Le règne de
Nerva
1. Après la
mort de Domitien, les Romains proclamèrent empereur Coccéius Nerva. En haine du
tyran, ses nombreuses statues d'argent et même d'or furent fondues, et l'on en
retira des sommes énormes ; on renversa aussi les arcs de triomphes, élevés en
trop grand nombre pour un seul homme. Nerva fit absoudre ceux qui étaient
accusés de lèse-majesté, et rappela les exilés ; quant aux esclaves et aux
affranchis qui avaient dressé des embûches à leurs maîtres, il les fit tous
mettre à mort. Il ne permit plus aux gens de cette condition de porter aucune
plainte en justice contre leurs maîtres ; il ne permit pas aux autres d'accuser
personne de lèse-majesté ou de judaïsme. Beaucoup de délateurs furent condamnés
à mort ; parmi eux, le philosophe Séras. Un trouble extraordinaire étant survenu
parce que tous se faisaient les accusateurs de tous, on rapporte que le consul
Fronton dit que si c'est un malheur d'avoir un prince sous qui il n'est permis à
personne de rien faire, c'en est un pire encore quand il permet tout à tous ; et
Nerva, qui entendit ces paroles, défendit d'user à l'avenir d'une telle licence
... La vieillesse et une débilité qui lui faisait vomir sans cesse sa nourriture
avaient affaibli Nerva.
2. Il défendit qu'on lui élevât des statues d'or ou d'argent. Il rendit
aux citoyens dépouillés sans motif par Domitien, toutes les sommes qui se
trouvaient être encore dans le fisc. Il assigna aux citoyens pauvres de Rome des
terres pour le prix d'environ quinze cent mille drachmes, dont il confia
l'acquisition et la distribution à des sénateurs. Comme il manquait d'argent, il
vendit quantité de vêtements, de vases d'argent et d'or, ainsi que d'autres
meubles, tant des siens propres que ceux de l'Etat, quantité de terres et de
maisons, ou plutôt il vendit tout, excepté les objets nécessaires. Au reste, il
ne montra aucune petitesse à l'égard du prix de ces objets ; loin de là, il en
fit un moyen d'obliger les gens. Il abolit un grand nombre de sacrifices, de
jeux du cirque et d'autres spectacles, restreignant, autant que possible, les
dépenses. Il jura, en plein sénat, qu'il ne ferait mourir aucun sénateur, et il
garda son serment, bien qu'on ait attenté à sa vie. Il ne faisait rien sans la
participation de citoyens du premier rang. Il publia plusieurs lois, entre
autres, pour défendre de faire aucun homme eunuque, et d'épouser sa nièce. Bien
que Verginius Rufus eût été plusieurs fois proclamé empereur, il ne fit pas
difficulté de le prendre pour collègue au consulat ; on mit sur le tombeau de
Verginius cette inscription : «Après la défaite de Vindex, il assura l'empire,
non à lui-même, mais à sa patrie».
3. Nerva
gouvernait avec tant d'honnêteté, qu'il dit un jour : «Je n'ai rien fait qui
puisse m'empêcher de déposer l'empire et de vivre en sûreté dans une condition
privée». Crassus Calpurnius, descendant des fameux Crassus, ayant conjuré avec
quelques autres contre lui, il les fit asseoir à ses côtés pendant un spectacle,
avant qu'ils sussent que leur conjuration était découverte, et leur donna des
épées, en apparence pour examiner, comme c'est la coutume, si elles étaient
pointues ; mais, en réalité, pour faire voir que peu lui importait de mourir
sur-le-champ en ce lieu même. Aelianus Caspérius, qui, sous son règne, comme
sous celui de Domitien, commandait les gardes prétoriennes, souleva les soldats
contre lui, en les poussant à demander la mort de quelques citoyens. Nerva
opposa une telle résistance à cette demande, qu'il leur présenta le cou et leur
montra qu'ils devaient alors l'égorger. Mais cette résistance ne servit de rien
; ceux qu'Aelianus voulait furent massacrés. Aussi Nerva, se voyant méprisé à
cause de sa vieillesse, monta au Capitole et dit à haute voix : «Puisse la chose
être heureuse et favorable pour le sénat et le peuple romain, ainsi que pour
moi-même ! J'adopte M. Ulpius Nerva Trajan». Après cela, il le déclara César
dans le sénat, et lui écrivit de sa propre main (Trajan commandait en Germanie)
: «Que les Danaëns expient mes larmes sous les coups de tes flèches».
4. Voilà
comment Trajan devint César et ensuite Empereur, bien que Nerva eût des parents.
Mais Nerva ne préféra pas sa parenté au salut de l'État ; bien que Trajan fût
Espagnol et non Italien, ni même issu d'Italien, il ne l'en adopta pas moins
malgré cela, car, jusqu'à ce jour, aucun étranger n'avait été empereur des
Romains ; il crut qu'il fallait examiner le mérite d'un homme et non sa patrie.
Il mourut après cette adoption, à la suite d'un règne d'un an quatre mois neuf
jours ; il avait vécu soixante cinq ans dix mois dix jours.
Le règne de Trajan
5. Trajan
avait eu, avant d'arriver à l'empire, le songe que voici : il lui semblait qu'un
homme âgé, revêtu de la prétexte et orné d'une couronne comme on représente le
sénat, lui imprimait avec un anneau son cachet au côté gauche du cou, puis sur
le côté droit. Lorsqu'il fut devenu empereur, il écrivit au sénat de sa propre
main, entre autres choses, qu'il ne ferait périr ou ne noterait d'infamie aucun
homme de bien ; et ces promesses, il les confirma par serments, tant sur le
moment que dans la suite. [Il jura de ne point verser de sang, et il resta
fidèle à ce serment dans ses actes, bien qu'on ait attenté à ses jours. Il n'y
avait dans son caractère aucune duplicité, aucune ruse, aucune rudesse ; loin de
là, il aimait et accueillait les gens de bien, et il leur accordait des honneurs
; quant aux autres, il ne s'en mettait pas en peine : l'âge lui avait donné de
la maturité.] Ayant envoyé quérir Aelianus et les gardes prétoriennes, qui
s'étaient soulevés contre Nerva, comme s'il eût eu dessein de s'en servir, il se
débarrassa d'eux. Il ne fut pas plutôt arrivé à Rome, qu'il fit plusieurs
règlements pour la réformation de l'État et en faveur des gens de bien, dont il
s'occupait avec un soin si particulier qu'il accorda des fonds aux villes
d'Italie pour l'éducation des enfants, dont il se faisait ainsi le bienfaiteur.
