Réactions à Rome après la chute de Sagonte
[XXI, 16]
(1) Ce fut presque en même temps que les députés, de retour
de Carthage, n'annoncèrent que des dispositions hostiles, et qu'on apprit la
ruine de Sagonte. (2) Alors le sénat, consterné, et vivement touché du sort d'un
peuple allié qui avait péri d'une manière indigne, rougit de ne l'avoir point
secouru, et conçut de la fureur contre Carthage et des craintes pour l'avenir:
il semblait qu'Hannibal fût déjà aux portes de Rome; les esprits troublés par
tant d'émotions à la fois, s'agitaient plutôt qu'ils ne prenaient de résolution.
(3) Jamais on n'avait eu à combattre un adversaire plus terrible et plus
belliqueux; jamais Rome n'avait montré tant d'inertie, de faiblesse. (4) La
conquête de la Sardaigne, de la Corse, de l'Istrie, de l'Illyrie, avait été pour
les armes romaines un jeu d'escrime, et non une lutte réelle. Les Gaulois
avaient causé un tumulte plutôt qu'une guerre; (5) mais les Carthaginois, ces
superbes ennemis qui ont vieilli dans le rude métier des armes, qui, pendant
vingt-trois ans, toujours victorieux en Espagne, n'ont connu que des succès sous
trois généraux, Amilcar, Hasdrubal, et Hannibal, aujourd'hui leur chef
intrépide, les Carthaginois, tout fiers de la ruine récente de la plus riche
cité, ont passé l'Hèbre, (6) traînant après eux une foule de nations espagnoles,
que suivront bientôt les Gaulois toujours avides de guerres. On aura l'univers
entier à combattre en Italie et sous les murs de Rome.
Mobilisation à Rome (mars 218)
[XXI, 17]
(1) Déjà l'on avait assigné les départements aux consuls;
alors ils reçurent ordre de les tirer au sort. L'Espagne échut à Cornélius, la
Sicile avec l'Afrique à Sempronius. (2) On décréta six légions pour cette année,
des corps de troupes alliées, à la volonté des consuls, une flotte aussi
nombreuse qu'il serait possible. (3) On leva, parmi les Romains, vingt-quatre
mille hommes d'infanterie et dix-huit cents chevaux; parmi les alliés; quarante
mille fantassins et quatre mille quatre cents hommes de cavalerie. La flotte
était de deux cent vingt quinquérèmes et de vingt vaisseaux légers. (4) Ensuite
l'on manda au peuple de signifier, d'ordonner la guerre contre Carthage. Des
prières publiques eurent lieu dans la ville, et l'on supplia les dieux
d'accorder une heureuse issue à la guerre que le peuple allait entreprendre. (5)
Le partage des troupes se fit ainsi entre les consuls: Sempronius eut deux
légions, composées de quatre mille fantassins, de trois cents chevaux; on ajouta
de troupes auxiliaires, seize mille hommes d'infanterie et dix-huit cents de
cavalerie, plus cent soixante quinquérèmes et douze vaisseaux légers. (6) Envoyé
en Sicile avec ses forces de terre et de mer, Tibérius Sempronius devait passer
en Afrique, si l'autre consul suffisait pour chasser les Carthaginois de
l'Italie. (7) Cornélius reçut moins de troupes, parce que le préteur Lucius
Manlius, qui se rendait dans la Gaule, avait lui-même un corps d'armée assez
considérable. (8) Il eut aussi un nombre de vaisseaux fort limité; on lui donna
seulement soixante quinquérèmes. L'ennemi, disait-on, ne viendrait point par
mer, et il n'y avait pas à redouter de combat naval. Cornélius eut ensuite deux
légions romaines avec leur cavalerie, quatorze mille fantassins et seize cents
chevaux de troupes alliées. (9) Deux légions romaines et leurs six cents
cavaliers, dix mille fantassins et mille chevaux auxiliaires, furent dirigés
vers la Gaule, qui allait devenir, cette année, le théâtre de la guerre punique.
