La guerre du Péloponnèse fit perdre à Athènes l'empire de la
mer. Il me reste à le bien caractériser. On pourrait croire qu'au siècle de
Périclès, à l'époque du complet épanouissement de la civilisation hellénique, la
piraterie n'existait plus, mais il n'en était rien. Si, en dehors des preuves
que j'ai données, on ouvre Xénophon, on est frappé du tableau qu'il fait de la
république athénienne: «Le grand avantage que la ville d'Athènes a sur ses
rivales, c'est d'être maîtresse de la mer, ce qui lui permet de pouvoir ravager
les campagnes de peuples plus puissants. Les maîtres de la mer, en effet, sont
libres d'aborder sur des côtes où il n'y ait que peu ou point d'ennemis, sauf à
se rembarquer et à prendre le large si l'ennemi paraît: ces sortes de descentes
sont moins périlleuses que les irruptions de terre. Les rois de la mer peuvent
s'éloigner de leurs rivages autant qu'il leur
plaît, mais ceux qui dominent sur terre peuvent à peine perdre de vue leurs
possessions. Outre qu'une armée de terre est lente dans sa marche, elle ne peut
avoir des provisions pour longtemps; d'ailleurs il lui faut traverser un pays
ami ou s'ouvrir un passage les armes à la main. Dans une expédition maritime, au
contraire, est-on supérieur en forces, on débarque, plus faible, on côtoie les
rivages, jusqu'à ce qu'on arrive chez un peuple ami ou incapable de résister.
Partout les souverains de la mer peuvent aborder et causer du dommage aux
habitants[1].» Après avoir fait
cet éloge de la piraterie exercée par un état puissant, Xénophon ajoute qu'un
seul avantage manque aux Athéniens: «Si avec leur supériorité sur mer, ils
demeuraient dans une île, ils pourraient quand ils voudraient, faire des courses
sans crainte de représailles, du moins tant qu'ils posséderaient l'empire
maritime; ils ne verraient ni leur territoire saccagé, ni l'ennemi dans
l'enceinte de leurs murs, au lieu que les cultivateurs et les riches sont bien
plus exposés à la merci des ennemis[2].»
Ainsi, comme on le voit par cette importante citation prise
dans les œuvres d'un philosophe politique,
l'empire de la mer dans l'antiquité consistait, pour Athènes même, la ville
civilisée par excellence, à exercer la piraterie et à faire des courses sans
crainte de représailles. Il n'y a pas lieu de s'étonner de ces mœurs publiques;
le droit des gens n'existait pas, la loi du plus fort, comme je l'ai déjà dit,
était la seule du genre humain. L'affaire de Mélos en est une preuve éclatante:
ancienne colonie lacédémonienne, Mélos refusa de reconnaître la suprématie
d'Athènes. Nicias y fit une descente, au début de la guerre du Péloponnèse, et
ravagea l'île sans pouvoir prendre la place. En 416, les Athéniens y renvoyèrent
une flotte de trente-huit galères et une armée de trois mille hommes. Avant
d'entamer les hostilités, une conférence eut lieu entre les généraux Athéniens
et les Méliens. On la trouve entièrement rapportée dans Thucydide: «Pour donner
le meilleur tour possible à notre négociation, disent les Athéniens, partons
d'un principe dont nous soyons vraiment convaincus les uns et les autres, d'un
principe que nous connaissons bien, pour l'employer avec des gens qui le
connaissent aussi bien que nous; c'est que les affaires se règlent entre les
hommes par les lois de la justice, quand une égale nécessité les oblige à s'y
soumettre, mais que ceux qui l'emportent en puissance font tout ce qui est en
leur pouvoir et que c'est au faible à céder. Nous croyons d'après l'opinion
reçue, disent-ils plus loin, que les dieux, et
nous savons bien clairement que les hommes, par la nécessité de la nature,
dominent partout où ils ont la force. Ce n'est pas une loi que nous ayons faite,
ce n'est pas nous qui les premiers nous la sommes appliquée dans l'usage, nous
en profitons et la transmettons aux temps à venir: nous sommes bien sûrs que
vous, et qui que ce fût, avec la puissance dont nous jouissons, vous tiendriez
la même conduite[1].» La
théorie de la force primant le droit, dit à ce propos Duruy, a été rarement
exprimée d'une manière aussi nette[2].
«Nous la transmettons aux âges à venir», proclamaient les Athéniens, et, en
effet, cette triste théorie s'est perpétuée à travers les âges, et nous en avons
été nous-mêmes les victimes! Après ces pourparlers inutiles, le siège commença;
les Méliens furent obligés de se rendre à discrétion. On délibéra dans Athènes
sur leur sort, et l'assemblée du peuple, réalisant les effroyables théories
émises dans la conférence, condamna tous les Méliens à mort. Ce fut Alcibiade
qui fit passer cet horrible décret. Tous les habitants de Mélos furent
massacrés, à l'exception des femmes et des enfants qui furent traînés en
esclavage dans l'Attique.