3) Treize jeunes gens de la noblesse de Tarente formèrent
une conspiration, dont Nicon et Philémène étaient les chefs. (4) Avant de rien
tenter ils voulurent avoir une entrevue avec Hannibal.
Ils sortent donc la nuit de la ville sous prétexte d'aller à
la chasse, et se rendent auprès de lui. (5) Arrivés près du camp, ils se cachent
dans une forêt qui bordait la route; Nicon et Philémène seuls s'avancent
jusqu'aux postes, qui les arrêtèrent, et, comme ils le désiraient, les
conduisirent devant Hannibal. (6) Là, instruit des motifs de leur dessein et de
la manière dont ils doivent l'exécuter, Hannibal les comble de louanges et de
présents; et pour faire croire à leurs compatriotes qu'ils n'étaient sortis que
dans l'espoir de faire quelque butin, il les engage à chasser devant eux des
troupeaux que les Carthaginois avaient conduits au pâturage, ajoutant qu'ils
n'avaient à craindre ni dangers ni obstacles.
(7) À Tarente où l'on vit le butin de ces jeunes gens, il ne
sembla pas étonnant qu'ils tentassent une seconde expédition, et plusieurs
autres ensuite. (8) Ils se rencontrèrent de nouveau avec Hannibal, et il fut
convenu entre eux, sous la foi du serment, que les Tarentins resteraient libres;
qu'ils conserveraient leurs lois et tous leurs biens, qu'ils ne paieraient aucun
tribut à Hannibal, qu'ils ne recevraient point de garnison malgré eux; mais que
la garnison romaine serait livrée aux Carthaginois.
(9) Ces conditions arrêtées, Philémène prend l'habitude de
sortir et de rentrer plus fréquemment pendant la nuit. Il était connu pour aimer
passionnément la chasse. Il emmenait avec lui des chiens et tout un équipage;
(10) et revenant presque toujours avec quelque butin qu'il avait pris, ou que
l'ennemi même avait mis d'avance à sa portée, il le donnait ou au commandant ou
aux gardes des portes. On pensait que c'était par crainte des Carthaginois qu'il
sortait principalement de nuit.
(11) On en vint au point de s'habituer à lui ouvrir la porte
à toute heure de la nuit, au signal qu'il donnait en sifflant. Hannibal alors
pensa qu'il était temps d'agir. (12) Son camp était à trois jours de marche, et
pour qu'il parût moins étonnant de le voir rester si longtemps campé au même
endroit, il feignait d'être malade. (13) Les Romains eux-mêmes, renfermés dans
Tarente, ne songeaient plus à se défier d'une si longue inaction.
La prise de Tarente
[XXV, 9]
(1) Décidé à marcher sur Tarente, Hannibal choisit dans sa
cavalerie et son infanterie dix mille hommes que l'habitude d'une marche rapide
et la légèreté de leurs armes rendaient les plus propres à cette expédition, et,
à la quatrième veille de la nuit, il se mit en marche. (2) Environ quatre-vingts
cavaliers numides sont envoyés en avant; il leur ordonne de se répandre sur les
routes, de tout observer avec attention aussi loin que la vue pouvait s'étendre,
sans laisser échapper dans la campagne personne qui pût avertir de leur marche;
(3) de faire rebrousser chemin à ceux qu'ils trouveraient en avant, et de tuer
tout ce qui résisterait, afin que dans les habitations qui bordaient la route on
les prît pour des maraudeurs plutôt que pour une armée.
Lui-même, s'avançant à marches forcées, il va camper à
environ quinze milles de Tarente. (4) Là, il rassemble ses soldats, mais sans
leur faire connaître encore le but de l'expédition; il les avertit seulement de
suivre tous la route, de ne pas s'écarter, de ne pas même sortir des rangs,
surtout de se tenir attentifs aux commandements qu'ils auraient à recevoir, et
de ne rien faire sans ordre de leurs chefs, se réservant de leur apprendre ses
intentions, quand il en serait temps.
(5) À peu près à la même heure, le bruit était parvenu à
Tarente que quelques cavaliers numides ravageaient le pays et jetaient au loin
la terreur parmi les habitants de la campagne. (6) Le gouverneur romain, sans
beaucoup s'inquiéter de cette nouvelle, se contenta de donner ordre que le
lendemain, au point du jour, une partie de la cavalerie sortît pour éloigner ces
maraudeurs. (7) Il crut si peu devoir se tenir sur ses gardes, qu'il conclut au
contraire de cette apparition des Numides que l'armée d'Hannibal n'avait pas
bougé.
(8) Hannibal se mit en marche, au milieu de la nuit: il avait
pour guide Philémène, qui faisait porter sa chasse comme à l'ordinaire. Le reste
des conjurés attendait l'exécution des mesures concertées entre eux. (9) Il
avait été convenu que Philémène, entrant avec son gibier par la petite porte
accoutumée, introduirait par là quelques soldats, tandis que d'un autre côté
Hannibal s'approcherait de la porte Téménide: (10) cette porte, du côté de la
terre, regardait l'orient. Les conjurés restent quelque temps dans l'intérieur
des murailles.
Arrivé à peu de distance de la porte, Hannibal fait allumer,
comme on en était convenu, un feu qui répand un vif éclat. Nicon lui renvoie son
signal, et les deux feux sont éteints. (11) Cependant Hannibal s'avançait en
silence vers la porte avec ses troupes. Tout à coup Nicon surprend les gardes
endormis, les égorge dans leurs lits, et ouvre la porte. (12) Hannibal entre
avec l'infanterie; il donne à la cavalerie l'ordre de s'arrêter, pour qu'elle
pût se porter librement là où il serait besoin.
(13) D'un autre côté, Philémène approchait de la petite porte
par où il avait accoutumé de passer. À sa voix, à son signal déjà si familier,
la sentinelle se réveille; et tandis que Philémène lui dit qu'il est cette fois
énormément chargé, la porte s'ouvre: (14) deux jeunes gens portaient un
sanglier; Philémène, les suivant avec un chasseur qui n'avait rien à porter, tue
d'un coup d'épieu la sentinelle tournée imprudemment vers les porteurs pour
admirer la taille de l'animal. (15) Trente soldats à peu près entrent alors,
tuent les autres gardes, brisent la porte voisine, et l'armée s'avance tout à
coup en ordre de bataille. Conduits en silence au forum, les soldats y
retrouvent Hannibal.
(16) Celui-ci envoie les Tarentins avec deux mille Gaulois
qu'il divise en trois corps, s'emparer des rues les plus fréquentées; il leur
ordonne, quand le mouvement sera commencé, d'égorger partout les Romains et de
respecter les habitants. (17) Mais pour que cet ordre soit observé, il
recommande aux jeunes Tarentins d'avertir tous ceux de leurs compatriotes qu'ils
pourraient reconnaître, de rester en repos, de se taire et de ne rien craindre.
