XIX. Différend
entre Albe et Rome
An
de Rome 84
XIX.
Tullus et Mettius ne consentirent ni l’un ni l’autre à quitter leur patrie et
soutenaient leurs droits avec opiniâtreté. Tullus s’appuyait sur la célébrité de
Romulus et sur sa puissance présente ; Fuffetius sur l’antiquité d’Albe,
métropole de nombreuses colonies et de Rome même : tous deux, pleins de fierté,
affichaient de hautes prétentions. Ils renoncèrent donc à ce point du débat et
la discussion s’engagea sur la suprématie : ils voyaient bien que les deux
peuple vivaient l’un auprès de l’autre, sans danger et sans trouble, par la
jouissance des mêmes droits. Des deux côtés, on mit en avant des considérations
tirées des sentiments que la nature inspire aux hommes pour leurs semblables et
de leur désir de dominer ; on fit valoir tour à tour de nombreux arguments, en
apparence fondés sur la justice, pour s’amener mutuellement à céder ; mais le
début n’aboutit à rien, et il fut convenu que la suprématie serait disputée les
armes à la main.
XX.
Tullus Hostilius; son caractère
XX.
Tullus était regardé comme plein de courage dans les combats ; mais il
professait un souverain mépris pour les dieux et négligea leur culte, jusqu’au
moment où survint une peste dont il fut atteint lui-même. Alors il se montra
fort religieux et créa de nouveaux prêtres, appelés Saliens Collins.
XXI.
Ancus Marcius se résout à faire la guerre aux Latins
An
de Rome 115
XXI.
Il ne suffit pas à ceux qui veulent conserver la paix de ne pas causer de
dommage aux autres, et le repos qui ne s’appuie point sur une grande aptitude
pour agir, ne saurait sauver un peuple ; plus on désire, plus on est exposés à
toutes les attaques : Marcius le comprit et changea de conduite. Il reconnut que
l’amour de la paix n’est pas une puissante sauvegarde, sans toutes les
ressources nécessaires pour la guerre ; il sentit aussi que les douceurs du
repos sont bientôt et facilement perdues pour ceux qui les recherchent à
contre-temps. La guerre lui parut donc un moyen plus honorable et plus sûr de
préparer la paix, de s’en occuper efficacement ; il se mit en campagne et il
recouvra, malgré les Latins, ce qu’ils avaient refusé de lui rendre, avant qu’il
leur eût fait aucun mal.
XXII. Tarquin l'Ancien; son caractère; il devient roi
An
de Rome 138
XXII. Tarquin fit toujours à propos usage de ses richesses, de sa prudence,
de son esprit fin et enjoué : il se concilia si bien la faveur de Marcius, que
celui-ci l’éleva au rang de patricien et de sénateur, le nomma souvent chef de
son armée et lui confia la tutelle de ses enfants et de son royaume. Les
citoyens ne lui témoignaient pas moins d’affection que le Roi : c’est ainsi
qu’il parvint au premier rang avec l’assentiment de tous.
Voici par quels moyens : ne négligeant rien de ce qui devait assurer sa
puissance, il ne montrait aucun orgueil ; bien au contraire, modeste dans la
position la plus élevée, il se chargeait ouvertement pour les autres de tout ce
qui était pénible : quant aux choses agréables, il les leur abandonnait
volontiers ; ne gardant rien pour lui, ou presque rien, et jouissant en secret
du peu qu’il s’était réservé. Une entreprise réussissait-elle, il attribuait le
succès au premier venu plutôt qu’à lui-même, laissant chacun en recueillir le
fruit, suivant ses besoins. Eprouvait-il un échec, il ne l’imputait jamais à un
autre et n’en faisait partager à personne la responsabilité.
De plus, il sut plaire à toute la cour et à chacun des amis de Marcius, par ses
actions comme par ses paroles. Libéral dans l’emploi de ses richesses, prêt à
servir ceux qui réclamaient son appui, ses discours et ses actes n’avaient
jamais rien de blessant : jamais il ne se déclara spontanémént l’ennemi de
personne. Enfin, recevait-il un service, il le grossissait ; avait-il essuyé un
mauvais procédé, il le dissimulait complètement, ou il s’efforçait de
l’atténuer, loin d’en tirer vengeance : il n’avait de cesse qu’après avoir gagné
par ses bienfaits celui dont il avait à se plaindre.
Par cette manière d’agir, qui lui attira l’amitié de Marcius et de sa cour, il
acquit une grande réputation de sagesse : plus tard, sa conduite fit voir que la
plupart des hommes ne méritent aucune confiance à cause de la duplicité de leur
caractère, et parce qu’ils laissent leur âme se corrompre par la puissance et la
prospérité.