Plotine, sa femme, la première fois qu'elle entra dans le palais, arrivée au
haut des degrés, s'étant tournée vers le peuple, «Telle j'entre ici, dit-elle,
telle je veux en sortir». Durant tout son règne, elle se conduisit de façon à ce
qu'on n'eût rien à lui reprocher.
6. Après un
séjour de quelque temps à Rome, il entreprit une expédition contre les Daces,
songeant à leur conduite, affligé du tribut qu'ils recevaient tous les ans, et
voyant avec leurs troupes s'augmenter leur orgueil. Décébale fut saisi de
crainte à la nouvelle de sa marche ; il savait bien, en effet, qu'auparavant ce
n'était pas les Romains, mais Domitien qu'il avait vaincu, et qu'à présent il
allait avoir à combattre contre les Romains et contre l'empereur Trajan. Car
Trajan brillait au plus haut degré par sa justice, par son courage et par la
simplicité de ses moeurs. Il avait le corps robuste (il était âgé de
quarante-deux ans lorsqu'il parvint à l'empire), [en sorte qu'il supportait
autant que personne toutes les fatigues ;] une âme vigoureuse, en sorte qu'il
était exempt et de la fougue de la jeunessse et de la lenteur de la vieillesse.
Bien loin de porter envie à quelqu'un ou de l'amoindrir, il honorait tous les
gens de bien et il les élevait en dignité ; aussi ne redoutait-il et ne
haïssait-il aucun d'eux. Il n'ajoutait aucune foi aux calomnies, et n'était
nullement esclave de la colère. Il s'abstenait du bien d'autrui à l'égal des
meurtres injustes.
7. Il
dépensait beaucoup pour la guerre, beaucoup aussi pour des travaux pendant la
paix ; mais les dépenses les plus nombreuses et les plus nécessaires avaient
pour objet la réparation des routes, des ports et des édifices publics, sans
que, pour aucun de ces ouvrages, il versât jamais le sang. Il avait
naturellement tant de grandeur dans ses conceptions et dans ses pensées,
qu'ayant relevé le Cirque de ses ruines, plus beau et plus magnifique, il y mit
une inscription portant qu'il l'avait rebâti de la sorte pour qu'il pût contenir
le peuple romain. Il souhaitait plutôt se faire aimer par cette conduite que de
se faire rendre des honneurs. Il mettait de la douceur dans ses rapports avec le
peuple, et de la dignité dans ses entretiens avec le sénat ; chéri de tous, et
redoutable seulement aux ennemis. Il prenait part aux chasses des citoyens, à
leurs festins, à leurs travaux et à leurs projets, comme aussi à leurs
distractions ; souvent même il occupait la quatrième place dans leur litière, et
il ne craignait pas d'entrer sans garde dans leur maison. Sans avoir la science
parfaite de l'éloquence, il en connaissait les procédés et les mettait en
pratique. Il n'y avait rien où il n'excellât. Je sais bien qu'il avait la
passion des jeunes garçons et du vin : si ces penchants lui eussent fait faire
ou souffrir quelque chose de honteux ou de mauvais, il en eût été blâmé ; mais
il pouvait boire jusqu'à satiété, sans cependant perdre rien de sa raison, et,
dans ses amusements, jamais il ne blessa personne. S'il aimait la guerre, il se
contentait de remporter des succès, d'abattre un ennemi implacable et
d'accroître ses propres États. Car, jamais sous lui, ainsi qu'il arrive
ordinairement, en pareilles circonstances, les soldats ne se laissèrent aller à
l'orgueil et à l'insolence, tant il avait de fermeté dans le commandement. Aussi
n'était-ce pas sans raison que Décébale le redoutait.
8. Dans
l'expédition de Trajan contre les Daces, lorsqu'il fut près de Tapes, où
campaient les barbares, on lui apporta un gros champignon, où était écrit en
caractères latins que les autres allés et les Burres engageaient Trajan à
retourner en arrière et à conclure la paix. Il ne laissa pas pour cela de donner
un combat, où il vit un grand nombre des siens blessés et fit un grand carnage
parmi les ennemis ; les bandages étant venus à manquer, il n'épargna pas,
dit-on, ses propres vêtements, et les coupa en morceaux ; de plus, il ordonna
d'élever un autel en l'honneur de ses soldats morts dans la bataille, et de leur
offrir tous les ans des sacrifices funèbres. Comme il s'efforçait d'arriver sur
les hauteurs, enlevant les collines l'une après l'autre et au prix de mille
dangers, il arriva près de la résidence des rois daces, en même temps que Lusius,
qui avait attaqué d'un autre côté, fit un grand carnage et un grand nombre de
prisonniers. Décébale, envoyant alors en ambassade à l'empereur les principaux
des Daces portant bonnet, et le faisant implorer par eux, se montra disposé à
traiter à n'importe quelle condition.