Pillage de la ville
[XXV, 10]
(1) Déjà le tumulte, les cris retentissaient comme dans une
ville prise d'assaut. Mais personne ne savait bien ce qu'il en était. (2) Les
Tarentins croient que les Romains se sont rassemblés pour piller la ville; les
Romains s'imaginent que c'est une sédition des habitants qui trament quelque
perfidie. (3) Le gouverneur, éveillé au premier bruit, court vers le port, se
jette dans une barque, et se fait conduire à la citadelle en faisant le tour des
murs. (4) Le son d'un clairon, qui partait du théâtre, répandait aussi la
terreur: c'était un clairon romain que les conjurés s'étaient procuré
précisément dans ce but; mais celui qui s'en servait était un Grec qui n'en
savait pas jouer, de sorte que l'on ignorait pour qui et de qui venait le
signal.
(5) Dès que le jour parut, les Romains reconnurent les armes
des Carthaginois et des Gaulois, ce qui les tira de doute; et les Grecs, à la
vue des cadavres des Romains étendus de tous côtés sur la terre, comprirent que
la ville était au pouvoir d'Hannibal. (6) Quand le jour fut tout à fait levé,
les Romains qui avaient échappé au massacre s'étaient déjà réfugiés dans la
citadelle et le tumulte s'était peu à peu apaisé. Hannibal alors donna ordre aux
Tarentins de se réunir sans armes. (7) Tous se rendirent à l'assemblée, excepté
ceux qui, se retirant dans la citadelle, avaient suivi les Romains pour courir
avec eux toutes les chances de la fortune.
(8) Hannibal parla aux Tarentins avec beaucoup de
bienveillance, et, en leur rappelant ses bienfaits envers ceux de leurs
concitoyens qu'il avait fait prisonniers à Trasimène et à Cannes, (9) il
n'épargna point l'orgueilleux despotisme des Romains. Puis il ordonna que tout
Tarentin se retirât dans sa maison et inscrivît son nom sur sa porte, déclarant
qu'à l'instant même il allait donner le signal, et livrer au pillage les maisons
qui ne porteraient pas d'inscription. Que si quelqu'un écrivait un nom sur
l'habitation d'un citoyen romain (on leur avait cédé les maisons vacantes de la
ville), il le traiterait en ennemi. (10) Il congédie l'assemblée, et lorsqu'aux
inscriptions de chaque porte on put distinguer les maisons amies des maisons
ennemies, il donna le signal, et de tous côtés les Carthaginois se précipitèrent
pour piller les habitations romaines, où ils trouvèrent quelque butin.
Attaque de la citadelle (hiver 213-212)
[XXV, 11]
(1) Le lendemain, Hannibal conduisit son armée à l'attaque de
la citadelle; mais il reconnut que, formant une espèce de presqu'île,elle était
défendue par des rochers d'une hauteur énorme du côté de la mer qui la baigne en
grande partie, et du côté même de la ville par un mur et un fossé profond, et
que par conséquent il était impossible de s'en emparer ni par un assaut ni par
un siège régulier. (2) Ne voulant donc pas, pour défendre les Tarentins,
retarder des entreprises bien plus importantes, ni les laisser non plus, sans
une protection suffisante, exposés aux attaques de la citadelle lorsqu'il
plairait aux Romains de faire des sorties, il résolut d'élever un retranchement
entre la ville et la citadelle. Il espérait d'ailleurs (3) pouvoir en venir aux
mains avec les Romains, qui ne manqueraient pas d'interrompre les travaux; et,
s'ils se laissaient entraîner trop loin, affaiblir par un échec la garnison, de
telle sorte que les Tarentins suffissent ensuite par eux-mêmes à la défense de
la ville.
(4) En effet, dès que les travaux sont commencés, une porte
s'ouvre et les Romains tombent sur les travailleurs. Le détachement qui couvrait
les lignes se laisse repousser, afin d'attirer plus loin et en plus grand nombre
les ennemis enhardis par leur succès. (5) Alors les Carthaginois, qui
n'attendaient que le signal, paraissent à la fois sur tous les points. Les
Romains sont enfoncés: dans leur fuite éperdue, le défaut d'espace, les travaux
déjà commencés, les préparatifs mêmes de ces travaux sont autant d'obstacles qui
les arrêtent. (6) La plupart se précipitent dans le fossé; et la fuite est plus
meurtrière que le combat.
Dès lors rien n'arrêta plus les travailleurs. (7) On creusa
un énorme fossé, en deçà duquel on éleva un retranchement. À quelque distance,
Hannibal voulut encore que l'on construisît un mur; afin que, même sans autre
secours, les Tarentins pussent se défendre contre les Romains. (8) Cependant il
leur laissa une assez faible garnison, qui devait les aider à se fortifier.
Lui-même, avec le reste de ses troupes, alla camper sur le Galèse, à cinq milles
de la ville.
(9) Revenu ensuite à Tarente pour examiner les ouvrages, il
les trouva un peu plus avancés qu'il ne s'y attendait, et il en conçut l'espoir
d'emporter la citadelle. En effet, du côté de la terre, au lieu d'être, comme
sur les autres points, d'une grande élévation, elle est de niveau avec la ville,
dont un fossé seulement et un mur la séparent. (10) Déjà des machines de toute
espèce commençaient à la battre en ruine, lorsqu'un secours envoyé de Métaponte
aux Romains releva leur courage. La nuit venue, ils tombèrent à l'improviste sur
les travaux des ennemis. Ils en détruisirent une partie et brûlèrent le reste.
Hannibal dut renoncer à toute attaque de ce côté. (11) Il n'y avait plus
d'espoir que dans un blocus, et encore ne pouvait-il être complet. En effet, les
troupes maîtresses de la citadelle qui, placée dans une presqu'île, domine
l'entrée du port, communiquaient librement avec la mer, tandis que la ville ne
pouvait rien recevoir par cette voie; et les assiégeants, plus que les assiégés,
avaient à craindre la famine.
(12) Hannibal convoque les principaux citoyens de Tarente,
leur expose toutes les difficultés qui se présentent: il n'y avait pas moyen de
prendre d'assaut une citadelle si bien fortifiée, et le blocus n'offrait aucune
chance de succès, tant que l'ennemi serait maître de la mer. (13) Que si l'on
avait des vaisseaux pour arrêter les convois, il serait bientôt forcé de se
retirer ou de se rendre. (14) Les Tarentins pensaient comme lui; mais il leur
semblait que celui qui ouvrait cet avis devait aussi proposer les moyens de
l'exécuter. (15) On pourrait y réussir en faisant venir de Sicile des vaisseaux
carthaginois. Quant à leurs propres vaisseaux, enfermés dans un bassin étroit,
maintenant que l'ennemi était maître de l'entrée du port, comment pourraient-ils
sortir et gagner la haute mer? (16) Ils sortiront, reprit Hannibal; souvent
l'industrie triomphe de la nature et de ses obstacles. Vous-avez une ville
située en plaine, vos rues sont sur un terrain bien égal et assez larges dans
toutes les directions. (17) Par celle qui va à travers la ville, du port jusqu'à
la mer, il ne me sera pas difficile de transporter vos vaisseaux sur des
chariots, et alors, à nous la mer dont l'ennemi est maître en ce moment. Nous
assiégerons la citadelle et par terre et par mer, et bientôt elle sera
abandonnée par les ennemis ou en notre possession avec leurs personnes.
