Les Romains portèrent bien plus tôt qu'on ne le croit
communément leur attention du côté de la mer. Exposés à manquer de grains à la
suite d'une mauvaise récolte ou des ravages de l'ennemi, ils durent songer à
profiter d'un fleuve dont leur ville commandait les deux rives jusqu'à la mer à
quelques lieues plus bas. Rome offrait une escale facile aux bateliers descendus
par le Tibre supérieur ou l'Anio, et un refuge avec un bon ancrage aux navires
poussés par la tempête ou fuyant devant les pirates de la haute mer. Bien que la
langue latine soit très pauvre de son propre fonds en termes de navigation et de
marine, et qu'elle ait dû emprunter à la Grèce les mots de cette nature, on peut
cependant citer quelques expressions qui sont purement latines: velum, la
voile, malus, le mât, antenna, la vergue[1].
Rome suivit, dès une époque très rapprochée de sa fondation, l'exemple que lui
donnaient la grande Grèce, les Étrusques, ses voisins, et dans le Latium même,
les Antiates, marins redoutés. Le port d'Ostie fut en effet construit dès le
sixième siècle par Ancus Marcius[1].
Les anciens traités avec Carthage, conservés par Polybe, bien que peu favorables
aux Romains, montrent bien que la nation romaine faisait déjà, aux premiers âges
de la république, un commerce actif non seulement avec la Sicile et la
Sardaigne, mais encore avec Carthage et ses colonies d'Afrique. Cependant les
Romains n'osèrent pas, pendant toute cette période ancienne, se hasarder contre
les flottes des Grecs qui dévastaient les côtes de l'Italie. Le brigandage sur
terre et la piraterie sur mer s'exerçaient en même temps. Les Gaulois et les
autres populations de l'Apennin erraient par les plaines et les côtes maritimes
qu'ils livraient au pillage. La mer était infestée des flottes grecques.
Plusieurs fois les brigands de mer en vinrent aux prises avec les brigands de
terre[2]. Rome fut enfin
obligée d'entreprendre une expédition contre Antium dont les habitants lançaient
des navires armés en guerre pour faire la piraterie: Déjà, un chef des corsaires
de ces parages, Posthumius, qui pillait les côtes de la Sicile, avait été
pris par Timoléon et
mis à mort (339 av. J.-C.)[3].
Rome attaqua Antium avec une grande vigueur; la ville fut emportée d'assaut.
Après cette victoire, elle interdit la mer aux Antiates, interdictum mari
Antiati populo est; une partie des navires conquis fut conduite dans les
arsenaux romains, une autre fut brûlée, et de leurs éperons (rostra) on
para la tribune aux harangues élevée dans le forum et qui porta depuis lors le
nom de Rostres (338 av. J.-C.)[4].
Vingt-huit ans après la prise d'Antium, le tribun Decius Mus[5]
fit créer deux magistrats appelés duumvirs qui furent chargés de veiller à
l'armement des vaisseaux destinés à ravager les côtes. Ainsi les Romains
organisaient la piraterie à leur tour et à leur profit. L'équipage de la flotte,
sous le commandement de P. Cornélius, fit une descente en Campanie et livra au
pillage le territoire de Nuceria, d'abord dans la partie la plus voisine de la
côte afin de pouvoir regagner sûrement les vaisseaux; mais entraînés par l'appât
du butin, les Romains s'avancèrent trop loin et donnèrent l'éveil aux habitants.
Cependant il ne se présenta personne contre eux, alors que, dispersés de toutes
parts dans la campagne, ils auraient pu être entièrement exterminés, mais, comme
ils se retiraient
sans précaution, des paysans les atteignirent à peu de distance des navires,
leur enlevèrent leur butin et en tuèrent un certain nombre[6].
Comme on le voit, Rome exerçait la piraterie à l'instar des autres nations.
La guerre contre les Tarentins eut pour cause un débat
maritime. Une petite escadre romaine croisait dans le golfe de Tarente; un jour
que le peuple de cette ville célébrait des jeux dans un théâtre qui dominait la
mer, quelques-uns des vaisseaux romains apparurent à l'entrée du port. Le
démagogue Philocharis s'écria que ces navires menaçaient la ville et que,
d'après le texte des anciens traités, les Romains ne pouvaient naviguer par le
détroit de Sicile au delà du promontoire de Lacinium[1].
A ces mots, la foule se précipita vers les galères, en coula quatre dans le port
et en prit une cinquième. Le duumvir navalis périt et les matelots furent
réduits en esclavage. Rome envoya des ambassadeurs pour demander réparation,
mais l'ambassade fut un sujet de risée de la part du peuple de Tarente à cause
du costume et du langage romains. Un Tarentin souilla même la robe de
l'ambassadeur Posthumius. Comme la foule riait, le Romain s'écria: «Riez tant
que vous voudrez,
mais vous pleurerez bientôt, car les taches de cette robe seront lavées dans
votre sang[2].» Rome fit
marcher immédiatement une armée contre Tarente qui appela le roi Pyrrhus à son
secours. Rome de son côté fit avec Carthage le traité d'alliance de l'année 276
dont j'ai parlé.
