Le règne d'Hadrien
1. Adrien ne
fut pas adopté par Trajan ; ils étaient du même municipe et il l'avait eu pour
tuteur ; il était même entré dans son alliance et avait épousé sa nièce ; il
était continuellement avec lui et partageait sa vie ; il eut l'administration de
la Syrie dans la guerre contre les Parthes ; néanmoins, il ne reçut aucun
honneur particulier, et ne fut même pas consul dans les premiers jours de
l'année ; mais, Trajan étant mort sans enfants, Attianus, citoyen du même
municipe et son tuteur, ainsi que Plotine, qui l'aimait, le nommèrent César et
Empereur, parce qu'il n'était pas loin et qu'il commandait une grande armée.
Apronianus, mon père, qui fut gouverneur de la Cilicie, était très bien informé
des affaires d'Adrien ; il m'en a raconté tout le détail, et, entre autres
choses, que la mort de Trajan fut tenue cachée pendant plusieurs jours, afin que
la nouvelle de l'adoption se répandît auparavant dans le public. Une preuve de
cette fraude, c'est que la lettre écrite au sénat sur ce sujet fut signée, non
de Trajan, mais de Plotine, chose qu'elle n'avait fait en aucun autre cas.
2. Adrien, lorsqu'il fut proclamé empereur, était à Antioche, métropole
de la Syrie dont il était gouverneur ; le jour précédent, il eut un songe où il
crut voir le feu du ciel, par un temps parfaitement pur et calme, lui tomber sur
le côté gauche du cou et passer ensuite sur le côté droit, sans lui causer ni
effroi ni mal. Adrien écrivit au sénat pour prier ce corps de lui confirmer
l'empire, protestant qu'il ne voulait, ni en ce moment ni dans un autre, qu'on
lui décernât aucun honneur, comme c'était auparavant la coutume, qu'il ne l'eût
demandé. Les os de Trajan furent mis sous sa colonne ; quant aux jeux
Parthiques, ils furent célébrés pendant plusieurs années ; dans la suite, ils
furent abolis comme bien d'autres. [Quoique, dans une lettre écrite par lui, il
eût, entre autres témoignages de sa grandeur d'âme, juré de ne faire rien en
dehors des intérêts de l'Etat, de ne mettre à mort aucun sénateur, et prononcé
des imprécations contre lui-même dans le cas où il transgresserait quelqu'une de
ces promesses, Adrien n'en a pas moins été accusé de s'être rendu coupable de
plusieurs crimes.] Bien que le gouvernement d'Adrien fût humain, il ne laissa
pas d'être décrié par les meurtres de quelques hommes distingués, meurtres
commis au commencement de son règne et sur la fin de sa vie ; peu s'en fallut
même que ces actions ne l'empêchassent d'être divinisé. Ceux qui furent tués au
commencement sont : Palma, Celsus Nigrinus et Lusius ; ceux-ci, soi-disant pour
avoir voulu attenter à ses jours dans une chasse ; ceux-là, pour d'autres crimes
dont on les accusait, tels que d'avoir acquis une grande puissance, beaucoup de
richesses et une gloire brillante ; meurtres qu'Adrien sentit si bien avoir
excité des murmures, qu'il essaya de se justifier et jura qu'il n'avait pas
ordonné la mort de ces personnages. Ceux qui périrent à la fin de son règne
furent Servianus et Fuscus, son petit-fils.
3. Adrien, du côté de sa famille, eut pour père [un
homme devenu sénateur pour avoir exercé la préture,] Adrien Afer [(c'était son
nom)] ; lui-même, il avait un penchant naturel pour l'étude des deux langues, et
il a laissé plusieurs ouvrages, tant en prose qu'en vers, de diverses espèces.