(18) Ce discours inspire à tous l'espoir du succès et une
grande admiration pour le général. En un moment des chariots sont rassemblés de
toutes parts et attachés fortement les uns aux autres; les machines tirent les
vaisseaux de l'eau; on prépare le terrain pour que les chariots roulent plus
aisément et que le trajet soit moins pénible. (19) Puis, rassemblant de tous
côtés chevaux et hommes, on se met courageusement à l'oeuvre. Quelques jours
après, une flotte tout équipée, toute prête tourne la citadelle, et jette
l'ancre à l'entrée même du port.
(20) Voilà où en étaient les choses à Tarente, lorsque
Hannibal retourna à ses quartiers d'hiver. Du reste, est-ce cette année ou la
précédente qu'eut lieu cette défection des Tarentins? Les auteurs ne sont pas
d'accord; mais, suivant le plus grand nombre et les plus près du souvenir de ces
faits, ce fut l'année dont nous parlons.
Les prophéties de Marcius; fondation des Jeux Apollinaires
[XXV, 12]
(1) Les consuls et les préteurs furent retenus à Rome
jusqu'au cinquième jour avant les calendes de mai par les féries latines. (2) Ce
jour-là, après un sacrifice offert sur le mont Albain, ils partirent, chacun
pour se rendre à son commandement. Bientôt les prédictions de Marcius
inspirèrent de nouvelles superstitions. (3) Ce Marcius avait été un devin
célèbre; et l'année précédente, lorsque, d'après un décret du sénat, on avait
saisi partout les ouvrages de ce genre, les vers de Marcius étaient tombés aux
mains de M. Atilius, chargé de cette affaire. Atilius aussitôt les avait remis
au nouveau préteur Sylla. (4) De deux prédictions de ce Marcius, l'une,
confirmée par l'événement après lequel on l'avait publiée, donnait quelque poids
à l'autre dont le temps n'était pas encore arrivé. (5) Dans la première, la
défaite de Cannes se trouvait prédite à peu près ainsi:
"Fils d'Ilion, fuis, Romain, le fleuve de Cannes, de peur que
des étrangers ne te forcent à combattre dans les plaines de Diomède. (6) Mais tu
ne me croiras pas, jusqu'à ce que ton sang ait inondé ces plaines; jusqu'à ce
que le fleuve ait, de la terre fertile, porté dans la mer immense des milliers
de tes cadavres, et que ta chair soit devenue la proie des poissons, des oiseaux
et des bêtes qui habitent la terre. C'est là ce que j'ai appris de la bouche de
Jupiter."
(7) Ceux qui avaient servi dans le pays y reconnaissaient les
champs de Diomède, le fleuve de Cannes aussi bien que la défaite elle-même. (8)
La seconde prédiction dont on fit ensuite lecture était plus obscure et moins
positive, non seulement parce que l'avenir est plus incertain que le passé, mais
parce qu'il y avait moins de précision dans les termes.
(9) "Romains, si vous voulez chasser l'ennemi et le fléau que
vous envoient les contrées lointaines, je vous conseille de vouer à Apollon des
jeux qui, chaque année, seront célébrés en son honneur avec magnificence. Que
chaque citoyen, lorsque le trésor public y aura contribué en partie, y contribue
pour soi et pour les siens. (10) À la célébration de ces jeux présidera le
préteur, qui rendra la justice suprême au peuple et aux plébéiens. Que les
décemvirs fassent des sacrifices selon les rites grecs. Si vous accomplissez
exactement ces ordres, vous serez toujours heureux, et vos affaires deviendront
meilleures, car ce dieu exterminera vos ennemis, qui se nourrissent
tranquillement de vos champs."
(11) On mit tout un jour à expliquer cette prédiction. Le
lendemain, les décemvirs furent chargés, en vertu d'un sénatus-consulte, de
consulter les livres sibyllins au sujet des jeux et des sacrifices à faire en
l'honneur d'Apollon. (12) Les livres consultés, les décemvirs firent leur
rapport, et le sénat décréta que des jeux seraient institués et célébrés en
l'honneur d'Apollon, et que, après la célébration des jeux, on donnerait au
préteur douze mille livres d'airain pour les sacrifices et pour deux grandes
victimes. (13) D'après un second sénatus-consulte, les décemvirs devaient
sacrifier selon les rites grecs, et offrir à Apollon un boeuf et deux chèvres
blanches; à Latone, une génisse, toutes ces victimes avec les cornes dorées.
(14) Le préteur, au moment de commencer ces jeux dans le
grand cirque, fit publier que, pendant leur durée, le peuple eût à apporter à
Apollon son offrande, mais sans en fixer la valeur. (15) Telle est l'origine des
jeux apollinaires, institués et célébrés, non pas, comme on le croit
généralement, à l'occasion d'une épidémie, mais pour obtenir la victoire. Le
peuple y assista couronné de fleurs. Les dames romaines firent des prières; on
ouvrit les portes des maisons, on prit son repas en public, et ce jour fut
marqué par la célébration de cérémonies de toute sorte.
Hannon sauve Capoue de la famine
[XXV, 13]
(1) Tandis qu'Hannibal campait dans les environs de Tarente
et que les deux consuls étaient dans le Samnium, mais sur le point, à ce qu'il
semblait, d'investir Capoue, déjà les Campaniens souffraient de la famine,,
comme après un long siège. Les armées romaines les avaient empêchés d'ensemencer
leurs champs. (2) Ils envoyèrent donc des députés à Hannibal, le suppliant de
faire transporter du blé à Capoue de tous les lieux voisins, avant que les
consuls n'entrassent avec leurs troupes sur leur territoire et que les ennemis
ne se fussent rendus maîtres de toutes les routes. (3) Hannibal donna à Hannon
l'ordre de passer avec son armée du Bruttium dans la Campanie et de ne rien
négliger pour l'approvisionnement de Capoue.
(4) Hannon partit de chez les Bruttiens avec ses troupes,
évitant soigneusement le camp des ennemis et les consuls, qui étaient dans le
Samnium. Arrivé à peu de distance de Bénévent, il prit position sur une hauteur
à trois milles de la ville. (5) De là il fit prendre chez les peuples alliés
d'alentour et transporter dans son camp tous les blés dont on avait fait des
dépôts pendant l'été, ayant soin que les convois fussent bien escortés. (6) Il
donna avis aux habitants de Capoue du jour où ils devraient venir recevoir le
blé avec les chariots et les bêtes de somme de toute espèce qu'ils auraient pu
se procurer dans les campagnes.
(7) Les Campaniens agirent en cette circonstance avec leur
mollesse et leur négligence accoutumées. Ils n'envoyèrent qu'un peu plus de
quatre cents chariots avec quelques bêtes de somme. Hannon se plaignit sans les
ménager de ce que la faim même, qui donne de l'énergie aux bêtes brutes, ne
pouvait stimuler leur zèle et il leur fixa un autre jour pour venir prendre ce
blé avec un convoi plus considérable.
(8) Les Bénéventins, ayant appris tout ce qui s'était passé,
envoyèrent dix députés aux consuls, dans le camp romain qui était aux environs
de Bovianum. (9) Instruits de tous ces détails, les consuls combinent leur plan.
