Abrégé de l'histoire universelle depuis Charlemagne jusques à
Charlequint
Chapitre X : Louis le Débonnaire. |
L'Histoire des grands évènements de ce Monde n'est guère que
l'Histoire des crimes. Je ne vois point de Siècle que l'ambition des Séculiers
et des Ecclésiastiques n'ait rempli d'horreurs.
À peine Charlemagne est-il au tombeau, qu'une guerre civile désole sa Famille et
l'Empire.
Les Archevêques de Milan et de Crémone allumèrent les premiers feux. Leur
prétexte est que Bernard, Roi d'Italie, est le Chef de la Maison Carolingienne,
le fils de l'aîné de Charlemagne. On voit assez la véritable raison dans cette
fureur de remuer et dans cette frénésie d'ambition, qui s'autorise toujours des
lois même faites pour la réprimer. Un Évêque d'Orléans entre dans leurs
intrigues, l'oncle et le neveu lèvent des armées. On est prêt d'en venir aux
mains à Châlons sur Saône, mais le parti de l'Empereur gagne par argent et par
promesses la moitié de l'armée d'Italie. On négocie, c'est-à-dire on veut
tromper. Le Roi est assez imprudent pour venir dans le camp de son oncle. Louis
qu'on a nommé "le Débonnaire", parce qu'il était faible, et qui fut cruel par
faiblesse, fait crever les yeux à son neveu, qui lui demandait grâce à genoux.
Le malheureux Roi meurt dans les tourments du corps et de l'esprit, trois jours
après cette exécution cruelle. Alors Louis fait tondre et enfermer dans un
Monastère ses trois frères, dans la crainte qu'un jour le sang de Charlemagne,
trop respecté en eux, ne suscitât des guerres. Ce ne fut pas tout. L'empereur
fait arrêter tous les partisans de Bernard, que ce Roi avait nommés sous
l'espoir de sa grâce. Ils éprouvent le même supplice que le Roi. Les
Ecclésiastiques sont exceptés de la sentence. On les épargne, eux qui étaient
les auteurs de la guerre. La déposition ou l'exil sont leur seul châtiment.
Louis ménageait l'Église, et l'Église fit bientôt sentir qu'il faut être ferme
pour être respecté.
Dès l'an 817 Louis avait suivi le mauvais exemple de son père, en donnant des
Royaumes à ses enfants; et n'ayant ni le courage d'esprit de son père, ni
l'autorité que ce courage donne, il s'exposait à l'ingratitude. Oncle barbare et
frère trop dur, il fut un père trop facile.
Ayant associé à l'Empire son fils aîné, Lothaire, donné l'Aquitaine au second
nommé Pépin, la Bavière à Louis son troisième fils, il lui restait un jeune
enfant d'une nouvelle femme. C'est ce Charles le Chauve, qui fut depuis
Empereur. Il voulut après le partage, ne pas laisser sans État cet enfant d'une
femme qu'il aimait.
Une des sources du malheur de Louis le Débonnaire, et de tant de désastres plus
grands qui depuis ont affligé l'Europe, fut cet abus qui commençait à naître,
d'accorder de la puissance dans le monde à ceux qui ont renoncé au monde.
Cette scène mémorable commença par un Moine nommé Vala: c'était un de ces hommes
qui prennent la dureté pour la vertu, et l'opiniâtreté pour la confiance; qui
fiers d'une dévotion mal entendue se croient en droit d'éclater avec scandale
contre des abus moins grands que celui qui leur laisse cette liberté; et qui
factieux par zèle pensent remplir leur devoir en faisant le mal avec un air de
Christianisme.
Dans un Parlement tenu en 823 à Aix-la-chapelle, Parlement où étaient entrés les
Abbés, parce qu'ils étaient Seigneurs de grandes Terres, ce Vala reproche
publiquement à l'Empereur tous les désordres de l'État: «c'est vous, lui dit-il,
qui en êtes coupable». Il parle ensuite en particulier à chaque membre du
Parlement avec plus de sédition. Il ose accuser l'Impératrice Judith d'adultère.
Il veut prévenir et empêcher les dons que l'Empereur veut faire à ce fils, qu'il
a eu de l'Impératrice. Il déshonore et trouble la Famille Royale, et par
conséquent l'État, sous prétexte du bien de l'État même.