9. [Décébale
avait, même avant sa défaite, envoyé en ambassade, non plus, comme auparavant,
des hommes pris dans la classe des chevelus, mais les principaux des
porte-bonnets. Ceux-ci, ayant jeté leurs armes et s'étant précipités à terre,
supplièrent Trajan de vouloir bien, avant tout, consentir à ce que Décébale vînt
en sa présence et entrât en pourparler avec lui, ajoutant qu'il était prêt à
faire tout ce qui lui serait commandé ; sinon, que l'empereur envoyât, du moins,
quelqu'un pour s'entendre avec lui. On lui envoya Sura et Claudius Livianus,
préfet du prétoire. Mais on n'obtint aucun résultat ; car Décébale n'osa pas
avoir d'entrevue, même avec eux ; il envoya encore alors [...] Trajan s'empara
de montagnes fortifiées, et il y trouva les armes, les machines, les captifs et
l'enseigne prise sur Fuscus. Aussi Décébale, surtout lorsque, dans le même
temps, Maximus eut pris sa soeur et une place forte, se montra-t-il disposé à
traiter à n'importe quelle condition, non qu'il eut l'intention d'y rester
fidèle, mais il voulait respirer un moment.] On exigeait de lui, en effet, qu'il
livrât les machines, les machinistes, qu'il rendît les transfuges, qu'il démolît
ses fortifications, évacuât les territoires conquis, et, de plus, qu'il tînt
pour ennemis et pour amis ceux qui le seraient des Romains ; [qu'il n'en reçût
aucun, et qu'il ne prît à son service aucun soldat levé dans l'empire romain (il
en attirait à lui un grand nombre et des plus vaillants) ; ] il consentit, bien
malgré lui, à ces conditions, après être allé trouver Trajan, s'être précipité à
terre, l'avoir adoré [et avoir jeté ses armes. Trajan envoya, pour ce sujet, des
ambassadeurs au sénat, afin de faire confirmer la paix par lui. Ayant, à la
suite de ce traité, laissé son armée à Zermigéthusa et mis des garnisons dans le
reste du pays, il revint en Italie.]
10. Les
ambassadeurs de Décébale furent introduits dans le sénat, où, après avoir déposé
leurs armes, ils joignirent les mains à la façon des captifs, prononcèrent
certaines paroles et certaines prières, consentirent ainsi à la paix, et
reprirent leurs armes. Trajan célébra son triomphe et fut surnommé Dacique ; il
donna au théâtre des combats de gladiateurs (car il se plaisait, à ces combats),
et fit reparaître les histrions sur le théâtre (car il aimait Pylade, l'un
d'entre eux), sans pour cela, en sa qualité de guerrier, veiller moins au reste
des affaires ou moins rendre la justice ; tantôt sur le Forum d'Auguste, tantôt
sous le portique de Livie, souvent aussi en d'autres endroits, il prononçait ses
jugements assis sur son tribunal. Mais, lorsqu'on lui eut annoncé que Décébale
contrevenait à plusieurs articles du traité, qu'il faisait provision d'armes,
qu'il recevait des transfuges, qu'il élevait des forteresses, qu'il envoyait des
ambassades chez ses voisins, qu'il ravageait le pays de ceux qui avaient
précédemment pris parti contre lui, qu'il s'était emparé de terres appartenant
aux Iazyges, terres que Trajan refusa depuis de leur rendre lorsqu'il les lui
redemandèrent ; alors le sénat déclara une seconde fois Décébale ennemi de Rome,
et Trajan, une seconde fois aussi, se chargea de lui faire la guerre en
personne, et non par d'autres généraux.
11. [Beaucoup
de Daces étant passés du côté de Trajan, Décébale, pour ce motif et pour
d'autres, demanda de nouveau la paix. Mais, loin de consentir à. livrer ses
armes et sa personne, il rassemblait ouvertement des troupes et soulevait les
peuples voisins, leur représentant que, s'ils l'abandonnaient, ils seraient
eux-mêmes exposés au danger ; qu'il y avait plus de sûreté et plus de facilité à
conserver leur liberté en combattant avec lui avant d'avoir éprouvé le malheur ;
que, s'ils laissaient écraser les Daces, ils seraient plus tard eux-mêmes
subjugués par le manque d'alliés.] Décébale échoua par la force, mais il faillit
faire périr Trajan par la ruse et la trahison : il lui envoya en Moesie des
transfuges chargés de l'assassiner, attendu que, d'un abord facile en tout
temps, il recevait alors sans distinction, à cause des besoins de la guerre,
quiconque voulait lui parler. Mais ils n'y purent réussir, l'un deux ayant été
arrêté sur un soupçon et ayant avoué tout le complot à la torture.
12. Longinus,
qui commandait un détachement de l'armée romaine, et dont il avait éprouvé la
valeur dans la guerre, s'étant, d'après son invitation, laissé attirer à une
entrevue avec lui sous prétexte qu'il ferait sa soumission, Décébale s'en saisit
et l'interrogea publiquement sur les projets de Trajan ; et, comme celui-ci
refusa de rien révéler, il le retint en garde libre. Décébale alors [envoya un
ambassadeur à Trajan pour demander qu'on lui abandonnât le pays jusqu'à l'Ister,
et qu'on lui remboursât tous les frais de la guerre,] à la condition qu'il
rendrait Longinus. Trajan ayant donné une réponse indécise, et dont les termes
devaient montrer qu'il n'avait pour Longinus ni beaucoup ni peu d'estime, afin
de ne pas le perdre et de ne pas non plus acheter cher sa rançon, Décébale,
examinant ce qu'il devait faire, hésita ; et Longinus, à qui [son affranchi]
avait, dans l'intervalle, procuré du poison, [promit au roi de le réconcilier
avec Trajan, de peur que, soupçonnant son intention, il ne le fit garder plus
étroitement ; puis, il écrivit une supplique à Trajan, supplique qu'il chargea
l'affranchi de porter, afin d'assurer sa sûreté. L'affranchi ainsi éloigné,
Longinus] prit [le poison pendant la nuit], et mourut. [Cela fait, Décébale
réclama l'affranchi à Trajan, promettant de lui donner en échange le corps de
Longinus et dix captifs, et aussitôt il lui envoya le centurion pris avec
Longinus, dans l'espérance qu'il ferait réussir son dessein ; par ce centurion,
Trajan connut tout ce qui se rapportait à Longinus. Néanmoins il ne le renvoya
pas et ne rendit pas non plus l'affranchi, estimant la vie de cet homme
préférable, pour la dignité de l'empire, à la sépulture de Longinus.]
13. Trajan
construisit un pont de pierre sur l'Ister, pont à propos duquel je ne sais
comment exprimer mon admiration pour ce prince. On a bien de lui d'autres
ouvrages magnifiques, mais celui-là les surpasse tous. Il se compose de vingt
piles, faites de pierres carrées, hautes de cent cinquante pieds, non compris
les fondements, et larges de soixante. Ces piles, qui sont éloignées de cent
soixante-dix pieds l'une de l'autre, sont jointes ensemble par des arches.
