Abrégé de l'histoire universelle depuis Charlemagne jusques à
Charlequint
Chapitre XII : Des Normands vers le IVe Siècle. |
Il est difficile de dire quel Pays de l'Europe était alors plus
mal gouverné et plus malheureux. Tout étant divisé, tout était faible. Cette
confusion ouvrit un passage aux Peuples de la Scandinavie et aux habitants des
bords de la Mer Baltique. Ces Sauvages trop nombreux n'ayant à cultiver que des
terres ingrates, manquant de Manufactures et privés d'Arts, ne cherchaient qu'à
se répandre loin de leur patrie. Le brigandage et la piraterie leur était
nécessaire, comme le carnage aux bêtes féroces. En Allemagne on les appelait
"Normands, Hommes du Nord", sans distinction, comme nous disons encore en
général les "Corsaires de Barbarie". Dès le IVe Siècle ils se mêlèrent aux flots
des autres Barbares, qui portèrent la désolation jusqu'à Rome et en Afrique. On
a vu que resserrés sous Charlemagne, ils craignirent l'esclavage. Dès le temps
de Louis le Débonnaire ils recommencèrent leurs courses. Les forêts dont ces
Pays étaient hérissés, leur fournissaient assez de bois pour construire leurs
barques à deux voiles à rames. Environ cent hommes tenaient dans ces bâtiments,
avec leurs provisions de bière, de biscuit de mer, de fromage, et de viande
salée. Ils côtoyaient les côtes, descendaient où ils ne trouvaient point de
résistance, et retournaient chez eux avec leur butin, qu'ils partageaient
ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu'il se pratique à Tunis. Dès l'an
843 ils entrèrent en France par l'embouchure de la Rivière de la Seine, et
mirent la Ville de Rouen au pillage. Une autre flotte entra par la Loire, et
dévasta tout jusqu'en Touraine. Ils emmenaient en esclavage les hommes, ils
partageaient entre eux les femmes et les filles, prenant jusqu'aux enfants pour
les élever dans leur métier de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout était
emporté. Ils vendaient quelquefois sur une côte ce qu'ils avaient pillé sur une
autre. Leurs premiers gains excitèrent la cupidité de leurs compatriotes
indigents. Les habitants des côtes Germaniques et Gauloises se joignirent à eux,
ainsi que tant de renégats de Provence et de Sicile ont servi sur les vaisseaux
d'Alger.
En 844 ils couvrirent la mer de vaisseaux. On les vit descendre presqu'à la fois
en Angleterre, en France et en Espagne. Il faut que le Gouvernement des Français
et des Anglais fût moins bon que celui des Mahométans, qui régnaient en Espagne;
car il n'y eut nulle mesure prise par les Français ni par les Anglais, pour
empêcher ces irruptions; mais en Espagne les Arabes gardèrent leurs côtes, et
repoussèrent enfin les Pirates.
En 845 les Normands pillèrent Hambourg, et pénétrèrent avant dans l'Allemagne.
Ce n'était plus alors un ramassis de Corsaires sans ordre, c'était une flotte de
six cents bateaux, qui portait une armée formidable. Un Roi de Danemark, nommé
Eric, était à leur tête. Il gagna deux batailles avant de se rembarquer. Ce Roi
des Pirates après être retourné chez lui avec les dépouilles Allemandes, envoie
en France un des Chefs des Corsaires, à qui les Histoires donnent le nom de
Régner. Il remonte la Seine à cent vingt voiles. Il n'y a point d'apparence que
ces cent vingt voiles portaient dix mille hommes. Cependant avec un nombre
probablement inférieur, il pille Rouen une seconde fois, et vient jusqu'à Paris.
Dans de pareilles invasions, quand la faiblesse du Gouvernement n'a pourvu à
rien, la terreur du peuple augmente le péril, et le plus grand nombre fuit
devant le plus petit. Les Parisiens qui se défendirent dans d'autres temps avec
tant de courage, abandonnèrent alors leur Ville, et les Normands n'y trouvèrent
que des maisons de bois qu'ils brûlèrent. Le malheureux Roi, Charles le Chauve,
retranché à Saint Denis avec peu de troupes, au lieu de s'opposer à ces
Barbares, acheta de quatorze mille marcs d'argent la retraite qu'ils daignèrent
faire. On est indigné quand on lit dans nos Auteurs que plusieurs de ces
Barbares furent punis de mort subite pour avoir pillé l'Église de
Saint-Germain-des-Prés. Ni les Peuples, ni leurs Saints ne se défendirent, mais
les vaincus se donnent toujours la honteuse consolation de supposer des miracles
opérés contre leurs vainqueurs.
Charles le Chauve, en achetant ainsi la paix, ne faisait que donner à ces
Pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, et s'ôter celui de la soutenir.
Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger Bordeaux, qu'ils
pillèrent. Pour comble d'humiliation et d'horreur, un descendant de Charlemagne,
Pépin Roi d'Aquitaine, n'ayant pu leur résister, s'unit avec eux, et alors la
France vers l'an 858 fut entièrement ravagée. Les Normands fortifiés de tout ce
qui se joignait à eux, désolèrent longtemps l'Allemagne, la Flandres,
l'Angleterre. Nous avons vu depuis peu des armées de cent mille hommes pouvoir à
peine prendre deux Villes après des victoires signalées; tant l'Art de fortifier
les places et de préparer des ressources a été perfectionné; mais alors des
Barbares combattant d'autres Barbares désunis, ne trouvaient après le premier
succès, presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus quelquefois, ils
reparaissaient avec de nouvelles forces.