Enfin l'Empereur irrité renvoie Vala dans son Monastère, dont il n'eût jamais dû
sortir. Il se résout pour satisfaire sa femme, à donner à son fils une petite
partie de l'Allemagne vers le Rhin, le Pays des Suisses et la Franche-Comté.
Si dans l'Europe les Lois avaient été fondées sur la puissance paternelle; si
les esprits eussent été pénétrés de la nécessité du respect filial comme du
premier de tous les devoirs, ainsi que je l'ai remarqué de la Chine; les trois
enfants de l'Empereur, qui avaient reçu de lui des couronnes, ne se seraient
point révolté contre leur père, qui donnait un héritage à un enfant du second
lit.
D'abord ils se plaignirent: aussitôt le Moine de Corbie se joint à l'Abbé de
Saint Denis, plus factieux encore, et qui ayant les Abbayes de Saint Médard, de
Soissons et de Saint-Germain-des-Prés, pouvait lever des troupes, et en leva
ensuite. Les Évêques de Vienne, de Lyon, d'Amiens, unis à ces Moines, poussent
les Princes à la guerre civile, en déclarant rebelles à Dieu, à l'Église, ceux
qui ne seront pas de leur parti. En vain Louis le Débonnaire, au lieu
d'assembler des armées, convoque quatre
Conciles, dans lesquels on fait de bonnes et d'inutiles lois. Ses trois fils
prennent les armes. C'est, je crois, la première fois qu'on a vu trois enfants
soulevés ensemble contre leur père. L'Empereur arme à la fin. On voit deux camps
remplis d'Évêques, d'Abbés et de Moines. Mais du côté des Princes est le Pape
Grégoire IV dont le nom donne un grand poids à leur parti. C'était déjà
l'intérêt des Papes d'abaisser les Empereurs. Déjà un Étienne, prédécesseur de
Grégoire, s'était installé dans la Chaire
Pontificale sans l'agrément de Louis le Débonnaire. Brouiller le père avec les
enfants, semblait le moyen de s'agrandir sur leurs ruines. Le Pape Grégoire
vient donc en France, et menace l'Empereur de l'excommunier. Cette cérémonie
d'excommunication n'emportait pas encore l'idée qu'on voulut lui attacher
depuis. On n'osait pas prétendre qu'un excommunié dût être privé de ses biens
par la seule excommunication. Mais on croyait rendre un homme exécrable, et
rompre par ce glaive tous les liens qui peuvent attacher les hommes à lui.
Les Évêques du parti de l'Empereur se servirent de leur droit, et font dire
courageusement à l'Évêque, SI EXCOMMUNICATURUS VENIET, EXCOMMUNICATUS ABIBIT,
"S'il vient pour excommunier, il retournera excommunié lui-même". Ils lui
écrivent avec fermeté, en le traitant à-la-vérité de Pape, mais en même temps de
Frère. Grégoire plus fier encore leur mande «le terme de Frère sent trop
l'égalité, tenez-vous en à celui de Pape, reconnaissez ma supériorité, sachez
que l'autorité de ma chaire est au-dessus de celle du trône de Louis». Enfin il
élude dans cette Lettre le serment qu'il a fait à l'Empereur son Maître.
Au milieu de cette guerre on négocie. La supériorité devait donc être du côté du
Pape. Il était Prêtre et Italien, Louis était faible. Le Pontife le va trouver
dans son camp. Il y a le même avantage que Louis avait autrefois sur Bernard. Il
séduit ses troupes. À peine le Pape est-il sorti du camp, que la nuit même la
moitié des Troupes Impériales passe du côté de Lothaire son fils. Cette
désertion arriva près de Bâle, et la Plaine où le Pape avait négocié, s'appelle
encore le "Champ du mensonge". Alors le
Monarque malheureux se rend prisonnier à ses fils rebelles, avec sa femme
Judith, objet de leur haine. Il leur livre son fils Charles âgé de dix ans,
prétexte innocent de la guerre. Dans des temps plus barbares, comme sous Clovis
et ses enfants, ou dans des Pays tel que Constantinople, je ne serais point
surpris qu'on eût fait périr Judith et son fils, et même l'Empereur. Les
Vainqueurs se contentèrent de faire raser l'Impératrice, de la mettre en prison
en Lombardie, de renfermer le jeune Charles dans le Couvent de Prum, au milieu
de la Forêt des Ardennes, et de détrôner leur père. Il me semble, qu'en lisant
le désastre de ce père trop bon, on ressent au moins une satisfaction secrète,
quand on voit que ses fils ne furent guère moins ingrats envers cet Abbé Vala,
le premier auteur de ces troubles, et envers le Pape qui les avait si bien
soutenus. On voit avec plaisir le Pape retourner à Rome, méprisé des Vainqueurs,
et Vala se renfermer dans un Monastère en Italie.