XXIII. Tarquin le Superbe; son caractère; sa politique; sa cruauté
An
de Rome 220
XXIII. Tarquin, aussitôt qu’il fût en mesure d’imposer le joug aux Romains,
même malgré eux, fit arrêter d’abord les membres les plus considérables du
sénat, puis ceux des autres ordres. Il ordonna ouvertement la mort de ceux qui
pouvaient être l’objet d’une accusation spécieuse, et ils étaient en grand
nombre : d’autres furent massacrés en secret, quelques-uns envoyés en exil Ce
n’était point, parce que plusieurs avaient montré plus d’affection pour Tullius
que pour lui ; parce qu’ils se distinguaient par la naissance, les richesses,
l’élévation des sentiments, ou bien par un courage éclatant et une sagesse
remarquable, que Tarquin les fit périr, pour se venger ou pour prévenir leurs
attaques ; soit par envie, soit à cause de la haine qu’il croyait leur inspirer,
par cela même que leurs moeurs étaient différentes des siennes. Il n’épargna pas
davantage ses plus fidèles amis, ceux dont le dévouement lui avait frayé le
chemin du trône ; persuadé que leur audace et leur désir d’innover qui lui
avaient donné l’empire pourraient le faire passer dans d’autres mains.
Tarquin détruisit ainsi la fleur du sénat et des chevaliers. Il ne remplaça pas
ceux qui avaient péri : convaincu qu’il était détesté de toute la nation, il
voulait affaiblir ces deux ordres, en les réduisant à quelques membres : il
chercha même à faire complètement disparaître le sénat ; regardant toute réunion
d’homme, et surtout une réunion d’hommes d’élite, depuis longtemps revêtus d’une
sorte de magistrature, comme l’ennemi le plus redoutable pour un tyran.
Il craignait que la multitude, ou même ses propres satellites qui eux aussi
étaient citoyens, ne se révoltassent ; indignés du changement de la
Constitution. Il n’exécuta donc pas son projet ouvertement ; mais il parvint à
ses fins par un manège habile : il ne comblait pas les vides du sénat et ne
communiquait rien d’important aux membres survivants. Il les convoquait bien
encore, mais ce n’était pas pour les faire participer au maniement des intérêts
publics ; il voulait seulement leur montrer combien ils étaient peu nombreux, et
par cela même faibles et méprisables. Quant aux affaires, il les expédiait
presque toutes seul ou avec ses fils ; afin qu’aucun citoyen n’eût de
l’influence, ou dans la crainte de divulguer ses iniquités.
Il était difficile d’arriver jusqu’à lui et de l’entretenir : sa fierté et sa
cruauté envers tous les citoyens indistinctement furent telles, qu’on lui donna
le surnom de Superbe. Entre autres actes de barbarie, commis par Tarquin et par
ses fils, on cite celui-ci : un jour il fit attacher à des poteaux, sur la place
publique, en présence du peuple, plusieurs citoyens nus, qui furent battus de
verges et mis à mort ; genre de supplice alors inventé par ce tyran et souvent
mis en usage dans la suite.
XXIV. Lucius Junius feint d'être insensé; il est surnommé Brutus
An
de Rome 221
XXIV. Lucius Junius, fils de la soeur de Tarquin, en proie à de vives
craintes après que son oncle, peu content d’avoir mis son père à mort, l’eût
dépouillé lui-même de ses biens, feignit d’être fou pour conserver la vie : il
savait bien que les hommes d’une raison élevée, alors surtout qu’ils ont une
illustre origine, font ombrage aux tyrans. Cette résolution une fois prise, il
joua parfaitement son rôle et fut appelé Brutus, nom que les Latins donnaient
aux insensés. Envoyé à Delphes avec Titus et Aruns, pour leur servir de jouet,
il disait qu’il offrirait aux dieux un bâton, qui semblait ne signifier rien
d’important.
Le présent de Brutus, je veux dire ce bâton, devint pour Titus et Aruns un sujet
de plaisanterie. Un jour ils demandèrent à l’oracle quel serait l’héritier de la
puissance de leur père. Il répondit : celui qui le premier baisera sa mère,
règnera sur Rome. Aussitôt Brutus se laissa tomber, comme par hasard, et baisa
la terre ; la regardant comme la mère de tous les hommes.
XXV.
Le mont Tarpéien reçoit le nom de Capitole; borne milliaire
An
de Rome 242
XXV.
En creusant à Rome les fondements d’un temple, on trouva la tête d’un homme tué
recemment, toute souillée de sang et de poussière. Un devin de Toscane, consulté
à ce sujet, fit que cette ville deviendrait la capitale d’un grand nombre de
nations ; mais que ce serait par le sang et les massacres. Le nom de Capitole
fut donné, à cette occasion, au mont tarpéien.
On appelle Borne milliaire celle qui indique une mesure de mille pas : millia
signifie la même chose que "chilia".