Il était d'une ambition insatiable ; aussi s'adonnait-il à toutes les études,
même aux plus frivoles ; il sculptait, il peignait, et prétendait n'ignorer
aucun des arts de la paix et de la guerre, aucune des obligations d'un prince,
et d'un particulier. [Cette prétention ne faisait de mal à personne, mais sa
jalousie terrible à l'égard de tous ceux qui avaient un talent supérieur] ruina
un grand nombre de gens et causa même la perte de quelques-uns. [En effet,]
comme il voulait l'emporter sur tous en toute chose, [il haïssait ceux qui
s'élevaient au-dessus de lui en quoi que ce fùt.] C'est ainsi qu'il cherchait à
se défaire des sophistes Favorinus de Gaule et Denys de Milet, [par plusieurs
moyens, et surtout] en élevant leurs rivaux, [gens, les uns dépourvus de tout
mérite, les autres n'en ayant que fort peu ;] aussi Denys, à ce que l'on
rapporte, dit un jour à Héliodore, secrétaire du prince, son rival particulier :
«L'empereur peut bien te donner richesses et honneurs, mais il ne saurait faire
de toi un orateur». Favorinus, au moment de plaider devant lui l'immunité qu'il
réclamait dans sa patrie au tribunal du prince, se doutant qu'il succomberait,
et qu'en outre il essuierait des outrages, vint au tribunal et ne dit que ces
paroles : «Mon maître, cette nuit, dans un songe, se tenant à ma tête, m'a
ordonné de servir ma patrie, où je suis né».
4. Adrien, bien qu'irrité contre tous les deux, ne
trouvant aucune couleur spécieuse pour les perdre, leur fit grâce ; quant à
Apollodore, architecte qui avait construit à Rome le Forum, l'Odéon et le
Gymnase de Trajan, il l'exila d'abord, puis il le mit à mort sous prétexte qu'il
avait commis quelque crime, mais, en réalité, parce qu'un jour que Trajan lui
donnait des instructions pour ses travaux, Apollodore avait répondu à une
observation déplacée d'Adrien : «Va-t-en peindre tes citrouilles ; car, pour
ceci, tu n'y entends rien». Or, dans le moment, Adrien tirait vanité de cette
sorte de peinture. Lorsqu'il fut devenu empereur, il en garda ressentiment et ne
supporta pas la liberté de parole de l'architecte. Il lui envoya, pour lui
montrer qu'on pouvait faire de grandes choses sans lui, le plan du temple de
Vénus et Rome, en lui demandant s'il était bien conçu ; Apollodore répondit que
le temple aurait dû être construit sur une hauteur et l'emplacement, creusé en
dessous, afin de le mettre, par cette élévation, mieux en vue sur la voie Sacrée
et de loger ses machines dans la cavité, de façon à les assembler sans qu'on les
aperçût, et à les amener insensiblement à l'amphithéâtre ; quant aux statues,
qu'elles étaient trop grandes pour les proportions de l'édifice, «Car,
ajouta-t-il, en supposant que les déesses veuillent se lever et sortir, elles ne
le pourront pas». Cette réponse sans détours courrouça le prince et lui causa
une vive douleur d'être tombé dans une faute qui ne se pouvait corriger ; il ne
contint ni son ressentiment ni sa peine, et fit mourir Apollodore. Il était [de
son naturel] tellement jaloux [qu'il portait envie, non seulement aux vivants,
mais même aux morts. C'est ainsi] que, dans le dessein d'éclipser Homère, il lui
opposa Antimaque, dont beaucoup auparavant ignoraient même le nom.
5. On le blâmait sans doute de toutes ces choses,
ainsi que de sa rigoureuse exactitude, de ses recherches inutiles et de sa
curiosité superflue ; mais il corrigeait ces défauts et les compensait par sa
vigilance, par sa prévoyance, par sa magnificence et par son habileté, et aussi
parce qu'il n'excita aucune guerre et apaisa les guerres commencées ; parce
qu'il ne dépouilla personne injustement de ses biens et qu'il fit de nombreuses
largesses à beaucoup de peuples, de particuliers, de sénateurs et de chevaliers.
Il n'attendait pas qu'on lui adressât une demande et se conduisait en tout selon
le besoin de chacun. Il veilla très soigneusement à la discipline militaire, de
façon que les soldats n'abusassent pas de leurs forces, soit pour désobéir, soit
pour opprimer les faibles ; toutes les villes, tant alliées que soumises, eurent
part à sa munificence. Il en visita un grand nombre qu'aucun autre empereur
n'avait jamais visitées, et vint au secours de toutes, pour ainsi dire,
accordant à celles-ci de l'eau, à celles-là des ports, du blé, des édifices, de
l'argent, et d'autres privilèges à d'autres.