L'un d'eux dut conduire son armée dans la Campanie. Fulvius, à qui échut le
commandement de cette expédition, entre de nuit dans les murs de Bénévent. (10)
Ainsi à proximité de l'ennemi, il apprend qu'Hannon, avec une partie de son
armée, est allé chercher du blé, que le questeur carthaginois en a distribué aux
Campaniens; que deux mille chariots sont arrivés, et avec ces chariots une foule
en désordre et sans armes; que tout se fait au milieu du tumulte et de la
confusion et qu'il n'y a plus apparence de camp ni de discipline militaire dans
ce mélange de soldats et des paysans du lieu.
(11) Sur ces renseignements, le consul avertit les soldats de
préparer pour la nuit suivante leurs enseignes seulement et leurs armes, et
qu'on ferait l'attaque du camp carthaginois. (12) Ils partent à la quatrième
veille, laissant tous leurs bagages à Bénévent; et s'étant présentés aux ennemis
un peu avant le jour, ils répandent parmi eux une si grande terreur que si le
camp avait été en plaine, nul doute qu'il n'eût été enlevé à la première
attaque. (13) Mais il fut protégé par sa position élevée et par ses
fortifications qu'on ne pouvait aborder d'aucun côté que par un escarpement
rapide et difficile. Au point du jour, un combat sérieux s'engagea. (14) Les
Carthaginois défendirent leurs retranchements, et même, comme la position leur
était favorable, ils culbutèrent les Romains qui montaient péniblement jusqu'à
eux.
Prise du camp carthaginois
[XXV, 14]
(1) Cependant leur courage obstiné vint à bout de tous les
obstacles, et sur plusieurs points à la fois on parvint jusqu'au retranchement
et aux fossés; mais il y eut beaucoup d'hommes blessés et tués. (2) Le consul
convoque les tribuns des soldats, il leur déclare qu'il faut renoncer à une
entreprise téméraire, qu'il lui semble plus sûr de ramener, ce jour-là, l'armée
à Bénévent, et d'aller, le lendemain, se poster près du camp d'Hannon, de sorte
qu'il ne puisse y rentrer, ni les Campaniens en sortir; (3) que pour y réussir
plus aisément, il appellerait à lui l'autre consul avec son armée et que tous
les deux alors réuniraient leurs opérations sur ce point.
Déjà il avait fait sonner la retraite, lorsque les cris des
soldats, pleins de mépris pour un ordre si timide, déconcertèrent tous les
projets du général. (4) La cohorte la plus proche de la porte du camp ennemi
était composée de Péligniens. Vibius Accaus, qui la commandait, saisit un
drapeau et le jette dans les retranchements. (5) Alors, prononçant des
imprécations contre lui-même et contre sa cohorte s'ils n'allaient le reprendre,
le premier de tous il franchit fossé et palissades, et s'élance dans le camp des
Carthaginois.
(6) Déjà les Péligniens y avaient pénétré avec lui et se
battaient avec ardeur. Sur un autre point, Valérius Flaccus, tribun des soldats
de la troisième légion, reproche aux Romains d'abandonner lâchement à des alliés
tout l'honneur de la victoire. (7) Animé par ces reproches, T. Pedanius, premier
centurion, arrache l'enseigne à celui qui la portait: "Cette enseigne,
s'écrie-t-il, et ce centurion seront tout à l'heure de l'autre côté du
retranchement. Que ceux-là me suivent qui voudront empêcher l'ennemi d'en rester
le maître." Et aussitôt il s'élance. Les hommes de son peloton d'abord, puis la
légion tout entière, se précipitent à sa suite. (8) Déjà le consul, qui avait
changé d'avis, en les voyant franchir le retranchement, loin de rappeler les
soldats, les pousse et les excite. Il leur montre la position critique et
périlleuse où se trouve la plus brave des cohortes des alliés et la plus
intrépide de leurs légions.
(9) Tous aussitôt, sans s'inquiéter davantage des difficultés
du terrain, malgré les traits qui les accablent de toutes parts, malgré les
ennemis qui leur opposent et leurs armes et leurs corps, ils montent, ils se
précipitent; beaucoup sont blessés; ceux-là mêmes qu'abandonnaient et leurs
forces et leur sang tâchaient au moins de tomber dans l'intérieur du
retranchement. (10) Aussi le camp fut-il enlevé en un instant, comme s'il eût
été en plaine et sans fortifications qui le couvrissent. Quand ils s'y
trouvèrent tous pêle-mêle, ce ne fut plus un combat, mais un massacre. (11) Il y
eut plus de dix mille ennemis tués. On fit au-delà de sept mille prisonniers, en
y comprenant les Campaniens, qui étaient venus chercher le blé et tout
l'attirail des chariots et des bêtes de somme. Il s'y trouva aussi un immense
butin, qu'Hannon, en ravageant de tous côtés les campagnes, avait fait sur les
alliés du peuple romain.
(12) L'armée, après avoir détruit le camp des ennemis, rentra
à Bénévent. Là les deux consuls (car Appius Claudius y arriva quelques jours
après) vendirent et partagèrent le butin; (13) des récompenses furent décernées
aux braves à qui l'on devait la prise du camp, avant tous les autres au
Pélignien Accaus et à T. Pédanius, premier centurion de la troisième légion.
(14) Ce fut à Cominium Ocritum qu'Hannon fut informé que son camp avait été
pris; il en sortit avec quelques fourrageurs qu'il avait par hasard avec lui, et
il dirigea sa marche, ou plutôt sa fuite, vers le Bruttium où il fut bientôt de
retour.
Défection de Métaponte et de Thurium
[XXV, 15]
(1) Les Campaniens, à la nouvelle de la défaite qu'ils
viennent d'essuyer, eux et leurs alliés, envoient des députés à Hannibal pour
l'informer que les deux consuls sont à Bénévent, à une journée de marche de
Capoue; qu'ainsi la guerre est presque à leurs portes et devant leurs murailles.
Que s'il ne vient en toute hâte à leur secours, Capoue tombera au pouvoir des
Romains en moins de temps qu'Arpi. (2) Ni Tarente elle-même, ni à plus forte
raison la citadelle de Tarente, ne devait être d'un assez grand prix à ses yeux
pour livrer au peuple romain Capoue, qu'il aimait à appeler une seconde
Carthage, sans appui et sans défense. (3) Hannibal promit de veiller à la sûreté
des Campaniens, et pour l'instant il envoya avec leurs députés deux mille hommes
de cavalerie, qui devaient les aider à empêcher le dégât de leur territoire.
(4) Les Romains, bien qu'occupés ailleurs, n'oubliaient pas
la citadelle de Tarente et la garnison qui y était assiégée. Le lieutenant C.
Servilius, envoyé par le préteur P. Cornélius, d'après un ordre du sénat, pour
acheter des blés en Étrurie, pénétra, malgré la vigilance des ennemis, dans le
port de Tarente avec quelques vaisseaux chargés. (5) Avant l'arrivée de
Servilius les Romains assiégés n'avaient presque plus d'espoir; les ennemis,
dans de fréquentes conférences, les engageaient à se rendre; maintenant
c'étaient eux, à leur tour, qui pressaient les Tarentins de rentrer dans leur
parti. La garnison était assez forte, depuis que, pour défendre la citadelle de
Tarente, on y avait fait passer les troupes qui étaient à Métaponte.
