Quatorzième année de guerre. Élections à Rome (printemps
205)
(1) Voilà ce que l'on fit en Espagne sous la conduite et les
auspices de Publius Scipion. Laissant à Lucius Lentulus et à Lucius Manlius
Acidinus sa province, il rentra à Rome avec dix navires, (2) et, ayant obtenu
une audience du sénat hors de la ville, dans le temple de Bellone, il y exposa
ce qu'il avait fait en Espagne, combien de fois il avait combattu en bataille
rangée, combien de places il avait prises de force à l'ennemi, quelles nations
il avait soumises au peuple romain; (3) il était allé, ajouta-t-il, combattre en
Espagne quatre généraux, quatre armées victorieuses: il ne laissait pas un
Carthaginois sur cette terre. (4) Pour ces exploits, il tâcha de voir s'il
pouvait espérer le triomphe, plutôt qu'il ne le réclama avec insistance, car
jusqu'à ce jour personne - chacun le savait - n'avait triomphé pour avoir
conduit des affaires sans être magistrat. (5) La séance du sénat levée, Scipion
entra dans Rome, et fit porter devant lui au trésor quatorze mille trois cent
quarante-deux livres d'argent brut et beaucoup d'argent monnayé.
(6) Puis Lucius Veturius Philo présida les élections
consulaires, et toutes les centuries, avec la plus grande faveur, proclamèrent
consul Publius Scipion. On lui donne comme collègue Publius Licinius Crassus,
grand pontife. (7) Pour ces élections il y eut, à ce qu'on nous rapporte, une
affluence plus grande que pour aucune autre pendant cette guerre: (8) on était
venu de tous côtés non seulement pour voter, mais pour voir Scipion; une foule
accourait et à sa maison, et au Capitole alors qu'il y sacrifiait les cent
boeufs qu'il avait promis en Espagne à Jupiter; (9) les gens s'assuraient que,
comme Caius Lutatius avait terminé la guerre punique antérieure, Publius
Cornelius terminerait celle qui les pressait maintenant; (10) que, comme il
avait chassé les Carthaginois de toute l'Espagne, il les chasserait de l'Italie,
et ils décidaient à part eux de lui donner la province d'Afrique, comme si la
guerre était terminée en Italie. (11) Puis on élut les préteurs. On en élut deux
qui étaient édiles de la plèbe, Spurius Lucretius et Cneius Octavius, et deux
simples particuliers, Cneius Servilius Caepio et Lucius Aemilius Papus.
(12) En la quatorzième année de cette guerre punique, Publius
Cornelius Scipion et Publius Licinius Crassus entrant en charge comme consuls,
on leur désigna leur "province", la Sicile à Scipion, son collègue la lui
accordant sans tirage au sort, parce que le soin des cérémonies religieuses le
retenait lui-même, comme grand pontife, en Italie, et le Bruttium à Crassus.
(13) Puis on tira au sort les provinces prétoriennes. La
préture urbaine échut à Cneius Servilius, Ariminum - c'est ainsi qu'on appelait
la province de Gaule - à Spurius Lucretius, la Sicile à Lucius Aemilius, à
Cneius Octavius la Sardaigne.
(14) Le sénat se réunit au Capitole. Là, sur un rapport de
Publius Scipion, un sénatus-consulte décida que les jeux voués par Scipion en
Espagne au moment de la révolte militaire, il les célébrerait avec l'argent
qu'il avait lui-même versé au Trésor.
Audience au sénat des ambassadeurs de Sagonte (deuxième
quinzaine de mars 205)
[28,39]
(1) Alors Scipion introduisit au sénat les ambassadeurs de
Sagonte. Le plus âgé parla ainsi: "Quoique aucun malheur ne dépasse, Pères
Conscrits, ceux que nous avons soufferts pour montrer jusqu'au bout notre
loyauté envers vous, tels ont été les services que vous et vos généraux nous
avez rendus que nous ne regrettons pas nos désastres. (2) Pour nous, vous avez
entrepris la guerre, et, l'ayant entreprise, vous la faites depuis treize ans
avec tant d'opiniâtreté, que, souvent, c'est à la situation la plus critique que
vous êtes arrivés vous-mêmes, ou que vous avez amené le peuple Carthaginois. (3)
Alors que vous aviez, en Italie, une guerre si terrible et Hannibal pour ennemi,
vous avez envoyé en Espagne un consul avec une armée, comme pour recueillir les
débris de notre naufrage. (4) Publius et Cneius Scipion, depuis qu'ils sont
arrivés dans la province, n'ont pas cessé un moment de faire tout ce qui pouvait
être favorable à nous-mêmes, et contraire à nos ennemis. (5) D'abord, avant
tout, ils nous ont rendu notre ville; nos concitoyens vendus par toute
l'Espagne, ils ont envoyé de tous côtés des gens pour les rechercher, et les ont
rendus de la servitude à la liberté. (6) Alors que déjà nous étions presque
passés de l'état le plus malheureux à un sort enviable, Publius et Cneius
Cornelius, vos généraux, par un coup plus déplorable peut-être pour nous que
pour vous-mêmes, ont péri."