6. Il menait le peuple romain avec plus de sévérité
que de courtoisie. Un jour, où, dans un combat de gladiateurs, on lui demandait
une grâce avec instance, il ne l'accorda pas, et, de plus, donna l'ordre au
héraut de répéter le mot de Domitien : Faites silence. Cette parole ne
fut pas prononcée, car le héraut ayant étendu la main et obtenu le calme par ce
seul geste, comme c'est la coutume (quelquefois, en effet, l'intervention du
héraut est nécessaire pour obtenir le silence), dit, lorsque le silence régna :
«Voilà ce que veut l'empereur». Adrien, loin de témoigner de la colère contre le
héraut, lui sut gré de n'avoir pas fait sentir ce que l'ordre avait de fâcheux.
Il supportait, en effet, ces libertés, et ne s'irritait pas que n'importe qui
lui rendit service contre son sentiment. Ainsi, une femme lui ayant adressé une
demande dans une rue où il passait, il lui répondit d'abord. «Je n'ai pas le
temps» ; ensuite, celle-ci lui ayant réparti d'un ton élevé : «Ne sois donc pas
empereur», il se retourna et lui donna audience.
7. Il ne prenait qu'avec la participation du sénat les
mesures les plus importantes et les plus nécessaires ; il rendait la justice
avec les principaux membres de cette compagnie, tantôt dans le palais, tantôt
sur le Forum, dans le Panthéon ou dans un autre endroit, assis sur son tribunal,
afin que ce qui s'y passait fùt public. Parfois il assistait aux jugements que
prononçaient les consuls ; il leur rendait aussi des honneurs dans les jeux du
cirque. En rentrant, il se faisait porter en litière, afin de ne fatiguer
personne à le suivre. Les jours qui n'étaient consacrés ni à des sacrifices ni à
des fêtes publiques, il se tenait chez lui et n'admettait personne même à le
saluer, à moins d'un cas de nécessité, afin de ne pas causer une grave
incommodité au peuple. Sans cesse, tant à Rome qu'au dehors, il avait à ses
côtés les citoyens les plus distingués ; il assistait même à leurs festins, et,
pour cela, il arrivait souvent, porté en quatrième dans une litière. Il allait à
la chasse toutes les fois que l'occasion se présentait, et dînait sans vin ;
ensuite, il soupait en société avec tous les principaux et les plus distingués
de ses compagnons de chasse, et le repas était assaisonné de propos variés. Il
visitait ses amis quand ils étaient atteints de maladies graves, prenait part à
leurs fêtes, et usait avec plaisir de leurs campagnes et de leurs maisons ; ce
qui fit qu'il éleva sur le Forum des statues à plusieurs d'entre eux après leur
mort et à plusieurs aussi de leur vivant. Néanmoins il n'y eut aucun d'eux qui
se montrât insolent ou qui trafiquât de ses réponses et de ses décisions, comme
ont coutume de faire les Césariens et les autres gens qui entourent les
empereurs.
8. Voilà sur les moeurs d'Adrien une sorte de résumé
préliminaire : je vais entrer dans le détail des choses qu'il est nécessaire de
rapporter. Arrivé à Rome, il fit remise des sommes dues tant au fisc qu'au
trésor public, fixant un espace de seize ans en deçà et au-delà du temps présent
pour l'observation de cette mesure. Il accorda au peuple, le jour anniversaire
de sa naissance, la gratuité des jeux, et il fit tuer un si grand nombre de
bêtes, qu'en une seule fois cent lions et pareil nombre de lionnes tombèrent
sous le fer ; il distribua aussi séparément, au théâtre et dans le cirque, au
moyen de boules, des présents aux hommes et aux femmes ; car il régla qu'ils
auraient des bains séparés. Voilà ce qui se passa cette année ; de plus, le
philosophe Euphrate mourut de son plein gré, Adrien lui ayant permis de prendre
de la ciguë, attendu son grand âge et sa maladie.