Godefroi, Roi de Danemark, à qui Charles le Gros céda enfin une partie de la
Hollande en 882, pénètre de la Hollande en Flandres, ses Normands passent de la
Somme à l'Oise sans résistance, prennent et brûlent Pontoise, et arrivent par
eau et par terre devant Paris, en 885.
Les Parisiens qui s'attendaient alors à l'irruption des Barbares,
n'abandonnèrent point la Ville, comme autrefois. Le Comte de Paris, Ode ou
Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la Ville un
ordre qui anima les courages, et qui leur tint lieu de tours et de remparts.
Sigefroi, Chef des Normands, pressa le siège avec une fureur opiniâtre, mais non
destituée d'arts. Les Normands se servirent du bélier pour battre les murs. Ils
firent brèche, et donnèrent trois assauts. Les Parisiens les soutinrent avec un
courage inébranlable. Ils avaient à leur tête non seulement le Comte Eudes, mais
encore leur Évêque Goflin, qui chaque jour après avoir donné la bénédiction à
son peuple, se mettait sur la brèche, le casque en tête, un carquois sur le dos,
et une hache à sa ceinture, et ayant planté la croix sur le rempart, combattait
à sa vue. Il paraît que cet Évêque avait dans la Ville autant d'autorité pour le
moins que le Comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s'était d'abord
adressé, pour entrer par sa permission dans Paris. Ce Prélat mourut de ses
fatigues au milieu du siège, laissant une mémoire respectable et chère; car s'il
arma des mains que la Religion réservait seulement au ministère de l'Autel, il
les arma pour cet autel même et pour des citoyens dans la cause la plus juste,
et pour la défense la plus nécessaire, qui est toujours au-dessus des lois. Ses
confrères ne s'étaient armés que dans des Guerres Civiles et contre des
Chrétiens. Peut-être, si l'apothéose est due à quelques hommes, eût-il mieux
valu mettre dans le Ciel ce Prélat qui combattit et mourut pour son Pays, que
tant d'hommes obscurs, dont la vertu, s'ils en ont eu, a été pour le moins
inutile au Monde.
Les Normands tinrent la Ville assiégée une année et demie, les Parisiens
éprouvèrent toutes les horreurs qu'entraînent dans un long siège la famine et la
contagion, qui en sont les suites, et ne furent point ébranlés. Au bout de ce
temps l'Empereur Charles le Gros, Roi de France, parut enfin à leurs secours sur
le Mont de Mars, qu'on appelle aujourd'hui Montmartre, mais il n'osa pas
attaquer les Normands, il ne vint que pour acheter encore une trêve honteuse.
Ces Barbares quittèrent Paris pour aller assiéger Sens et piller la Bourgogne,
tandis que Charles alla dans Mayence assembler ce Parlement qui lui ôta un trône
dont il était si indigne.
Les Normands continuèrent leurs dévastations, mais quoiqu'ennemis du Nom
Chrétien il ne leur vint jamais en pensée de forcer personne à renoncer au
Christianisme. Ils étaient à peu près tels que les Francs, les Goths, les Alains,
les Huns, les Hérules, qui en cherchant au IVe Siècle de nouvelles Terres, loin
d'imposer une Religion aux Romains, s'accommodèrent aisément de la leur: ainsi
les Turcs en pillant l'Empire des Califes, se sont fournis à la Religion
Mahométane.
Enfin Rolon ou Raoul, le plus illustre de ces Brigands du Nord, après avoir été
chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux qui voulurent
s'attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, et fonda l'espérance de
sa grandeur sur la faiblesse de l'Europe. Il aborda l'Angleterre, où ses
compatriotes étaient déjà établis; mais après deux victoires inutiles il
retourna du côté de la France, que d'autres Normands savaient ruiner, mais
qu'ils ne savaient pas asservir.
Rolon fut le seul de ces Barbares qui cessa d'en mériter le nom, en cherchant un
établissement fixe. Maître de Rouen sans peine, au lieu de la détruire, il en
fit relever les murailles et les tours. Rouen devint sa place d'armes, de-là il
volait tantôt en Angleterre, tantôt en France, faisant la guerre avec politique,
comme avec fureur. La France était expirante sous le règne de Charles le Simple,
Roi de nom, et dont la Monarchie était encore plus démembrée par les Ducs, par
les Comtes et par les Barons ses sujets, que par les Normands. Charles n'avait
donné que de l'or aux Barbares, Charles le Simple offrit à Rolon sa fille et des
provinces.
Raoul demanda d'abord la Normandie, et on fut trop heureux de la lui céder. Il
demanda ensuite la Bretagne, on disputa, mais il fallut la céder encore avec des
clauses que le plus fort explique toujours à son avantage. Ainsi la Bretagne qui
était tout à l'heure un Royaume, devint un Fief de la Neustrie; et la Neustrie
qu'on s'accoutuma bientôt à nommer Normandie du nom de ses usurpateurs, fut un
État séparé, dont les Ducs rendaient un vain hommage à la couronne de France.
L'Archevêque de Rouen sut persuader à Rolon de se faire Chrétien. Ce Prince
embrassa volontiers une Religion qui affermissait sa puissance.
Les véritables Conquérants sont ceux qui savent faire des lois. Leur puissance
est stable, les autres sont des torrents qui passent. Rolon paisible fut le seul
Législateur de son temps dans le Continent Chrétien. On sait avec quelle
inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol chez ses Danois, qui
n'avaient jusques-là vécu que de rapine. Longtemps après lui son nom seul
prononcé, était un ordre aux Officiers de Justice d'accourir pour réprimer la
violence, et de-là est venu cet usage de la clameur de "Haro", si connue en
Normandie. Le sang des Danois et des Francs mêlés ensemble produisit ensuite
dans ce Pays ces Héros qu'on verra conquérir l'Angleterre et la Sicile.
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