(6) Mais aussi les Métapontains, délivrés de la crainte qui
les retenait, s'étaient donnés à Hannibal. (7) Ceux de Thurium, ville située sur
la même côte, imitèrent cet exemple; entraînés non seulement par la défection
des habitants de Tarente et de Métaponte, originaires, comme eux, de l'Achaïe,
et auxquels ils étaient unis par des liens de famille, mais surtout par la haine
que leur avait inspirée contre les Romains le massacre récent des otages. (8)
Les amis, les parents de ces malheureux avaient envoyé à Hannon et à Magon, qui
étaient tout près de là, dans le Bruttium, des lettres et des députations pour
leur dire que s'ils amenaient leur armée sous les murs de la ville, ils la leur
livreraient.
(9) C'était M. Atinius qui commandait à Thurium avec une
faible garnison. Les conjurés pensaient qu'il se laisserait aisément entraîner à
combattre sans trop de réflexion; car il était plein de confiance, non pas dans
ses soldats, fort peu nombreux, mais dans la jeunesse de Thurium. Ce n'était pas
sans raison qu'il l'avait divisée par centuries et armée, pour s'en servir au
besoin. (10) Les deux généraux carthaginois se partagèrent les troupes et
entrèrent sur le territoire de Thurium. Hannon, avec l'infanterie, s'avance,
enseignes déployées, contre la ville. Magon, avec la cavalerie, s'arrête,
couvert par des collines fort propres à cacher une embuscade.
(11) Les éclaireurs d'Atinius n'avaient vu que l'infanterie;
aussitôt il fait sortir ses troupes dans la plaine, ignorant également et la
trahison des habitants et l'embuscade des ennemis. (12) Le combat s'engagea
mollement entre l'infanterie des deux partis. Il n'y avait que quelques Romains
au premier rang, et les Thuriniens attendaient l'événement sans y prendre une
part bien active; les Carthaginois reculaient à dessein pour attirer l'ennemi
qui était sans défiance jusque derrière la colline occupée par leur cavalerie.
(13) Une fois le combat amené sur ce terrain, les cavaliers s'élancent en
poussant de grands cris, tombent sur la foule des Thuriniens qui, gardant à
peine leurs rangs et peu fidèles au parti pour lequel ils combattent, sont
aussitôt mis en fuite.
(14) Les Romains, quoique entourés, quoique pressés, d'un
côté par l'infanterie, et de l'autre par la cavalerie, prolongent néanmoins le
combat. Mais ils finirent, eux aussi, par tourner le dos et s'enfuient vers la
ville. (15) Là les conjurés réunis ouvrent les portes, reçoivent la foule des
leurs, puis voyant les Romains en déroute se précipiter vers la ville, ils
s'écrient que le Carthaginois est derrière eux, et que les ennemis vont entrer
pêle-mêle avec les Romains, si l'on ne se hâte de fermer les portes. Les
Romains, ainsi abandonnés, sont livrés aux coups des ennemis. Atinius cependant
fut reçu dans les murs avec un petit nombre des siens. (16) Pendant quelque
temps la division régna dans la ville; les uns voulaient qu'on se défendît, les
autres qu'on cédât à la fortune et qu'on livrât Thurium aux vainqueurs. Du
reste, alors comme toujours, la fortune et le crime l'emportèrent. (17) On
conduit Atinius au rivage, et, après l'avoir fait embarquer avec sa troupe,
moins par égard pour les Romains que par reconnaissance de la douceur et de
l'équité de son gouvernement, on ouvre la ville aux Carthaginois.
(18) Les consuls font passer leurs légions de Bénévent dans
la Campanie, avec l'intention de détruire les blés déjà en herbe (19) et
d'assiéger Capoue. Ils se flattaient d'illustrer leur consulat par la
destruction d'une ville si puissante, en même temps qu'ils feraient cesser tout
ce qu'il y avait d'humiliation pour la république à laisser depuis trois ans la
défection triompher impunie, pour ainsi dire aux portes de Rome. (20) Toutefois,
Bénévent ne devait pas rester sans garnison, et, en cas d'attaque imprévue, ils
voulaient avoir de la cavalerie à opposer à Hannibal, si, comme ils en étaient
assurés, il venait au secours de ses alliés de Capoue. Ils envoyèrent à T.
Gracchus l'ordre de se rendre à Bénévent avec la cavalerie et l'infanterie
légère qu'il avait en Lucanie, et pour conserver ses positions, de mettre un de
ses lieutenants à la tête des légions qu'il laissait en quartiers d'hiver.
La mort de Tibérius Gracchus
[XXV, 16]
(1) Gracchus, avant de quitter la Lucanie, fit un sacrifice
qui fut pour lui d'un triste présage: (2) à la fin de la cérémonie, deux
serpents, sortis d'une demeure souterraine, rongèrent le foie des victimes,
disparurent sitôt qu'on les eut aperçus, et devinrent tout à coup invisibles.
(3) D'après le conseil des haruspices, le sacrifice fut recommencé; mais, malgré
le soin avec lequel on mit à part les entrailles, les reptiles revinrent,
dit-on, à deux reprises, goûtèrent le foie et s'éloignèrent sains et saufs sans
qu'on eût pu les atteindre. (4) Les haruspices déclarèrent que ce prodige
regardait le général, et cherchèrent à le prémunir contre les trames de quelques
faux amis; mais aucune précaution ne put détourner le coup fatal qui le
menaçait.
(5) Un certain Flavus, lorsqu'une partie de la Lucanie
embrassa la cause d'Hannibal, s'était mis à la tête de ceux des Lucaniens qui
tenaient pour les Romains; et il exerçait, cette année, les fonctions de
préteur, que son parti lui avait confiées. (6) Cet homme, changeant tout à coup
d'intention et voulant se mettre en faveur auprès du général carthaginois, crut
que ce ne serait pas assez de passer lui-même à l'ennemi et d'entraîner les
Lucaniens dans sa défection, s'il ne scellait ses engagements avec lui de la vie
et du sang du général, de l'hôte qu'il devait trahir.
(7) Il alla secrètement s'aboucher avec Magon, qui commandait
dans le Bruttium, et il reçut de lui l'assurance que, s'il livrait le général
romain, les Lucaniens, devenus les alliés de Carthage, conserveraient leur
liberté et leurs lois. Il le conduit à l'endroit où il se proposait d'amener
Gracchus avec une faible escorte, (8) et l'engage à s'y tenir embusqué, à la
tête d'un corps considérable d'infanterie et de cavalerie. (9) Le lieu est bien
déterminé, on en reconnaît avec soin toutes les avenues, et le jour est pris
pour l'exécution du projet.