9. Adrien, parcourant successivement les provinces,
examinant les contrées et les villes, inspectant toutes les forteresses, tous
les remparts, transporta quelques-uns de ces ouvrages dans des endroits plus
favorables, en supprima quelques-uns et en éleva quelques autres, surveillant et
contrôlant lui-même loyalement, non seulement tout ce qui est des légions en
commun, je veux dire les armes, les machines, les fossés, les retranchements,
les palissades, mais encore ce qui se rapportait à chacun en particulier et des
légionnaires et de leurs chefs, c'est-à-dire leur manière de vivre, leurs
habitations et leurs moeurs ; il réforma et corrigea plusieurs abus, introduits
par la mollesse, tant dans leur vie que dans leur tenue. Il les exerçait à tous
les genres de combat, récompensait les uns, réprimandait les autres et leur
enseignait à tous leurs devoirs. Afin que sa vue servît d'exemple, il suivait
partout un régime sévère ; toujours il allait à pied ou à cheval, sans jamais,
dans cette tournée, être monté en litière ou en char ; jamais, non plus, par le
chaud ou par le froid, il ne se couvrit la tête ; dans les neiges des Gaules
comme sous le soleil brûlant de l'Égypte, il marchait la tête nue. En un mot,
par ses actes et par ses prescriptions, durant tout son règne, il apporta tant
de soin à tout ce qui se rapporte aux exercices et à la discipline militaires,
qu'aujourd'hui encore les règlements faits alors par lui sont une loi dans
l'armée. Aussi fut-il, la plus grande partie de son règne, en paix avec les
peuples étrangers : car, comme ils voyaient ses préparatifs, comme ils n'étaient
pas tourmentés, et qu'en outre, ils recevaient des libéralités, ils ne tentèrent
aucune révolte. Son armée était si bien exercée que la cavalerie batave
traversa, un jour, l'Ister à la nage avec ses armes. Ce spectacle frappait les
barbares d'admiration pour les Romains, et ils se laissaient gagner au point de
prendre Adrien pour arbitre de leurs différends entre eux.
10. Adrien construisait des théâtres et donnait des
jeux dans les villes qu'il parcourait, sans toutefois faire usage de l'appareil
de la souveraineté, car jamais il ne l'employa hors de Rome. Quant à sa patrie,
bien que lui ayant accordé de grands honneurs et lui ayant donné plusieurs
privilèges éclatants, il ne la visita pas. On dit qu'il eut la passion de la
chasse ; il s'y brisa la clavicule et faillit avoir une jambe estropiée ; une
ville qu'il fonda en Mysie reçut le nom d'Adrianothères (Chasses d'Adrien). Mais
cette passion, néanmoins, ne lui fit négliger aucune des affaires qui sont du
ressort de l'autorité suprême. Cet amour de la chasse est encore attesté par
Borysthène, son cheval favori pour la chasse, puisqu'à la mort de ce cheval, il
lui fit construire un tombeau, y érigea une stèle et y grava une inscription.
Aussi, ne faut-il pas s'étonner si, à la mort de Plotine, dont l'amour l'avait
porté au pouvoir, il lui rendit des honneurs extraordinaires, au point d'être,
durant neuf jours, vêtu de noir ; qu'il lui bâtit un temple et composa des
hymnes à sa mémoire. Il était d'ailleurs d'une telle habileté à la chasse, qu'un
jour il abattit d'un seul coup un sanglier énorme.