Comment ne pas admirer la dépense faite pour les établir ? Comment ne pas être
étonné de la manière dont chacune d'elles a été construite au milieu d'un grand
fleuve, dans une eau pleine de gouffres, sur un sol limoneux, vu qu'il n'y eut
pas moyen de détourner le courant ? Si j'ai dit la largeur du fleuve, ce n'est
pas que son courant n'occupe que cet espace (quelquefois il en couvre deux et
même trois fois autant), c'est que l'endroit le plus étroit et le plus commode
de ces pays pour bâtir un pont a cette largeur. Mais, plus est étroit le lit où
il est renfermé en cet endroit, descendant d'un grand lac pour aller ensuite
dans un lac plus grand, plus le fleuve devient rapide et profond, ce qui
contribue encore à rendre difficile la construction d'un pont. Ces travaux sont
donc une nouvelle preuve de la grandeur d'âme de Trajan ; le pont, néanmoins, ne
nous est d'aucune utilité : ce ne sont que des piles dans l'eau, puisqu'on ne
peut plus passer dessus, que l'on dirait construites uniquement pour faire voir
qu'il n'y a rien dont l'industrie humaine ne sache venir à bout. Trajan,
craignant que, lorsque l'Ister est gelé, les Romains qui seraient au delà ne
fussent attaqués, le construisit, afin d'y faire passer aisément des troupes ;
Adrien, au contraire, appréhendant que les barbares, après avoir forcé ceux qui
le gardaient, n'y trouvassent un passage aisé pour pénétrer en Moesie, en
démolit le haut.
14.
Franchissant donc l'Ister sur ce pont, et menant la guerre avec plus de prudence
et de sûreté que d'ardeur, Trajan, avec le temps et non sans peine, vainquit les
Daces, après maint prodige de sa part et comme général et comme homme, après
maint danger affronté ou fait d'armes accompli par ses soldats. Un d'eux, un
cavalier, grièvement blessé, fut emporté du combat comme s'il eût été possible
de le guérir ; mais, ayant reconnu que sa blessure était sans remède, il
s'élança de sa tente (le mal n'était pas encore arrivé à son terme), et, se
remettant lui-même à son rang, il mourut après des prodiges de valeur. Quant à
Décébale, comme sa résidence royale et son royaume tout entier étaient au
pouvoir des vainqueurs, et qu'il courait lui-même le risque d'être pris, il se
donna la mort, et sa tête fut portée à Rome. C'est ainsi que la Dacie fut
réduite sous l'obéissance des Romains, et Trajan y colonisa plusieurs villes.
Les trésors de Décébale furent trouvés, bien que cachés sous le fleuve Sargétia,
qui baigne la résidence royale. Décébale, en effet, avait, avec l'aide de
captifs, détourné le fleuve ; il en avait creusé le fond, et, après y avoir
enfoui quantité d'argent et d'or et tout ce qu'il avait de précieux pouvant
jusqu'à un certain point souffrir l'humidité, mis des pierres et entassé de 1a
terre par dessus, il avait ensuite ramené le fleuve dans son lit ; il avait
aussi fait mettre en dépôt, par ces mêmes captifs, dans des cavernes des
vêtements et autres objets de la sorte. Puis, cela fait, il avait égorgé les
captifs, afin de les empêcher de rien révéler. Mais Bicilis, un de ses intimes
amis, qui avait connaissance de ce qui s'était passé, fut pris et révéla le
secret. Vers ce même temps aussi , Palma, gouverneur de Syrie, s'empara de la
partie de l'Arabie qui environne Pétra, et la réduisit sous l'obéissance des
Romains.
15. Dès que
Trajan fut de retour à Rome, il arriva une foule d'ambassadeurs de nations
barbares, et, entre autres, des Indiens. Il donna, pendant cent vingt-trois
jours, des spectacles où furent tuées mille et jusqu'à dix mille bêtes tant
sauvages que domestiques, où combattirent dix mille gladiateurs. [Trajan, dans
les spectacles, accordait aux ambassadeurs venus de la part des rois une place
dans les rangs des sénateurs.] Vers le même temps encore, il rendit les marais
Pontins praticables au moyen de chaussées, et construisit le long des édifices
et des ponts magnifiques. Il fit fondre toute la monnaie de mauvais aloi.
Licinius Sura étant mort, il lui fit des funérailles aux frais de l'Etat, et lui
érigea une statue ; ce Sura était si riche et si avide de gloire qu'il fit bâtir
un gymnase en faveur des Romains. Telle était l'amitié et la confiance, [et de
Sura envers Trajan, et de Trajan envers Sura, que, malgré les calomnies
auxquelles celui-ci fut en butte, comme c'est l'ordinaire pour ceux qui ont
quelque pouvoir auprès des empereurs, Trajan n'eut jamais contre lui ni soupçon
ni haine ; que, loin de là, voyant l'acharnement des envieux,] il se rendit
[dans la maison de Sura sans y être invité,] pour souper, et, qu'après avoir
congédié tous ses gardes, il commença par appeler le médecin de son ami et se
faire oindre les yeux par lui ; puis son barbier, et se fit raser par lui
(c'était l'antique usage des citoyens romains, et les empereurs eux-mêmes y
restaient fidèles ; Adrien, le premier, introduisit la mode de laisser croître
sa barbe) ; qu'après avoir agi ainsi, après avoir pris le bain et avoir soupé,
il dit, le lendemain, à ceux qui étaient dans l'habitude de mal parler de Sura :
«Si Sura eût eu l'intention de me tuer, il m'eût tué hier».
16. C'est, à
coup sûr, une grande action de la part de Trajan que d'éprouver ainsi un homme
accusé de trahison ; mais c'en est une beaucoup plus grande que de n'avoir
jamais appréhendé d'être sa victime. Bien plus, lorsqu'en le créant chef de 1a
garde prétorienne, il lui présenta l'épée qu'il devait ceindre, il la tira du
fourreau et lui dit, en la lui présentant : «Prends cette épée, afin de t'en
servir pour moi, si je gouverne bien ; contre moi, si je gouverne mal». Il
érigea aussi des statues à Sossius, à Palma et à Celsus, tellement il les jugea
dignes d'honneurs plus grands que les autres citoyens. Quant à ceux qui avaient
conspiré contre lui, et parmi lesquels était Crassus, il les traduisit devant le
sénat pour les faire punir par cette compagnie. Il établit aussi des
bibliothèques. Il fit élever sur le Forum une haute colonne, destinée à la fois
et à lui servir de tombeau et à être une preuve du travail fait pour cette place
; cet endroit, en effet, étant montagneux, il le défonça de toute la hauteur de
la colonne, et en fit ainsi une plaine.