La déclaration de guerre
[XXI, 18]
(1) Toutes les dispositions étaient prises; mais, pour mettre
les formes de leur côté, avant d'engager la lutte, les Romains envoient en
Afrique cinq ambassadeurs d'un âge vénérable, Quintus Fabius, Marcus Livius,
Lucius Aemilius, Caius Licinius et Quintus Baebius, avec ordre de demander aux
Carthaginois si c'était au nom du gouvernement qu'Hannibal avait assiégé
Sagonte. (2) S'ils en convenaient, comme on devait s'y attendre, et en
revendiquaient la responsabilité, la guerre serait déclarée au peuple
carthaginois. Arrivés à Carthage,(3) les députés furent introduits dans le
sénat; et Fabius se borna à faire la question prescrite. Alors un des
Carthaginois: (4) "Romains, dit-il, votre première ambassade était déjà
téméraire, lorsque vous exigiez qu'on vous livrât Hannibal, comme auteur du
siège de Sagonte. Mais celle d'aujourd'hui, plus mesurée dans les termes, est,
dans la réalité, plus violente encore; (5) car alors c'était Hannibal qu'on
accusait, qu'on réclamait. Maintenant c'est à nous que vous prétendez arracher
l'aveu de la faute, et, sur cet aveu, nous demander aussitôt satisfaction. (6)
Pour moi, je pense que la question est de savoir, non pas si l'entreprise contre
Sagonte fut le résultat d'une volonté publique ou personnelle, mais si elle fut
légitime ou injuste. (7) À nous seuls en effet appartient le droit d'interroger
et de punir notre concitoyen, si, de son chef, il a transgressé nos ordres. Un
seul point reste à discuter avec vous: y a-t-il violation de la foi jurée? (8)
Or, puisqu'il vous plaît d'établir pour les généraux une distinction entre les
actes d'autorité publique et ceux d'autorité privée, nous avons avec vous un
traité conclu par le consul Lutatius. En stipulant les intérêts des alliés des
deux peuples, on ne fit pas mention des Sagontins; ils n'étaient point encore
vos alliés. (9) Mais, direz-vous, ils sont exceptés dans le traité fait avec
Hasdrubal. Ici, la réponse est facile; vous-même me l'avez fournie: (10) un
premier traité, rédigé par Lutatius, ne vous liait point, parce qu'il n'avait
reçu ni la sanction du sénat ni celle du peuple; aussi votre gouvernement en
exigea-t-il un second. (11) Si donc un traité n'est sacré avec vous qu'autant
qu'il porte autorisation expresse de votre part, devons-nous, à notre tour, nous
croire engagés par les conventions qu'Hasdrubal a signées à notre insu? (12) Au
reste, ne parlez plus de Sagonte et de l'Hèbre: depuis longtemps vous formez
d'ambitieux projets; qu'ils éclatent aujourd'hui!" Il dit; (13) alors Fabius
fait un pli à sa toge, et dit: "Je porte ici la paix ou la guerre; choisissez."
- " Choisissez vous-même!" lui crie-t-on avec une égale fierté. - (14) "La
guerre!" répond Fabius en secouant sa toge. - "La guerre!" répètent les
Carthaginois, "et nous saurons la soutenir, comme nous l'acceptons."
Activité diplomatique en Espagne
[XXI, 19]
(1) Une question positive et une déclaration de guerre
parurent plus convenables à la dignité du peuple romain qu'une dispute de mots
sur la foi des traités, surtout après la destruction de Sagonte. (2) En effet,
une discussion verbale eût-elle rien décidé, et quel parallèle pouvait-on
établir entre le traité d'Hasdrubal et le premier traité de Lutatius, qui avait
été modifié, (3) et qui contenait cette clause précise: valable seulement avec
l'approbation du peuple; tandis que le traité d'Hasdrubal ne renfermait aucune
restriction semblable; que, pendant sa vie, un long silence l'avait ratifié, et
qu'après sa mort même, aucun article n'avait subi le moindre changement? (4)
Mais, en admettant les premières conventions, les Sagontins n'étaient-ils pas
compris dans la clause qui exceptait les alliés des deux nations? Car on n'avait
point ajouté: ceux; qui l'étaient alors, ni ceux qui pourraient l'être par la
suite. (5) Et, puisqu'il y avait liberté sur ce point, eût-il été juste de
refuser l'alliance à un peuple prodigue envers nous de ses services, et ensuite
de ne pas défendre en lui notre allié? Nous devions seulement aux Carthaginois
de ne pas chercher à séduire leurs alliés, et, en cas de défection volontaire,
d'interdire aux rebelles toute amitié avec nous. (6) Les ambassadeurs, en
quittant Carthage, passèrent en Espagne, d'après l'ordre qu'ils avaient reçu de
parcourir cette contrée, pour lui faire embrasser notre parti, ou la détacher de
celui des Carthaginois. (7) Ils s'arrêtèrent chez les Bargusiens, qui leur
firent un favorable accueil, parce que la domination carthaginoise leur était
devenue insupportable. Plusieurs peuples au-delà de l'Hèbre furent tentés par
l'espoir d'une fortune nouvelle. (8) Arrivée ensuite chez les Volcians,
l'ambassade reçut une réponse qui, répandue bientôt dans toute l'Espagne,
détourna les autres peuples d'une alliance avec Rome. (9) "N'avez-vous point de
honte, Romains, leur dit un vieillard dans le conseil, de demander que nous
préférions votre amitié à celle de Carthage, lorsque les Sagontins, pour l'avoir
fait, se sont vus trahis par vous, leurs alliés, plus cruellement qu'ils n'ont
été perdus par les Carthaginois, leurs ennemis? (10) Cherchez, croyez-moi, des
amis, dans les lieux où n'est point connu le malheur de Sagonte; les ruines de
cette cité seront pour le peuple de l'Espagne une leçon aussi terrible que
solennelle, qui leur apprendra à ne point se fier à la parole, à l'alliance de
Rome." (11) On intima aux députés l'ordre de sortir aussitôt du territoire des
Volcians, et leurs négociations ne furent pas plus heureuses dans le reste de
l'Espagne. Aussi, après un voyage inutile, ils passent dans les Gaules.
