Arrivée de Scipion en Sicile (début de l'été 205). Reprise
de la guerre en Espagne
[XIX, 1]
(1) Scipion, arrivé en Sicile, classa et répartit en
centuries ses volontaires. (2) Mais il en retenait auprès de lui trois cents,
dans la fleur de l'âge et de la force, sans les armer, sans leur apprendre pour
quel emploi il les gardait, hors des centuries et sans armes. (3) Puis, parmi
tous les mobilisables de Sicile, il choisit les plus remarquables par leur
noblesse et leur situation, trois cents chevaliers, pour qu'ils passent avec lui
en Afrique, et leur fixe un jour pour paraître devant lui complètement équipés,
avec chevaux et armes. (4) Bien pénible paraissait à ces Siciliens cette
expédition loin de chez eux, et propre à leur causer beaucoup de fatigues,
beaucoup de dangers; et ce n'était pas eux seuls, mais leurs parents et leurs
familles que le souci angoissait. (5) Au jour fixé, ils présentèrent leurs armes
et leurs chevaux. Scipion dit alors qu'on lui rapportait que certains chevaliers
Siciliens redoutaient cette campagne comme pénible et dure; (6) ceux (s'il y en
avait) qui éprouvaient de tels sentiments, il aimait mieux, ajouta-t-il, les
voir l'avouer tout de suite que se plaindre plus tard, soldats mous et inutiles
à l'État. Ils devaient dire ce qu'ils pensaient; il les écouterait avec
indulgence.
(7) Quand l'un d'eux eut osé déclarer que pour lui, s'il
était libre de choisir, il ne désirait pas du tout faire campagne, Scipion lui
dit: (8) "Eh bien donc, jeune homme, puisque tu n'as pas caché ton sentiment, je
te fournirai un remplaçant pour que tu lui remettes tes armes, ton cheval, que
tu l'emmènes aussitôt chez toi, que tu l'entraînes et que tu lui fasses
apprendre l'équitation et l'escrime". (9) Le Sicilien acceptant avec joie ces
conditions, Scipion lui donne un des trois cents jeunes gens qu'il gardait sans
armes. Quand les autres chevaliers Siciliens virent celui-ci exempté ainsi de
bonne grâce, par le général, chacun de s'excuser et d'accepter un remplaçant.
(10) De cette façon, aux trois cents Siciliens furent substitués des cavaliers
romains, sans aucuns frais pour l'État; et les Siciliens prirent soin de les
instruire et de les entraîner, un édit du général déclarant que qui ne l'aurait
pas fait servirait lui-même. (11) Excellent devint, dit-on, cet escadron, et en
bien des combats il rendit service à l'État.
(12) Puis, passant en revue les légions, Scipion y choisit
les soldats qui comptaient le plus d'années de campagnes, surtout ceux qui
avaient servi sous Marcellus, (13) les jugeant les mieux instruits et surtout,
après le long siège de Syracuse, les plus habiles dans l'attaque des places; car
il pensait non à quelque projet mesquin, mais, dès ce moment, à la ruine de
Carthage. (14) Ensuite il répartit ses troupes dans les villes; il exige du blé
des cités siciliennes, épargne celui qu'on apporte d'Italie; il répare les vieux
bateaux et envoie, avec eux, Caius Laelius piller l'Afrique; les bateaux neufs,
il les tire à terre à Panorme - ils avaient été fabriqués, en hâte, avec du bois
vert - pour qu'ils passent l'hiver à sec.
(15) Tout étant préparé pour la guerre, il alla à Syracuse,
qui, à la suite des grands troubles de la guerre, n'était pas encore très
tranquille. (16) Des Grecs du pays réclamaient à certains Italiens les
propriétés qu'ils retenaient par la force, comme ils les avaient prises pendant
la guerre, quoique le sénat en eût accordé la restitution. (17) Pensant qu'il
fallait avant tout faire respecter la foi publique, Scipion, d'abord par un
édit, puis par des jugements rendus contre ceux qui s'obstinaient à maintenir
leurs injustices, rendit leurs propriétés aux Syracusains. (18) Ce n'est pas à
eux seuls, mais à tous les peuples de Sicile que ces mesures inspirèrent de la
gratitude, et ils n'en firent que plus d'efforts afin d'aider Scipion pour son
expédition.