Flavus se rend ensuite auprès du général romain .(10) Il a,
dit-il, formé une grande entreprise; mais, pour la mener à fin, il a besoin du
concours de Gracchus lui-même. Il est parvenu à persuader aux préteurs de tous
les peuples qui, dans cette révolution générale de l'Italie, s'étaient donnés à
Carthage, (11) de revenir à l'alliance de Rome; il leur a représenté l'empire
romain, que le désastre de Cannes avait fait pencher vers sa ruine, se relevant
et se consolidant de jour en jour, tandis que les forces d'Hannibal s'épuisent
et sont presque anéanties. (12) Leur faute, déjà ancienne, ne trouverait pas les
Romains implacables, jamais nation n'ayant été plus clémente et plus prompte à
faire grâce: car que de fois n'avait-elle pas pardonné à la révolte de leurs
ancêtres! (13) Telles, disait-il, avaient été ses paroles. Mais les préteurs
désiraient les entendre de la bouche même de Gracchus et presser sa main, afin
de porter à leurs concitoyens ce gage d'amitié. (14) Il leur avait donc assigné
un rendez-vous dans un lieu écarté, à proximité du camp romain. Là on pourrait,
eu peu de mots, conclure une négociation qui rendrait la Lucanie entière à
l'amitié, à l'alliance de Rome.
(15) Gracchus, sans soupçonner de la fraude dans ce langage
et dans ce projet, séduit par la vraisemblance du récit, part du camp avec ses
licteurs et un escadron de cavalerie, et, guidé par son hôte, il va donner dans
le piège. (16) Aussitôt les ennemis sortent de leur embuscade et, pour ne
laisser aucun doute sur la trahison, Flavus se joint à eux; une grêle de traits
tombent sur Gracchus et sur ses cavaliers. (17) Le général met pied à terre,
ordonne aux siens d'en faire autant, et les exhorte à honorer par leur courage
le seul parti que leur laisse la fortune. (18) À une poignée de soldats
enveloppés par une foule d'ennemis dans un vallon que dominent des bois et des
montagnes, que reste-t-il, sinon à mourir? (19) Mais devaient-ils tendre la
gorge comme de vils troupeaux et se laisser massacrer sans vengeance; ou, de
victimes attendant la mort, devenus des assaillants transportés d'une juste
colère, se jeter sur leurs ennemis avec l'audace du désespoir, et, tout couverts
de leur sang, expirer sur des monceaux d'armes et de cadavres? (20) Qu'ils
dirigent tous leurs épées contre le traître, le transfuge lucanien; celui qui
enverra avant lui cette victime aux enfers se fera une grande gloire et trouvera
à se consoler noblement de sa mort.
(21) En disant ces paroles, il enveloppe son bras gauche de
son manteau (car ils n'avaient pas même pris leurs boucliers), et il charge
l'ennemi. (22) On livre un combat plus opiniâtre que l'on n'eût pu l'attendre
d'un si petit nombre. Les Romains, à découvert et enfermés dans le creux d'un
vallon, sont accablés des traits qu'on leur lance d'un lieu plus élevé.
(23) Gracchus reste presque seul, et les Carthaginois
s'efforcent de le prendre vivant. Mais, ayant aperçu au milieu des ennemis son
hôte lucanien, il s'élance avec tant de fureur pour le joindre qu'on n'eût pu
l'épargner qu'au prix de la vie d'un grand nombre de soldats. (24) Dès qu'il eut
perdu la vie, Magon l'envoya à Hannibal, et le fit exposer, avec les faisceaux
qu'on avait pris, devant la tente du général carthaginois. (25) Telle est la
tradition la plus exacte. Gracchus périt en Lucanie, dans un endroit nommé "les
Vieux-Champs".
À propos de la mort de Gracchus
[XXV, 17]
(1) Il est des historiens qui prétendent que l'événement se
passa sur le territoire de Bénévent. Gracchus aurait quitté le camp pour se
baigner dans les eaux du Calor, accompagné seulement de ses licteurs et de trois
esclaves; (2) là, surpris nu et sans armes par les ennemis cachés derrière les
saules du rivage, après s'être défendu avec les pierres que roule le fleuve, il
serait tombé massacré. (3) D'autres rapportent que, sur l'avis des haruspices,
s'étant éloigné à cinquante pas de son camp, pour expier, dans un lieu pur, les
prodiges que j'ai précédemment rapportés, il fut enveloppé par deux escadrons de
cavalerie numide placés en embuscade. Tant on est peu d'accord sur le genre de
mort d'un homme si recommandable et si célèbre, et sur le lieu de cet événement.
(4) Même diversité d'opinions sur ses funérailles. Les uns
disent qu'il fut inhumé par ses soldats dans le camp même des Romains; les
autres, et c'est le récit le plus accrédité, racontent qu'Hannibal (5) lui fit
élever un bûcher à l'entrée de son camp; que l'armée défila sous les armes; que
les Espagnols exécutèrent leurs danses nationales; que chaque peuple dont se
composait l'armée carthaginoise fit les évolutions et les exercices propres à
son pays, et qu'Hannibal lui-même honora cette cérémonie de toute la pompe et de
tous les éloges possibles. Tel est le récit des auteurs qui placent l'événement
en Lucanie. (6) Si l'on en croit ceux qui font tuer Gracchus sur les rives du
Calor, sa tête seule tomba au pouvoir des ennemis. (7) Hannibal, l'ayant reçue,
l'aurait fait porter par Carthalon dans le camp romain, et remettre au questeur
Cn. Cornélius: celui-ci aurait célébré dans le camp les funérailles de son
général, en présence des habitants de Bénévent assistant avec l'armée à cette
cérémonie.
Combat singulier opposant Crispinus à Badius
[XXV, 18]
(1) Les consuls, qui étaient entrés sur le territoire de
Capoue, y portaient de tous côtés le ravage, lorsqu'une sortie des habitants et
de Magon, à la tête de sa cavalerie, les frappa d'une telle épouvante qu'ils
rappelèrent sous les drapeaux leurs soldats épars, et que, mis en déroute avant
d'avoir pu se former en bataille, ils perdirent plus de quinze cents hommes. (2)
Ce succès ne fit qu'ajouter à l'orgueil de cette nation naturellement
présomptueuse; elle ne cessait de harceler les Romains; mais le résultat d'une
action trop légèrement hasardée avait rendu les consuls plus circonspects. (3)
Un événement de peu d'importance releva le courage des uns, et abattit l'audace
des autres; car à la guerre les plus petits incidents ont souvent les plus
grandes conséquences.
(4) T. Quinctius Crispinus avait pour hôte et pour ami un
Campanien nommé Badius. Ce qui avait rendu leur liaison plus étroite, c'est
qu'avant la défection de Capoue, Badius, malade à Rome, avait reçu dans la
maison de Quinctius les soins les plus généreux et les plus obligeants. (5) En
ce moment, Badius parut aux postes avancés et fit appeler Crispinus. Celui-ci,
qui s'attendait à une entrevue amicale et affectueuse, et avait conservé, malgré
la rupture publique des deux peuples, le souvenir d'une liaison particulière,
s'éloigna des siens.
(6) Lorsqu'ils furent en présence: "Crispinus, lui dit le
Campanien, je te défie au combat, montons à cheval, et, écartant tout le monde,
voyons qui de nous deux est le meilleur guerrier." (7) Crispinus lui répondit
qu'ils ne manquaient ni l'un ni l'autre d'ennemis contre lesquels ils pourraient
déployer leur courage; que pour lui, quand même il le rencontrerait dans la
mêlée, il se détournerait afin de ne pas souiller sa main du meurtre d'un hôte.