Lothaire d'autant plus coupable qu'il était associé à l'Empire, traîne son père
prisonnier à Compiègne. Il y avait alors un abus funeste, introduit dans
l'Église, qui défendait de porter les armes et d'exercer les fonctions civiles
pendant le temps de la pénitence publique. Ces pénitences étaient rares, et ne
tombaient guère que sur quelques malheureux de la lie du peuple. On résolut de
faire subir à l'Empereur ce supplice infamant, sous le voile d'une humiliation
Chrétienne et volontaire, et de lui imposer une pénitence perpétuelle, qui le
dégraderait pour toujours.
Louis est intimidé. Il a la lâcheté de condescendre à cette proposition qu'on a
la hardiesse de lui faire. Un Archevêque de Reims, nommé Elbon, tiré de la
condition servile, malgré les lois élevé à cette dignité par Louis même, dépose
ainsi son Souverain et son bienfaiteur. On fait comparaître le Souverain entouré
de trente Évêques, de Chanoines, de Moines, dans l'Église de Notre Dame de
Soissons. Lothaire son fils présent y jouit de l'humiliation de son père. On
fait étendre un cilice devant l'autel. L'Archevêque ordonne à l'Empereur d'ôter
son baudrier, son épée, son habit, et de se prosterner sur ce cilice. Louis le
visage contre terre, demande lui-même la pénitence publique, qu'il ne méritait
que trop en s'y soumettant. L'Archevêque le force de lire à haute voix un
papier, dans lequel il s'accuse de sacrilège et d'homicide. Le malheureux lit
posément la liste de ses crimes, parmi lesquels il est spécifié qu'il avait fait
marcher ses troupes en Carême, et indiqué un Parlement un Jeudi Saint. On dresse
un procès verbal de toute cette action: monument encore subsistant d'insolence
et de bassesse. Dans ce procès verbal on ne daigne pas seulement nommer Louis du
nom d'Empereur: il y est appelé DOMINUS LUDOVICUS, "noble homme, vénérable
homme".
Louis fut enfermé un an dans une cellule du Couvent de Saint Médard de Soissons,
vêtu du sac de pénitent, sans domestiques, sans consolation, mort pour le reste
du monde. S'il n'avait eu qu'un fils, il était perdu pour toujours; mais ses
trois enfants disputant ses dépouilles, leur désunion rendit au père sa liberté
et sa couronne.
En 834, transféré à Saint Denis, deux de ses fils, Louis et Pépin, vinrent le
rétablir, et remettre entre ses bras sa femme et son fils Charles.
En 835, l'Assemblée de Soissons est anathématisée par une autre à Thionville;
mais il n'en coûta à l'Archevêque de Reims que la perte de son Siège, encore
fut-il jugé déposé dans la Sacristie. L'Empereur l'avait été en public aux pieds
de l'Autel. Quelques Évêques furent déposés aussi. L'Empereur ne put ou n'osa
les punir davantage.
Bientôt après un de ces mêmes enfants qui l'avaient rétabli, Louis de Bavière,
se révolta encore. Le malheureux père mourut de chagrin dans une tente auprès de
Mayence, en disant, "Je pardonne à Louis, mais qu'il sache qu'il m'a donné la
mort". (20 Juin 840)
Il confirma solennellement par son testament la donation de Pépin et de
Charlemagne à l'Église de Rome. Il y ajouta la Corse, la Sardaigne et la Sicile.
Dons inutiles autant que pieux: les Mahométans, comme je le dirai, envahissaient
déjà ces Provinces.
Les présents de l'Istrie, de Bénévent, du Territoire de Venise, faits par
Charlemagne, n'ont pas eu plus d'effet. Ils étaient occupés par des Seigneurs
particuliers, qui s'en disputaient la propriété. C'était en effet donner aux
Papes des Terres à conquérir.
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