(19) Le même été, en Espagne, commença une grande guerre,
provoquée par l'Ilergète Indibilis, pour la seule raison que, par admiration
pour Scipion, il s'était mis à mépriser les autres généraux romains. (20)
Scipion était, croyait-il, le seul chef qui restât aux Romains, tous les autres
ayant été tués par Hannibal; aussi, après la mort des Scipions, ils n'avaient eu
que lui à envoyer en Espagne, et, depuis qu'en Italie une guerre plus dangereuse
les pressait, ils l'y avaient appelé contre Hannibal. (21). Outre qu'en Espagne
les Romains n'avaient des généraux que de nom, ils en avaient retiré aussi leurs
vieilles troupes; (22) tout n'y était maintenant que désordre, foule confuse de
conscrits: on n'aurait jamais, pensait-il, une telle occasion de délivrer
l'Espagne. (23) On y avait servi jusqu'ici ou les Carthaginois, ou les Romains,
et non pas tour à tour, mais, par moments, les deux à la fois; (24) les Romains
en avaient chassé les Carthaginois; les Espagnols, s'ils se mettaient d'accord,
pouvaient en chasser les Romains, de façon que, délivrée à jamais de tout
pouvoir étranger, l'Espagne revînt aux moeurs et aux usages de ses pères.
(25) Par ces propos et d'autres semblables, il soulève non
seulement ses compatriotes, mais aussi les Ausetani, nation voisine, et d'autres
peuples limitrophes des uns et des autres. (26) Aussi, en quelques jours, trente
mille fantassins, quatre mille cavaliers environ, se réunirent-ils sur le
territoire des Sedetani, comme on le leur avait indiqué.
Défaite et mort d'Indibilis
[XIX, 2]
(1) De leur côté, les généraux romains Lucius Lentulus et
Lucius Manlius Acidinus, craignant, s'ils négligeaient les premiers signes de la
guerre, de la voir s'étendre, (2) réunirent eux aussi leurs armées, et,
traversant avec leurs soldats le territoire des Ausetani, en le traitant,
quoiqu'il fût hostile, comme un territoire pacifié, avec douceur, arrivèrent là
où l'ennemi s'était installé, et établirent leur camp à trois milles du sien.
(3) Ils firent d'abord, en envoyant des parlementaires, une vaine tentative pour
décider les Espagnols à déposer les armes; puis, les fourrageurs romains ayant
été soudain chargés par des cavaliers espagnols, et la cavalerie romaine lancée,
de ses lignes, au secours des siens, il y eut un combat de cavalerie dont
l'issue n'eut rien de mémorable pour personne.
(4) Au lever du soleil, le lendemain, tous les Espagnols,
armés et en rangs, présentèrent leur ligne de bataille à mille pas environ du
camp romain. (5) Au milieu étaient les Ausetani; les ailes étaient tenues à
droite par les Ilergètes, à gauche par des peuples de nom inconnu; entre les
ailes et le centre, on avait laissé des intervalles assez larges pour lancer par
là les cavaliers, quand il serait temps. (6) De leur côté, les Romains rangèrent
leur armée à leur habitude, en imitant toutefois leurs ennemis sur un point:
entre les légions, ils laissèrent, eux aussi, des passages libres pour leur
cavalerie. (7) Mais Lentulus, pensant que le seul adversaire qui pourrait
employer sa cavalerie serait celui qui, le premier, l'aurait lancée dans les
vides qu'offrait l'armée ennemie,( 8) dit à Servius Cornelius, tribun militaire,
d'ordonner aux cavaliers romains de lancer leurs chevaux à travers les passages
ouverts dans les lignes espagnoles; (9) lui-même, devant un combat d'infanterie
qui s'engageait assez mal, ne prend que le temps d'apporter à la douzième
légion, qui reculait, à l'aile gauche, face aux Ilergètes, l'appui de la
treizième, amenée des réserves en première ligne, (10) et, le combat une fois
rétabli, va rejoindre Lucius Manlius, qui, au premier rang, encourageait ses
soldats, et amenait des renforts là où les circonstances le demandaient, il lui
annonce que la situation est sûre à l'aile gauche, (11) et qu'iL a déjà envoyé
Cornelius Servius pour envelopper les ennemis de ses cavaliers, comme d'une
tempête.