17. Ensuite,
il entreprit une expédition contre les Arméniens et les Parthes, sous prétexte
que le roi d'Arménie, au lieu de recevoir de lui le diadème, l'avait reçu du roi
des Parthes; mais, en réalité, pour satisfaire son désir de gloire. [Trajan,
dans le cours de son expédition contre les Parthes, étant arrivé à Athènes, y
trouva une ambassade envoyée par Osroès pour lui demander la paix et lui offrir
des présents. Osroès, en effet, ne fut pas plutôt instruit que Trajan était en
marche et qu'il confirmait ses menaces par des faits, qu'il fut saisi de
crainte, et que, abaissant son orgueil, il l'envoya supplier de ne point lui
faire la guerre ; il lui demandait l'Arémnie pour Parthamasiris, fils, lui
aussi, de Pacorus, et le priait de lui envoyer le diadème, car, disait-il,
Exédarès, ayant tenu une conduite peu convenable tant à l'égard des Romains qu'à
l'égard des Parthes, avait été destitué par lui. Trajan n'accepta pas ses
présents et ne lui donna, soit de vive voix, soit par lettre, aucune réponse ;
sinon que l'amitié se juge par des actes et non par des paroles, et que, en
conséquence, lorsqu'il serait en Syrie, il ferait tout ce qui serait équitable.
Persistant dans cette pensée, il se rendit à Séleucie par l'Asie, la Lycie et
les contrées limitrophes.
18. A
Antioche, Augaros l'Osroène ne parut pas à sa rencontre, il se contenta
d'envoyer des présents et des paroles amies ; car, redoutant pareillement Trajan
et les Parthes, il balançait entre les deux, ce qui fit qu'il ne voulut pas
avoir d'entrevue avec lui.] Lorsque Trajan eut envahi le territoire ennemi, les
satrapes et les rois de cette contrée vinrent au-devant de lui avec des
présents, parmi lesquels était un cheval qu'on avait instruit à se prosterner :
il courbait les jambes de devant et baissait la tête jusqu'aux pieds de la
personne qui se trouvait près de lui. Trajan, soumettant tout sans combattre,
s'avança jusqu'à Satale et jusqu'à Elégia, villes d'Arménie ; il accorda des
honneurs au roi des Hénioques, et punit Parthamasiris, roi des Arméniens,
s'empara de l'Arménie tout entière, mit au nombre de ses amis plusieurs rois qui
firent leur soumission , et vint à bout sans combat de quelques autres qui lui
refusaient obéissance.
19. [Parthamasiris
se laissa emporter à un acte de violence. Ayant écrit d'abord comme roi à Trajan
et n'ayant pas reçu de réponse, il lui envoya une nouvelle lettre où il
supprimait ce titre, et demanda qu'on lui envoyât M. Junius, gouverneur de la
Cappadoce, comme s'il eût eu une grâce à demander par son entremise. Trajan lui
envoya le fils de Junius, et, poussant luimême jusqu'à Samosate, qu'il prit sans
résistance, il vint à Satale et récompensa par des présents Anchialos, roi des
Hénioques et des Machéloniens. A Elégia, il reçut Parthamasiris. Trajan était
assis sur son tribunal, au bord du retranchement; Parthamasiris, l'ayant salué,
enleva son diadème de dessus sa tête, le déposa aux pieds de l'empereur, se tint
debout en silence devant lui, et s'attendait à le reprendre. Les soldats alors
ayant poussé un cri, comme à la suite d'une victoire (ils nommaient cela une
victoire sans douleurs, et l'ayant acclamé imperator, attendu qu'elle n'avait
pas coûté de sang), car ils voyaient un roi Arsacide, un fils de Pacorus, un
neveu d'Osroès debout, sans diadème, devant leur chef, dans l'attitude d'un
captif, Parthamasiris fut frappé d'effroi et se figura qu'il était outragé et
perdu. Il se retourna comme pour fuir ; mais, se voyant entouré, il demanda la
grâce de ne point parler au milieu de la foule. Introduit, à la suite de cette
demande, dans la tente du prince, il n'obtint rien de ce qu'il désirait.
20. Étant donc
sorti précipitamment avec colère, il fut ramené du milieu du camp par l'ordre de
Trajan, qui, monté de nouveau sur son tribunal, lui commanda de dire en présence
de tous ce qu'il voulait, afin d'éviter que quelques-uns, dans l'ignorance de ce
qui aurait été dit en particulier, n'en publiassent quelque récit différent de
la vérité. A ces mots, Parthamnsiris ne se contint plus ; entre autres paroles
d'une grande liberté, il dit que ce n'était ni après avoir essuyé une défaite,
ni après avoir été fait prisonnier qu'il était venu, que c'était de sa propre
volonté, dans la croyance qu'il n'aurait à subir aucune injure, et qu'il
recouvrerait son royaume comme Tiridate l'avait recouvré de Néron, Trajan, sur
les autres points, lui fit la réponse qui convenait ; quant à l'Arménie, il
déclara qu'il ne l'abandonnerait à personne (elle appartenait aux Romains et
aurait un gouverneur romain) ; il lui accordait néanmoins la permission de se
retirer où il lui plairait. Il congédia Parthamasiris avec les Parthes qui
l'accompagnaient, en leur donnant pour escorte des cavaliers destinés à les
empêcher de communiquer avec personne et de tenter aucun mouvement ; il ordonna
de plus à tous les Arméniens qui étaient venus avec lui, de demeurer dans leur
patrie, attendu qu'ils étaient, dès à présent, ses sujets.]
