La première expédition que Rome organisa contre les pirates
est connue dans l'histoire sous le nom de guerre d'Illyrie. Depuis les temps les
plus reculés, les peuples que les anciens désignaient sous la dénomination
d'Illyriens, de Triballes, d'Épirotes, d'Arcananiens et de Liburniens, et qui
occupaient les régions que nous appelons l'Istrie, l'Illyrie, la Dalmatie et
l'Albanie, si remarquables par leurs golfes profonds, leurs îles nombreuses et
dans les parages desquelles la navigation est souvent difficile et dangereuse à
cause des bourrasques qui s'y font sentir, passaient pour de redoutables
pirates. Les maîtres de Scodra[1]
exerçaient en grand la piraterie; leurs nombreuses escadres de légères birèmes,
les fameux vaisseaux liburniens, battaient partout la mer, portant
sur les eaux et sur
les côtes la guerre et le pillage[2].
Denys l'Ancien, après avoir ravagé les côtes du Latium et de
l'Étrurie, pillé le temple d'Agylla et volé à la statue de Jupiter son manteau
d'or massif, qu'il remplaça par un manteau de laine, l'autre étant trop froid en
hiver et trop lourd en été, s'avança jusque dans les eaux liburniennes et fit
alliance avec ses rivaux en déprédations qui lui cédèrent l'île d'Issa,
excellente position maritime.
Pendant que Rome et Carthage se disputaient la Sicile, les
Illyriens couvrirent de leurs vaisseaux la mer Adriatique et opérèrent des
incursions dans toutes les villes grecques voisines. Corcyre, Leucadie,
Céphallénie, se virent tour à tour désolées par ces audacieux corsaires. Il n'y
avait point de flotte qui pût résister à leurs légers navires, flexibles à tous
les mouvements de la rame[1],
habiles à l'attaque comme à la fuite, et montés par des aventuriers que les rois
d'Illyrie accueillaient avec empressement dans leurs ports quand on les
reconnaissait au loin, traînant à leur remorque des vaisseaux capturés et
chargés de riches dépouilles. La puissance de ces pirates s'était surtout
développée sous le règne d'Agron et sous celui de sa femme Teuta qui lui succéda
sur le trône. Dans
une de leurs expéditions, les Illyriens battirent les Étoliens et les Achéens et
s'emparèrent de la ville de Phénice, la place la plus forte et la plus puissante
de tout l'Épire et dont ils rapportèrent un butin immense[2].
Dans leurs courses continuelles, les pirates illyriens enlevèrent plusieurs fois
des négociants italiens à la hauteur du port de Brindes et en firent périr
quelques-uns. Le Sénat négligea les plaintes nombreuses qui s'élevèrent à cette
occasion[3]. Mais bientôt vint
se joindre un motif politique. Les Illyriens attaquèrent l'île d'Issa, soumise
alors à Démétrius de Pharos qui envoya une ambassade à Rome, pour demander aide
et secours et pour la supplier de faire cesser la piraterie dans la mer
Adriatique.
Le Sénat dépêcha Caïus et Lucius Coruncanius qui demandèrent
audience à la reine Teuta. Les ambassadeurs se plaignirent des torts que les
négociants italiens avaient soufferts de la part des corsaires illyriens. La
reine les laissa parler sans les interrompre, affectant des airs de hauteur et
de fierté. Quand ils eurent fini, sa réponse fut qu'elle tâcherait d'empêcher
que la république n'eut dans la suite le sujet de se plaindre de son royaume en
général; mais que ce n'était pas la coutume des rois d'Illyrie de défendre à
leurs sujets d'aller en course pour leur utilité particulière
A ces mots, la
colère s'empare du plus jeune des ambassadeurs qui s'écrie avec indignation:
«Chez nous, reine, une des plus belles coutumes est de venger en commun les
torts faits aux particuliers, et nous ferons, s'il plaît aux dieux, en sorte que
vous vous portiez bientôt de vous-même à réformer les coutumes des rois
illyriens.» La reine prit cette réponse en très mauvaise part. Elle en fut
tellement irritée que, sans égard pour le droit des gens, elle fit poursuivre
les ambassadeurs et tuer celui qui l'avait offensée. Cléemporus, envoyé par les
Issiens, tomba aussi sous la hache des Illyriens. Les commandants des vaisseaux
furent brûlés vifs, et le reste ne dut son salut qu'à la fuite[1].