(7) "Cette fois, nous croyions n'avoir été ramenés de bien
loin à notre antique demeure que pour périr à nouveau et voir détruire une
seconde fois notre patrie, (8) nous croyions que, pour notre perte, ni général,
ni armée carthaginoise n'étaient du tout nécessaires, et que les Turduli, nos
plus vieux ennemis, qui avaient causé déjà notre première destruction, pouvaient
nous anéantir, (9) quand, par une chance inespérée, vous nous avez envoyé
soudain Publius Scipion, ici présent, qui nous rend, nous semble-t-il, les plus
heureux de tous les Sagontins, parce que nous le voyons proclamé consul et qu'il
nous appartiendra d'annoncer à nos concitoyens que nous l'avons vu ainsi honoré,
lui, notre espoir, notre soutien, notre salut! (10) C'est lui qui, ayant pris à
vos ennemis, en Espagne, un grand nombre de villes, partout, séparant les
Sagontins des autres prisonniers, les a renvoyés dans leur patrie. (11) Enfin la
Turdetania, qui nous était si hostile, que, cette nation restant intacte,
Sagonte ne pouvait subsister, il l'a si bien abattue par les armes que non
seulement pour nous - cela soit dit sans attirer la jalousie des dieux! - mais
même pour nos descendants, elle n'est plus à redouter. (12) Elle est détruite,
sous nos yeux, la ville des hommes pour la faveur desquels Hannibal avait
détruit Sagonte; nous tirons de leurs terres un tribut qui nous est moins
agréable pour le profit que pour la vengeance."
(13) "Voilà les bienfaits, tels que nous ne pouvions ni en
espérer, ni en demander aux Immortels de plus grands, pour lesquels le sénat et
le peuple de Sagonte ont envoyé les dix ambassadeurs que nous sommes vous
remercier, (14) et, en même temps, vous féliciter de ce que, pendant ces
dernières années, vous avez, en Espagne et en Italie, mené de telle façon les
affaires, que l'Espagne, vous la tenez, domptée, non jusqu'à l'Hèbre, mais
jusque là où l'Océan marque la fin des terres, et que, de l'Italie, sauf ce
qu'entoure le retranchement de son camp, vous n'avez rien laissé au
Carthaginois. (15) À Jupiter très bon, très grand, gardien de la citadelle du
Capitole, nous avons l'ordre non seulement, pour ces bienfaits, de rendre
grâces, mais d'apporter, si vous le permettez, cette offrande, une couronne
d'or, au Capitole, à cause de la victoire. (16) Nous vous demandons de nous le
permettre, et aussi, si cela vous semble bon, de rendre les avantages que vos
généraux nous ont accordés valables et définitifs, par votre ratification."
(17) Le sénat répondit aux ambassadeurs de Sagonte que la
destruction et la restauration de leur ville serait, pour toutes les nations, un
exemple de fidélité gardée, de part et d'autre, entre deux alliés; (18) les
généraux romains, ajouta-t-il, avaient agi correctement, régulièrement et
suivant la volonté du sénat en relevant Sagonte et en tirant les citoyens
Sagontins de l'esclavage; tous leurs actes généreux envers eux, le sénat les
approuvait; et il permettait aux ambassadeurs de déposer leur offrande au
Capitole.
(19) Puis on ordonna d'offrir à ces ambassadeurs le logement
et tout le nécessaire, et de leur remettre à chacun, en présent, non moins de
dix mille as. (20) Ensuite on introduisit au sénat et l'on écouta les autres
ambassades, (21) et les Sagontins demandant à aller, dans la mesure où ils
pourraient le faire en sûreté, visiter l'Italie, on leur donna des guides. et on
écrivit aux villes qu'ils traverseraient de bien recevoir ces Espagnols. (22)
Puis on en référa au sénat sur la situation générale, les armées à enrôler et
les provinces.
Scipion veut poursuivre la guerre en Afrique. Discours de
Fabius Maximus
[28,40]
(1) Comme on colportait le bruit que l'Afrique, formant une
"province" nouvelle, était, hors de tout tirage au sort, réservée à Scipion;
comme lui-même, ne se contentant plus d'une gloire mesurée, disait qu'on ne
l'avait pas seulement proclamé consul pour faire la guerre, mais pour la
terminer; (2) qu'on ne pouvait obtenir ce résultat que s'il faisait passer une
armée en Afrique, et qu'il le ferait - (il le proclamait ouvertement -) grâce à
une décision du peuple, si le sénat s'y opposait; comme ce projet ne plaisait
nullement aux premiers des sénateurs, tandis que les autres, par crainte ou par
calcul, se contentaient de murmurer, Quintus Fabius Maximus, invité à donner son
avis, déclara:
(3) "Je sais que beaucoup d'entre vous, Pères Conscrits,
estiment qu'elle est déjà résolue, l'affaire dont on discute aujourd'hui, et
qu'il parlera en vain, l'orateur qui, comme si la question était entière, dira
son avis sur la province d'Afrique; (4) pour moi, j'ignore d'abord comment
l'Afrique serait déjà, certainement, une province, et reviendrait à un consul
d'ailleurs courageux et actif, quand le sénat n'a pas décidé de faire de ce
pays, cette année, une province, quand le peuple ne l'a pas ordonné; (5) puis,
s'il en est vraiment ainsi, le coupable, à mon avis, est le consul qui, en
feignant de soumettre au sénat une affaire déjà résolue, se moque de lui, et non
le sénateur qui, sur l'affaire en délibération, donne, à son tour, son avis."
(6) "Je sais bien qu'en n'approuvant pas votre hâte de passer
en Afrique, je dois affronter les soupçons sur deux points: (7) d'abord, sur ma
circonspection naturelle; - mais les jeunes gens peuvent la nommer peur et
indolence, pourvu que je ne me repente pas de ce que, jusqu'ici, les plans
d'autres hommes ont toujours paru, à première vue, plus brillants, mais les
miens, dans la pratique, meilleurs -; (8) puis, sur mon esprit de dénigrement et
ma jalousie contre la gloire, chaque jour grandissante, d'un consul si vaillant.