(12) À peine avait-il dit ces mots que les cavaliers romains,
se jetant au milieu de l'ennemi, bouleversèrent son infanterie, et, en même
temps, fermèrent aux cavaliers espagnols le chemin nécessaire pour lancer leurs
chevaux. (13) Aussi ces cavaliers, renonçant à combattre à cheval, mirent-ils
pied à terre. Les généraux romains, voyant le désordre dans les rangs des
ennemis, leur agitation, leur effroi, la marche incertaine de leurs enseignes,
pressent, supplient leurs soldats d'attaquer ces adversaires ébranlés, de ne pas
les laisser rétablir leurs lignes. (14) Les barbares n'auraient pas soutenu une
attaque si violente, si le roitelet Indibilis lui-même, avec ses cavaliers
démontés, ne s'était jeté devant le premier rang des fantassins. (15) Là se
prolongea quelque temps une lutte affreuse; enfin, quand les hommes qui
combattaient autour du roi - résistant d'abord lui-même, quoique à demi-mort,
puis cloué à terre par un javelot - furent tombés criblés de traits, les
Espagnols commencèrent à fuir çà et là. (16) Le massacre fut aggravé du fait que
les cavaliers n'eurent pas le temps de remonter à cheval, et que les Romains
pressèrent vivement l'ennemi ébranlé; ils ne cessèrent pas de le poursuivre
avant de l'avoir dépouillé même de son camp. (17) Treize mille Espagnols furent
tués ce jour-là, dix-huit cents environ faits prisonniers; comme Romains et
alliés, il tomba un peu plus de deux cents hommes, surtout à l'aile gauche. (18)
Les Espagnols chassés de leur camp, ou ceux qui s'étaient échappés de la
bataille, dispersés d'abord dans la campagne, rentrèrent ensuite chacun dans sa
cité.
Mort de Mandonius. Saccage de la côte africaine (été 205)
[XIX, 3]
(1) Alors Mandonius les convoqua à une assemblée générale;
là, s'étant plaints de leur défaite, irrités contre les auteurs de la révolte,
ils décidèrent d'envoyer des ambassadeurs livrer leurs armes et faire leur
soumission. (2) Comme ceux-ci rejetaient la faute sur l'auteur de la révolte,
Indibilis, et sur les autres princes, dont la plupart étaient tombés dans la
bataille, comme ils livraient leurs armes et se soumettaient, on leur répondit
(3) qu'on n'acceptait leur soumission que s'ils livraient vivants Mandonius et
les autres instigateurs de la guerre; sinon, les généraux romains mèneraient
leur armée sur les territoires des Ilergètes, des Ausetani, puis successivement,
des autres peuples. (4) Voilà ce qu'on dit aux ambassadeurs et qu'ils
rapportèrent à l'assemblée. Alors Mandonius et les autres princes furent arrêtés
et livrés au supplice; (5) aux peuples d'Espagne on rendit la paix; on exigea
d'eux un tribut double pour cette année-là, du blé pour six mois, des saies et
des toges pour les troupes; et trente peuples environ donnèrent des otages.
(6) Ce soulèvement de l'Espagne rebelle ayant été ainsi, sans
agiter beaucoup le pays, excité et réprimé, toute la terreur inspirée par Rome
se tourna contre l'Afrique. (7) Caius Laelius, ayant abordé de nuit près d'Hippo
Regius, mena, dès l'aube, au pillage de son territoire soldats et matelots en
bon ordre.( 8) Tous les indigènes vivant, comme en temps de paix, sans
précautions, on leur infligea de grandes pertes; des courriers tremblants
remplirent Carthage de terreur en annonçant l'arrivée de la flotte romaine et du
général en chef Scipion (le bruit avait déjà couru qu'il était passé en Sicile).