11. Arrivé en Grèce, il se fit initier aux Mystères.
Traversant ensuite la Judée pour passer en Égypte, il offrit un sacrifice
funèbre à Pompée, à propos de qui dit-on , il laissa échapper ce vers : Pour
celui qui avait des temples nombreux, quel maigre tombeau ! Il rétablit le
monument qui était tombé en ruines. En Égypte, il éleva une ville qui tire son
nom d'Antinoüs. Antinoüs était de la ville de Bithynium, en Bithynie, ville que
nous appelons Claudiopolis ; il avait été son mignon et était mort en Égypte,
soit pour être tombé dans le Nil, comme l'écrit Adrien, soit pour avoir été
immolé en sacrifice, comme c'est. la vérité ; car Adrien, ainsi que je l'ai dit,
était très curieux, et il recourait à la divination et à des pratiques magiques
de toute sorte. Aussi, soit en souvenir de son amour, soit en récompense de sa
mort volontaire (il avait en effet besoin, pour ses pratiques, de quelqu'un qui
consentît à donner sa vie), honora-t-il Antinoüs, au point d'établir une colonie
dans l'endroit où était arrivé ce malheur et de lui donner le nom de son ami. Il
dédia aussi, par tout l'univers, des bustes ou plutôt des statues sacrées
d'Antinoüs. Enfin, Adrien prétendit voir lui-même une étoile qui était celle
d'Antinoüs, et il écoutait avec plaisir ses courtisans, qui lui disaient
mensongèrement que cette étoile était née de l'âme d'Antinoüs, et qu'elle
s'était montrée pour la première fois dans ce temps-là. Toutes ces extravagances
l'exposaient aux railleries [et aussi ce fait que, sa soeur Pauline étant morte,
il ne lui accorda sur le moment aucun honneur...]
12. La fondation à Jérusalem, en place de la ville qui
avait été renversée, d'une colonie, à laquelle il donna le nom d'Aelia
Capitolina, et la construction d'un nouveau temple à Jupiter en place du temple
de Dieu, donnèrent naissance à une guerre terrible et qui dura longtemps. Les
Juifs, irrités de voir des étrangers habiter leur ville et y établir des
sacrifices contraires aux leurs, se tinrent tranquilles tant qu'Adrien fut en
Égypte et lorsqu'il fut retourné en Syrie ; seulement, ils fabriquèrent mal à
dessein les armes qu'on leur avait commandées, afin de pouvoir s'en servir comme
d'armes refusées par les Romains ; mais, lorsque le prince fut éloigné, ils se
soulevèrent ouvertement. Ils n'osaient pas, néanmoins, les affronter en bataille
rangée ; mais ils se saisissaient des positions favorables et les fortifiaient
de murailles et de souterrains, qui devaient leur servir de refuges lorsqu'ils
seraient refoulés, et assurer entre eux des communications secrètes par terre,
creusant, dans la partie supérieure de leurs routes souterraines, des ouvertures
destinées à leur donner de l'air et du jour.
13. Les Romains, tout d'abord, ne firent aucune
attention à leur entreprise; mais, lorsque le mouvement eut envahi toute la
Judée, et que les Juifs se mirent partout à s'agiter et à se réunir, lorsque, en
secret et au grand jour, ils leur eurent causé de grands maux, lorsque beaucoup
d'autres nations étrangères, poussées par l'espérance du gain, eurent embrassé
la cause des rebelles, voyant la terre entière, pour ainsi dire, profiter de
l'occasion pour s'ébranler, alors, mais seulement alors, Adrien envoya contre
eux ses meilleurs généraux, parmi lesquels le premier fut Julius Sévérus, qu'il
manda de la Bretagne, où il commandait, pour lui confier la guerre contre les
Juifs. Celui-ci n'osa nulle part en venir à un engagement face à face avec des
ennemis dont il voyait le nombre et le désespoir; mais, les attaquant
séparément, grâce au nombre de ses soldats et de ses lieutenants, il parvint, en
leur coupant les vivres et en les enserrant, il parvint, dis-je, lentement, il
est vrai, mais sans hasarder ses troupes, à écraser, à étouffer, à anéantir leur
sédition.