C'est encore dans les pillages et les violences de peuple à
peuple, en dehors de toute espèce de droit des gens, que l'on peut retrouver
l'origine de la grande lutte entre Rome et Carthage. Ces deux villes, étendant
chacune de leur côté leur domination, ne devaient pas tarder à rompre les
traités qui les avaient unies dans la nécessité d'une défense commune et à se
disputer la possession de la Sicile et de la suprématie maritime. Manifestation
évidente de la jalousie et de la haine existant entre deux peuples ayant des
intérêts de commerce et des besoins de conquête en complète opposition, la
piraterie et les autres actions contraires au droit des gens ont toujours
précédé l'état légal de guerre.
Les Mamertins, ces infâmes pillards furent la cause de la
guerre qui éclata entre Carthage et Rome. Une légion romaine, commandée par le
tribun militaire Decius Jubellus, Campanien d'origine, imita l'abominable
trahison des Mamertins à Messine. Elle tenait garnison à Rhegium, de l'autre
côté du détroit. Elle
égorgea un jour les habitants de cette ville, s'empara de leurs biens,
s'installa comme si Rhegium eût été pris d'assaut, et s'y maintint grâce aux
secours que lui donnèrent les Mamertins (268 av. J.-C.)[1].
Ces bandits se soutinrent réciproquement, et les Mamertins
devinrent un sujet d'inquiétude et de crainte pour les Syracusains et les
Carthaginois qui se partageaient la possession de la Sicile. Il faut dire à
l'honneur de Rome, qu'elle punit la perfidie de la légion de Decius. Le siège
fut mis devant Rhegium et l'armée romaine passa au fil de l'épée le plus grand
nombre de ces traîtres, Campaniens pour la plupart, qui, prévoyant leur sort, se
défendirent avec furie. Trois cents furent faits prisonniers; ils furent amenés
à Rome, conduits sur le marché par les préteurs, battus de verges et mis à mort.
Rome rendit aux habitants de Rhegium leur ville et leur territoire.
Quant aux Mamertins, privés d'auxiliaires, ils ne furent plus
en état de résister aux forces de Hiéron de Syracuse. La division se mit entre
eux: les uns livrèrent la citadelle aux Carthaginois, les autres envoyèrent à
Rome une ambassade pour offrir la possession de leur ville au peuple romain et
le presser de venir à leur secours.
L'affaire mise en délibération dans le Sénat fut envisagée
sous deux points de vue opposés. D'un
côté, il paraissait indigne des vertus romaines de
protéger, en défendant les Mamertins, des brigands semblables à ceux qu'on avait
punis si sévèrement à Rhegium; de l'autre, il semblait important d'arrêter les
progrès des Carthaginois qui, maîtres de Messine, le seraient bientôt de
Syracuse et de la Sicile entière, et qui, ajoutant cette conquête à leurs
anciennes possessions de Sardaigne, d'Afrique et d'Espagne, menaçaient de toutes
parts les côtes de l'Italie. Le Sénat n'osa prendre aucune décision, il renvoya
l'affaire au peuple qui, accablé par les expéditions incessantes de Rome contre
les nations voisines, trouva l'occasion bonne de réparer ses pertes et
s'empressa de voter la guerre.
Le consul Appius Claudius vint s'établir à Rhegium, à la tête
d'une grosse armée. C'est en vain que Carthage, indignée de la conduite de son
ancienne alliée, déclare que pas une barque romaine ne passera le détroit et que
pas un soldat romain ne se lavera dans les eaux de la Sicile, Appius, profitant
d'une nuit obscure, passe le détroit avec 20,000 hommes sur des radeaux formés
de troncs d'arbres et de planches grossièrement jointes, appelés caudices
et caudicariæ naves. Le succès de cette audacieuse entreprise immortalisa
Appius qui reçut le surnom de Caudex (264 av. J.-C.). Telle fut l'origine
des guerres puniques[1].
Carthage ne pouvait être attaquée que sur mer, Rome le comprit et résolut
d'organiser une grande force navale. Jusqu'à cette époque, les Romains n'avaient
fait usage que de vaisseaux marchands[1].
Le Sénat ordonna la construction d'une flotte de ligne, composée de vingt
trirèmes et de cent quinquirèmes. La chose ne fut pas peu embarrassante. Les
Romains n'avaient point d'ouvriers qui sussent la construction de ces bâtiments
à cinq rangs de rames, et personne dans l'Italie ne s'en était encore servi. On
prit pour modèle une pentère carthaginoise[2]
échouée sur la côte. Cette heureuse capture fut mise à profit en toute hâte. Les
travaux furent poussés avec tant d'activité que deux mois après qu'on eut porté
la hache dans les forêts, cent soixante vaisseaux furent à l'ancre sur le rivage[3].