Grande fut l'indignation à Rome, à la nouvelle de cet odieux
attentat; le Sénat fit immédiatement des préparatifs de guerre, leva des troupes
et équipa une flotte.
Pendant ce temps, Teuta augmenta le nombre de ses vaisseaux
et lança des pirates contre la Grèce. Une partie passa à Corcyre, l'autre
mouilla à Épidamne, sous prétexte d'y prendre de l'eau, mais en réalité dans le
dessein d'enlever la ville par surprise.
Voici, en effet, comment les choses se passèrent. Les
Épidamniens laissèrent imprudemment et sans précaution entrer les Illyriens dans
la ville. Ces pirates
ont retroussé leurs vêtements, ils portent un vase à la main comme pour
prendre de l'eau, mais ils y ont caché un poignard. Ils égorgent aussitôt la
garde de la porte et se rendent maîtres de l'entrée. Des renforts accourent
promptement des vaisseaux et il leur est aisé de s'emparer de la plus grande
partie des murailles. Mais les habitants, quoique pris à l'improviste, se
défendent avec tant de vigueur que les Illyriens, après avoir longtemps disputé
le terrain, sont enfin obligés de se retirer. Ils mettent à la voile et cinglent
droit à Corcyre, descendent à terre et entreprennent d'assiéger la ville.
L'épouvante s'y répandit; telle était la réputation des Illyriens qu'on se crut
dans la nécessité pressante d'implorer l'assistance des Achéens et des Étoliens.
Il se trouva en même temps chez ces peuples des ambassadeurs des Apolloniates et
des Épidamniens qui priaient instamment qu'on les secourût et qu'on ne souffrît
point qu'ils fussent chassés de leur pays par les Illyriens. Ces demandes furent
favorablement écoutées. Les Achéens avaient sept vaisseaux de guerre; on les
équipa et on les mit à la mer. On comptait bien faire lever le siège de Corcyre,
mais les Illyriens qui avaient reçu sept vaisseaux des Arcananiens, leurs
alliés, se portèrent au-devant des Achéens et leur livrèrent bataille auprès de
Paxos. Les Arcananiens avaient en tête les Achéens, et, de ce côté, le combat
fut égal, on se retira de part et d'autre. Quant aux Illyriens, ils lièrent
leurs vaisseaux
quatre à quatre et s'approchèrent ainsi de leurs adversaires. Ils semblaient
d'abord ne pas vouloir se défendre et ils prêtaient le flanc aux attaques. Mais,
quand on se fut joint, grand fut l'embarras des autres, accrochés qu'ils étaient
par ces vaisseaux liés ensemble et suspendus aux éperons des leurs. Alors les
Illyriens sautèrent sur les navires et en accablèrent les défenseurs par leur
grand nombre. Ils prirent quatre galères à quatre rangs de rames et en coulèrent
à fond une de cinq rangs avec tout l'équipage. Ceux qui avaient à lutter contre
les Arcananiens, voyant que les Illyriens avaient le dessus, cherchèrent leur
salut dans la légèreté de leurs vaisseaux, et, heureusement poussés par un vent
frais, ils rentrèrent dans leur port sans courir de danger sérieux. Cette
victoire enfla beaucoup la hardiesse des Illyriens qui continuèrent le siège de
Corcyre. Les assiégés tinrent ferme pendant quelques jours, mais enfin ils
traitèrent, reçurent garnison et avec elle Démétrius de Pharos. De Corcyre, les
Illyriens retournèrent reprendre le siège d'Épidamne.