14. Il y en eut peu qui échappèrent à ce désastre.
Cinquante de leurs places les plus importantes, neuf cent cinquante-cinq de
leurs bourgs les plus renommés, furent ruinés ; cent quatre-vingt mille hommes
furent tués dans les incursions et dans les batailles (on ne saurait calculer le
nombre de ceux qui périrent par la faim et par le feu, en sorte que la Judée
presque entière ne fut plus qu'un désert, comme il leur avait été prédit avant
la guerre : le monument de Salomon, que ce peuple a en grande vénération,
s'affaissa de lui-même et s'écroula ; des loups et des hyènes en grand nombre
fondirent dans les villes avec des hurlements. Les Romains aussi éprouvèrent de
grosses pertes dans cette guerre ; c'est pourquoi Adrien, dans sa lettre au
sénat, ne se servit pas du préambule ordinaire aux empereurs : «Si vous et vos
enfants vous vous portez bien, les affaires sont en bon état ; moi et les
légions, nous nous portons bien». Il envoya Sévérus en Bithynie, où il avait
besoin, non d'une armée, mais d'un gouverneur et d'un chef, juste, sage et
digne, qualités qui toutes se trouvaient dans Sévérus. Celui-ci régla et
administra les affaires particulières et les affaires publiques de cette
province avec tant de ménagement, que nous avons constamment gardé souvenir de
lui jusqu'à ce jour ; [la Pamphylie, en place de la Bithynie, fut remise au
sénat et au sort.]
15. La guerre des Juifs finit donc là ; mais une autre
guerre, celle des Albains (ce peuple fait partie des Massagètes), fut excitée
par Pharasmane et causa de grands ravages dans la Médie ; puis, après s'être
étendue en Arménie et en Cappadoce, les Albains s'étant laissé gagner par les
présents de Vologèse et redoutant Flavius Arrien, gouverneur de la Cappadoce, la
guerre s'arrêta. [Vologèse et les Iazyges ayant envoyé des ambassadeurs, l'un
pour se plaindre de certains actes de Pharasmane, les autres pour conclure la
paix, Adrien les introduisit dans le sénat ; puis, ayant reçu de cette compagnie
la commission de leur faire réponse, il rédigea par écrit sa décision et la leur
lut. [L'Ibérien Pharasmane étant venu à Rome avec sa femme, Adrien augmenta ses
États et lui permit d'offrir un sacrifice dans le Capitole ; il lui éleva une
statue équestre dans le temple de Bellone, et assista aux exercices armés de ce
prince, de son fils et des autres principaux Ibériens.]
16. Adrien fit la dédicace du temple de Jupiter
Olympien à Athènes, temple dans lequel est une statue de lui, et il consacra un
serpent qui y avait été apporté de l'Inde ; il célébra magnifiquement les
dionysiaques, attendu qu'il exerçait la charge d'archonte, la plus haute de
cette ville, vêtu à la manière du pays. Il accorda aux Grecs la permission de
lui élever un temple qui fut nommé le Panhellénium, institua des jeux à cette
occasion, et fit don aux Athéniens de fortes sommes d'argent, d'un revenu annuel
en grains, ainsi que de Céphallénie tout entière. Il régla aussi, entre autres
choses, qu'aucun sénateur ne pourrait, ni par lui-même, ni sous le nom d'un
autre, prendre aucune ferme. A son retour à Rome, le peuple, dans un spectacle,
ayant demandé à grands cris l'affranchissement d'un conducteur de chars, il s'y
opposa en écrivant ces mots sur des tablettes : «Il n'est convenable, ni à vous
de me demander l'affranchissement d'un esclave appartenant à autrui, ni au
maître de l'esclave d'être contraint de le faire».
17. Ayant commencé à être malade (le sang d'habitude,
auparavant déjà, lui sortait par le nez, mais alors il déborda avec force), il
désespéra de sa vie et donna pour César aux Romains L. Commode, bien que
celui-ci vomît le sang, et il fit mettre à mort, sous prétexte qu'ils avaient
désapprouvé cette élection, Servianus et Fuscus, son petit-fils, âgés, l'un de
quatre-vingt-dix ans, l'autre de dix-huit. Avant d'être égorgé, Servianus
demanda du feu, et en offrant l'encens : «Je n'ai commis aucun crime, ô dieux !
s'écria-t-il, vous le savez ; pour ce qui est d'Adrien, je vous adresse cette
seule prière, qu'il désire la mort sans pouvoir l'obtenir». Adrien vécut
longtemps encore, malgré la maladie, ayant souvent désiré mourir, ayant souvent
voulu se tuer lui-même. Il existe une lettre de lui qui montre quel mal affreux
c'est de désirer mourir sans le pouvoir. Adrien avait jugé ce Servianus digne du
pouvoir ; un jour, en effet, ayant demandé à ses amis, dans un festin, de lui
nommer dix hommes qui pussent être empereurs, après un temps d'arrêt : «Je n'ai
besoin d'en connaître que neuf, leur dit-il, car j'en ai un, c'est Servianus».