(9) Ce soupçon, si ni ma vie passée et mon caractère, ni ma dictature et mes
cinq consulats, et tant de gloire acquise à la guerre et à l'intérieur que je
suis plus près d'en être dégoûté que d'en désirer encore, ne m'en défendent pas,
que mon âge au moins m'en délivre! Quelle rivalité puis-je avoir, en effet, avec
un homme qui n'est pas même de l'âge de mon fils? (10) Dictateur, en pleine
vigueur, dans le cours de mes plus grands exploits, personne, au sénat ni dans
le peuple, ne m'a entendu protester contre l'attribution (chose inouïe
jusque-là) à un maître de la cavalerie qui s'acharnait contre moi, de pouvoirs
égaux aux miens; (11) c'est par des actes, plutôt que par des paroles, que j'ai
préféré amener l'homme, que d'autres m'avaient égalé, à avouer lui-même qu'il me
mettait au-dessus de lui; (12) tant je suis loin, après m'être acquitté de
toutes les charges, de me proposer de lutter, de rivaliser avec un jeune homme
si brillant; (13) sans doute serait-ce pour obtenir, moi qui suis déjà las de
vivre, et non pas seulement d'agir, qu'après la lui avoir refusée, on me décerne
la province d'Afrique! C'est avec la gloire que j'ai déjà acquise que je dois
vivre et mourir. (14) J'ai empêché Hannibal de vaincre pour que vous, qui êtes
maintenant en pleine force, vous puissiez le vaincre."
Suite du discours de Fabius
[28,41]
(1) "Tu me pardonneras, Publius Cornelius, - et ce sera
justice - si, n'ayant jamais préféré ma propre gloire à l'intérêt de l'État, je
ne fais pas non plus passer ta gloire avant le bien public: (2) pourtant, s'il
n'y avait pas de guerre en Italie, ou si l'ennemi y était tel que sa défaite ne
rapportât aucune gloire, celui qui te retiendrait en Italie, même s'il le
faisait pour le bien public, pourrait sembler venir t'enlever, avec la guerre,
les éléments de ta gloire; (3) mais alors qu'un ennemi comme Hannibal, avec une
armée intacte, occupe depuis treize ans l'Italie, te plaindras-tu, Publius
Cornelius, de ta gloire, si l'ennemi qui nous a causé tant de deuils, tant de
désastres, toi, consul, tu le chasses d'Italie, si, comme Caius Lutatius garda
l'honneur d'avoir terminé la première guerre punique, tu gardes celui d'avoir
terminé celle-ci? (4) À moins que par hasard Hamilcar doive être jugé supérieur,
comme général, à Hannibal, la première guerre à la seconde, ou que la première
victoire doive être plus grande et plus illustre que celle-ci (puissions-nous
seulement l'obtenir sous ton consulat!) (5) Tu aimerais mieux avoir arraché
Hamilcar de Drepani et du mont Éryx qu'avoir chassé d'Italie les Carthaginois et
Hannibal? (6) Toi-même, quand tu tiendrais davantage à la gloire acquise qu'aux
espoirs de gloire, tu ne saurais te glorifier d'avoir délivré de la guerre
l'Espagne plutôt que l'Italie."
(7) "Hannibal n'est pas encore tel qu'on ne semble pas le
craindre plus que le mépriser, en préférant combattre un adversaire autre que
lui. (8) Pourquoi donc ne pas te ceindre pour cette guerre, pourquoi ces détours
- (quand tu seras passé en Afrique, Hannibal, tu l'espères, t'y suivra) - plutôt
que d'aller d'ici, tout droit, là où est Hannibal pour y porter la guerre, et de
rechercher la palme exceptionnelle due à celui qui terminera la guerre punique?
(9) Il est même naturel de défendre ton bien avant d'aller attaquer celui de
l'étranger; ayons la paix en Italie avant la guerre en Afrique, et
débarrassons-nous de nos craintes avant d'aller, de nous-mêmes, en inspirer à
d'autres. (10) Si les deux choses peuvent se faire sous ta conduite et tes
auspices, Hannibal une fois vaincu ici, empare-toi là-bas de Carthage; s'il te
faut laisser l'une de ces deux victoires à de nouveaux consuls, la première aura
été non seulement plus grande et plus brillante que la seconde, mais la cause de
celle-ci."
(11) "Car, pour le moment, outre que ravitailler deux armées
sur deux points opposés, en Italie et en Afrique, est impossible au trésor, (12)
que, pour entretenir des flottes et assurer de façon suffisante le
ravitaillement, il ne nous reste rien, l'importance, enfin, du péril à affronter
ainsi, à qui échappe-t-elle? Publius Licinius fera la guerre en Italie, Publius
Scipion en Afrique? (13) Et si - puissent tous les dieux détourner ce présage,
que je redoute même d'exprimer; mais ce qui est arrivé peut arriver encore -
Hannibal, vainqueur, marche sur Rome, alors seulement te rappellerons-nous, toi,
consul, d'Afrique, comme on rappela Quintus Fulvius de Capoue? (14) Que dire
encore de ceci, qu'en Afrique également, Mars sera le dieu des deux adversaires?