(9) Ne sachant bien ni le nombre de bateaux qu'ils avaient vus, ni l'importance
de la troupe qui ravageait les champs, ils exagéraient les choses, car la peur
grossit tout. C'est pourquoi la terreur et l'épouvante, puis l'abattement
pénétrèrent les âmes: (10) la fortune, se disaient les gens de Carthage, avait
donc tant changé que eux, qui, récemment, tenaient leur armée devant les
remparts de Rome, comme des vainqueurs; qui, après avoir abattu tant d'armées
ennemies, avaient reçu la soumission volontaire ou forcée de tous les peuples
d'Italie, (11) ils allaient voir, Mars ayant changé de camp, piller l'Afrique et
assiéger Carthage, avec, pour supporter cette attaque, des forces bien inégales
à celles qu'avaient eues les Romains! (12) À ceux-ci, la plèbe romaine, à
ceux-ci, le Latium avaient fourni une jeunesse toujours plus grande, plus
nombreuse, pour remplacer, en grandissant, tant d'armées massacrées; (13) leur
plèbe, à eux, n'était guerrière ni à Carthage, ni dans la campagne; on
réunissait à prix d'argent des troupes auxiliaires formées d'Africains, race
tournant à tous les vents suivant ses espoirs, et perfide. (14) Quant aux rois,
déjà Syphax, après son entrevue avec Scipion, s'était détaché d'eux, Masinissa,
en défection ouverte, était leur plus implacable ennemi. (15) Point d'espoir,
point de secours nulle part. Magon ne provoquait pas plus une invasion gauloise
en Italie qu'il ne faisait sa jonction avec Hannibal; et Hannibal lui-même
déclinait déjà en réputation et en forces.
Laelius reçoit le visite de Masinissa
[XIX, 4]
(1) Les esprits qui s'abandonnaient à ces lamentations, à la
suite des nouvelles récentes, la crainte pressante les ramena à voir comment
s'opposer aux périls du moment. (2) On décide de faire en hâte des levées à la
ville et dans les campagnes, d'envoyer des recruteurs enrôler des mercenaires
africains, de fortifier Carthage, d'y amasser des vivres; de préparer des armes
offensives et défensives, d'équiper des navires et de les envoyer vers Hippone
contre la flotte romaine. (3) On travaillait déjà à ces préparatifs, quand enfin
arriva la nouvelle que c'était Laelius, non Scipion, et des troupes suffisant
seulement pour faire des incursions dans la campagne, qui avaient traversé la
mer: le gros des forces était toujours en Sicile. (4) Ainsi l'on respira, et
l'on entreprit d'envoyer des ambassades à Syphax et à d'autres petits rois, pour
renforcer les alliances; on envoya aussi des ambassadeurs à Philippe, pour lui
promettre deux cents talents d'argent, afin qu'il passât en Sicile ou en Italie.
(5) On envoya aussi des courriers aux généraux carthaginois d'Italie, pour
qu'ils retinssent Scipion en lui inspirant toute sorte de craintes; (6) à Magon,
on n'envoya pas seulement des courriers, mais vingt-cinq bateaux de guerre, six
mille fantassins, huit cents cavaliers, sept éléphants, et en outre une grosse
somme pour enrôler des mercenaires, afin qu'ainsi renforcé il rapprochât son
armée de Rome et se joignît à Hannibal.
(7) Voilà ce qu'on préparait, ce dont on s'occupait à
Carthage. Cependant, tandis que Laelius ramène un énorme butin d'un territoire
désarmé et sans garnisons pour le défendre, Masinissa, attiré par le bruit de
l'arrivée de la flotte romaine, vient avec quelques cavaliers voir Laelius. (8)
Il se plaint de la lenteur de Scipion dans cette affaire, de ce qu'il n'a pas
déjà fait passer son armée en Afrique, pendant que les Carthaginois sont frappés
d'effroi, que Syphax est entravé par des guerres contre des peuples voisins; il
tient pour sûr, ajoute-t-il, que, si on laisse à celui-ci le temps d'arranger
ses affaires comme il le désire, il agira sans aucune loyauté envers les
Romains; (9) Laelius doit donc exhorter, engager Scipion à ne plus perdre de
temps. Pour lui, Masinissa, quoique chassé de son royaume, il sera aux côtés des
Romains avec des forces non négligeables d'infanterie et de cavalerie. Et
Laelius lui-même ne doit pas s'attarder en Afrique: car (à ce que croit
Masinissa) une flotte a quitté Carthage, contre laquelle, en l'absence de
Scipion, il ne serait guère sûr d'engager le combat.