18. Il y eut aussi, en ce temps, d'autres hommes
distingués dont les plus illustres furent Turbon et Similis, qu'Adrien honora de
statues ; Turbon, excellent homme de guerre, devenu préfet du prétoire,
c'est-à-dire chef de la garde prétorienne, au lieu de s'abandonner à la mollesse
et à l'orgueil, vivait comme un homme du commun. Il passait tout le jour auprès
du prince, et souvent il allait le trouver au milieu de la nuit, alors que
quelques-uns des autres Romains commençaient à dormir. C'est ainsi que Cornélius
Fronton, le premier des Romains de ce temps pour défendre une cause, revenant
chez lui, au sortir d'un souper, comme la soirée était fort avancée, ayant
appris de la partie à qui il avait promis l'appui de sa parole qu'Adrien était
déjà à rendre la justice, entra au tribunal, vêtu, comme il l'était alors, de la
robe qu'on portait dans les festins, et se servit pour le saluer, non de la
formule «Sois joyeux», en usage le matin, mais de la formule «Sois en bonne
santé», en usage pour le soir. Quant à Turbon, jamais on ne le vit rester le
jour chez lui, même lorsqu'il était malade ; loin de là, Adrien lui conseillant
de se donner un peu de tranquillité : «Le préfet du prétoire, lui répondit-il,
doit mourir debout».
19. Pour ce qui est de Similis, personnage plus avancé
que Turbon en âge et en dignité, il ne le céda, je crois, à personne de ceux
qu'on renomme le plus pour leurs moeurs. Quelques traits suffiront pour
permettre d'en juger. Un jour, lorsqu'il n'était encore que centurion, Trajan
l'ayant appelé dans sa tente avant les tribuns, il lui dit : «C'est chose
honteuse, César, que tu t'entretiennes avec un centurion, tandis que les tribuns
se tiennent debout au dehors». Il prit malgré lui le commandement de la garde
prétorienne, et, après l'avoir pris, il le déposa ; et, ayant obtenu avec peine
son congé, il passa paisiblement sept ans, c'est-à-dire le reste de sa vie, à la
campagne ; de plus, il composa pour son tombeau l'inscription suivante : «Ci-gît
Similis, qui exista tant d'années et en vécut sept».
20. Adrien était en proie à une consomption causée par
un flux de sang abondant, qui engendra chez lui l'hydropisie. Lorsqu'il eut eu
le malheur de perdre subitement L. Commode, mort d'un flux de sang qu'il rendait
en abondance et à flots pressés, il convoqua chez lui les principaux et les plus
dignes d'estime des sénateurs, et, couché dans son lit, il leur parla en ces
termes : «Mes amis, la nature ne m'a pas accordé d'avoir un enfant ; vous m'avez
accordé par une loi d'en adopter un. La différence entre l'un et l'autre cas,
c'est que l'enfant à qui on donne le jour naît tel qu'il plaît aux dieux, tandis
que celui qu'on adopte, chacun le choisit à son gré ; de telle sorte que, si
souvent la nature donne à un homme un enfant estropié et dépourvu d'esprit, le
jugement en fait choisir un qui réunisse la bonne constitution du corps à celle
de l'esprit. C'est pour cela que j'avais d'abord choisi entre tous Lucius, qui
était tel que je n'aurais même pas pu souhaiter avoir un fils pareil né de moi ;
mais, puisque les dieux nous l'ont enlevé, j'ai trouvé pour le remplacer auprès
de vous un empereur que je vous donne, d'une naissance illustre, doux, d'un
caractère facile, prudent, également incapable de se laisser aller à aucune
précipitation par jeunesse, ou à aucune négligence par vieillesse, se gouvernant
d'après les lois et ayant gouverné d'après les coutumes de nos ancêtres, de
sorte qu'il n'ignore rien de ce qui a rapport à l'autorité souveraine et qu'il
peut en user honnêtement. Je parle d'Aurèle Antonin que voici ; bien que je le
connaisse pour un homme ayant, s'il en fut, aversion des embarrais des affaires
et fort éloigné d'un pareil désir, je crois qu'il ne refusera ni à moi ni à vous
de se charger d'un pareil fardeau, et qu'il voudra bien, quoique contre son gré,
accepter l'empire».