Échec des négociations en Gaule
[XXI, 20]
(1) Là un spectacle nouveau, effrayant, frappa leurs regards.
Les Gaulois, suivant leur usage, étaient venus tout armés à l'assemblée. (2)
Dans un discours où ils vantaient la gloire, la valeur du peuple romain et la
grandeur de l'empire, les envoyés demandèrent aux Gaulois de ne point donner
passage sur leurs terres et par leurs villes aux Carthaginois qui allaient
porter la guerre en Italie. (3) On entendit alors des éclats de rire si violents
et de tels murmures, que les magistrats et les vieillards purent à peine calmer
les jeunes guerriers. (4) Quelle impudence! quelle sottise! s'écriait-on.
Demander que nous attirions sur nous la guerre, pour l'empêcher de passer en
Italie! que nos campagnes soient dévastées, pour préserver du pillage celles de
l'étranger! (5) Le tumulte enfin apaisé, on répondit aux ambassadeurs qu'on
n'avait ni à se louer des Romains, ni à se plaindre des Carthaginois, pour
servir la querelle de Rome contre ses ennemis. (6) Et de là, on savait que le
peuple romain chassait les Gaulois du territoire et des frontières de l'Italie,
leur faisait payer tribut et subir mille outrages. (7) Cette réponse fut à peu
près celle des autres peuplades de la Gaule. Pas une parole d'amitié, de paix,
ne fut adressée à la députation avant son arrivée à Marseille. (8) Là, nos
fidèles alliés, qui n'avaient épargné ni soins, ni peines pour avoir des
renseignements précis, lui dévoilèrent tous les projets d'Hannibal. "D'avance il
avait gagné les Gaulois; mais il ne pouvait même pas trop compter sur leurs
bonnes dispositions, à cause de leur caractère farouche et indomptable, à moins
de répandre l'or, dont cette nation est si avide, pour se concilier l'affection
des chefs." (9) Après avoir parcouru ainsi l'Espagne et la Gaule, les députés
revinrent à Rome, peu de temps après le départ des consuls pour leurs
départements. Ils trouvèrent toute la ville en suspens dans l'attente de la
guerre; un bruit assez certain annonçait que déjà les Carthaginois avaient
franchi l'Hèbre.