Alerte en Étrurie
[XIX, 5]
(1) Masinissa parti à la suite de cet entretien, Laelius, le
lendemain, leva l'ancre avec ses bateaux chargés de butin, et, revenu en Sicile,
fit à Scipion l'exposé dont Masinissa l'avait chargé.
(2) En ces mêmes jours à peu près, les navires envoyés de
Carthage à Magon abordèrent entre les Ligures d'Albenga et Gênes. (3) C'était là
que, par hasard, Magon faisait alors stationner sa flotte. Après avoir entendu,
de la bouche des courriers, l'ordre de réunir le plus de troupes possible, il
tint aussitôt une assemblée de Gaulois et de Ligures (car il y avait là une
foule d'hommes de ces deux nations), (4) et leur dit qu'il était envoyé pour
leur rendre la liberté; que, comme ils le voyaient eux-mêmes, on lui envoyait
des renforts de sa patrie; mais que l'importance des troupes, de l'armée avec
lesquelles on mènerait cette guerre dépendait d'eux. (5) Deux armées romaines se
trouvaient l'une en Gaule, l'autre en Étrurie; il était sûr que Spurius
Lucretius allait faire sa jonction avec Marcus Livius; Gaulois et Ligures
devaient armer des milliers d'hommes pour résister aux deux généraux, aux deux
armées des Romains.
(6) Les Gaulois répondirent que c'était leur plus grand
désir, mais qu'ayant un camp romain sur leur territoire, l'autre, dans l'Étrurie
voisine, presque sous leurs yeux, s'ils aidaient ouvertement le Carthaginois par
des contingents de troupes, aussitôt, de deux côtés, des armées ennemies se
jetteraient sur leur territoire; Magon ne devait donc réclamer d'eux que l'aide
qu'ils pouvaient lui donner en secret. (7) Quant aux Ligures, les camps romains
étant loin de leurs terres et de leurs villes, ils étaient libres dans leurs
desseins; à eux, comme c'était juste, d'armer leur jeunesse et de prendre leur
part de la guerre.
Les Ligures ne refusèrent pas; ils demandèrent seulement un
délai de deux mois pour lever leurs troupes. (8) En attendant, Magon, envoyant
de tous côtés des émissaires dans la campagne gauloise, y enrôle des
mercenaires; des vivres de toute sorte lui sont envoyés aussi, en cachette, par
les peuples gaulois. (9) Marcus Livius, lui, fait passer son armée de
volontaires esclaves d'Étrurie en Gaule, et, s'étant joint à Lucretius, se
prépare, si Magon, quittant la Ligurie, s'approche de Rome, à marcher à sa
rencontre. Si le Carthaginois se tient tranquille dans son coin des Alpes, lui
aussi, dans la même région, autour d'Ariminum, il défendra l'Italie.
Les soldats de Scipion attaquent la citadelle de Locres (été
205)
[XIX, 6]
(1) Après le retour d'Afrique de Caius Laelius, quoique
Scipion fût poussé à s'embarquer par les instances de Masinissa, et que ses
soldats, en voyant toute la flotte chargée du butin ramené du territoire ennemi,
brûlassent de l'envie de franchir la mer le plus tôt possible, ce grand dessein
fut traversé par un autre moins important, celui de reprendre la ville de Locres,
qui, vers le moment où l'Italie abandonnait le parti de Rome, était, elle aussi,
passée aux Carthaginois. (2) L'espoir de réussir dans cette entreprise, un petit
incident le fit briller. On faisait dans le Bruttium du brigandage plutôt qu'une
guerre en règle, les Numides en ayant donné l'exemple, et les Bruttii, par goût
naturel autant que par alliance avec les Carthaginois, s'étant empressés de
suivre cette coutume; (3) à la fin, les Romains, eux aussi, arrivant, par une
véritable contagion, à prendre plaisir au pillage, faisaient, autant que leurs
chefs le leur permettaient, des incursions en territoire ennemi. (4) Ces
Romains, surprenant certains Locriens hors de leur ville, les avaient cernés et
emmenés à Regium. Au nombre de ces prisonniers se trouvèrent par hasard des
ouvriers qui, d'habitude, travaillaient, contre salaire, chez les Carthaginois,
dans la citadelle de Locres. (5) Reconnus par des citoyens importants de Locres
qui, chassés par la faction adverse - celle qui avait livré la ville à Hannibal
- s'étaient réfugiés à Regium, (6) ces ouvriers, après avoir répondu aux
questions que font tous les gens longtemps absents de leur patrie, et raconté
tout ce qui se passait dans la ville, donnèrent à ces exilés l'espoir que,
rachetés et renvoyés à Locres, ils pourraient leur en livrer la citadelle: ils y
habitaient, dirent-ils, et, parmi les Carthaginois, on se fiait à eux pour tout.