Écoute la leçon de ta propre famille, de ton père et de ton oncle massacrés avec
leurs armées en l'espace de trente jours, (15) dans le pays où, pendant
plusieurs années, en accomplissant sur terre et sur mer les plus grands
exploits, ils avaient donné, au milieu de nations étrangères, la plus grande
renommée au peuple romain et à votre maison! (16) Le temps me manquerait si je
voulais énumérer les rois et les généraux passés imprudemment sur le territoire
ennemi pour le plus grand malheur de leurs armées et d'eux-mêmes. (17) Les
Athéniens, le plus avisé des peuples, ayant, en laissant une guerre dans leur
pays, envoyé, sur le conseil d'un jeune homme aussi actif que noble, une grande
flotte en Sicile, abattirent pour toujours, en une seule bataille navale, leur
état alors florissant."
Fin du discours de Fabius
[28,42]
(1) "Je vais chercher des exemples étrangers et trop anciens.
Que cette même Afrique, et Marcus Atilius, exemple insigne des changements de la
fortune, nous instruisent. (2) Certes, Publius Cornelius, quand, de la haute
mer, tu verras l'Afrique, les Espagnes, tes conquêtes, te paraîtront un jeu et
un badinage. (3) Quoi de semblable, en effet? Sur une mer sans ennemis, en
longeant les côtes de l'Italie et de la Gaule, porté par ta flotte à Emporiae,
ville alliée, tu y as abordé; tes troupes débarquées, c'est par une route
absolument sûre que tu les as menées chez des alliés et des amis du peuple
romain, à Tarragone; (4) de Tarragone, tu n'as fait que traverser des garnisons
romaines; près de l'Hèbre, il y avait les armées de ton père et de ton oncle,
rendues, après la mort de leurs généraux, plus intrépides par leur malheur même,
(5) et un chef, irrégulier, à la vérité - le fameux Lucius Marcius - et choisi
temporairement par les soldats, mais qui, noble et pourvu légalement d'une
charge, serait l'égal des généraux illustres pour tous les talents militaires.
L'attaque de Carthagène s'est faite tout tranquillement, aucune des trois armées
carthaginoises ne défendant ses alliés. (6) Toutes les autres opérations, - et
je ne cherche pas à les rabaisser - n'ont été en rien comparables à une guerre
en Afrique, où il n'y a pas un port ouvert à notre flotte, pas un territoire
pacifié, pas une cité alliée, pas un prince ami, pas un point, nulle part, où
s'arrêter ni où aller en sûreté; (7) où que tu regardes autour de toi, tout sera
hostile et dangereux. Tu te fies à Syphax et aux Numides? Qu'il te suffise de
t'y être fié une fois: l'imprudence n'est pas toujours heureuse, et la fourberie
s'assure d'abord la confiance en de petites choses, pour tirer, quand cela en
vaut la peine, un grand profit de la tromperie. (8) Les ennemis n'ont pas
entouré ton père et ton oncle de leurs armes avant que les Celtibères, leurs
alliés, ne les aient entourés de leurs ruses; toi-même, Magon et Hasdrubal,
chefs ennemis, ne t'ont pas fait courir autant de péril qu'Indibilis et
Mandonius, admis à ton alliance. (9) Peux-tu te fier, toi, à des Numides, après
avoir vu tes soldats eux-mêmes faire défection? Et Syphax, et Masinissa
préfèrent, en Afrique, leur propre domination à celle des Carthaginois, mais la
domination des Carthaginois à celle de tout autre peuple. (10) Maintenant, la
jalousie, et des motifs de rivalité de toute sorte, les excitent, parce que la
crainte de l'étranger est loin; montre-leur les armes romaines, une armée qui ne
soit pas de leur pays, ils accourront tous ensemble comme pour éteindre un
incendie commun. (11) Ces mêmes Carthaginois, qui ont eu une façon de défendre
l'Espagne, en auront une tout autre de défendre les remparts de leur patrie, les
temples de leurs dieux, leurs autels et leurs foyers, quand, partant pour le
combat, ils verront leur femme effrayée les accompagner et leurs petits enfants
accourir vers eux."
(12) "Et puis, qu'arrivera-t-il si, ayant pleine confiance
dans l'union de l'Afrique, la loyauté des princes alliés, dans leurs propres
murailles, les Carthaginois, quand ils verront l'Italie privée de ton secours et
de celui de ton armée, ou envoient eux-mêmes en Italie une nouvelle armée
d'Afrique, (13) ou ordonnent à Magon, - qui, nous le savons, venu des Baléares
avec sa flotte, longe déjà la côte des Ligures Alpins - de se joindre à
Hannibal? (14) Certes nous serons alors plongés dans la même terreur que
récemment, quand passa en Italie Hasdrubal, que toi, qui prétends bloquer non
seulement Carthage, mais toute l'Afrique avec ton armée, tu as laissé échapper
de tes mains et passer en Italie. (15) Tu diras que tu l'as vaincu: je n'en
voudrais que davantage, non seulement pour toi, mais pour l'état, que tu n'aies
pas livré à un vaincu passage en Italie. Laisse-nous attribuer à ton habileté
tout ce qui est arrivé d'heureux à l'empire romain et à toi, et rejeter tous les
échecs sur les hasards de la guerre et de la fortune: (16) plus tu as de valeur
et de courage, plus ta patrie et l'Italie entière veulent garder pour elles un
tel défenseur. Tu ne peux nier toi-même que là où est Hannibal sont aussi la
tête et la citadelle même de cette guerre, puisque tu proclames que ta raison de
passer en Afrique, c'est d'y entraîner Hannibal: (17) soit donc ici, soit là,
c'est à Hannibal que tu auras affaire. Où donc enfin seras-tu le plus fort, en
Afrique, seul, ou ici, avec ton armée unie à celle de ton collègue? Même les
consuls Claudius et Livius, et leur exemple si récent, ne prouvent-ils pas
l'importance de cette union? (18) Et Hannibal, est-ce le coin extrême du
Bruttium où, depuis longtemps, il demande en vain du secours à son pays, ou le
voisinage de Carthage et l'alliance de toute l'Afrique qui le rendront plus
puissant en armes et en hommes? (19) Quel est donc ce dessein, de mieux aimer
combattre là où tes troupes seraient diminuées de moitié, et celles de l'ennemi
fort augmentées, plutôt que là où il te faudrait lutter avec deux armées contre
une seule, affaiblie par tant de batailles et une campagne si longue et si
pénible?"