C'était alors, à Rome, le temps d'élire les consuls (229
avant J.-C.). Cn. Fulvius, ayant été choisi, eut le commandement de l'armée
navale, et Aulus Posthumius, son collègue, celui de l'armée de terre. Fulvius
voulait d'abord cingler droit à Corcyre, dans l'espoir d'arriver à temps pour la
secourir; mais, quoique la ville fût rendue, il suivit néanmoins son
premier dessein,
tant pour connaître au juste ce qui s'était passé que pour s'assurer de ce qui
avait été mandé à Rome par Démétrius de Pharos. Celui-ci, en effet, dans la
crainte de se voir enlever le gouvernement de Corcyre au cas d'une guerre avec
les Romains, crut gagner leur bienveillance en leur faisant savoir qu'il leur
livrerait Corcyre et tout ce qui était en son pouvoir. Les Romains débarquèrent
en conséquence dans l'île, et y furent bien reçus. Sur l'avis de Démétrius, on
leur abandonna la garnison illyrienne et l'on se rendit à discrétion, dans la
pensée que c'était l'unique moyen de se mettre à couvert pour toujours des
insultes des Illyriens. De Corcyre, le consul fit voile vers Apollonie, emmenant
avec lui Démétrius, pour exécuter, d'après ses conseils, tout ce qui lui restait
à faire. En même temps, Posthumius s'embarqua à Brindes avec son armée composée
de vingt mille hommes de pied et de deux mille chevaux. Les deux consuls
paraissaient à peine devant Apollonie que les habitants accoururent pour les
recevoir et se ranger sous leurs lois. De là, sur la nouvelle que les Illyriens
assiégeaient Épidamne, ils se dirigèrent vers cette ville, et, au bruit de leur
approche, les ennemis levèrent le siège et prirent la fuite. Les Épidamniens
sauvés, les Romains pénétrèrent dans l'Illyrie et soumirent les Ardiæens. Là, se
trouvaient des députés de plusieurs peuples, entre autres des Parthéniens et des
Atintaniens, qui les
reconnurent pour leurs maîtres. Ils se dirigèrent ensuite sur Issa,
assiégée aussi par les Illyriens, firent lever le siège et reçurent les Isséens
dans leur alliance. Le long de la côte, ils s'emparèrent de quelques villes
illyriennes; à Nystrie, ils perdirent beaucoup de soldats, quelques tribuns et
un questeur. Ils y capturèrent vingt navires chargés d'un riche butin.
Teuta, voyant que rien ne pouvait résister aux Romains, se
réfugia dans l'intérieur des terres, à Rizon, avec un petit nombre d'Illyriens
qui lui étaient restés fidèles. Les Romains, après avoir ainsi augmenté en
Illyrie le nombre des sujets de Démétrius et étendu sa domination, se retirèrent
à Épidamne avec leur flotte et leur armée de terre. Fulvius ramena en Italie la
plus grande partie des deux armées. Quant à Posthumius, après avoir réuni
quarante vaisseaux légers et levé une contribution sur plusieurs villes des
environs, il prit ses quartiers d'hiver pour protéger les Ardiæens et les autres
peuples qui s'étaient mis sous la sauvegarde des Romains.
Au printemps, la reine Teuta fit partir pour Rome des
ambassadeurs pour proposer en son nom les conditions de paix suivantes: qu'elle
paierait tribut; qu'à l'exception d'un petit nombre de places, elle quitterait
toute l'Illyrie et qu'au delà de Lissus, elle ne mettrait sur mer que deux
bâtiments sans armes. Cette dernière condition était très importante pour les
Grecs. Le traité fut conclu (226 avant J.-C.), mais
les Romains exigèrent avant tout que Teuta
livrât les principaux de la nation illyrienne dont les têtes, en tombant sous la
hache, donnèrent satisfaction aux mânes de l'ambassadeur romain[1].
Posthumius envoya, aussitôt après, des députés chez les
Étoliens et les Achéens pour les rassurer sur les dispositions des Romains. Ces
députés racontèrent ce qui s'était passé en Illyrie et lurent le traité de paix
conclu avec Teuta. Ils revinrent ensuite à Corcyre, très satisfaits de l'accueil
qu'ils avaient reçu de la part de ces deux nations. En effet, ce traité, dont
ils avaient apporté la nouvelle, délivrait les Grecs d'une grande crainte, car
les Illyriens étaient ennemis de la Grèce tout entière.
Ce fut ainsi que les légions romaines pénétrèrent pour la
première fois en Illyrie et que fut conclue la première alliance par ambassade
entre les Grecs et les Romains. A Corinthe, les Romains furent admis aux jeux
isthmiques; à Athènes, on leur donna le droit de cité et on les initia aux
mystères d'Éleusis.