Il ne manquait plus que des marins, la discipline romaine les eut bientôt
formés. Pendant que les navires étaient encore dans les chantiers, les recrues
qui devaient les monter (socii navales) s'habituaient sur terre à faire
avec des rames tous les mouvements de la manœuvre[4].
Aussi dès que les navires furent équipés, ils n'eurent besoin que de s'exercer
quelques jours sur la mer, le long des côtes,
avant de se diriger vers la Sicile à la rencontre
des Carthaginois. Duilius conduisait cette flotte (260 av. J.-C.); mais ses
vaisseaux lourdement construits, et son équipage trop inexpérimenté ne pouvaient
lutter contre la flotte carthaginoise, la première du monde. Le général romain
n'obtint la victoire qu'en transformant le combat en un combat de terre: un
énorme harpon de fer appelé corbeau (corvus) accrochait un vaisseau
ennemi et le tirait violemment contre le vaisseau romain. Aussitôt un pont était
jeté et le légionnaire l'emportait sur le pilote carthaginois dont la science et
l'habileté dans l'art naval devenaient inutiles.
Le récit des guerres puniques serait en dehors de notre
sujet; la piraterie fut remplacée par l'état de guerre. Cette lutte implacable
entre deux nations se termina par la ruine de la grande cité africaine (146 av.
J.-C.); mais dès la fin de la première guerre punique Rome avait enlevé à
Carthage l'empire de la mer, à la suite de la victoire navale des îles Égates
(242 av. J.-C.); la Sicile, la Corse et la Sardaigne étaient tombées en son
pouvoir. La plus grande puissance maritime de l'occident succombait; l'empire de
la mer passait à Rome. Allait-elle l'exercer? Il ne le semble pas. Les Romains
en vérité n'étaient pas des marins; s'ils avaient vaincu les Carthaginois c'est
que ceux-ci, trop confiants dans leur supériorité, avaient depuis longtemps
négligé leur marine
militaire et n'équipaient leurs flottes qu'avec des soldats et des matelots tous
mercenaires, sans courage et sans zèle pour la patrie. L'histoire ne nous
apprend-elle pas en effet que ces mercenaires se révoltèrent et soutinrent
pendant plus de trois ans (241-238 av. J.-C.) cette «guerre inexpiable» qui mit
Carthage à deux doigts de sa perte. Rome, au contraire, était brûlante de
patriotisme; ses flottes étaient-elles détruites par l'ennemi ou par la tempête,
immédiatement elle en reconstruisait d'autres plus fortes encore. Ses généraux
eurent l'immense habileté de transformer le combat naval en un combat de terre,
grâce à l'invention du corbeau. Après chaque victoire, Rome avait donné l'ordre
à Carthage de brûler ses vaisseaux, mais la guerre finie, elle laissait sa
flotte pourrir dans le port. Rome se souciait peu de remplacer les puissances
maritimes, il lui semblait suffisant de posséder les rivages pour que la mer lui
appartînt. Ce fut là une grave erreur, la politique romaine livra la mer aux
pirates. Qui le prouve mieux que ce singulier hommage rendu à Scipion l'Africain
par des pirates? Le vainqueur des Carthaginois, retiré des affaires publiques,
vivait dans le repos à sa campagne de Literne, quand le hasard y conduisit à la
fois plusieurs chefs de pirates, curieux de le voir. Persuadé qu'ils venaient
dans l'intention de lui faire quelque violence, Scipion plaça une troupe
d'esclaves sur la terrasse de sa maison, aussi résolu que
bien préparé à
repousser les brigands. A la vue de ces dispositions, les pirates renvoyèrent
leurs soldats, quittèrent leurs armes, et, s'approchant de la porte ils crièrent
à Scipion que loin d'en vouloir à sa vie, ils venaient rendre hommage à sa
vertu; qu'ils ambitionnaient comme un bienfait du ciel le bonheur de voir de
près un si grand homme, qu'ils le priaient donc de se laisser contempler en
toute assurance. Ces paroles furent portées à Scipion qui fit ouvrir les portes
et introduire les pirates. Ceux-ci, après s'être inclinés religieusement sur le
seuil de la maison, comme devant le plus auguste des temples et le plus saint
des autels, saisirent avidement la main de Scipion, la couvrirent de baisers,
et, déposant dans le vestibule des dons pareils à ceux que l'on consacre aux
dieux immortels, ils s'en retournèrent heureux de l'avoir vu. «Qu'y a-t-il de
plus grand que cette majesté qui émerveilla des brigands?» s'écrie Valère Maxime[1].
Mais, si l'on va au fond des choses, on est bien tenté de trouver cet hommage
quelque peu suspect. Que de reconnaissance les pirates ne devaient-ils pas à
celui qui avait brûlé la flotte carthaginoise et détruit la plus grande et la
seule puissance maritime d'alors! Depuis la ruine de Carthage, la Méditerranée
était au pouvoir de la piraterie, et il fallut que Rome entreprît contre elle
une lutte acharnée.