Hannibal prend ses quartiers d'hiver à Carthagène (219-218)
[XXI, 21]
(1) Hannibal, après la chute de Sagonte, avait été prendre
ses quartiers d'hiver à Carthagène. À la nouvelle de tous les actes, de tous les
décrets de Rome et de Carthage, certain qu'il est et le chef et la cause de la
guerre, (2) il fait vendre et partager les restes du butin; et, sans perdre un
instant, il convoque les soldats espagnols de son aimée. (3) "Amis, dit-il, vous
voyez, comme moi, qu'après avoir pacifié toute l'Espagne, nous sommes dans la
nécessité, ou de terminer la guerre et de licencier l'armée, ou de transporter
la guerre dans d'autres pays. (4) Oui, le seul moyen d'assurer à ces contrées
les bienfaits de la paix et de la victoire, c'est d'aller chez d'autres peuples
chercher la gloire et le butin. (5) Aussi, comme de lointains combats nous
appellent, et que je ne saurais fixer l'époque où vous reverrez vos pénates et
tout ce qui vous est cher, si vous voulez visiter vos familles, je vous accorde
un congé. (6) Mais je vous attends ici, au retour du printemps, pour commencer,
avec le secours des dieux, une expédition qui nous promet beaucoup de gloire et
de butin." (7) Les Espagnols ne pouvaient qu'être flattés de la permission qu'on
leur offrait de revoir leurs foyers: car ils regrettaient leurs familles, et
prévoyaient pour l'avenir une plus longue séparation. (8) Le repos de tout un
hiver leur fit oublier les travaux passés, allégea d'avance ceux qu'ils allaient
souffrir, et rendit à leurs corps, à leurs âmes la vigueur nécessaire pour
supporter de nouvelles fatigues. Les premiers jours du printemps les trouvèrent
exacts au rappel. (9) Hannibal, après une revue de toutes ses troupes
auxiliaires, passe à Cadix, pour acquitter un voeu en l'honneur d'Hercule. Il
s'engage à de nouveaux sacrifices, si le succès couronne ses desseins. (10)
Puis, partageant ses soins entre l'attaque et la défense, afin qu'au moment où
il gagnera par terre l'Italie, en traversant l'Espagne et la Gaule, l'Afrique ne
restât pas, du côté de la Sicile, exposée, ouverte aux attaques des Romains, il
se proposa d'y laisser un corps d'armée formidable. (11) Il demanda donc à
l'Afrique un renfort de troupes légères, et surtout d'archers. Ainsi les
Africains devaient servir en Espagne, les Espagnols en Afrique, et tous, loin de
leurs pays, déployer plus de zèle et de courage, parce qu'ils devenaient les
garants mutuels de leur foi. (12) Il fit donc passer en Afrique treize mille
huit cent cinquante fantassins armés de boucliers légers, et huit cent
soixante-dix frondeurs baléares, avec douze cents cavaliers de différentes
nations. (13) Il ordonne que la moitié de ces troupes forme la garnison de
Carthage, et que l'autre soit répartie dans l'Afrique. En outre, ses recruteurs
ont levé, dans les différentes villes de l'Espagne, quatre mille hommes d'élite,
qui seront conduits à Carthage, pour lui servir à la fois d'otages et de
défenseurs.
Le songe d'Hannibal
[XXI, 22]
(1) Il ne crut pas devoir négliger l'Espagne; car il
n'ignorait point les tentatives qu'avaient faites à leur passage les
ambassadeurs romains, pour gagner les chefs de cette contrée. (2) Hasdrubal, son
frère, dont il connaît l'activité, commandera en ces lieux. Il lui laisse une
armée presque tout africaine; car elle est composée de onze mille huit cent
cinquante fantassins venus d'Afrique, de trois cents Liguriens et de cinq cents
Baléares. (3) À cette infanterie il ajoute, pour corps de cavalerie, trois cents
Libyphéniciens, race mixte de Phéniciens et d'Africains; environ dix-huit cents
Numides ou Maures, qui habitent près de l'Océan; un petit détachement de deux
cents cavaliers ilergètes, peuplade espagnole; et, pour compléter son armée de
terre, quatorze éléphants. (4) Il lui donna aussi une flotte pour défendre les
côtes de la mer, élément où les Romains avaient été victorieux, et où on pouvait
penser qu'ils renouvelleraient leurs attaques: composée de cinquante galères à
cinq rangs de rames, de deux à quatre rangs, et de cinq à trois, elle n'avait
que trente-deux quinquérèmes et cinq trirèmes armées et garnies de rameurs. (5)
De Cadix, Hannibal revint à Carthagène, où l'armée avait eu ses quartiers
d'hiver; puis, longeant la ville d'Onusa, il s'avança vers l'Hèbre et la côte de
la mer. (6) Là, dit-on, il vit en songe un jeune homme brillant d'un éclat
divin, et qui lui disait: "Jupiter m'envoie pour te guider en Italie; suis-moi,
sans jamais détourner la vue." (7) Saisi de respect, Hannibal le suit d'abord,
sans regarder autour de lui ni derrière. Par un instinct de curiosité si naturel
à l'homme, il se demande quel peut être l'objet qu'on lui défend de considérer;
il brûle de le connaître. (8) Il jette un regard, et alors il voit derrière lui
un serpent d'une grandeur prodigieuse, qui s'avance au milieu d'un vaste abattis
d'arbres et d'arbrisseaux; puis il entend un coup de tonnerre suivi d'un violent
orage. (9) Il demande ce que signifie ce monstre, ce prodige; on lui répond:
"C'est la dévastation de l'Italie. Marche donc sans interroger les dieux, sans
chercher à soulever le voile de l'avenir." |