21. [Trajan,
après avoir laissé garnison dans les lieux propices, vint à Édesse et y vit
Augaros pour la première fois. Jusque-là, en effet, Augaros avait souvent envoyé
des ambassadeurs et des présents ; mais, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un
autre, il ne s'était pas présenté en personne, non plus que Mannos, chef de
l'Arabie limitrophe, et Sporacès, chef de l'Anthémusie. Alors, cédant aux
instances de son fils Arbandès, jeune et beau garçon, qui avait, par ces
avantages, gagné l'amitié de Trajan, et aussi redoutant la présence de ce
prince, il se rendit au-devant de lui à son arrivée, se justifia et obtint son
pardon ; car son fils était une éloquente supplique. A partir de ce moment,
Augaros devint l'ami de Trajan et il lui donna un banquet ; pendant le repas, il
amena son fils pour danser une danse à la manière des barbares.]
22. [Lorsqu'il
fut arrivé en Mésopotamie, Trajan, à qui Mannos avait fait des ouvertures, et à
qui Manisaros, en guerre avec Osroès, avait envoyé des ambassadeurs pour obtenir
la paix, se disant prêt à évacuer l'Arménie et la Mésopotamie dont il s'était
emparé, Trajan, dis-je, répondit à Manisaros qu'il n'aurait foi en lui que
lorsqu'il serait venu, selon sa promesse, confirmer ses engagements par des
actes ; quant à Mannos, il se défiait de lui, entre autres raisons, parce que,
après avoir envoyé des troupes au secours de Mébarsapès, roi de l'Adiabène, il
les avait toutes perdues sous les coups des Romains. C'est pourquoi il
n'attendit pas leur arrivée et il s'avança contre eux en Adiabène. Ce fut dans
de telles circonstances que Singara, entre autres places, tomba, sans opposer de
résistance, au pouvoir de Lusius.]
[Adenystres était un château fort, où un centurion, nommé Sentius, qui y fut
député vers Mébarsapès, jeté dans les fers par ce prince et détenu dans la
place, s'entendit, à l'approche des Romains, avec quelques-uns de ses compagnons
de captivité, et s'échappant avec eux de ses fers, ouvrit, après avoir tué le
chef de la garnison, les portes à ses concitoyens.]
23. Parmi
beaucoup d'autres honneurs décernés à Trajan par le sénat, fut le surnom d'Optimus,
c'est-à-dire de Très Bon. Il allait toujours à pied à la tête de son armée,
rangeait et disposait en ordre ses soldats toutes les fois qu'on se mettait en
marche, les conduisant tantôt d'une manière, tantôt d'une autre ; il passait
aussi à gué les fleuves comme eux. Quelquefois aussi il faisait répandre de faux
bruits par ses éclaireurs, afin d'exercer ses troupes à la tactique, de les
habituer à être prêtes à tout et à ne s'effrayer de rien. Il reçut encore, après
la prise de Nisibe et de Batnes, le surnom de Parthique, mais il était bien plus
fier de l'appellation d'Optimus que de toutes les autres ensemble, car ce nom
avait rapport à son caractère plus qu'à ses armes.
24. Pendant
son séjour à Antioche, il y eut un horrible tremblement de terre ; plusieurs
villes en souffrirent, mais Antioche fut la plus maltraitée. Comme Trajan y
avait ses quartiers d'hiver, que nombre de soldats et nombre de particuliers s'y
étaient rendus de tous côtés pour affaires, pour ambassades, pour négoce ou par
curiosité, il n'y eut aucune province, aucun peuple, qui fût à l'abri du fléau :
dans Antioche, tout l'univers soumis aux Romains éprouva un dommage. Il y eut
bien des foudres et des vents inaccoutumés ; mais personne ne se serait attendu
qu'il en naîtrait de tels malheurs. D'abord, on entendit tout à coup un grand
gémissement ; suivit ensuite une violente secousse ; la terre tout entière
bondissait ; les édifices s'élançaient en haut ; les uns, enlevés en l'air,
retombaient et se disloquaient ; les autres, ébranlés de çà et de là,
tournoyaient comme au milieu des flots agités, et, de plus, occupaient une
grande partie de l'espace. Le fracas des bois qui se rompaient et se brisaient,
joint à celui des pierres, des tuiles, était tellement effrayant, il se levait
une telle poussière, qu'on ne pouvait ni se voir, ni se parler, ni s'entendre.
Plusieurs personnes, qui étaient hors de leurs maisons, furent atteintes ;
enlevées en l'air et violemment emportées, puis, précipitées comme du haut d'un
escarpement, elles retombaient meurtries ; les unes étaient mutilées, les autres
mortes. Des arbres même furent arrachés avec leurs racines. Quant à ceux qui
périrent surpris dans leurs maisons, leur nombre est incalculable ; beaucoup, en
effet, furent écrasés par le choc des objets qui tombaient ; beaucoup aussi
furent étouffés sous des monceaux de terre. Tous ceux qui avaient quelque partie
du corps engagée sous les pierres ou les bois, étaient dans un état déplorable,
sans pouvoir ni survivre, ni mourir sur-le-champ.
25. Néanmoins
quelques-uns d'entre eux, sur cette population innombrable, parvinrent à se
sauver ; mais tous ne s'en tirèrent pas sans souffrance. Quelques-uns y eurent
ou les jambes, ou les épaules, ou la tête mutilée. D'autres vomirent le sang ;
parmi eux fut le consul Pédon, qui même faillit en mourir. En un mot, il n'y eut
absolument aucun fléau dont la violence ne se fît alors sentir. La divinité
ayant prolongé le tremblement pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, les
habitants étaient en proie à l'incertitude et à l'embarras, les uns engloutis et
tués par la ruine des édifices, les autres, à qui, soit un espace vide formé par
l'inclinaison des bois, soit la voûte d'un entrecolonnement, permit de conserver
la vie, mourant par la faim. Lorsque le fléau eut enfin cessé, un homme, ayant
eu la hardiesse de s'avancer sur les ruines, s'aperçut qu'il y avait une femme
vivante. Cette femme n'était pas seule, elle avait un enfant, et s'était
soutenue en se nourrissant, elle et son enfant, de son propre lait. Après avoir
écarté les décombres, on la rappela à la vie, ainsi que son enfant; puis on se
mit à fouiller les autres endroits, et on n'y put trouver être vivant, excepté
un enfant attaché à la mamelle de sa mère déjà morte, qu'il tétait encore. En
retirant les morts, on n'avait plus de joie d'avoir conservé la vie. Tels furent
les malheurs qui accablèrent alors Antioche ; quant à Trajan, il s'échappa par
une fenêtre de la maison où il était, guidé par un homme d'une taille au-dessus
de la taille ordinaire des hommes, qui s'était approché de lui, en sorte qu'il
en fut quitte pour quelques blessures légères ; mais, comme le tremblement dura
plusieurs jours, il se tint dans le cirque en plein air. Le Casius lui-même fut
tellement ébranlé, que sa cime sembla se pencher et se briser jusqu'à tomber sur
la ville. D'autres montagnes aussi s'affaissèrent ; de l'eau sortit en abondance
là où il n'y en avait pas auparavant, comme aussi elle tarit dans des lieux où
elle coulait en abondance.