(20) "Dans quelle mesure ton projet peut se comparer à celui
de ton père, considère-le. Lui, parti comme consul pour l'Espagne, revint pour
s'opposer à Hannibal qui descendait des Alpes, de sa province en Italie; toi,
alors qu'Hannibal est en Italie, tu te prépares à la quitter, (21) non parce que
c'est utile à l'état, mais parce que tu le juges important et glorieux pour
toi-même, comme quand, laissant ta province et ton armée, sans y être invité par
une loi ni par un sénatus-consulte, toi, général du peuple romain, tu as, sur
deux navires, risqué la fortune de l'état et la majesté de l'empire, exposés au
péril en ta personne. (22) Pour moi, j'estime que Publius Cornelius a été nommé
consul pour la république et pour nous, non pour lui et pour son intérêt, et que
les armées ont été enrôlées pour garder Rome et l'Italie, non pour qu'à la façon
des rois, avec superbe, les consuls les fassent passer sur le point du monde qui
leur plaît."
Réponse de Scipion
[28,43]
(1) Fabius, par ce discours préparé pour la circonstance, et
surtout par son autorité et sa vieille réputation de prudence, ayant ébranlé une
grande partie des sénateurs, en particulier les plus âgés, et plus nombreux
étant ceux qui louaient la sagesse du vieillard que la fière ardeur du jeune
homme; Scipion, dit-on, parla ainsi:
(2) "Quintus Fabius lui-même, Pères Conscrits, au début de
son discours, a dit que son avis pouvait être suspect de dénigrement; (3) je
n'oserais guère moi-même accuser d'une telle chose un si grand homme; mais ce
soupçon - que la faute en incombe à son discours ou aux faits eux-mêmes - il ne
s'en est pas entièrement lavé. (4) Il a, en effet, pour étouffer l'accusation de
jalousie, vanté ses charges et la gloire de ses exploits comme si c'était le
citoyen le plus humble qui risquait de rivaliser avec moi, et non celui qui, à
cause de sa supériorité sur tous (à laquelle je tends moi aussi, je ne le
dissimule pas), ne veut point qu'on m'égale à lui; (5) il s'est posé en
vieillard, en homme ayant rempli tous les honneurs, et m'a mis, pour l'âge, plus
bas que son fils même, comme si le désir de la gloire ne s'étendait pas au-delà
des bornes de la vie humaine, comme si la gloire, en sa plus grande partie, ne
se prolongeait pas dans la mémoire des hommes et la postérité. (6) C'est aux
plus grands hommes, je le tiens pour certain, qu'il arrive de se comparer non
seulement à leurs contemporains, mais aux personnages illustres de tous les
temps. (7) Et en vérité, je ne cache pas, Quintus Fabius, que je désire non
seulement atteindre ta gloire, mais - permets-moi de le dire - si je le puis, la
surpasser. (8) Refusons-nous, toi à mon sujet, moi au sujet des hommes plus
jeunes, à souhaiter qu'il n'apparaisse aucun citoyen qui nous ressemble; ce
serait en effet porter tort non seulement à ceux que nous envierions, mais à
l'État, et presque à tout le genre humain."
(9) "Fabius a dit quels grands périls j'allais affronter si
je passais en Afrique, de façon à sembler s'inquiéter de moi-même, et non pas
seulement de l'état et de l'armée. (10) D'où lui vient cette brusque sollicitude
pour moi? Quand mon père et mon oncle eurent été tués, quand leurs deux armées
eurent été presque exterminées, quand les Espagnes eurent été perdues, quand
quatre armées carthaginoises et leurs quatre généraux tenaient tout sous la
crainte de leurs armes, (11) quand, cherchant un général pour cette guerre, on
ne voyait se présenter personne que moi, personne n'ayant osé donner son nom,
quand à moi, jeune homme de vingt-quatre ans, le peuple romain avait donné le
commandement en chef, (12) pourquoi, alors, n'y avait-il personne pour signaler
mon âge, la force de l'ennemi, les difficultés de la guerre, le malheur récent
de mon père et de mon oncle? (13) A-t-on subi maintenant en Afrique un désastre
plus grand qu'alors en Espagne? Les armées, maintenant, sont-elles plus grandes
en Afrique, les généraux plus nombreux et meilleurs qu'ils ne l'étaient alors en
Espagne? Mon âge était-il alors, pour faire une guerre, plus mûr que maintenant?
(14) Est-il plus aisé, avec les Carthaginois comme ennemis, de faire la guerre
en Espagne qu'en Afrique?"