Le traité conclu avec Teuta fut respecté pendant quelque
temps; mais Démétrius, que les Romains avaient institué gouverneur en Illyrie,
profita des embarras que les Gaulois et les Carthaginois causaient à ses
bienfaiteurs pour faire des incursions sur mer en s'unissant aux corsaires de
l'Istrie et en
détachant les Atintaniens de l'alliance romaine. Contre la foi des traités, il
passa avec cinquante brigantins au delà de Lissus et porta la ruine dans la
plupart des Cyclades.
Rome fit partir L. Emilius pour châtier la trahison de
Démétrius. A la nouvelle de l'arrivée des Romains, Démétrius jeta dans Dimale
une forte garnison et toutes les munitions nécessaires. Il fit périr dans les
autres villes les gouverneurs qui lui étaient opposés, mit à leur place des
lieutenants dévoués et choisit entre ses sujets six mille des hommes les plus
braves pour garder Pharos. Mais Emilius prit d'assaut Dimale, au septième jour,
et les villes voisines s'empressèrent de se rendre aux Romains. Le consul mit
aussitôt à la voile pour attaquer Démétrius à Pharos. Ayant appris que la ville
était forte, la garnison nombreuse et composée de soldats d'élite, il craignit
les difficultés et les lenteurs d'un siège et résolut de recourir à un
stratagème. Il prit terre pendant la nuit avec toute son armée, dont il cacha la
plus grande partie dans les bois et dans les lieux couverts. Le jour venu, il
remit à la mer et entra dans le port le plus voisin avec vingt vaisseaux.
Démétrius parut aussitôt pour empêcher le débarquement. A peine le combat
était-il engagé, que ceux qui étaient embusqués se précipitèrent sur le derrière
de l'ennemi. Les Illyriens, pressés de front et en queue, furent obligés de
prendre la fuite pour sauver leur vie. Démétrius se
réfugia sur un navire, et, suivi de quelques
brigantins qu'il avait à l'ancre dans des endroits cachés, échappa au consul et
se rendit auprès de Philippe de Macédoine, qu'il décida à se déclarer bientôt
contre les Romains. Emilius entra dans Pharos et la rasa. Il se rendit maître de
l'Illyrie, et le jeune roi Pineus, fils de Teuta, se soumit aux conditions du
traité antérieur (219 avant J.-C.).
Rome eut à combattre une troisième fois les Illyriens pendant
la guerre qu'elle soutint contre Persée, roi de Macédoine, fils de Philippe. Les
Illyriens de la partie supérieure de la mer Adriatique avaient alors pour roi
Genthius, prince cruel et adonné à l'ivresse, que Persée, à force de
sollicitations, de promesses d'argent et enfin par les armes, détacha de
l'alliance romaine. Genthius se jeta avec ses troupes sur la partie de l'Illyrie
soumise aux Romains et emprisonna Petillius et Perpenna, ambassadeurs qui lui
étaient envoyés. Rome se trouvait ainsi avoir deux ennemis sur les bras; elle
les attaqua vigoureusement l'un et l'autre. Persée fut vaincu par Paul-Émile à
la célèbre bataille de Pydna (168 avant J.-C.), malgré l'héroïsme de la
redoutable phalange macédonienne. En même temps, le préteur Anicius remporta une
victoire sur Genthius et enleva d'assaut Scodra, sa capitale. Genthius demanda
une entrevue au préteur; il eut recours aux prières et aux larmes, et, tombant à
genoux, se remit à sa discrétion. Anicius
le rassura et l'invita même à souper. Mais, au
sortir de table, les licteurs se jetèrent sur Genthius et l'enchaînèrent.
Anicius s'empressa de délivrer les ambassadeurs Petillius et Perpenna, et envoya
ce dernier annoncer à Rome la défaite des Illyriens. Persée et Genthius, côte à
côte et enchaînés, marchèrent devant le char des triomphateurs. La flotte des
corsaires illyriens fut confisquée tout entière et distribuée entre les
principales villes grecques de la côte. Le royaume de Genthius fut partagé en
trois petits États. A dater de cette époque, cessèrent pour longtemps les
souffrances et les inquiétudes que les pirates illyriens infligeaient
continuellement à leurs voisins[1].