21. Voilà comment Antonin devint empereur : comme il
n'avait pas d'enfants mâles, il adopta Commode, fils de Commode, et, en outre,
Marcus Annius Vérus, voulant désigner pour longtemps les successeurs à l'empire.
Ce Marcus Annius, nommé auparavant Catilius, descendait d'Annius Vérus, qui
avait été trois fois consul et préfet de Rome. Ce fut Adrien qui ordonna à
Antonin de les adopter tous les deux ; mais il préféra Vérus à cause de la
parenté qui l'unissait à lui, à cause de son âge et de la force d'âme qu'il
laissait déjà paraître ; aussi l'appelait-il gracieusement Vérissimus, au sens
de la langue latine.
22. Adrien, à l'aide de la magie et des enchantements,
parvint à épuiser l'eau qui enflait son corps ; mais elle ne tarda pas à le
remplir de nouveau. Comme le mal faisait sans cesse des progrès, et que chaque
jour, pour ainsi dire, il se sentait périr, il désira la mort : souvent il
demandait du poison et une épée ; mais personne ne lui en donnait. Ne trouvant,
malgré l'argent et l'impunité qu'il promettait, personne qui lui obéit, il fit
appeler un barbare Iazyge, Mastor, captif dont il se servait à la chasse à cause
de sa force et de sa hardiesse, et, tant par menaces que par promesses, il le
contraignit à lui promettre de le tuer. Il traça un cercle de couleur autour
d'une certaine place au-dessous du sein, place qui lui avait été montrée par
Hermogène, son médecin, afin de mourir sans douleur en y recevant un coup
mortel. Mais ce moyen ne lui ayant pas réussi (Mastor, redoutant l'action qu'il
allait commettre, s'enfuit épouvanté), il se répandit en plaintes sur sa maladie
et sur le refus qu'on lui faisait, attendu, disait-il, qu'il était dans
l'impossibilité de se donner lui-même la mort, bien qu'ayant encore, en ce
moment même, le pouvoir de la donner aux autres. Enfin, il cessa d'observer un
régime exact, et, faisant usage de mets et de boissons contraires à sa maladie,
il mourut en répétant à grands cris ce proverbe populaire : «Le prince est mort
d'avoir eu trop de médecins».
23. Adrien vécut soixante-deux ans cinq mois dix-neuf
jours ; il régna vingt ans onze mois. Il fut enterré près du fleuve, non loin du
pont Aelius ; c'était là qu'il s'était fait construire un tombeau. Le monument
d'Auguste, en effet, était plein et on n'y mit plus personne. Adrien fut haï [du
peuple, malgré la vertu dont il fit preuve dans les autres parties de son
administration,] à cause des meurtres qu'il commit au commencement et à la fin
de son règne, meurtres injustes et impies ; bien qu'il aimât si peu à répandre
le sang, qu'ayant été offensé par quelques personnes, il jugea suffisant de
faire écrire en leur pays qu'elles lui déplaisaient. S'il était absolument forcé
de punir un citoyen ayant des enfants, il modérait le châtiment en proportion du
nombre des enfants. [Néanmoins le sénat opposa une longue résistance avant de
consentir à rendre le décret qui lui accordait les honneurs d'usage, demandant
même que quelques-uns, qui avaient commis sous lui des excès et avaient, pour
cette raison, reçu des honneurs, fussent livrés au supplice.] [Fabius Julius, ne
supportant pas la mollesse de son fils, voulut se précipiter lui-même dans le
fleuve.]