"Il est facile, après la défaite et la déroute de quatre
armées carthaginoises, après la conquête de tant de villes, prises de force ou
réduites par la crainte, après la soumission de tout le pays jusqu'à l'Océan, de
tant de petits rois, de tant de nations barbares, (15) après que j'ai reconquis
toute l'Espagne si bien qu'il n'y reste pas trace de guerre, de rabaisser mes
exploits; (16) autant, ma foi, que, si je revenais vainqueur d'Afrique, il
serait facile de rabaisser ces difficultés mêmes que maintenant, pour me
retenir, on exagère afin qu'elles paraissent terribles. (17) Fabius dit qu'il
n'y a pas de point où aborder en Afrique, il dit qu'aucun port ne nous est
ouvert; il rappelle que Marcus Atilius a été pris en Afrique, comme si Marcus
Atilius avait échoué dès son arrivée en Afrique; et il oublie que même ce
général si malheureux trouva des ports ouverts en Afrique, qu'il y remporta, la
première année, les plus grands succès, et qu'en ce qui regarde les généraux
carthaginois, il resta invaincu jusqu'à la fin. (18) Tu ne peux donc m'effrayer
en rien avec ton exemple. Et même si c'était dans cette guerre, et non dans la
première, récemment, et non il y a quarante ans, que cette défaite avait été
subie, comment la capture de Régulus m'empêcherait-elle de passer en Afrique
plus que la mort des Scipions ne m'a empêché de passer en Espagne? (19) Je ne
saurais permettre que la naissance du Lacédémonien Xanthippe ait été plus
heureuse pour Carthage que la mienne pour ma patrie; ce serait même un motif
d'augmenter ma confiance, que la valeur d'un seul homme puisse être d'un tel
poids. (20) Mais, dit-on, il faut aussi écouter l'exemple des Athéniens, passés
témérairement en Sicile, en laissant une guerre chez eux. (21) Pourquoi donc,
puisqu'on a le temps de nous raconter les fables des Grecs, ne rappelles-tu pas
plutôt qu'Agathocle, roi de Syracuse, la Sicile étant, depuis longtemps, ravagée
par une guerre punique, passa dans cette même Afrique, et rejeta la guerre sur
le pays d'où elle était venue?"
Suite du discours de Scipion
[28,44]
(1) "Mais pour montrer l'importance qu'il y a à porter, en
prenant l'offensive, l'inquiétude chez l'ennemi et à détourner de soi le danger
pour mettre l'adversaire dans une situation critique, qu'est-il besoin
d'exemples anciens et étrangers? (2) Peut-il y avoir exemple plus grand, plus
actuel qu'Hannibal? Il y a une grande différence entre ravager un territoire
étranger et voir le sien dévasté par le feu et par le fer; l'ardeur est plus
grande chez qui apporte le danger que chez qui le repousse; (3) en outre, c'est
de l'inconnu qu'on a le plus peur; le fort et le faible de l'ennemi, c'est de
près, une fois sur son territoire, qu'on peut les voir.(4) Hannibal n'avait pas
espéré qu'en Italie, il passerait à lui autant de peuples qu'il en passa après
la défaite de Cannes; combien tout, en Afrique, pourrait se montrer encore moins
solide et moins stable pour les Carthaginois, alliés infidèles, maîtres à charge
et arrogants! (5) De plus, nous, Romains, même abandonnés par nos alliés, nous
nous sommes soutenus grâce à nos propres forces, grâce au soldat romain;
Carthage ne trouve aucune force chez ses citoyens; ses soldats sont des
mercenaires, Africains et Numides, qui, par nature, changent d'engagement à la
légère. (6) Que seulement je ne trouve pas d'obstacle ici; en même temps, vous
apprendrez que j'ai passé la mer, que la guerre met l'Afrique en feu, et que,
tandis qu'Hannibal lève l'ancre d'ici, Carthage est assiégée; attendez d'Afrique
des nouvelles plus heureuses et plus fréquentes que vous n'en receviez
d'Espagne. (7) Ce qui me suggère ces espoirs, c'est la fortune du peuple romain,
les dieux témoins du traité violé par l'ennemi, les rois Syphax et Masinissa,
sur la loyauté desquels je compte dans la mesure où je suis solidement garanti
contre leur déloyauté."
(8) "Bien des choses qui, maintenant, à distance,
n'apparaissent pas, la guerre les découvrira; et il appartient à un homme, à un
général, de ne pas manquer à la fortune quand elle se présente, et de faire
entrer dans ses plans ce que lui offre le hasard. (3) J'aurai comme antagoniste,
Quintus Fabius, celui que tu m'assignes, Hannibal; mais je l'entraînerai, au
lieu qu'il me retienne; je le forcerai à combattre sur sa terre, et Carthage
sera le prix de la victoire, plutôt que les forts à demi-ruinés du Bruttium."
(10) "Que pendant ma traversée, pendant mon débarquement en
Afrique, pendant que je pousserai mon camp vers Carthage, l'état romain ne
subisse aucun dommage, si tu as pu, Quintus Fabius, l'obtenir, alors qu'Hannibal
vainqueur courait partout en Italie, (11) prends garde que, maintenant
qu'Hannibal est déjà ébranlé et presque brisé, il ne soit outrageant pour le
consul Publius Licinius, cet homme si courageux, de dire qu'il ne peut
l'obtenir, lui qui, pour ne pas s'éloigner de nos cérémonies religieuses, étant
souverain pontife (et pour cela seulement) n'a point pris part au tirage au sort
pour une province si lointaine."