26. Trajan, au
printemps, entra sur le territoire ennemi. Mais la contrée qui avoisine le Tigre
ne portant pas de bois propre à la fabrication des vaisseaux, il fit transporter
jusqu'au fleuve, sur des chariots, des barques fabriquées dans les forêts
voisines de Nisibe ; car ces barques avaient été construites de façon à se
démonter et à se remonter. Il établit avec beaucoup de peine un pont de bateaux
sur le fleuve, au pied du mont Cardyne ; car les barbares, postés sur la rive
opposée, cherchaient à l'arrêter. Mais (Trajan avait des barques et des hommes
en quantité) : de ces barques, les unes se joignaient avec une grande
promptitude, les autres marchaient devant eux, portant des soldats pesamment
armés et des archers ; d'autres enfin tentaient, sur divers points, de forcer le
passage. Ces manoeuvres, et la surprise que leur causa la réunion d'un si grand
nombre de vaisseaux dans un pays manquant de bois, décidèrent les barbares à
céder. Les Romains traversèrent donc le fleuve; ils soumirent l'Adiabène entière
(cette contrée fait partie de l'Assyrie, où domina Ninus ; Arbèles, ainsi que
Gaugamèles, où Alexandre vainquit Darius, en dépendent, et certains endroits
furent même appelés Atyrie, par suite du changement, chez les barbares, de SS en
T) ; puis ils s'avancèrent jusqu'à Babylone elle-même, ne trouvant que bien peu
d'ennemis en état de leur résister, attendu que l'armée des Parthes était
diminuée par les divisions intestines, et que la sédition y régnait encore.
27. Là, Trajan
vit le lac de bitume qui avait servi à la construction des murailles de Babylone
(telle est, en effet, la solidité qu'offre son mélange avec des briques cuites
ou de petites pierres, qu'il rend ces remparts plus durs que le roc ou n'importe
quel fer) ; il contempla aussi l'embouchure du lac, d'où s'exhale une vapeur si
dangereuse, que les animaux terrestres et les oiseaux périssent pour peu qu'ils
l'aient sentie. Si cette vapeur montait bien haut, ou si elle se répandait
alentour, le pays serait inhabitable ; mais elle reste en place, concentrée en
elle-même. J'ai vu chose semblable à Hiéropolis, en Asie, et j'en ai fait
l'épreuve sur des oiseaux, penché moi-même et moi-même voyant la vapeur ; car
cette vapeur est renfermée dans une sorte de réservoir, et un théâtre a été
élevé au-dessus. Cette vapeur est mortelle à tout être animé, excepté pour les
hommes à qui on a coupé les parties. C'est un fait dont je ne puis pénétrer la
cause ; mais enfin je dis ce que j'ai vu comme je l'ai vu, ce que j'ai entendu
comme je l'ai entendu.
28. Trajan
avait résolu de faire descendre l'Euphrate dans le Tigre par un canal, afin d'y
amener les vaisseaux dont il voulait faire un pont ; mais, ayant reconnu que
l'Euphrate était beaucoup plus haut que le Tigre, il abandonna cette résolutions
craignant d'empêcher la navigation sur l'Euphrate, si la masse entière de ce
fleuve suivait la pente : ayant donc fait transporter, avec des leviers, ses
vaisseaux à travers l'espace étroit qui sépare les deux fleuves (l'Euphrate se
jette dans un marais et en sort pour mêler ses eaux à celles du Tigre), il passa
le Tigre et vint à Ctésiphon, dont la prise lui valut le titre d'imperator et la
confirmation du surnom de Parthique. Divers honneurs lui furent décernés par le
sénat, et, entre autres, celui de célébrer autant de triomphes qu'il lui
plairait. Maître de Ctésiphon, il conçut le désir de passer dans la mer Erythrée.
Cette mer fait partie de l'Océan, et tire son nom d'un prince qui y exerça
autrefois l'autorité. Il réduisit sans peine à son obéissance la Mésène, île du
Tigre où régnait Athambilus ; cependant une tempête et la rapidité du Tigre,
jointes au reflux de l'Océan, lui firent courir des dangers. Mais les peuples
qui habitent la forteresse dite de Spasinus (ils étaient sous la domination d'Athambilus)
lui firent un accueil amical.
29. S'étant
avancé delà jusqu'à l'Océan, et instruit de la nature de cette mer, il dit, à la
vue d'un vaisseau cinglant pour l'Inde : «Je ne manquerais pas d'aller chez les
Indiens, si j'étais encore jeune». Il songeait aux Indiens, s'informait des
affaires de ces peuples, et vantait le bonheur d'Alexandre. Néanmoins il
prétendait avoir poussé plus loin que lui ses armes, et il en écrivit même au
sénat, bien qu'il n'ait pu conserver ses propres conquêtes. A cette occasion, il
reçut, entre autres honneurs, celui de triompher d'un aussi grand nombre de
peuples qu'il lui plairait, car le nombre de ceux dont on écrivait à chaque
instant la soumission à Rome était tel qu'on ne pouvait ni les connaître, ni les
énumérer exactement. On lui érigea, sans compter plusieurs autres, un arc de
triomphe sur son Forum ; on se disposait à aller aussi loin que possible
au-devant de lui à son retour ; mais il ne devait ni rentrer à Rome, ni rien
faire désormais qui fût digne de ses précédents exploits ; il devait, de plus,
en perdre le fruit. En effet, dans le moment même où il était embarqué sur
l'Océan et qu'il revenait de son voyage, des troubles éclatèrent chez tous les
peuples conquis, et la défection s'y déclara : les uns chassaient les garnisons
mises chez eux ; les autres les massacraient.