(7) C'est pourquoi les exilés, en hommes tourmentés par le regret de leur patrie
et brûlant en même temps du désir de se venger de leurs adversaires, ayant
racheté et renvoyé à Locres les ouvriers (8) après avoir réglé avec eux un plan
d'opération et les signaux à émettre de loin et à observer, allèrent eux-mêmes à
Syracuse voir Scipion, auprès duquel se trouvait une partie des exilés. Comme,
en rapportant au consul les promesses des prisonniers, ils lui donnaient un
espoir qui n'était pas irréalisable, (9) il renvoya avec eux les tribuns
militaires Marcus Sergius et Publius Matienus, avec ordre d'amener de Regium à
Locres trois mille soldats; au propréteur Quintus Pleminius, on écrivit aussi
d'assister à l'affaire.
(10) Partis de Regium en portant des échelles faites à la
hauteur des murs de la citadelle, grâce aux indications des ouvriers, vers le
milieu de la nuit, du point convenu, ils firent le signal à ceux qui livraient,
la citadelle; (11) ceux-ci, prêts et attentifs, ayant, eux aussi, laissé glisser
du haut des murs des échelles faites pour cela, et reçu les Romains qui
grimpaient par plusieurs points à la fois, on se jeta, sans pousser aucun cri,
sur les gardes carthaginois, qui, ne craignant rien de semblable, étaient
endormis. (12) On entendit d'abord leurs gémissements de mourants; puis il y eut
chez les habitants un abattement soudain, succédant au sommeil, et de
l'agitation, la cause de l'alarme étant inconnue; enfin l'attaque fut certaine,
et les Locriens se réveillaient les uns les autres; (13) déjà chacun de son côté
appelait aux armes, criait que les ennemis étaient dans la citadelle, les gardes
massacrés; et les Locriens auraient écrasé les Romains, très inférieurs en
nombre, si un cri poussé par ceux qui étaient en dehors de la citadelle n'avait
jeté dans l'incertitude les Locriens, qui ne savaient d'où il venait, le trouble
de l'attaque nocturne exagérant toutes les vaines suppositions. (14) Aussi,
comme si la citadelle était déjà pleine d'ennemis, les Carthaginois, terrifiés,
abandonnant le combat, se réfugient dans l'autre citadelle - il y en a deux, peu
éloignées l'une de l'autre. (15) Les habitants, eux, occupaient la ville, placée
entre les combattants comme la récompense des vainqueurs. On sortait des deux
citadelles pour livrer chaque jour de petits combats. (16) Quintus Pleminius
commandait les troupes romaines, Hamilcar les carthaginoises; en tirant des
renforts des localités voisines, ils augmentaient leurs troupes. (17) Enfin
Hannibal arrivait en personne; et les Romains n'auraient pas tenu, si la foule
des Locriens, exaspérée par l'insolence et la cupidité des Carthaginois, n'avait
penché pour les Romains.