(12) "Et même si, ma foi, le moyen dont je suis partisan ne
hâtait pas la fin de la guerre, il conviendrait pourtant à la dignité du peuple
romain, et à son prestige auprès des rois et des nations étrangères, de montrer
que nous avons le courage non seulement de défendre l'Italie, mais de porter les
armes en Afrique, (13) de ne pas laisser croire et raconter que, ce qu'Hannibal
a osé, aucun Romain ne l'ose, et que si, pendant la première guerre punique,
alois qu'on luttait pour la Sicile, nos armées et nos flottes ont si souvent
attaqué l'Afrique, maintenant, alors qu'on lutte pour l'Italie, l'Afrique reste
en paix. (14) Que la tranquillité règne enfin dans l'Italie longtemps
tourmentée: qu'on brûle, qu'on dévaste à son tour l'Afrique; (15) qu'un camp
romain menace les portes de Carthage, plutôt que nous ne voyions à nouveau, de
nos murailles, les retranchements ennemis; que l'Afrique soit le siège de la fin
de la guerre; rejetons sur elle la terreur et la fuite, le pillage des champs,
les trahisons d'alliés, tous les autres malheurs qu'entraîne la guerre et qui se
sont rués sur nous durant quatorze ans."
(16) "Sur ce qui touche aux affaires de l'état, à la guerre
imminente, aux "provinces" dont il s'agit, j'en ai assez dit; (17) ce discours
serait long et sans intérêt pour vous si, comme Quintus Fabius a rabaissé mes
exploits en Espagne, je voulais en réponse railler sa gloire et exalter la
mienne. (18) Je ne ferai ni l'un ni l'autre, Pères Conscrits, et, sinon par
d'autres titres, du moins par ma modération et la retenue de mon langage, je
l'emporterai, quoique jeune, sur le vieillard. J'ai vécu et agi de façon à
trouver sans rien dire, dans l'opinion que vous conceviez spontanément et que
vous gardiez de moi, de quoi me satisfaire facilement."
Discours de Fulvius Flaccus. Scipion est officiellement
chargé de l'Afrique
[28,45]
(1) On écouta Scipion avec moins de faveur, parce que le
bruit s'était répandu que, s'il n'obtenait pas du sénat la province d'Afrique,
il demanderait aussitôt au peuple de la lui donner. (2) Aussi Quintus Fulvius,
qui avait été consul quatre fois et censeur, demanda-t-il au consul de dire
ouvertement au sénat s'il laissait les sénateurs décider de la répartition des
provinces, et s'il s'en tiendrait à leur décision, ou s'il porterait la question
devant le peuple. (3) Scipion ayant répondu qu'il agirait dans l'intérêt de
l'état, alors Fulvius:
(4) "Je n'ignorais pas ce que tu allais répondre et faire,
quand je t'ai posé ma question, puisque tu déclares hautement que tu sondes le
sénat plutôt que tu ne le consultes, puisque, si nous ne te donnons pas
sur-le-champ la province que. tu veux, tu as un projet de loi tout prêt. (5)
C'est pourquoi, tribuns de la plèbe, je vous demande, ajouta-t-il, si je ne
donne pas mon avis parce que, en admettant même que le sénat s'y range, le
consul ne le jugerait pas valable, d'intervenir en ma faveur."
(6) Il s'en suivit une discussion, le consul affirmant que
les tribuns n'avaient pas le droit de permettre, par leur intervention, aux
sénateurs invités à parler chacun à son tour, de ne pas donner leur avis. Les
tribuns prirent la décision suivante: (7) "Si le consul laisse le sénat libre
pour les provinces, nous voulons qu'on s'en tienne à ce que le sénat aura
décidé, et nous ne permettrons pas de porter l'affaire devant le peuple; si le
consul ne le laisse pas libre, le sénateur qui, sur cette affaire, refusera de
dire son avis, aura l'appui de notre intervention." (8) Le consul demanda un
jour pour causer avec son collègue. Le jour suivant, le sénat fut libre de
décider. Il répartit ainsi les provinces: à un des consuls la Sicile et les
trente vaisseaux de guerre que Caius Servilius avait l'année précédente, avec la
permission de passer en Afrique, s'il le jugeait dans l'intérêt de l'état; (9) à
l'autre le Bruttium et la guerre contre Hannibal, avec l'armée que Lucius
Veturius et Quintus Caecilius devaient tirer au sort ou décider entre eux lequel
ferait campagne dans le Bruttium avec les deux légions que le consul y avait
laissées; le commandement de celui qui aurait obtenu cette "province" serait
prorogé pour un an. (10) Tous les autres hommes qui - en dehors des consuls et
des préteurs - avaient été à la tête d'armées ou de provinces, virent aussi leur
commandement prorogé. (11) Ce fut Quintus Caecilius qui obtint du sort de faire
la guerre avec le consul, dans le Bruttium, contre Hannibal.
(12) Puis les jeux de Scipion furent célébrés avec une grande
affluence et une faveur marquée des spectateurs. On envoya comme ambassadeurs à
Delphes, pour y porter l'offrande tirée du butin fait sur Hasdrubal, Marcus
Pomponius Matho et Quintus Catius. Ils y portèrent une couronne d'or de deux
cents livres, et des reproductions en argent des dépouilles, pesant mille
livres.