Puis, reprenant son chemin, il se retira. (8) Mais le Campanien, devenu plus
insolent, prononça les mots de timide et de lâche, et accabla ce brave guerrier
des outrages qu'il méritait lui-même. C'était, disait-il, un ennemi par trop
hospitalier, qui feignait d'épargner un hôte, parce qu'il savait bien ne pouvoir
lui tenir tête. (9) Si la rupture des traités entre les deux nations ne lui
paraissait pas suffisante pour rompre les liaisons particulières, Badius de
Capoue faisait savoir à T. Quinctius Crispinus de Rome qu'il renonçait hautement
à toute relation d'hospitalité, en présence des deux armées qui l'entendaient.
(10) Ennemi, il abjurait tout commerce, toute alliance avec un ennemi qui venait
assiéger sa patrie, les dieux de sa nation et les siens. S'il était homme de
coeur, il devait s'avancer au combat.
(11) Crispinus hésita longtemps; mais cédant enfin aux
instances de ses compagnons d'armes, qui le pressaient de ne pas laisser
impunies les insultes du Campanien, (12) il ne prit que le temps de demander à
ses chefs la permission de combattre hors des rangs l'ennemi qui l'avait
provoqué, l'obtint, saisit ses armes, monta à cheval, défia nommément Badius, et
l'appela au combat. (13) Le Campanien ne se fit point attendre: tous deux
piquèrent leurs chevaux et se chargèrent vigoureusement. Crispinus perça de sa
lance l'épaule gauche de Badius, au-dessus du bouclier; et, le voyant tomber
après cette blessure, il se précipita de son cheval pour achever à pied son
ennemi terrassé. (14) Mais Badius, avant d'être atteint, laissa sa monture et
son bouclier et se réfugia dans les rangs de ses compatriotes. (15) Crispinus
s'empara du cheval et des armes; fier de ce trophée, il brandit sa lance
ensanglantée, et, au milieu des applaudissements et des félicitations de ses
compagnons d'armes, il fut conduit devant les consuls, qui le comblèrent
d'éloges pompeux et de présents.
L'équipée de Centénius Paenula
[XXV, 19]
(1) Hannibal, quittant le territoire de Bénévent, vint camper
près de Capoue; et, dès le troisième jour de son arrivée, il rangea ses troupes
en bataille, (2) ne doutant pas que si les Campaniens, en son absence, avaient
eu l'avantage peu de jours auparavant, à plus forte raison les Romains ne
soutiendraient-ils pas le choc d'Hannibal et de son armée tant de fois
victorieuse. (3) En effet, dès qu'on en vint aux mains, l'infanterie romaine,
pressée par les cavaliers ennemis qui l'accablaient de traits, commençait à
plier. À un signal donné, les cavaliers se précipitèrent sur l'ennemi. (4) Déjà
ce n'était plus qu'un engagement de cavalerie, lorsqu'on aperçut de loin l'armée
de Sempronius, dont le questeur Cn. Cornélius avait pris le commandement, ce qui
fit craindre aux deux partis l'arrivée d'un ennemi nouveau. (5) On sonna, comme
de concert, la retraite des deux côtés, et les armées rentrèrent dans leur camp,
après un avantage à peu près égal; cependant la perte fut plus grande du côté
des Romains, maltraités dans la première charge de cavalerie.
(6) Les consuls, pour éloigner Hannibal de Capoue, partirent,
la nuit suivante, chacun de son côté, Fulvius pour le territoire de Cumes,
Claudius pour celui des Lucaniens. (7) Le lendemain, Hannibal, informé que les
Romains avaient évacué leur camp, et que chaque consul avait pris une route
différente, ne sut d'abord lequel poursuivre; mais il se décida à marcher sur
les traces d'Appius. (8) Ce dernier, après l'avoir, à volonté, promené de
détours en détours, fit une contre-marche et revint sur Capoue.
(9) Hannibal trouva dans ces lieux une autre occasion de
remporter une victoire. M. Centénius, surnommé Pénula, était l'un des centurions
les plus remarquables de la première ligne, par sa haute stature et sa bravoure.
(10) Après son temps de service, il s'était fait présenter au sénat par le
préteur P. Cornélius Sulla, et avait demandé le commandement d'un corps de cinq
mille hommes. (11) "Connaissant et l'ennemi et les lieux, il ne tarderait pas à
se signaler; et toutes les ruses auxquelles avaient été pris nos généraux et nos
armées, il les ferait tourner contre leur auteur." (12) La promesse était
téméraire; la crédulité ne le fut pas moins, comme si ce qui fait un soldat
faisait aussi un général.
(13) Au lieu de cinq mille hommes on lui en avait donné huit
mille, moitié Romains, moitié alliés; il ramassa sur sa route un grand nombre de
volontaires, et son armée était presque doublée lorsqu'il arriva en Lucanie, où
Hannibal s'était arrêté, après avoir inutilement poursuivi Claudius. (14) La
partie n'était pas égale entre un chef tel qu'Hannibal et un centurion; entre de
vieux soldats toujours victorieux et de nouvelles recrues levées à la hâte et à
peine armées.
(15) Dès que les deux armées furent en présence, chacune,
sans refuser le combat, prit ses dispositions. L'action, malgré l'inégalité des
forces, dura plus de deux heures, et l'ardeur des Romains se soutint tant qu'ils
virent leur chef à leur tête; (16) mais celui-ci, pour soutenir son ancienne
renommée et éviter le déshonneur qui l'attendait s'il survivait a une défaite
qu'avait entraînée sa témérité, succomba sous les traits de l'ennemi qu'il avait
bravés. Les Romains furent aussitôt mis en déroute; (17) et comme Hannibal leur
avait coupé la retraite, en faisant occuper tous les passages par sa cavalerie,
à peine, d'une si grande multitude, échappa-t-il un millier de soldats; le reste
périt çà et là et diversement.
Départ d'Hannibal pour l'Apulie
[XXV, 20]
(1) Les consuls recommencèrent le siège de Capoue avec une
vigueur extrême; partout on transportait, on préparait ce qui était nécessaire
pour cette entreprise. (2) Des magasins de blé furent établis à Casilinum; on
éleva un fort à l'embouchure du Vulturne, à l'endroit où est aujourd'hui la
ville; on mit une garnison dans celui que Fabius Maximus avait déjà construit,
afin d'être maître de la mer voisine et du fleuve. (3) On transporta d'Ostie
dans ces deux forts maritimes les blés qu'on venait de tirer de la Sardaigne, et
ceux que le préteur M. Junius avait fait acheter dans l'Étrurie, afin d'assurer
des vivres à l'armée pendant l'hiver. (4) Pour ajouter à l'échec reçu en
Lucanie, les volontaires qui, du vivant de Gracchus, avaient servi si
fidèlement, abandonnèrent leurs drapeaux, comme si la mort de leur général les
eût dégagés de leurs serments.