30. Instruit
de ces événements tandis qu'il était à Babylone (il y était allé, attiré et par
la renommée de cette ville, où il ne vit rien qui répondît à cette renommée,
mais seulement des digues, des pierres et des ruines, et par le souvenir
d'Alexandre, à qui il offrit un sacrifice funèbre dans la maison même où il
était mort), instruit, dis-je, de ces événements, Trajan envoya Lusius et
Maximus contre les rebelles. Maximus fut tué dans une défaite ; Lusius, entre
autres succès, eut celui de reprendre Nisibe, d'emporter d'assaut Edesse, de la
piller et de la livrer aux flammes. Les légats Erycius Clarus et Julius
Alexander s'emparèrent de Séleucie et la brûlèrent. Quant à Trajan, craignant
que les Parthes ne se soulevassent aussi, il voulut leur donner un roi
particulier ; arrivé à Ctésiphon, il convoqua dans une grande plaine tous les
Romains et les Parthes qui s'y trouvaient ; puis, après être monté sur une haute
tribune et avoir parlé en termes magnifiques de ses conquêtes, il proclama roi
des Parthes Parthamaspatès, à qui il attacha le diadème.
31. Ensuite il
partit pour l'Arabie et attaqua les Atréniens, qui, eux aussi, avaient fait
défection. Leur ville n'est ni grande ni riche, et le pays d'alentour est un
vaste désert ; il a fort peu d'eau (et encore ce peu est-il détestable), il n'a
pas de bois ni de pâturages. Ces obstacles, qui, par leur nombre, rendent un
siège impossible, et le Soleil, à qui elle est comme consacrée, suffisent pour
défendre la ville ; car ni Trajan alors, ni Sévère dans la suite, ne purent la
prendre, bien qu'ils aient démoli des portions de ses murailles. Trajan, qui
avait détaché sa cavalerie, éprouva un échec si notable, qu'elle fut repoussée
jusque dans le camp, et que lui-même, qui s'était avancé à cheval avec elle,
manqua de peu d'être blessé, bien qu'ayant quitté le vêtement impérial de peur
d'être reconnu. Mais, en voyant, la majesté de sa chevelure blanche et la
dignité de son visage, les barbares soupçonnèrent qui il était ; ils lancèrent
des flèches contre lui et tuèrent un cavalier à ses côtés. De plus, des
tonnerres grondaient, des arcs-en-ciel se montraient ; des éclairs, des
tourbillons, de la grêle et des foudres tombaient sur les Romains quand ils
livraient un assaut. Lorsqu'ils prenaient leurs repas, des mouches, tombant dans
ce qu'ils mangeaient et dans ce qu'ils buvaient, infectaient tout. Aussi Trajan,
en cet état de choses, se retira, et, peu après, sa maladie commença.
32. Cependant
les Juifs de la Cyrénaïque, mettant à leur tête un certain Andréas, égorgèrent
les Romains et les Grecs, mangèrent leur chair, se ceignirent de leurs
entrailles, se frottèrent de leur sang et se couvrirent de leur peau ; ils en
scièrent plusieurs de haut en bas par le milieu du corps, en exposèrent d'autres
aux bêtes, et en contraignirent quelques-uns de se battre comme des gladiateurs,
tellement qu'ils en firent périr jusqu'à deux cent vingt mille. Ils se portèrent
à de pareils excès en Égypte et en Chypre, sous la conduite d'Artémion, et il
périt, là encore, deux cent quarante mille hommes. Voilà pourquoi il est défendu
aux Juifs de mettre le pied en Cypre, et, si l'un d'eux est jeté dans l'île par
la violence du vent, il est mis à mort. Les Juifs alors furent subjugués par
plusieurs généraux, entre autres par Lusius, que Trajan envoya contre eux. [Lusius
Quiétus était Maure et chef de soldats maures ; il commanda même un corps de
cavalerie. Condamné pour sa perversité, il fut renvoyé du service et dégradé ;
mais, dans la suite, lorsque la guerre contre les Daces fut imminente, Trajan
ayant eu besoin du secours des Maures, Lusius vint le trouver de lui-même et fit
de grandes actions. Ayant reçu des honneurs à raison de cette conduite, il
accomplit dans la seconde guerre des exploits beaucoup plus nombreux et beaucoup
plus grands ; enfin, il s'éleva à un tel degré de bravoure et de fortune dans
cette guerre, qu'il fut mis au rang de ceux qui avaient exercé la préture,
obtint le consulat et devint gouverneur de la Palestine ; ce furent surtout ces
dignités qui lui attirèrent l'envie et la haine et qui causèrent sa perte.]
33. Trajan se
disposait à tourner une seconde fois ses armes contre la Mésopotamie; mais,
comme sa maladie s'aggravait, il partit pour se rendre par mer en Italie, et
laissa P. Aelius Adrien en Syrie à la tête de l'armée. C'est ainsi que les
Romains, après avoir conquis l'Arménie, la plus grande partie de la Mésopotamie
et du pays des Parthes, perdirent le fruit et de leurs fatigues et de leurs
dangers ; les Parthes, en effet, ayant déposé Parthamaspatès, revinrent à leur
indépendance nationale. La maladie de Trajan, à ce qu'il crut, vint d'un poison
qu'il aurait pris ; selon d'autres, de l'arrêt du sang que, chaque année, il
rendait par en-bas, car il fut frappé d'apoplexie, de telle sorte que plusieurs
parties de son corps furent paralysées et que toutes furent atteintes
d'hydropisie. Arrivé à Sélinonte de Cilicie, que nous appelons Trajanopolis, il
expira tout à coup après un règne de dix-neuf ans six mois quinze jours.