(13) Scipion n'ayant ni obtenu, ni demandé avec insistance
l'autorisation de faire une levée, obtint celle d'emmener des volontaires, (14)
et aussi, comme il avait déclaré que sa flotte ne coûterait rien à l'état, celle
de recevoir des dons des alliés pour la construction de nouveaux bateaux. Les
premiers, les peuples d'Étrurie, chacun suivant ses moyens, promirent d'aider le
consul: (15) les Caerites promirent du blé pour les équipages et des vivres de
toute sorte, les gens de Populonia du fer, ceux de Tarquinies de la toile à
voile, les Volaterrani des varangues pour les quilles et du blé, (16) les
Arretini trois mille boucliers, autant de casques, des pilum, des javelots
gaulois, de longues lances - ils fourniraient, dirent-ils, au total cinquante
mille armes de ces trois sortes en nombre égal -, des haches, des bêches, des
faux, des paniers, des moulins, (17) autant qu'il en faut pour quarante bateaux
de guerre, cent vingt mille boisseaux de froment, - et ils contribueraient,
ajoutaient-ils, aux provisions de route des décurions et des rameurs; (18) les
Perusini, les Clusini, les Russellani, du bois pour la construction des bateaux
et une grande quantité de blé. Mais on se servit du bois des forêts de l'état.
(19) Les peuples d'Ombrie, et, en outre, les Nursini, les Reatini, les Amiterni
et tout le territoire sabin promirent des soldats; les Marses, les Paeligni et
les Marrucini, en grand nombre, s'enrôlèrent comme volontaires dans la flotte.
(20) Les Camertes, étant alliés avec les Romains sur le pied d'égalité,
envoyèrent une cohorte de six cents hommes tout armée. (21) Trente coques de
bateaux ayant été mises en chantier (vingt quinquérèmes, dix quadrirèmes),
Scipion en personne pressa si bien le travail que, quarante-quatre jours après
que le bois eut été apporté des forêts, les bateaux équipés et armés furent
lancés à l'eau.
Arrivée de Magon en Ligurie (205)
[28,46]
(1) Scipion partit pour la Sicile avec trente vaisseaux de
guerre sur lesquels avaient embarqué environ sept mille volontaires. (2) Publius
Licinius alla aussi, dans le Bruttium, auprès des deux armées consulaires; il
choisit celle qu'avait commandée le consul Lucius Veturius; (3) il laissa
Metellus commander ses anciennes légions, en pensant qu'il agirait plus
facilement avec des hommes habitués à ses ordres. (4) Les préteurs, eux aussi,
partirent de tous côtés pour leurs "provinces". Et, comme l'argent manquait pour
cette guerre, on ordonna aux questeurs de vendre la région du territoire
campanien allant du canal grec à la mer, (5) en permettant aussi de dénoncer les
terres qui auraient appartenu à un citoyen campanien, pour les faire rentrer
dans le domaine public; au dénonciateur on accorda comme récompense le dixième
de la valeur en argent des terres dénoncées. (6) En outre on chargea Cneius
Servilius, préteur urbain, de faire habiter les citoyens campaniens là où le
sénatus-consulte avait permis à chacun d'eux d'habiter, et de punir ceux qui
habitaient ailleurs.
(7) Le même été, Magon fils d'Hamilcar, ayant, dans la plus
petite des îles Baléares, où il avait hiverné, enrôlé les jeunes gens et les
ayant embarqués, passa en Italie avec trente vaisseaux de guerre environ et
beaucoup de bateaux de charge portant douze mille fantassins et à peu près deux
mille cavaliers; (8) Gênes, faute de garnisons sur cette côte, fut prise grâce à
son arrivée soudaine; puis il aborda chez les Ligures alpins, pour essayer d'y
provoquer quelque soulèvement. (9) Les Ingauni - une peuplade ligure - faisaient
à ce moment la guerre aux montagnards Epanterii. (10) Aussi le Carthaginois,
déposant son butin à Savone, ville alpine, et laissant dix bateaux de guerre en
station pour le garder, renvoya les autres à Carthage afin d'en défendre les
côtes, le bruit courant que Scipion allait passer la mer, (11) et, s'alliant
avec les Ingauni, dont il préférait l'amitié à celle des Montagnards, entreprit
d'attaquer ceux-ci; et son armée augmentait chaque jour, les Gaulois affluant de
tous côtés au bruit de son nom. (12) Ce fait, qu'annonça une lettre de Spurius
Lucretius, fit craindre aux sénateurs de s'être réjouis en vain, deux ans avant,
du massacre d'Hasdrubal et de son armée, si une autre guerre aussi grave, où le
général seul aurait changé, naissait de l'arrivée de Magon; et il provoqua chez
eux de grands soucis. (13) C'est pourquoi ils ordonnèrent au proconsul Marcus
Livius d'amener, d'Étrurie, son armée de volontaires esclaves vers Ariminum, et
chargèrent le préteur Cneius Servilius, s'il le jugeait utile à l'état,
d'envoyer de Rome deux légions urbaines, en en confiant le commandement. à qui
il voudrait. Marcus Valerius Laevinus conduisit ces légions à Arretium.
(14) En ces mêmes jours, environ quatre-vingts bateaux de
charge carthaginois furent pris, près de la Sardaigne, par Cneius Octavius, qui
commandait cette province. Coelius dit qu'ils étaient chargés de blé et de
vivres pour Hannibal, Valerius qu'ils portaient à Carthage le butin fait en
Étrurie et des prisonniers ligures et montani. (15) Dans le Bruttium on ne fit,
cette année-là, à peu près rien de mémorable. Une épidémie s'était abattue sur
les Romains et les Carthaginois en leur causant des pertes égales, sous cette
réserve que l'armée carthaginoise souffrit non seulement du mal, mais de la
faim. (16) Hannibal passa cet été près du temple de Junon Lacinia; il y fit
construire et y dédia un autel avec une très longue inscription racontant ses
exploits, gravée en caractères carthaginois et grecs.
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