XXVI. Les Tarquins sont détrônés; histoire de Lucrèce
An
de Rome 244
XXVI. Voici à quelle occasion Brutus détrôna les Tarquins : un jour, pendant
le siège d’Ardée, les fils de Tarquin soupaient avec Collatin et Brutus, qui
étaient de leur âge et leurs parents. La conversation tomba sur la vertu de
leurs femmes, et chacun donnant la palme à la sienne, une disputé éclata. Elles
étaient toutes loin du camp : il fut donc convenu qu’ils monteraient à cheval
pour se rendre incontinent auprès d’elles, cette nuit même, avant qu’elles
fussent informées de leur visite. Ils partent sur-le-champ et trouvent leurs
femmes occupées à discourir : Lucrèce seule, épouse de Collatin, travaillait à
la laine.
Son nom vole aussitôt de bouche en bouche : cette célébrité allume dans Sextus
le désir de la déshonorer. Peut-être aussi fut-il épris de sa rare beauté ; mais
il voulut flétrir sa réputation, encore plus que sa personne. Il épia le moment
où Collatin était dans le pays des Rutules, pour aller à Collatie : arrivé, de
nuit, auprès de Lucrèce, il fut reçu comme il devait l’être par une parente, et
trouva chez elle sa table et un logement.
D’abord il employa la persuasion pour l’entraîner à l’adultère : n’ayant rien
obtenu, il recourut à la violence ; et comme il ne réussit pas davantage, il
imagina, (qui pourrait le croire !) Un moyen de la faire consentir à son propre
déshonneur. Il la menaça de l’égorger ; mais Lucrèce resta impassible. Sextus
ajouta qu’il tuerait aussi un de ses esclaves : elle ne fut pas plus émue. Alors
il la menaça, en outre, de placer le cadavre de cet esclave dans son lit et de
répéter partout que les ayant surpris dans la même couche, il leur avait donné
la mort. A ces mots, Lucrèce ne résista plus : dans la crainte que cette
calomnie ne fût accueillie, elle aima mieux s’abandonner à Sextus et quitter la
vie, après avoir tout révélé, que de mourir sur-le-champ couverte d’infamie :
elle se résigna donc à un crime volontaire.
A peine est-il consommé, qu’elle place un poignard sous son oreiller, et mande
son père et son époux : ils accourent en toute hâte. Lucrèce fond en larmes et
poussant un profond soupir : "Mon père, dit-elle (je rougirais bien plus de
m’ouvrir à mon époux qu’à toi), cette nuit n’a pas été heureuse pour ta fille !
Sextus m’a fait violence, en me menaçant de me donner la mort, ainsi qu’à un de
mes esclaves, comme s’il l’avait surpris dans mon lit. Par là, il m’a réduite à
devenir criminelle, pour que vous ne me crussiez pas capable d’une pareille
infamie. Je suis femme et je remplirai mon devoir ; mais vous, si vous êtes
hommes, si vous veillez sur vos épouses et sur vos enfants, vengez-moi ;
recouvrez votre liberté et montrez aux tyrans qui vous êtes et quelle femme ils
ont déshonorée." A ces mots, sans attendre leur réponse, elle saisit le poignard
qu’elle a caché et se tue.
XXVII. Réflexions morales et politiques
XXVII. Le vulgaire juge toujours des choses d’après ceux qui les font : tels
il les a reconnus, tels il estime leurs actes.
Tout homme préfère les choses qu’il ne connaît pas à celles dont il a fait
l’expérience : il attend plus de ce qui est encore incertain que de ce qui lui
inspire de l’aversion.
Tous les changements sont pleins de dangers, surtout les changements politiques
: souvent ils causent les plus grands malheurs aux simples citoyens, comme aux
empires. Aussi les hommes sages aiment-ils mieux rester dans le même état,
quelque imparfait qu’il puisse être, que de se voir en butte à de continuelles
vicissitudes.
Les vues et les désirs de l’homme varient, suivant les événements : les
dispositions de son esprit dépendent de sa situation présente.
La royauté n’exige pas seulement du courage : elle demande, avant tout, beaucoup
de savoir et d’expérience. L’homme qui, sans en être pourvu, approcherait de ce
poste redoutable ne saurait se conduire avec sagesse. Aussi plusieurs rois,
comme s’ils étaient montés à un rang pour lequel ils n’étaient pas faits, n’ont
pu s’y maintenir : ils sont tombés, frappés de vertige et entraînant dans leur
chute les peuples soumis à leurs lois.
Jugez de ce que les hommes doivent faire d’après leurs actes passés, et non par
les dehors dont ils se couvrent, quand ils vous adressent des prières ; et vous
ne serez point trompés : les actions condamnables dérivent véritablement des
dispositions de coeur ; tandis qu’il est facile d’emprunter un langage spécieux.
Un homme doit donc être apprécié d’après ce qu’il a fait, et non d’après ce
qu’il promet de faire.
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