Scipion reprend Locres et bat l'armée d'Hannibal
[XIX, 7]
(1) Quand on annonça à Scipion que la situation à Locres
devenait plus dangereuse, et qu'Hannibal en personne approchait, (2) craignant
le danger même pour le détachement qu'il y avait envoyé - car la retraite de ce
point n'était pas facile - il quitta, lui aussi, Messine, où il laissa en
garnison son frère Lucius Scipion, et, dès que le reflux entraîna les flots,
lança ses navires sur ce courant favorable. (3) Quant à Hannibal, des bords du
Bulotus - fleuve peu éloigné de Locres - après avoir fait dire aux siens, par un
courrier, d'engager dès l'aube, avec la plus grande violence, la lutte contre
les Romains et les Locriens, pendant que lui-même, tandis que tous auraient
l'attention détournée vers cette brusque action, surprendrait la ville en
l'attaquant par derrière, (4) trouvant, au jour, le combat engagé, il ne voulut
pas s'enfermer dans la citadelle, pour encombrer de la foule de ses soldats cet
espace étroit, et il n'avait pas apporté d'échelles pour escalader les murs de
la ville. (5) Les bagages une fois mis en tas, ayant montré non loin des
murailles son armée pour effrayer l'ennemi, il fait à cheval, avec des cavaliers
numides, le tour de la cité, tandis qu'on prépare les échelles et tout ce qu'il
faut pour une attaque, afin d'examiner le côté le plus favorable à l'assaut. (6)
En s'approchant des remparts, ayant vu frapper par un projectile de scorpion
l'homme qui se trouvait par hasard le plus près de lui, effrayé par un accident
si dangereux, il fait sonner la retraite, et fortifie un camp hors de portée des
traits.
(7) La flotte romaine, venant de Messine, arriva à Locres,
alors qu'il restait encore quelques heures de jour; tous en débarquèrent et,
avant le coucher du soleil, entrèrent dans la ville. (8) Le lendemain, les
Carthaginois sortis de la citadelle commencèrent le combat; Hannibal, de son
côté, avec des échelles et tout ce qu'il avait préparé pour l'attaque, arrivait
au pied des murs, quand soudain - événement qu'il craignait moins que tout autre
- par une porte qui s'ouvre, les Romains font une sortie. (9) Ils lui tuent, en
les attaquant par surprise, environ deux cents hommes; les autres, Hannibal,
s'apercevant de la présence du consul, les ramena dans le camp; puis, ayant fait
prévenir les Carthaginois qui occupaient la citadelle de ne compter que sur
eux-mêmes, pendant la nuit il leva le camp et s'en alla. (10) De leur côté, les
Carthaginois de la citadelle, ayant mis le feu aux maisons qu'ils occupaient,
pour que le trouble ainsi provoqué retardât l'ennemi, rejoignirent avant la
nuit, par une course semblable à une fuite, la colonne de leurs compatriotes.
Comportement scandaleux de la garnison romaine à Locres
[XIX, 8]
(1) Quand Scipion vit la citadelle abandonnée par les ennemis
et leur camp vide, réunissant les Locriens, il leur reprocha sévèrement leur
défection; (2) il fit mettre au supplice ceux qui en avaient pris l'initiative,
et accorda leurs biens aux chefs de l'autre parti, pour leur fidélité
remarquable envers les Romains; (3) quant aux mesures générales, il déclara que
lui, il n'accordait ni n'enlevait rien aux Locriens: ils devaient envoyer des
députés à Rome; la condition que le sénat jugerait pour eux équitable serait la
leur; (4) mais ce qu'il savait bien, c'était que, malgré leurs mauvais services
envers le peuple romain, leur situation serait meilleure sous l'autorité des
Romains irrités qu'elle ne l'avait été sous celle des Carthaginois amis. (5)
Puis Scipion, laissant le lieutenant Pleminius et le détachement qui avait pris
la citadelle à la garde de la ville, repassa lui-même à Messine avec les troupes
avec lesquelles il était venu.