(5) Hannibal ne voulait ni négliger Capoue, ni abandonner ses
alliés dans un si grand péril; mais encouragé par l'avantage qu'il avait dû à la
témérité d'un commandant romain, il épiait l'occasion d'accabler un autre
général et son armée. (6) Les députés de l'Apulie lui annonçaient que le préteur
Cn. Fulvius, occupé à reprendre des villes qui avaient embrassé le parti
d'Hannibal, avait montré d'abord beaucoup de circonspection; mais bientôt des
succès éclatants et l'abondance du butin lui avaient inspiré, ainsi qu'à ses
soldats, tant de licence et de sécurité qu'ils n'observaient plus aucune
discipline. (7) Dans plus d'une circonstance, et surtout par une épreuve encore
récente, Hannibal avait appris ce qu'était une armée sous un chef inhabile; il
se dirigea vers l'Apulie.
L'armée d'Hannibal contre les légions du préteur Fulvius
[XXV, 21]
(1) Les légions romaines et le préteur Fulvius étaient près
d'Herdonée; à la nouvelle de l'approche des Carthaginois, peu s'en fallut que
ses soldats, sans attendre l'ordre du général, arrachant les enseignes, ne
sortissent en bataille; le seul motif qui les retint fut la ferme persuasion
qu'ils pourraient en venir aux mains quand ils le voudraient. (2) La nuit
suivante, Hannibal, informé du tumulte qui avait eu lieu dans le camp et des
cris séditieux par lesquels les Romains avaient demandé à leur général le signal
du combat, s'empresse de saisir l'occasion d'un succès qui n'était pas douteux;
(3) il place trois mille hommes armés à la légère dans les métairies, les
buissons et les bois d'alentour, avec ordre de sortir de leur embuscade au
premier signal, et il charge Magon d'occuper, avec environ deux mille chevaux,
tous les chemins par où il prévoyait que pourraient fuir les ennemis.
(4) Ces dispositions faites pendant la nuit, il sort au point
du jour, et range ses troupes en bataille. (5) Fulvius ne tarde pas à paraître,
moins dans l'espoir de vaincre, qu'entraîné par l'aveugle impétuosité de ses
soldats. La même précipitation qui les avait fait marcher au combat se fit
remarquer dans leur ordre de bataille; chacun, à sa fantaisie, courait ou
s'arrêtait au hasard à des postes qu'il abandonnait bientôt par peur ou par
caprice. (6) La première légion et un corps égal d'alliés se formèrent d'abord
sur une ligne qui présentait un front très étendu; (7) en vain les tribuns
s'écrièrent qu'il n'y avait au centre ni force, ni appui, et que l'ennemi,
partout où il attaquerait l'armée, l'enfoncerait sans peine. Les avis les plus
sages, loin de faire impression sur les esprits, n'étaient pas même écoutés.
(8) Dans l'armée d'Hannibal tout était bien différent, le
général, les troupes et l'ordre dans lequel elles s'avançaient. Les Romains ne
purent donc soutenir ni les cris, ni le premier choc des Carthaginois. (9) Leur
chef, aussi inhabile et aussi téméraire que Centénius, mais loin d'avoir son
courage, voyant la victoire se déclarer pour l'ennemi, et les siens fuir en
désordre, se jeta sur un cheval et prit la fuite avec deux cents cavaliers
environ. (10) Quant au reste de l'armée, dont le front était enfoncé, et qui se
trouvait enveloppé par derrière et sur les ailes, on en fit un tel carnage que,
de dix-huit mille hommes, il s'en échappa à peine deux mille: les ennemis
restèrent maîtres du camp.
Le siège de Capoue (automne 212)
[XXV, 22]
(1) La nouvelle de ces défaites, survenues coup sur coup,
répandit dans Rome le deuil et l'épouvante. Cependant les succès des consuls,
dont les opérations étaient bien plus importantes, rendaient moins vif le
sentiment de ces malheurs. (2) On députe vers les consuls C. Letorius et M.
Metilius, pour les engager à recueillir les débris des deux armées, (3) et à
faire en sorte que la crainte et le désespoir ne poussent point les fuyards à se
rendre à l'ennemi, comme cela était arrivé après la défaite de Cannes; les
consuls devaient aussi rechercher les déserteurs de l'armée des volontaires. (4)
La même mission fut donnée à P. Cornelius, chargé en outre de faire de nouvelles
levées. Il fit publier, dans les places et dans les marchés, l'ordre d'aller à
la recherche des volontaires et de les ramener sous les drapeaux. Toutes ces
mesures furent prises avec la plus scrupuleuse exactitude.
(5) Le consul Ap. Claudius envoya D. Junius à l'embouchure du
Vulturne, et M. Aurelius Cotta à Pouzzoles, avec ordre de faire passer aussitôt
dans le camp tout le blé que les vaisseaux apporteraient de l'Étrurie ou de la
Sardaigne. (6) Il retourna lui-même vers Capoue, et trouva, à Casilinum, son
collègue Q. Fulvius, occupé des transports et des constructions nécessaires pour
le siège. (7) Alors tous deux investirent la place, et rappelèrent le préteur
Claudius Néron, qui occupait, à Suessula, l'ancien camp de Marcellus. (8) Néron
laissa cette position sous la garde d'un corps peu considérable et se dirigea
vers Capoue avec tout le reste de ses troupes. Ainsi les tentes de trois
généraux s'élevèrent sous les murs de Capoue; et trois armées l'attaquèrent,
chacune de son côté. On commence par l'entourer d'un fossé et d'un
retranchement; on construit des forts à peu de distance les uns des autres; (9)
et les différentes sorties, tentées sur plusieurs points à la fois par les
habitants, dans le but d'empêcher les travaux, sont repoussées avec tant de
succès qu'enfin ils se tiennent dans l'enceinte de leurs remparts.
(10) Avant que les ouvrages fussent poussés loin, ils avaient
envoyé une députation à Hannibal, pour se plaindre de son abandon qui allait
livrer Capoue aux Romains, et pour le conjurer de venir au secours de ses
alliés, à la fois pressés par un siége et enfermés dans une circonvallation.
(11) Les consuls reçurent du préteur P. Cornélius une lettre qui les invitait,
et avant l'investissement de la place, à permettre à ceux des Campaniens qui le
voudraient de sortir de Capoue, avec ce qui pouvait leur appartenir; (12) à
promettre la liberté et la jouissance de leurs biens à ceux qui auraient quitté
la ville avant les ides de mars, et à déclarer que quiconque, après ce terme,
tenterait de sortir ou resterait dans la ville, serait traité en ennemi. (13)
Cette proclamation, notifiée aux Campaniens, fut repoussée avec mépris; on se
porta même à des insultes et à des menaces.
(14) Hannibal avait marché d'Herdonée sur Tarente, dans
l'espoir de s'emparer de la citadelle par force ou par ruse. N'ayant pas réussi,
il tourna vers Brindes, où il se flattait d'entrer par trahison; (15) mais son
temps n'y fut pas mieux employé. Ce fut là que les députés campaniens vinrent le
trouver pour lui adresser leurs plaintes et leurs prières. Hannibal leur
répondit avec une superbe assurance que déjà il avait fait lever le siège de
leur ville, et que cette fois les consuls n'oseraient pas attendre son arrivée.
(16) Congédiés avec cette espérance, les députés purent à peine rentrer dans
Capoue, déjà fermée par un double fossé et une double palissade.
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