(6) Si insolent, si cruel avait été le traitement infligé par
les Carthaginois aux Locriens, depuis que ceux-ci avaient abandonné les Romains,
que les Locriens pouvaient supporter des abus modérés avec calme, et presque
avec plaisir; (7) mais vraiment Pleminius dépassa tellement Hamilcar, chef de la
garnison carthaginoise, les soldats de la garnison romaine dépassèrent tellement
les Carthaginois par leurs crimes et leur cupidité, qu'ils semblaient rivaliser
avec eux, non par les armes, mais par les vices. (8) Rien de tout ce qui rend
odieuse au faible la force du puissant ne fut épargné aux habitants par le
général ou par ses soldats: contre leurs personnes, contre leurs enfants, contre
leurs femmes, ils commirent des outrages indicibles. (9) Quant à leur cupidité,
elle ne s'abstint même pas de piller les objets du culte; et non seulement
d'autres temples furent violés, mais aussi le trésor de Proserpine, resté intact
de tout temps, si ce n'est que Pyrrhus, après l'avoir pillé, disait-on, y
rapporta tout le butin ainsi fait, non sans expier pour cela son sacrilège. (10)
Aussi, comme cette fois-là les navires du roi, brisés par le naufrage, n'avaient
amené à terre rien d'intact, sauf l'argent consacré à la déesse et transporté
par eux, (11) alors également, par un fléau d'un autre genre, ce même argent
remplit d'égarement tous ceux qui s'étaient souillés par cette violation du
temple, et les tourna l'un contre l'autre, chef contre chef, soldat contre
soldat, avec une rage d'ennemis véritables.
Bagarres en pleine ville entre le légat et les tribuns
[XIX, 9]
(1) Pleminius avait le commandement général; mais les soldats
étaient les uns - ceux qu'il avait amenés de Regium - sous ses ordres, les
autres sous les ordres de tribuns. (2) Ayant volé une coupe d'argent dans la
maison d'un Locrien, un soldat de Pleminius, qui s'enfuyait, poursuivi par les
propriétaires, rencontra par hasard les tribuns Sergius et Matienus. (3) La
coupe, sur l'ordre de ces tribuns, lui ayant été enlevée, il s'ensuivit une
dispute et des cris, et, à la fin, une bagarre entre les soldats de Pleminius et
ceux des tribuns, leur nombre, et en même temps le tumulte, croissant à mesure
que chacun arrivait à point pour aider les siens. (4) Les soldats de Pleminius,
vaincus, ayant couru étaler devant leur chef leur sang et leurs blessures, non
sans vociférer et s'indigner, et lui rapportant qu'on avait, dans la dispute,
lancé des outrages contre lui-même, Pleminius, enflammé de colère, s'élança hors
de chez lui; et, les tribuns appelés, il ordonne de les mettre nus et de
préparer les verges
(5) Tandis qu'on perd du temps à les dépouiller (car ils se
débattaient et imploraient l'aide de leurs soldats), soudain ceux-ci, fiers de
leur récent succès, de tous côtés, comme si l'on avait appelé aux armes contre
l'ennemi, accourent, (6) et, voyant le dos de leurs tribuns déjà marqué par les
verges, pour le coup, enflammés soudain d'une rage bien plus irrésistible, sans
considérer ni la majesté du chef, ni même l'humanité, attaquent le légat, après
avoir indignement maltraité ses licteurs; (7) l'ayant séparé, isolé des siens,
ils le rouent de coups, en véritables ennemis, et, lui ayant coupé le nez et les
oreilles, le laissent presque saigné à blanc.
(8) En apprenant ces nouvelles à Messine, Scipion, amené à
Locres, quelques jours après, par un bateau à six rangs de rameurs, entend la
cause de Pleminius et des tribuns, et, ayant absous et laissé au commandement de
la même place Pleminius, déclaré coupables et fait enchaîner les tribuns, pour
les envoyer à Rome au sénat, revint à Messine et de là à Syracuse. (9) Pleminius,
emporté par sa fureur, pensant que Scipion avait négligé et pris à la légère
l'outrage qu'il avait subi, (10) et que nul ne pouvait apprécier l'objet de ce
débat, sauf celui qui en avait éprouvé l'horreur en le subissant, fit traîner
devant lui et mettre à mort les tribuns, déchirés par tous les supplices que
peut supporter un corps humain; puis, n'étant pas encore assouvi par le
châtiment qu'ils avaient subi vivants, il fit jeter leurs corps sans sépulture.
(11) Il montra la même cruauté contre les notables locriens, dont on lui dit
qu'ils étaient allés se plaindre à Scipion de ses injustices; (12) et les actes
honteux que la débauche et la cupidité lui avaient fait commettre auparavant
contre des alliés, la colère les lui fit multiplier; il devint une cause de
mauvaise réputation et de haine non seulement pour lui-même, mais pour son
général en chef.
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